La Poésie anglaise depuis Byron/03
DEPUIS BYRON.
- I. Elizabeth Barrett Browning. Poems (Poésies complètes), 2 vol. — II. Casa Guidi Windows, a poem (les Fenêtres de la Casa Guidi, poème), 1 vol. Chapmann et Hall, London, 1851. — III. Henri Taylor. The Virgin Widow (la Veuve vierge), 1 vol., Longman, London, 1850. — IV. John Edmund Reade. Italy, a poem in four cantos, 1 vol. in-8o, Longman, London, 1849. — The Revelations of Life (les Révélations de la vie), 1 vol. in-12, W. Parker, London, 1849.
Je ne sais si c’est l’effet d’une préoccupation dominante qui se mêle à tout et se revoit partout ; mais il me semble que les poètes dont j’ai entrepris de parler ont eux-mêmes quelque chose à nous dire sur nos intérêts du jour et nos commotions sociales. Il me semble que, jusque dans leurs plus folles chansons, on entrevoit les causes qui ont aplani pour l’Angleterre les voies où nous ne pouvons pas entrer. Toutefois ce n’est pas là une thèse à démontrer, c’est une conclusion qui doit ressortir d’elle-même, et sans parti pris, le plus possible en tout cas, je reviens à ma tâche toute littéraire.
Il n’y a pas encore si long-temps, les critiques et les traducteurs de l’antiquité classique avaient entre eux d’étranges controverses, du moins des controverses qui déjà nous semblent assez étranges. Ils se plaisaient à discuter si Juvénal l’emportait sur Perse, si Virgile était supérieur à Lucrèce, et, pour vider ces différends, leur procédé était simple. Ils comparaient un fragment à un autre, la description de la peste chez Lucrèce à la description de la peste des animaux chez Virgile. Lequel des deux auteurs avait le mieux saisi le caractère des objets qu’il voulait peindre ? telle était à leurs yeux la question capitale. Quant au caractère que l’un ou l’autre écrivain avait pu montrer lui-même, ils s’en inquiétaient à peine. Ils jugeaient le dire de l’homme plutôt que l’homme d’après son dire, et une description bien exécutée d’après une manière de voir tout ordinaire pesait bien plus dans leurs balances que la manière de voir la plus élevée, pour peu qu’ils pussent lui reprocher une faute d’exécution.
Ce que je dis là des critiques, on pourrait le répéter à peu près de tous les poètes de race latine. Pour eux, évidemment la poésie a toujours été avant tout un art d’ingénieuse description. Ils sont externes lors même qu’ils parlent de leurs sentimens intimes. En lisant, par exemple, les sonnets de Pétrarque ou de Camoëns, ceux des Espagnols ou de notre pléiade du XVIe siècle, on se sent pris d’une sorte d’hallucination. On serait tenté de croire que le poète a assisté à ses propres chagrins comme à de petits drames dont il était uniquement le théâtre. Il nous raconte comment l’amour s’est comporté en lui, il nous détaille les caprices que la fortune s’est permis à son égard, il nous fournit les preuves que le propre de l’espérance est d’être passagère, ou qu’il existe un fait qui s’appelle ingratitude humaine, comme il existe de la neige ; mais c’est là tout, et de lui-même il n’est pas de traces. Il a eu des impressions, mais il ne semble pas y avoir reconnu sa propre ame. Il n’a pas attribué ses déceptions à ses étourderies. Ce qu’il a éprouvé ne lui a pas servi à se connaître ni, à se demander ce qu’il devait être. Il est comme une montre qui sonne ses heures sans se douter de son mécanisme.
Plus ou moins, tous les poètes du midi produisent sur moi un effet de ce genre. Ils ont de la verve, ils n’ont pas d’intensité ; ils ont une imagination inventive, ils n’ont pas d’individualité. Leurs vers sont froids. On y aperçoit le reflet des circonstances qui ont agi sur eux, comme on aperçoit à la surface de la mer le reflet du rocher qui par hasard la touche sur un point ; que le rocher tombât, je parle de celui dont les vers du poète reproduisent l’image, et il n’y aurait plus rien, car sous la surface on n’aperçoit rien d’analogue à ces dépôts sous-marins que la mer construit en elle avec les débris que lui apportent tous les fleuves et qu’elle enlève à tous les rivages. Par là même, le sens moral fait presque entièrement défaut à cette littérature. Poètes et prosateurs peuvent avoir la moralité qui distingue des actions légitimes et illégitimes ; ils n’ont pas cette faculté, je dirais volontiers cette sensibilité particulière qui a comme l’odorat des plaisirs et des dégoûts, et dont les sympathies et les répulsions s’adressent moins aux actes eux-mêmes qu’au caractère dont ils sont l’indice. Le mépris et l’admiration parlent peu chez eux. Ils ne possèdent pas la clairvoyance qui fait découvrir des natures humaines de mille espèces, les unes immondes, les autres glorieuses, les unes grossières comme le polype, les autres riches et harmonieuses comme les êtres où s’accordent des multitudes d’organes.
Ces remarques, si je ne me trompe, ne sont point déplacées ici, quoiqu’elles remontent bien loin des trois poètes anglais dont je voudrais parler. C’est qu’en effet, à les parcourir, il est difficile de ne pas songer qu’il y a loin et très loin du midi au nord. Ce sont trois natures tout-à-fait différentes et de talens fort inégaux ; pourtant, si on les regarde l’un à côté de l’autre, on distingue vite entre eux une ressemblance que la diversité de leurs traits ne rend que plus saisissante, plus saisissable du moins. Cet air de famille, c’est le type anglo-saxon, c’est un caractère national qui semble plus accentué que jamais.
On nous répète que les peuples et les individus vont chaque jour se rapprochant, et qu’un moment viendra où ils se fondront tous dans une grande unité humaine. Je n’en découvre pas les indices, tant s’en faut. Il me paraît que l’Angleterre se dégage de plus en plus des traditions romaines de son éducation, et que, dans sa littérature, je puis suivre une vague qui monte toujours pour s’éloigner toujours du midi, De tout temps, sa poésie avait dénoté des hommes fortement portés aux retours sur eux-mêmes. Malgré elle, elle était intense et individuelle elle l’est de propos délibéré. L’étrangeté un peu fantasmagorique de M. Tennyson ou de Mme Browning n’a pas d’autre cause. C’est l’allure nouvelle d’une langue d’images qui a mis de côté les vieux scrupules pour mieux satisfaire les instincts qui voulaient parler. L’art de décrire a été renié. J’appellerais volontiers le nouvel art : celui de composer des philtres agréables ou enivrans avec des prédilections humaines et des humeurs morales. Au contact d’un événement, d’un rêve ou d’une circonstance, le poète ne cherche plus à deviner et à décrire ingénieusement ce qui l’a touché : c’est le contrecoup intérieur qu’il traduit. Ses vers sont la réponse d’un caractère qui rejaillit sous un choc, et qui révèle en rejaillissant tout ce qu’il renfermait.
Ce n’est pas tout, et je voudrais appuyer plus particulièrement sur ce point. En levant les yeux sur l’histoire de l’Angleterre, il me semble que je découvre comme une autre série d’efforts périodiques qui tous tendaient vers le même pôle inconnu, qui d’abord ont transformé les idées religieuses, et qui de nos jours ont enfin abouti en poésie. Dès le commencement du XVIIIe siècle, au plus beau temps des systèmes, je vois les fondateurs du méthodisme, les deux Wesley : curieux novateurs, car ils ne professent aucun mépris pour leurs devanciers. Loin de là, ils conservent toutes les croyances de l’église établie, et leur seul but est de ranimer la ferveur. Avant les Wesley, il y avait eu les quakers, qui voulaient arracher l’esprit des hommes aux vaines théories. Avant les quakers, il y avait eu les premiers protestans, qui mettaient la sainteté de l’ame au-dessus des actions saintes. Depuis les Wesley et de notre temps même, il y a eu encore un réveil qui n’est pas religieux, mais qui n’en continue pas moins les autres : c’est celui dont M. Carlyle est un des apôtres les mieux caractérisés. Peu importe que M. Carlyle ait donné à ce qui le préoccupait les noms de culte des héros, de vénération et de dénigrement ; il n’est pas moins vrai qu’il s’est préoccupé avant tout des sympathies morales de l’homme et du je ne sais quoi qui lui donne sa direction. Ce qu’il a répété, — et il a su le faire entendre, — c’est que la nécessité des nécessités était de savoir reconnaître et respecter chaudement la vraie grandeur humaine ; c’est que la vertu des vertus n’était pas la philanthropie qui réclame le paradis pour n’importe qui et tout venant, mais bien le cœur en bonne santé qui méprise cordialement les méchans pour aimer plus cordialement les bons. Au fond, les paroles de Luther, de Fox le quaker, des deux Wesley et de M. Carlyle revenaient à peu près au même sous un rapport. Elles signifiaient également des esprits qui attachaient une immense importance au caractère, et qui étaient violemment poursuivis par les laideurs et les sublimités qu’ils distinguaient dans les diverses natures humaines. Le dernier de ces réveils, ai-je dit, ne se trouve pas seulement dans les écrits de M. Carlyle. Ainsi le pays entier sort visiblement de la phase politique. Tandis que l’Allemagne s’enfonce dans les discussions philosophiques et religieuses, tandis que la France s’use à discuter ce que doivent être les institutions, l’Angleterre travaille à améliorer la société en améliorant les individus. Elle fonde des sociétés pour propager la Bible, elle en fonde pour augmenter le nombre des pasteurs de village ; elle s’agite pour propager l’instruction, et jusque dans ses illusions, — car elle en a beaucoup sur l’efficacité miraculeuse des abécédaires, — elle tourne encore autour de l’idée assez nette que la réforme la plus urgente est celle des ames et des consciences.
