La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 12


Alexandre Maloine, éditeur (p. 85-87).
chapitre xii



Genus irritabile vatum.



L’infortune semble frapper les poètes et les artistes avec une fatale inexorabilité. Il est peu de poètes, de vrais poètes qui n’aient vécu dans la douleur. Nous voyons le vieil Homère aveugle errant de ville en ville et A. Chénier, un autre infortuné, lui met dans la bouche des paroles amères sur l’injustice des hommes :

Enfants, du rossignol la voix pure et légère
N’a jamais apaisé le vautour sanguinaire.
Et les riches, grossiers, avares, insolents,
N’ont point une âme ouverte à sentir les talents.

Et ailleurs :

Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosine,
Puisqu’ils ont fait outrage à la muse divine,

Que leur vie et leur mort s’éteignent dans l’oubli !
Que ton nom dans la nuit demeure enseveli !

Virgile pleure sous les ombrages de Mantoue et Ovide boit le lait d’une jument sarmate sur les bords du Pont-Euxin. Dante exilé pleure Florence et l’Arno empourpré par les rayons du soir. Corneille a eu une vieillesse remplie d’amertume, et Racine a souvent pleuré en secret. Un peu plus tard, Gilbert meurt dans l’indigence :

Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs ;
Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

Millevoye meurt à l’aurore de la vie.

Le poëte chantait ; de sa lampe fidèle
S’éteignaient par degrés les rayons pâlissants ;
Et lui, prêt à mourir comme elle,
Exhalait ces tristes accents :
« La fleur de ma vie est fanée ;
Il fut rapide, mon destin !
De mon orageuse journée
Le soir toucha presqu’au matin. »

Assurément, plus d’une de ces infortunes fut réelle et imméritée. Souvent, le poète est une âme tendre qui vit un peu au-dessus de la terre : il ne sait pas bien discerner le réel de l’irréel ; il manque de sens pratique, comme disent les bourgeois. Aussi, dans le strugle for life, c’est souvent un vaincu qui ne sait que pleurer et gémir, sans oser lutter et affronter la tempête en face. Quand on lit certains vers, on croirait entendre le son d’une harpe qui se brise.

Mais, tel n’est pas toujours le cas. Souvent le malheur du poète n’est que le fruit d’une vanité exagérée, d’un égoïsme hypertrophié qui ne veut rien voir en dehors du moi. Il en résulte un froissement perpétuel, une irritabilité excessive qui engendre la colère et la haine. Le poète se croit d’une essence supérieure ; il se figure que tout doit se courber devant sa supériorité le plus souvent imaginaire. Dans la lutte pour l’existence il se trouve maté, vaincu : alors son âme, aveuglée par l’orgueil, ne lance plus que des cris de haine et de colère.