Au bout de tout cela, c’est la poésie contemporaine qui est venue, et c’est tout cela, j’imagine, qu’elle porte sur son front. Elle est franchement humaine : l’homme et ses maladies invisibles, ce qu’il est et ce qu’il doit être, voilà son sujet. Les poètes du jour se plaisent à écouter en eux et autour d’eux « la calme et plaintive musique de l’humanité. » Dans ces dernières années surtout, il y a eu comme un examen de conscience général, et je puis ajouter sans exagération que la psychologie a été poussée plus loin par les rimeurs que par les philosophes de profession. — De la sorte, les vieux thèmes bien usés se sont trouvés renouvelés, et du même coup l’idéal, qui n’était guère moins décrépit. L’école contemporaine met ailleurs ses affections et ses répulsions. C’est dans le sens moral qu’elle a transporté sa sensibilité. Elle est amoureuse de dignité humaine. À cette passion rien ne manque, pas même le cortége des imitateurs et des affectations ; mais c’est là l’inévitable, et les maîtres n’ont pas moins conquis à la poésie ce qui lui avait tristement fait défaut depuis long-temps, une position dans le monde. « Nous avons assez de science populaire de Claudius (peter-parleyism), écrivait un Américain ; ce qu’il faut à nos enfans, ce sont des livres capables de former leurs instincts. » Les hommes ont le même besoin que les enfans, et en y répondant la poésie est devenue une sorte d’enseignement supérieur. Je ne m’exagère pas son influence ; toutefois, chez ceux qui sont bien préparés, je pense qu’elle peut réellement développer les ambitions salutaires et intéresser au bien jusqu’à la vanité. C’est là un grand succès, car trouver le mal vilain et bas, c’est mieux encore que de le trouver condamnable. Il est vrai que la morale est de la morale, et que la poésie reste en dehors : la poésie, elle, est la langue orchestrée ; mais la langue peut s’orchestrer pour parler à la conscience comme pour parler à l’imagination ; elle peut aussi bien poétiser le devoir que la passion désordonnée, et, comme orchestration même, elle y gagne en grandiose, en richesse et en nouveauté.
Les vers d’une femme pourront nous fournir un exemple de plus de ce que cette direction peut ajouter de portée à la poésie.
Mais, avant d’arriver à elle, j’aurais un mot à dire de quelques autres volumes qui appellent moins l’attention sur les facultés individuelles de ceux qui les ont écrits, et d’abord de ceux de M. Reade.
M. Reade n’en est pas à ses débuts. Dès 1829, il avait fait paraître Caïn le Vagabond, et, à la suite de ce premier poème anonyme, il a successivement publié le Drame d’une Vie, le Déluge, une tragédie sur Catilina, et enfin l’Italie, le Mémorial des Pyramides et les Révélations de la Vie. De ces ouvrages, je connais seulement le dernier et l’Italie ; Dais ils suffisent, je crois, pour indiquer que M. Reade a marché avec son siècle. Dans son Italie, il avait parcouru à peu près le même sentier que Childe-Harold : non qu’il fût tout-à-fait un copiste pourtant ; il avait montré une certaine tournure d’esprit à lui, bien que mal dégagée. Ce qui était pis, il avait encore beaucoup de ces enthousiasmes officiels qui déparent l’école byronienne. Depuis lors, il a laissé là ces traditions, et les Révélations de la Vie rappelleraient plutôt Wordsworth et son Excursion. Trois esprits malades qui se sont retirés au fond des montagnes et qui racontent leur histoire intime en présence d’un pasteur de village, tel est le poème : En somme, il est un progrès marqué. Si l’un des personnages, le fanatique, se borne trop à paraphraser le saint Siméon Stylite de M. Tennyson, les deux figures de l’enthousiaste et du fataliste ont de la portée. Que le poète ait eu besoin de l’aide des lakistes pour trouver sa nouvelle voie, cela est probable ; mais au moins sa nouvelle voie l’a mieux conduit en face de lui-même, et il y a fait des découvertes qui valaient la peine d’être racontées. L’histoire de l’enthousiaste, en deux mots, est celle de ces rêveurs qui vivent à la merci des choses et des longues traînées d’impressions et de réflexions qu’elles leur causent. Avec ces natures méditatives, on s’enfermait autrefois dans les cloîtres ; maintenant elles produisent des poètes, et quelquefois de grands poètes, quand elles se joignent à un esprit suffisamment capable de se retrouver. Wordsworth, dont je parlais, en fait foi : mais l’enthousiaste du poème est moins heureux. Il n’a jamais fini de flotter à la dérive. Dans sa jeunesse, il s’était abandonné aux émotions que lui causaient les montagnes, le ciel, la mer, et il avait voulu être poète. Plus tard, il s’aperçoit qu’il a divinisé des idoles inertes ; il sent que la poésie est dans l’homme, non dans les choses, ou du moins que l’ame humaine peut seule en donner la clé. Alors il veut se mêler au mouvement de la vie, mais en vain, et il revient dans la solitude pour s’y entretenir avec ses rêveries, qu’il n’a jamais pu conduire à une fin quelconque.
« Oh ! nombreux sont-ils les prêtres du temple de la nature, les hommes silencieux remplis par la pensée, qui passent à travers les chemins encombrés de la vie, emportant leur silencieuse gratitude au tombeau ! Tout ce qu’ils ont senti, debout sur la plage de la terre, les yeux tournés vers l’espace avec ses îles et ses vagues de nuages, ils ne l’ont pas dit ; ils ne disent pas ce qu’ils ont éprouvé, alors que l’encens azuré des soirées recueillies montait vers le ciel et pénétrait dans leur ame, alors que des brises descendaient sur eux comme le souffle de Dieu du sein du pur éther, sans tache comme leur reconnaissance. De la mer sortaient des voix distinctes pour leurs oreilles ; elles leur parlaient, et ils thésaurisaient leurs paroles. Les arbres et les fleurs avaient une langue silencieuse qui leur récitait la leçon quotidienne de leur vie. De pensées en pensées, à travers des voies impossibles à sonder, ils s’étaient élevés à lire dans les mystères étoilés du firmament leur propre immortalité ; puis ils ont passé, et ils n’ont pas dit leurs ravissemens, leurs amours pour les couleurs, les sons et les mouvemens dont les harmonies étaient entrelacées à la trame de leur être, dont ils s’étaient nourris dans toutes ces heures bénies où ils se confondaient avec la grande ame dilatée dans l’univers. »
Sans être trop perspicace, il est facile de deviner que le poète a songé à lui-même en écrivant ces vers, et en réalité il n’est pas sans analogie avec son enthousiaste. Voici maintenant le portrait du fataliste :
« Il se tourna vers nous comme un homme qui s’apprête à s’acquitter d’une obligation à laquelle il voudrait hier se soustraire, si son respect pour lui-même ne l’en empêchait ; mais ses traits étaient comme un tableau où parlait son caractère. Ses cheveux gris, rejetés des deux côtés, laissaient à nu son front ample et majestueux ; ses yeux, sous leurs arches profondes, regardaient impassibles, déjouant la curiosité, repoussant l’examen. Ils ne révélaient rien et discernaient tout ; nulles sensibilités humaines ne rayonnaient dans leurs calmes profondeurs ; ils reposaient dans une froide sérénité, sans passion ; un esprit concentré sur lui-même s’y montrait en éveil. Le front méditait sur des vérités découvertes ; les lèvres annonçaient l’énergie invincible et la volonté allant toujours à un but. C’était un homme sur qui les douces influences ne pouvaient rien. Le soleil ou la tempête se brisaient sur lui comme sur le granit. L’opprimé l’aurait distingué au milieu des multitudes, et il serait allé droit à lui, lisant sur son front la règle de la droiture inflexible, la justice sans sympathie qui pèse tout dans la balance du devoir. Le jet plein, et profond de son regard, comme le sérieux de ses manières, prouvait sa sincérité. »
Cette force pourtant n’est encore que de la faiblesse ; lui, c’est son intelligence qu’il ne peut porter. En prenant une part active à la vie, il n’a aperçu partout que l’opération des lois irrésistibles, des propriétés que Dieu a mises dans les hommes et les choses. Il a eu des désirs et des désordres, mais ils lui ont seulement appris comment l’ivresse est suivie de l’affaissement, comment le flux de la passion amène « le reflux qui fait reparaître les plages du devoir, » comment l’instinct, quand on lui a cédé, a pour réaction la raison qui rougit de sa servitude, — et, en dernier terme, tout entraînement est mort en lui. Il n’a gardé qu’une volonté avide de dompter sa nature.
À cette poésie, il y aurait mainte objection à faire. Le poète semble avoir plus d’éducation qu’il n’en saurait porter aisément. Il est un peu ahuri. Ses idées restent à demi ébauchées : elles se montrent et disparaissent comme des visions. Pourtant cela même a son charme. Cette fois la faiblesse, qui ne peut pas dominer ses impressions et qui en souffre, est le sujet même de M. Reade, et il en parle avec une tristesse qui touche à l’originalité. Quoique trop peu accentuées d’ailleurs, les deux figures principales complètent assez clairement à elles deux le tableau d’une phase intéressante de la vie. Elles font songer ce moment où finit la jeunesse, et où l’on commence à éprouver le besoin de recueillir en faisceau les élémens épars de son caractère. Pendant long-temps on avait mis sa gloire à se laisser emporter par tous ses mouvemens ; mais on vient d’embrasser d’un regard l’ensemble de sa propre nature, et on a eu honte de n’y apercevoir qu’un chaos de tiraillemens en tous sens. L’esprit à la fin entrevoit quelque chose de plus noble que la fougue des instincts désordonnés. Il ambitionne l’honneur d’avoir une personnalité. Avant de quitter la terre, on voudrait au moins avoir été un homme.
Cette heure de la vie, du reste, représente de tout point la phase que traverse en ce moment la poésie anglaise. La réflexion et l’instinct sont également en présence un peu partout, et la note dominante de M. Reade se trouve être une transition naturelle de lui à M. Taylor. Bien que d’une méditation on passe à un drame, on change à peine d’atmosphère.
Quant à l’auteur de Philippe d’Artevelde et d’Edwin-le-Bel, ce n’est pas la netteté qui manque à ses conceptions, et, sans avoir des qualités aussi purement poétiques que MM. Tennyson et Browning, il est certainement un poète sui generis. Plus intelligent qu’impressionnable, plus porté à induire qu’à généraliser, il a les facultés de l’historien avec le talent de dramatiser les conclusions dont l’historien composerait un récit. Comme il l’a dit lui-même, il aime « la passion dont les éclairs ne brillent que pour illuminer les profondeurs de la nature humaine. »
Dans sa Veuve vierge cependant, M. Taylor a entièrement délaissé le genre historique, et pour ainsi dire le drame. Les éclairs de la joie et de la douleur y sont plus lointains, et ils brillent pour éclairer, non plus les caractères d’une époque, mais une transformation morale. Silisco, marquis de Malespina, s’est épris d’une jeune fille déjà fiancée par la volonté de son père à un vieux comte. Avant de la rencontrer, il avait vécu au jour le jour, prodiguant sa jeunesse et sa fortune. À peine l’a-t-il rencontrée et aimée, qu’il se voit dépouillé de ses biens, accusé d’un meurtre et forcé de fuir loin de Rosalba, dont il apprend bientôt le mariage. Rosalba pourtant l’aimait, et, au milieu même de la fête nuptiale, elle laisse échapper le secret de son sacrifice. Le vieux comte, qui n’a jamais fait de mal à personne, en a l’esprit frappé. Dans sa bonté naïve, il attribue ce qui arrive à un vœu qu’il n’a pas racheté, et, tout brisé qu’il est, il veut partir pour la Terre-Sainte. C’est alors seulement que le but de la pièce commence à se dessiner. Ce que le poète a voulu développer, on peut l’entrevoir par le contenu d’un billet que Rosalba découvre dans un pavillon de l’ancien château de Malespina. Le billet était caché sous la main d’une statue représentant Silisco enfant, et il renferme ces vers :
« Ce n’est plus ici que doit être la trace de mes pas au lendemain de mon enfance. Ma jeunesse ira au loin à l’aventure, tentée d’abord et éprouvée par le plaisir ; puis viendra la passion qui, sur ses ailes, l’emportera où chante l’alouette. Après elle, la désolation et le repentir repousseront le voyageur cruellement dérouté. Où ira-t-il ensuite ? Une ame reconnaissante cherchera et trouvera un devoir de reconnaissance à accomplir. Quand une ardeur héroïque anime encore les veines appauvries d’un vieillard, ce serait une honte vraiment que les jeunes veines ne saignassent pas où saignent les siennes. »
En d’autres termes, Silisco s’est souvenu des paroles de Rosalba que les prodigues n’ont point l’ame généreuse. Au lieu de s’abandonner à l’espérance en apprenant le départ du vieillard, il a voulu le suivre sous un déguisement pour veiller sur lui, et c’est seulement après l’avoir vu mourir de fatigue qu’il revient à Naples, où il retrouve sa fortune, sa réputation et Rosalba.
À cette action, M. Taylor en a mêlé deux autres. Je citerai seulement un des épisodes secondaires qui peut se détacher, et où reparaît encore le motif principal de la pièce : l’influence salutaire de la souffrance. La scène est dans un monastère où s’est retirée une jeune fille que Ruggiero (l’ami du marquis) a soustraite au dangereux amour d’un prince :
« RUGGIERO, seul. — Il fut un temps où j’aurais éprouvé un douloureux saisissement à voir les tresses épaisses tomber sous le ciseau, et le voile noir s’abaisser sur un visage rayonnant de jeune beauté. Il n’en est plus ainsi. Pour la plus belle fleur qui soit jamais née de la terre, mieux vaut le ciseau que la flétrissure.
« Entre LISANA. — O monseigneur ! c’est mettre le comble à vos bontés. J’avais prié le ciel de permettre que je vous revisse, et, dans mon peu de foi, je pensais que ma prière n’avait pas été écoutée. O ami bien cher ! qui avez soutenu ce faible cœur à l’heure de sa plus grande faiblesse, réjouissez-vous avec moi. Réjouissez-vous, votre œuvre est accomplie. La récompense est venue. Une ame est sauvée, une ame pleine de ravissement et de gratitude.
« RUGGIERO. — Oui, Lisana, je me réjouirai ; je me réjouis, quoique des yeux mortels ne puissent se défendre d’un regard en arrière. Pourtant c’est le mieux. Les plus saintes pensées sont réellement les plus douces, et les plus douces pensées ont toujours été le produit naturel de votre ame.
« LISANA. — Cessez, monseigneur. Cela sent les vanités de ce monde. Que vos regards se portent seulement en avant, en haut, vers le sentier élevé où vous m’avez conduite et que j’ai foulé avec joie, heureuse chaque jour d’entrer de plus en plus dans la lumière, plus heureuse encore aujourd’hui que je vois face à face la splendeur, car la terre s’efface, le ciel s’ouvre ; les anges étendent la main pour m’attirer au milieu d’eux, et je sens par toute mon ame qu’il y a de la joie, de la joie à cause de moi au ciel.
« RUGGIERO. — Alors il y aura aussi de la joie à cause de vous sur la terre. Mes yeux ne verront plus jamais votre face jusqu’au moment où, en jetant un regard à travers la tombe et le portail de la mort, je l’apercevrai revêtue de la gloire de celui qui l’aura ressuscitée ; mais je ne donnerai pas un soupir à ce que mes yeux ne pourraient voir que pour le voir se flétrir.
« LISANA. – Adieu ! mon maître m’appelle.
« RUGGIERO. — Adieu ! Mes pas restent sur une terrasse plus bas placée ; mais du haut de la vôtre jetez-moi quelques fleurs, du moins en prière…
« LISANA. — Oh ! saints et beaux sont sur les montagnes les pieds de ceux qui apportent ce que vous m’avez apporté, et le bonheur et la beauté fleuriront votre sentier, si mes prières peuvent être entendues. Adieu ! (Elle se retire. — Musique religieuse. — Procession de nonnes. — Lisana s’agenouille et reçoit le voile.)
« RUGGIERO. — Ainsi est enlevé à jamais an regard des hommes un visage plus digne d’être contemplé par les anges que par les hommes, un visage auquel je penserai dans mes prières pour ranimer ma dévotion. Maintenant à la terre mes pensées, à elle et à ses voies encombrées d’obstacles ! Oh ! sauvage forêt dont les broussailles et les lianes s’emmêlent en haut et en bas pour épaissir l’ombre et le fourré, obscur dédale où s’entassent, ici un barrage de misérables épines, là les débris de quelque haute intention abattue par la foudre, quelle précaution suffira pour frayer un passage à travers tes profondeurs ? Heureux ceux qui prennent la foi pour guide et qui marchent à sa suite, soutenus dans les ténèbres par les choses invisibles, fermes dans la croyance que l’obscurité est le chemin de la lumière où l’on n’arrive que par elle, fermes dans la conviction que, durant ce voyage terrestre, les heures de soleil que l’on perd sont un moins grand malheur que l’ombre dont on n’a pas su tirer profit ! »
Malheureusement l’exécution de la pièce est lâche, et sa substance n’est pas, à beaucoup près, aussi riche que celle de Philippe d’Artevelde. Les mêmes teintes attrayantes et douces sont répandues sur la plupart des scènes, mais la puissance est absente. En pénétrant dans ce domaine de la conscience, où j’ai voulu suivre aujourd’hui la poésie contemporaine, M. Taylor ne s’y est pas taillé une seconde principauté. Il l’a parcouru en homme qui le connaissait ; il y a poursuivi d’agréables visions. C’est là tout. Ses terres seigneuriales restent ailleurs.
Avec Mme Browning, au contraire, c’est une principauté importante de ce domaine même que nous allons visiter. Femme, elle est une preuve nouvelle que les femmes, si elles ne fournissent pas de grands conquérans ni des Christophes Colombs, peuvent parfaitement hériter, acquérir des fiefs en pays déjà conquis, et même augmenter leur héritage. J’emprunte quelques renseignemens sur elle aux souvenirs de miss Mitford.
« Il y a déjà plusieurs années que je fis la connaissance d’Elizabeth Barrett. Elle était certainement une des plus intéressantes personnes que j’eusse rencontrées. Tous ceux qui la voyaient s’accordaient à le dire… D’une taille frêle, avec une profusion de cheveux noirs, une figure expressive et de grands yeux affectueux, elle avait un tel air de jeunesse, que j’eus quelque peine à persuader à ma compagne que la traductrice du Prométhée d’Eschyle était d’âge à figurer en société. Par l’entremise bienveillante d’une amie, je fus à même de jouir souvent de sa compagnie. Nous eûmes des rapports si familiers, qu’en dépit de la différence de nos âges, la familiarité se changea bientôt en amitié, et, après mon départ, nous entretînmes une correspondance suivie. Ses lettres étaient juste ce que des lettres doivent être : sa conversation même déposée sur le papier, L’année suivante fut douloureuse pour elle et ceux qui la connaissaient. Elle se rompit un vaisseau dans la poitrine, et, après l’avoir soignée pendant une douzaine de mois dans sa famille, le docteur Chalmers, à l’approche de l’hiver, lui recommanda un climat plus doux. Elle partit ; mais, encore toute souffrante, elle se vit soudain frappée, dans sa famille, par un douloureux malheur qui faillit la tuer, et qui devait laisser sur toute sa poésie une teinte profonde de réflexion et de ferveur religieuse… Ce fut seulement l’année suivante qu’elle put être ramenée à Londres à petites journées. De retour dans sa famille, Elizabeth Barrett n’abandonna pas pourtant la littérature et le grec : probablement elle n’eût pu résister sans la diversion salutaire que ces études faisaient à ses pensées… Plusieurs années n’apportèrent aucun changement à son existence elle vécut enfermée dans une chambre vaste et commode, mais à demi fermée à la lumière, sans recevoir personne, sauf sa famille et quelques amis dévoués. Moi-même, j’ai souvent fait avec plaisir cinquante-cinq milles rien que pour la voir et repartir le même soir. Son temps se passait à lire dans presque toutes les langues les livres qui en valaient la peine et à donner son cœur et son ame à cette poésie dont elle semblait destinée à être la prêtresse. Peu à peu sa santé s’améliora. Il y a environ quatre ans, elle épousa M. Robert Browning, et presque aussitôt elle partit avec lui pour Florence. Cet été, j’ai eu le bonheur de la revoir de nouveau à Londres avec un bel enfant sur ses genoux. Puisse le ciel lui conserver long-temps la santé et le bonheur ! »
Après avoir lu les poésies de Mme Browning, on fait de tout cœur écho à ces dernières paroles, car ses vers sont comme les lettres dont parle miss Mitford. On l’y retrouve avec tous les instincts affectueux et toute la chaleur enthousiaste de la femme. Sa prosodie même est féminine : elle a des rimes qui reviennent, comme certains sentimens, j’imagine, doivent revenir obstinément à travers les pensées de son sexe. Son merveilleux poétique aussi est, en plus d’un passage, un heureux emblème des influences qui peuvent se disputer le cœur d’une femme. Dans une de ses ballades, par exemple, Onora, qui ne veut pas mourir parce qu’elle aime, rencontre un fantôme, celui de la nonne au rosaire, qui personnifie bien sa propre faiblesse d’amante. Pour ne pas mourir, elle fait serment de « ne pas remercier Dieu dans ses joies et de ne pas recourir à lui dans ses peines, » et la nuit le fantôme lui défend de rêver aux plaisirs innocens de son enfance, tandis que ses bons anges se tiennent éloignés d’elle. Le merveilleux ici est simplement une vérité traduite dans le langage des images.
Le fond est comme la forme. La tristesse sincère qui parcourt la poésie de Mme Browning, — où elle est du reste relevée par une grande fougue d’imagination et par une force remarquable d’esprit, — est encore essentiellement de son sexe. Il est naturel que la femme pense beaucoup aux jours écoulés et aux premières illusions. Elle n’a pas, comme l’homme, cette vitalité coriace et têtue, qui veut vivre d’une façon ou d’une autre, et qui se refait des désirs et des buts à poursuivre autant que les déceptions en peuvent détruire. Son rôle est d’envoyer une seule fois ses espérances à la découverte, puis il faut qu’elle meure à elle-même comme femme pour devenir mère. Toute femme est donc un peu byronienne, et cela lui sied bien de jeter souvent un regard attristé vers son époque homérique, pourvu qu’il lui reste encore un fonds de vitalité, et qu’elle jette aussi d’autres regards plus réconfortés vers l’avenir, — comme le fait Mme Browning.
Chose curieuse, le principal de ses poèmes lui a été précisément inspiré par un de ces regards en arrière. Elle chez qui le regret occupe une large place, elle qui est portée à placer l’âge d’or au commencement de la vie, il s’est trouvé que spontanément elle a été entraînée à prendre la perte du premier Éden pour le sujet du principal de ses poèmes. Pour ma part, j’éprouve une sorte d’épouvante superstitieuse à entrevoir ainsi les harmonies de notre être, et cela me fait songer que nos savans sont loin de tout savoir.
Outre le Drame de l’Exil et un autre drame ou mystère du même genre sur la rédemption, les volumes de Mme Browning renferment la traduction revue du Prométhée d’Eschyle, une collection assez considérable de poésies détachées, et un poème ou plutôt un long chant lyrique sur les derniers événemens de l’Italie. Études dramatiques ou pièces lyriques, je préfère diviser tous ces morceaux en trois classes. J’y distinguerai des ballades, des méditations, et des poésies suggérées par des faits . Quelle que soit la page que l’on tourne, ce qui saute aux yeux, c’est que Mme Browning est poète, non pas poète comme ceux qui aiment les vers d’amour parce qu’ils chantent l’amour, mais poète parce qu’elle possède ce goût chorégraphique qui aime et sent les évolutions cadencées du sentiment ou de la pensée. Les impressions qui, chez d’autres, se formulent en idées ou en affections, s’arrondissent chez elle en sphères harmoniques.
Dans ses ballades, elle entre brusquement en matière : au lieu de ressembler à un rouleau qui déroule peu à peu son contenu, son récit vous emporte d’emblée loin de la logique de la prose et des événemens. Avant de commencer, on sent qu’elle-même a déroulé tout son volume sous ses yeux. Elle s’est bravement placée en face de son sujet, et, au milieu des impressions qu’il éveillait en elle, elle a nettement distingué celle qui dominait. Celle-là, elle en fait le substantif de sa ballade ; les autres viennent ensuite s’y ajouter comme des adjectifs ou modulations, et la narration est ainsi transposée dans la clé de l’émotion poétique : on ne voit pas en esprit des épisodes qui ont pu se passer, on voit ce qui s’est passé dans la poitrine du poète, devant un fait réel ou imaginaire.
« Sous l’arche du beffroi, un à un, les carillonneurs avaient disparu ; — tintez lentement.
« Et le plus vieux des sonneurs se prit à dire : Notre musique est pour les morts, — quand les violes ont fini leur temps.
« Au cimetière, six peupliers s’élèvent, du côté du nord, sur une seule ligne ; — tintez lentement.
« Et l’ombre de leurs sommets se balance sur les talus étroits des fosses — verdoyant à leurs pieds.
« Du côté du sud et de l’ouest, une petite rivière court à la hâte ; — tintez lentement.
« Et entre l’eau qui va coulant et les beaux arbres qui vont croissant, — gisent les morts dans leur repos. »
Je traduis encore l’épilogue de la même ballade. Il vient après l’histoire d’une châtelaine qui a refusé l’amour d’un puissant seigneur pour épouser celui qu’elle aimait, et qui avec lui se précipite à cheval du haut d’une tour, afin de ne pas tomber entre les mains de l’homme qui la déshonorerait.
« Les petits oiseaux gazouillaient à l’est, les petits oiseaux gazouillaient à l’ouest ; — tintez lentement. — Et je lus cette vieille histoire dans le cimetière au bruit des cloches, — qui tintaient lentement pour une ame en repos. — Les peupliers s’agitaient au soleil, et la rivière coulait polie ; — tintez lentement. — Et les vieilles rimes sonnaient étranges avec leur passion et leurs agitations, — ici où tout ce qui a été fait gît défait.
« Et sous l’ombre d’un saule j’aperçus une petite tombe, — tintez lentement, — où était gravé : Ci-gît, sans souillure, Marguerite, enfant de trois ans. — Mil huit cent quarante-trois.
« Ô esprits, me dis-je alors, vous qui chevauchâtes si vite ce jour-là, — tintez lentement, — pendant tout le voyage, les roues des astres et les ailes des anges — vous ont-ils rafraîchis de leur vent ?
« Quoique votre emportement, dans son élan aveugle, — tintez lentement, ait voulu se heurter au jugement de Dieu ; — quoique votre tête et votre cœur aient été téméraires.
« Maintenant votre volonté est dévoulue, maintenant les battemens de vos artères sont apaisés, — tintez lentement ; — maintenant vous reposez aussi humbles et résignés (où que vous gissiez) que Marguerite, l’enfant, — dont la fosse vient d’être recouverte.
« Cœurs fiévreux, tempes brûlantes, vous êtes patiens maintenant, — tintez lentement ; — et les enfans auraient sans crainte arraché sur vos tombes les boutons d’or, — avant qu’ils eussent en un mois pour pousser.
« Au printemps vous laissez chanter le chardonneret dans l’aune voisin tout près de vous, — tintez lentement ; — il peut bâtir son nid et y couver en paix ses trois semaines, — et vous ne murmurez de rien.
« Dans votre patience, vous êtes forts, vous ne vous emportez pas contre le froid ou les chaleurs ; — tintez lentement. — Quand la trompette de l’ange sonnera l’évangile de l’éternité, — le temps ne vous aura pas paru long.
« Oh ! les petits oiseaux, comme ils chantaient à l’est, comme ils chantaient à l’ouest ! — tintez lentement. — Et je murmurai à voix basse : Pour nous, la vie est entremêlée à la mort, — et qui sait laquelle vaut le mieux ?
Et les petits oiseaux chantaient à l’est, et les petits oiseaux chantaient à l’ouest ; — tintez lentement. — Et je souris à songer que la grandeur de Dieu coule autour de notre petitesse, — et son repos autour de nos agitations. »
C’est presque toujours ainsi. L’inspiration est ardente et saccadée ; elle ne pourrait pas se dérouler graduellement, comme une vague sans fin, d’un bout à l’autre d’un morceau étendu : il faut qu’elle se brise et se coupe comme en chapitres ; mais chaque chapitre est jeté d’une seule haleine, et parfois d’une haleine qui semble sortir d’une poitrine de géant. Presque toujours aussi c’est avec le même bonheur que Mme Browning sait employer le refrain, et en général tous les motifs qui reviennent et les sentimens qui se font écho. Par là, elle rappelle quelque peu M. Tennyson, quoiqu’il y ait entre eux des différences radicales. M. Tennyson a plus de nuances, plus de richesses, et il joint à son élan plus de présence d’esprit. — Au fond de ses ballades, d’ailleurs, il y a presque toujours un jugement de l’intelligence. S’il chante l’Orient et le bon calife, c’est pour exprimer l’impression qu’il a ressentie devant l’idée qu’il se formait de l’Orient. Mme Browning est plus enfermée en elle-même. Généralement elle se borne à dramatiser ses propres sentimens. Ils pensent et parlent dans sa poitrine, et leurs paroles lui sortent de la bouche pour former autour d’elle des paysages animés. C’est à cela même que tient le magnétisme particulier de ses vers. Elle remue parce qu’elle a énergiquement conscience de tout son être sensible à la fois. Chaque vibration se propage tout alentour. Dans la joie, l’ame du poète se reconnaît pour la même ame qui a eu ses tristesses, et, en remuant, elle jette à travers le plaisir du moment l’écho des vieux chagrins. Le mélange est partout de la sorte, « la vie valse avec la mort, » comme l’espérance tourbillonne aux bras du regret. Je dis fort mal, je le sais, mais ceux qui ont le sens de ces choses me comprendront. Ils savent ce que vaut une simple strophe, lorsqu’en éveillant une émotion elle nous fait sentir en nous l’unité de notre être, la grande dominante qui fait accord de toutes nos émotions dissonnantes.
J’ai mentionné un autre genre de morceaux : des méditations sur la vie. Je laisserai Mme Browning les caractériser elle-même.
« Un jour vient où nous nous élevons jusqu’à la pensée, et notre pensée, en grandissant, arrive à toucher les bornes de notre être. Par-delà ce que voit notre œil, par-delà ce que notre oreille peut saisir, nous sentons des aspects et des bruissemens ; nous sentons un profond Hadès qui roule ses marées infinies tout autour de nous, au-dessus et au-dessous, jusqu’à faire craquer, et plier l’arche solide de notre vie, comme si elle allait se rompre. — Et à travers les sourds roulemens, nous entendons comme de doux appels, comme des voix d’esprits qui murmurent doucement le sens de la mystérieuse traversée, et nous leur répétons avec douceur : « Plus près, plus près encore, venez. Soulevez pour nous l’ombre de cet obscur ; parlez plus clairement ; enseignez-nous « le chant que vous chantez. » Et nous sourions dans notre pensée, qu’ils répondent ou se taisent ; car rêver ce qui charme est aussi charmant que de connaître. L’haleine des prodiges nous effleure la face ; nous ne demandons pas leur nom. L’amour prend sur lui d’absoudre notre terrestre captivité, et nous chantons tout haut en écho les chants des esprits tels que nous avons cru les entendre. »
Les morceaux où le poète s’est ainsi interrogé sur le sens du mystérieux voyage sont assez nombreux, et c’est parmi eux que se range le Drame de l’Exil. L’oeuvre, ai-je dit, est une sorte de mystère lyrique. Comme conclusion générale sur la destinée humaine, elle s’arrête à l’idée chrétienne que l’homme est un ange déchu qui se souvient des cieux. Au début, Adam et Ève s’éloignent de leur première patrie : ils fuient à travers la rouge lumière projetée par la colère divine, et derrière eux, au loin, ils entendent un chœur mystérieux. Ce sont les esprits du paradis perdu, les aromes de ses fleurs et les échos de ses mélodies qui leur disent adieu en leur promettant de les suivre partout. Le symbole poétique dit gracieusement le sentiment moitié triste et moitié réconforté du poète : l’homme, à ses yeux, est une nature déchue et condamnée ; mais il est condamné par une pitié divine qui a voulu qu’il pût remonter, et qui a laissé sur la terre l’écho des harmonies célestes et le reflet du beau divin, pour lui rappeler son origine comme pour stimuler en lui le besoin de se relever.
Les voix cependant s’interrompent. Les fugitifs aperçoivent devant eux des ombres vagues et tournoyantes qui prennent bientôt la forme d’un zodiaque : c’est celui de la terre et non celui du ciel ; ce sont les figures des êtres qui peuplent la terre et les eaux, et au milieu d’eux le Sagittaire et le Verseau, la force humaine qui lutte et la force humaine qui supporte, à côté des Gémeaux, qui font tressaillir Ève. Mais bientôt deux formes s’élèvent : deux voix se font entendre, celles de la nature organique et de la nature inerte, maudites par suite du péché d’Adam et qui lui déclarent la guerre. À leurs menaces se mêle la voix du tentateur qui reparaît pour insulter à sa victime. Un vent violent enlève à Ève la seule fleur qui lui rappelât encore ses joies passées. Avec le souvenir s’en va l’espoir, et Ève tombe la face contre terre. Mais le vent, en poursuivant son tournoiement, revient tout parfumé par l’Eden ; il rapporte des sons confus qui bientôt s’articulent comme les voix de l’humanité qui doit sortir de la première femme. Ève, dans le lointain, entend bruire l’enfance qui sent la vie pénétrer en elle, la jeunesse qui met la vie en action, le poète qui la conçoit pour remonter sur sa conception jusqu’à Dieu, le savant qui l’analyse pour utiliser sa science au profit des hommes. Enfin le Christ apparaît dans le lointain pour faire rentrer dans la soumission la nature irritée, et, après avoir consolé l’homme, il lui dit de consoler la femme.
Comme on le voit, le Drame de l’Exil n’est point une conception d’un seul bloc. Les aperçus larges et profonds y abondent, mais ils s’énoncent incidemment plutôt qu’ils ne font corps avec le plan de l’ensemble. Toutefois je serais tenté d’appliquer à la force d’esprit dont Mme Browning a fait preuve une belle parole de Joanna Baillie, à savoir que la force d’ame chez la femme, de même que la tendresse chez l’homme, inspirent surtout l’admiration, quand elles se montrent comme le rayon de soleil à travers les nuages, au lieu de former le trait principal du caractère. La grandeur perce à travers la grace. Si elle n’est pas, à proprement parler, dans la conception générale ni dans la figure de Satan, elle est dans le caractère d’Ève, qui n’ose pas lever les yeux sur Adam, tandis qu’Adam n’ose pas lever les yeux vers la colère divine ; elle est dans l’humilité avec laquelle Ève répond à la nature irritée que son malheur au moins n’a pas perdu le droit de la plainte ; elle est enfin dans les sentimens du poète. Que l’on partage, oui ou non, sa manière d’envisager la vie, il est certain que, devant la vie telle que le poète l’envisageait, c’est quelque chose de vraiment grandiose qui lui a répondu du fond de son être. Certains passages font courir le frisson dans les cheveux, et, quoiqu’il soit difficile de désigner par leurs noms toutes les noblesses et les délicatesses de sentiment, toutes les droitures et les bonnes volontés qui entrent dans la composition du philtre, le philtre n’est pas moins une réalité qui enivre. Dans ce passage, par exemple, il y a certainement plus que du talent :
« LE CHRIST. — Parle, Adam. À toi de bénir la femme : homme, c’est ton office.
« ADAM. — Mère du monde, reprends courage devant cette présence. — Je le sens, ma voix qui a nommé les créatures, et qui, en les nommant avec le souffle de Dieu dans mon haleine, a exprimé par le nom de chaque être ses instincts et ses qualités, — ma voix palpite de nouveau au même souffle ; — elle flotte et se gonfle comme la fleur des eaux qui s’ouvre à la vague, et c’est une prophétie sur toi qui s’épanouit à ce divin souffle. — Désormais redresse-toi, aspire aux sérénités et aux magnanimités, aux nobles rôles et aux buts sublimes, aux dévouemens sanctifiés et à la plénitude d’action auxquels ton élection t’appelle, première femme, épouse et mère…
« ÈVE. — Et première dans le péché…
« ADAM. — La seule aussi qui apporte la semence par qui périra le péché. Relève la majesté de ton front désolé, ô tout aimée ! et regarde face à face l’avenir et toutes les obscurités de ce monde. Relève-toi. Que la femme en toi prenne sa hauteur de femme : sois grande pour faire le bien et supporter le mal, pour consoler du mal et enseigner le bien, pour fondre tout ce bien et ce mal dans la patience d’une espérance constante. Redresse-toi et rehausse-toi avec tes filles. Si le péché est venu par toi et par le péché la mort, la justice rédemptrice, la vie céleste et la quiétude compensatrice viendront aussi par toi. Si tu as ouvert le monde à la souffrance, tu iras par le monde comme l’ange consolateur des souffrances issues de toi, et tu te feras accepter à la place des autres anges dont ta faute a éloigné les pas rayonnans des collines de la terre. Sois satisfaite. Dans toute ta destinée de femme, tu auras à supporter des peines particulières répondant à ton péché. Tu auras des douleurs à payer pour chaque être qui naîtra, des fatigues pour prendre soin de chaque vie naissante, souvent de la froideur à endurer de la part de ceux que tu auras entourés de tes soins, souvent la défiance de ceux à qui tu te seras dévouée, la trahison de ceux que tu auras trop loyalement aimés, de la faiblesse dans ton propre cœur, au dehors de la cruauté et le poids d’une tyrannie étrangère avec des muscles plus forts et des os plus solides pour droit héréditaire. — Mais, va, ton amour se chantera à lui-même ses propres béatitudes après sa tâche accomplie. Le baiser d’un enfant, posé sur tes lèvres soupirantes, te fera joyeuse ; un mendiant secouru par toi te fera riche ; un malade soigné par toi te fera forte ; tu seras servie toi-même par le sentiment de chaque service que tu auras rendu. — C’est là la couronne que je mets sur ta tête, — devant Christ qui me regarde et m’inspire. »
Encore une dernière citation parmi les morceaux dont le thème est fourni par la réflexion. Ceux où l’intelligence montre le mieux sa largeur sont trop longs. En voici un où l’on entrevoit au moins que l’esprit, chez Mme Browning, a autant de puissance que le sentiment pour transposer, décomposer et recomposer les réalités de ce monde.
Un homme attristé, un jour d’été, regardait la terre et disait : « Nuages pourprés qui vous enroulez en écharpe autour des sommets ; montagnes sinueuses où serpentent les vallées ; vallons sillonnés de frais ruisseaux ; ruisseaux tout bordés d’arbres ombreux ; arbres pleins d’oiseaux et de fleurs ; fleurs enveloppées de la gaze des rosées que vous secouez sur vos soeurs, les fleurs du gazon ; plantes qui constellez la terre de vos corolles ; terre joyeuse qu’agite la gaieté du joyeux Océan, avec sa brillante chevelure tout éparpillée sur son front de Titan ! pourquoi suis-je le seul qui puisse rester sombre à l’éclat du soleil ? »
Mais quand les jours d’été furent écoulés, il regarda le ciel, et il sourit enfin. Lui-même s’était répondu : « O nuages qui pesez comme un suaire sur le sommet des monts ; montagnes qui semblez vous affaisser, moribondes et obscurcies, sur les vallées ; vallons où gémissent les torrens ; torrens bourbeux où roulent des branches brisées : arbres ébranchés qui secouez la tête comme en délire au-dessus de vos débris, confondus maintenant à ceux des plus frêles végétations ; plantes flétries rudement couchées sur la terre, et toi, terre, qui cries de douleur sous le marteau de fer dont te bat l’Océan, — c’est parce que je suis également le seul qui puisse resplendir sans l’éclat du soleil. »
Dans la plus grande partie de ses morceaux, Mme Browning est aussi profondément anglaise. Sa poésie est celle d’une nature humaine qui a des yeux, pour contempler avec plaisir les beaux aspects du dehors, mais qui poursuit toujours quelque pensée tout en les contemplant, et chez qui les reflets du dehors, en se mêlant avec les réflexions du dedans, produisent naturellement des tableaux symboliques. Il se peut que Mme Browning n’ait pas les images du premier ordre, celles du moins qui sont une comparaison ; mais ses visions d’esprit ont pour elle la densité d’une réalité, et elle excelle dans ces autres images qui consistent à tomber juste sur le trait saillant d’un objet ou à rendre palpable une qualité morale cri saisissant le geste familier, ou le coup d’œil qui peut en donner l’idée. — Elle a des mots d’un pittoresque laconique comme les meilleurs de M. Hugo, et elle en a d’autres qui sont coquets et tout féminins comme les plus jolies trouvailles de Mme Valmore.
« Les petits sourires saccadés, dit-elle d’une fiancée, vont et viennent avec son haleine, quand elle parle ou soupire. »
Il est dommage, grand dommage qu’elle aime trop certaines locutions, certaines dignités de style, et qu’elle soit parfois trop femme pour ne pas voir les défauts de ceux qu’elle aime. Si elle pouvait seulement enlever trois ou quatre mots… Mais je n’achève pas, car c’est là un souhait qui rentre dans les vana hominum vota. Sans le trop d’ardeur qui est la cause de ces taches, elle n’aurait pas ses mérites, et, malgré ces taches, elle est toujours, avec M. Tennyson, le poète qui construit le mieux un morceau en Angleterre. Aux qualités entraînantes de la verve française elle unit la ferveur et l’intensité anglaises. Sur les pensers du nord elle fait des vers du midi. Ses pièces lyriques pourraient être comparées à certains portraits de Titien : ce sont des tableaux en entonnoir qui précipitent l’attention sur un effet central.
Je voudrais pouvoir m’arrêter là. Malheureusement Mme Browning a écrit des poésies d’un troisième genre qui me mettent en grand embarras. Je fais allusion plus particulièrement à sa dernière publication, les Fenêtres de la Casa Guidi. Comme puissance et comme originalité dans un certain genre d’inspiration saccadée, le poème est loin d’être inférieur à ses devanciers ; rien de pareil même n’avait encore paru en Angleterre ni ailleurs. Le sentiment maternel et l’enthousiasme politique, les fraîches délicatesses de la femme et les conceptions abstraites s’y mêlent dans la plus étrange confusion. Les idées saines y prennent des proportions bizarres comme les arbres à travers le brouillard ; la couleur pittoresque y touche à l’incohérence ; l’amour frise la haine, les sentimens les plus nobles enfin et les plus vrais s’exaltent jusqu’aux limites de cette ivresse où ils ne se distinguent plus des hallucinations de l’imagination. Pourtant c’est encore un bénéfice pour la poésie : sans cesser d’être naturels, ils prennent en quelque sorte la beauté surnaturelle d’un revenant. Bref, c’est un chaos, un confluent d’électricités, je dirais presque c’est comme la solennité sauvage d’un orage qui s’est abattu sur une ame pour briser tout son monde intérieur : on ne voit que des tourbillons où tourbillonnent les fragmens d’un univers en morceaux.
En somme, cela est magnifique. Et pourtant le livre laisse une impression pénible, souvent même une sorte d’irritation : la raison proteste, elle n’est pas contente surtout du sujet que le poète a choisi pour déployer cette espèce de puissance.
Ce qu’est le sujet, les premiers vers du poème nous l’apprennent suffisamment. Établie à Florence, dans la maison Guidi, Mme Browning a entendu la voix d’un enfant qui chantait dans la rue O bella Libertà, et la voix du jeune chanteur s’enflait tellement pour jeter au ciel son refrain, elle avait tant d’ame pour le lancer jusqu’au zénith musical, que le poète s’est pris de confiance dans l’avenir d’un peuple où les enfans savaient ainsi chanter la liberté. — Les espérances forment la première partie de l’œuvre, la seconde est consacrée à des regrets et à l’aveu des illusions déçues.
Est-ce de ma part un sentiment maladif ? Je ne sais ; mais tout d’abord il me semble que la poésie politique ou la politique de sentiment est une sorte d’anomalie. Les intérêts en jeu dans nos sociétés, et surtout les terribles dilemmes qu’ils posent à la raison humaine, ont trop de gravité pour fournir matière à des enthousiasmes ou à des caricatures. C’est s’égarer que de descendre sur ce terrain avec sa sensibilité. On souffre à voir un homme qui ne peut pas s’oublier en face de ces rudes nécessités, qui ne veut pas de la peine de mort, par exemple, parce que l’idée seule d’un supplice lui est désagréable, ou qui veut que telle nation ait tel genre de gouvernement, parce que c’est là ce qui lui plaît le plus. Certes ces prédilections et ces principes sont fort légitimes à leur place. Au fond de son ame, il est bon que chaque homme ait à poste fixe de pareils mobiles ; bien plus, il est bon que ses mobiles, au fond de son ame, sachent nettement ce qu’ils préfèrent ; mais il y a loin de là à les faire intervenir au milieu des faits avec leur idéal, et, quand ils y descendent, il n’est pas bon, j’imagine, qu’ils songent uniquement, comme des égoïstes, à réclamer ce qui les séduit et à attaquer tout le reste. Les intentions et les principes, les convictions et les enthousiasmes, ont les mêmes devoirs dans ce monde que les êtres de chair et d’os. Ce n’est pas assez qu’ils aient reçu du ciel une bonne nature, qu’ils soient bien nés ; ils sont encore tenus de savoir s’abstenir, regarder devant eux, rendre justice à tous et se résigner souvent.
Cette distinction que je tâche d’établir entre les mobiles eux-mêmes et leur idéal ou ultimatum me permettra peut-être de rendre compte du sentiment fort mêlé que j’éprouve à la lecture du poème de Mme Browning. Toutes les bonnes choses y sont, les idées sages et la vraie droiture comme les sentimens généreux ; seulement, si je ne m’aveugle, la sagesse y est mal appliquée. Le poète me semble avoir trop cru avant de regarder. Il est des couvres où la conclusion vaut mieux que les considérans ; ici c’est le contraire, je crois. Et par exemple :
« — Qu’est-ce que l’Italie ? demandent des voix, et d’autres répondent : — Virgile, Cicéron, Catulle, César. — Et quoi de plus ? — La mémoire, si on la presse, jette encore : — Boccace, Dante, Pétrarque, — et, si elle semble encore trop verser goutte à goutte sa liqueur : — Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse, tous grands hommes dont le cœur palpite encore dans le marbre, ou dont l’ame électrise des toiles et va puiser au ciel sa musique. Mais, après cela, quoi de plus ? Hélas ! rien. Les derniers grains du chapelet sont épuisés, quand on a nommé le dernier des saints du passé ; après eux, il n’est plus dans le pays personne qui prie. Hélas ! cette Italie a trop long-temps ramassé des cendres héroïques pour s’en faire le sablier de ses heures… Nous ne sommes pas les serviteurs des morts. Le passé est passé. Dieu vit, et il fait poindre ses glorieuses aurores devant les yeux des hommes qui s’éveillent enfin, et qui mettent de côté les mets du repas du soir pour songer à la prière du réveil et à l’action virile…
« Cela est vrai : quand la poussière de la mort a étouffé la voix d’un grand homme dans sa bouche, ses plus simples paroles deviennent des oracles ; les significations qu’il y attachait les emportent comme un attelage de griffons. Cela est vrai et bon. Aussi, quand les hommes répandent des fleurs pour rendre témoignage que l’ame de Savonarole s’en est allée en flammes sur la place de notre grand-duc et qu’elle a brûlé pour un instant le voile tendu entre le juste et l’injuste, et qu’en le trouant elle a laissé voir comment Dieu était tout près jugeant les juges, moi aussi, sur les dalles jonchées de fleurs, je tiens à jeter mes violettes avec un respect aussi scrupuleux. Pour ma part, je veux prouver que les hivers et leurs neiges ne peuvent pas laver sur la pierre et dans l’air l’odeur des vertus d’un homme sincère… Ce serait indigne de marchander à Savonarole et aux autres leurs violettes. Des fleurs plutôt au plus vite, et toutes fraîches pour s’acquitter envers eux ! La solennité de la mort rend plus frappante l’éloquence de l’action qui a parlé dans les muscles du vivant, et les hommes qui, pendant leur vie, n’avaient été que vaguement devinés montrent toute leur taille en s’étendant à terre. Leur taille plutôt s’exagère aux yeux d’une noble admiration qui grossit noblement, et ne pèche pas par cet excès, car cela est sage et juste. Nous qui sommes la progéniture des enterrés, si nous nous retournions pour cracher sur nos devanciers, nous serions vils. Des violettes plutôt ! Si les morts n’avaient pas parcouru leur mille, pourrions-nous espérer de franchir notre lieue ? Apportez donc des violettes ; mais pourtant, si nous consumons tout notre temps à semer des violettes en nous faisant défaut à nous-mêmes, autant vaudrait que ces morts n’eussent pas vécu et que nous n’eussions pas parlé d’eux. Debout donc avec un gai sourire ! Après avoir semé des fleurs, moissonnons le grain, et, après avoir moissonné, faisons sortir la charrue pour tracer de nouveaux sillons dans la fraîcheur salubre du matin et pour semer le grand ensuite dans ce présent…
« En attendant, dans cette Italie où nous sommes, ce qu’il nous faut, ce n’est pas la passion populaire qui se soulève et brise, c’est une ame populaire capable de faire ses conditions en connaissance de cause. Concédez sans rougir qu’une garde civique obtenue n’est pas l’esprit civique vivant et veillant. Citoyens, ces passementeries que vos yeux se tordent à regarder sur votre épaule, ces épaulettes promenées au milieu des admirations et des amens de la foule qui vient les jours de fête se rassasier du beau coup d’œil, ne sont pas de l’intelligence ni du courage. Hélas ! si elles ne sont pas le signe de quelque chose de bien noble, elles ne sont rien, car chaque jour vous ornez vos brunes génisses d’une grappe de franges qui leur frôle les joues, et elles, qui ne l’ont pas demandé, continuent à branler leur lourde tête en charriant votre vin et en portant leur joug de bois comme elles ont appris à le faire le premier jour. Ce qu’il vous faut, c’est la lumière, non pas certainement celle du soleil (vous avez lieu de vous émerveiller en levant les yeux vers les insondables cieux qui entretiennent la pourpre de vos collines), mais la lumière de Dieu organisée dans quelque grande ame, dans quelque esprit roi, de taille à conduire un peuple qui se sent et qui voit ; car, si nous soulevons un peuple d’argile, il retombe comme une masse d’argile. C’est toi qu’il nous faut, ô maître souverain, éducateur qui n’es pas trouvé. Que ta barbe soit blanche ou noire, nous t’adjurons de sortir de terre et de dire la parole que Dieu t’a donnée à dire. Viens souffler dans le sein de tout ce peuple, au lieu de la passion, la pensée qui sert d’éclaireur à toute passion généreuse, qui purifie du péché, et qui sait sonner la bonne heure. »
La même raison se fait sentir partout. Mme Browning connaît et indique parfaitement les dangers à éviter, les fautes qui ne doivent pas être commises, les conditions que l’Italie doit remplir d’abord pour pouvoir arriver à l’indépendance. Pour ma part, je n’en sais pas plus long qu’elle ; mais, en dernier terme, quelles sont ses conclusions ? Comment juge-t-elle les événemens ? Sur qui fait-elle porter ses indignations et ses espérances ? Sur tous ces points, je le répète, le jugement ne me paraît pas à la hauteur de la raison. Après avoir dit si éloquemment comment la lumière de Dieu, organisée dans une haute tête, pouvait seule sauver les peuples, elle a bien de l’admiration pour les démocraties de la rue. Après avoir si bien dit que la force brutale était comme les batailles de l’enfance, qui se sert de ses poings faute d’avoir une intelligence pour parler, elle témoigne beaucoup de sympathie pour le parti des violences. Jusqu’à trois fois elle glorifie le nom de Brutus, et son amour pour la justice a parfois manqué de justice, j’en ai peur.
Ceci, je l’avoue, je ne le dis pas tout-à-fait en vue du poète, je le dis beaucoup en raison de l’attitude que certains organes de l’opinion publique en Angleterre ont prise dans ces derniers temps. Certes, je suis loin de soupçonner de mauvaises intentions, je n’entends pas attribuer un nouveau machiavélisme à la perfide Albion (soit dit en passant, il serait grand temps d’en finir avec ces niaiseries), je croirais plutôt que l’Angleterre a eu des amours platoniques trop innocens, je la soupçonnerais d’avoir en sa petite prétention libérale, comme la France se pique d’encourager l’art ; j’accuserais surtout la presse d’avoir été souvent tout-à-fait au-dessous de son rôle. En général, elle s’est montrée profondément ignorante de l’état des hommes et des choses sur le continent. À propos de l’Italie, de la France, de la Hongrie, elle s’est bornée à célébrer comme une chose excellente ce qui était excellent pour l’Angleterre. Elle avait ses principes. En conséquence, elle a conclu que toutes les institutions et tous les programmes politiques qui n’étaient pas suivant ses principes devaient être mauvais, — on appelle cela de la logique ; — en conséquence encore, elle a conclu qu’elle devait prendre parti pour tous ceux qui attaquaient ces programmes et ces principes. Étrange naïveté de croire ainsi que pour faire réussir une cause, il s’agit seulement de se ranger du côté de tous ceux qui combattent en son nom, quoi qu’ils soient, quoi qu’ils veuillent en réalité, quoi qu’il puisse sortir de leur succès. Le plus souvent c’est tout l’opposé, et la presse anglaise, en approuvant ceux qui prononçaient des mots chers à son oreille, pourrait bien avoir encouragé précisément les fanatismes et les instincts de violence qui empêchent ces mots de devenir des réalités. Mais n’est-ce pas, là du don quichotisme de ma part ? Pour que le progrès s’accomplisse, il faut des aspirations et des illusions qui poussent en avant, comme il faut des connaissances et des craintes qui retiennent, et il est vain d’espérer que les mêmes hommes puissent réunir et combiner dans les mêmes cerveaux ces deux élémens nécessaires. Notre monde ressemble aux tribunaux où la justice se rend au moyen de deux avocats qui mentent l’un et l’autre en ne présentant qu’un côté de la cause. Ce qui doit s’accomplir, le raisonnable, résulte du conflit de deux folies qui, toutes deux, poursuivent l’impossible. Heureux le pays où les plus fous sont des whigs au lieu d’être des radicaux ! L’Angleterre en est là, et c’est pour cela qu’elle a toutes ses libertés. Heureux aussi le pays où les imaginations n’ont pas d’écarts plus regrettables que certaines exaltations de Mme Browning, car ces exaltations elles-mêmes sont toniques, et elles dénotent tout ce qui constitue une robuste santé !
En résumé, mistress Browning me semble être un honneur pour son sexe et son pays. Sans doute ses vers sont de l’enthousiasme presque sans mélange. Elle n’est pas de ceux qui, à côté de l’entraînement, ont au même degré le sang-froid qui le modère. Quoique ses idées et ses sentimens soient bien des élémens organiques de son être, et non des impressions passagères, ils s’expriment souvent dans un état de surexcitation qui ne pourrait durer. Elle n’a pas enfin ces accens contenus qui disent moins que le poète n’a senti, et qui font d’autant mieux entrevoir l’infini, parce que c’est en nous que nous en cherchons le sens.
Mais rien de cela n’est un défaut ; c’est cela même, comme je l’ai indiqué, qui constitue sa manière d’être, et sa manière d’être est quelque chose de complet qui lui permet d’exceller dans un genre à part. Si d’autres planètes ont leur orbite où elle ne pourrait pas entrer, elle a le sien où elle est une brillante planète.
Deux grandes enquêtes sont éternellement ouvertes la théorie avec ses principes, et la pratique avec ses appréciations. Comment devons-nous être, comment devons-nous juger les choses ? Quelles idées générales et quelles sympathies devons-nous porter au fond de nous-mêmes, et comment faut-il les appliquer ou s’en servir pour expliquer les faits ? — De ces deux enquêtes, la première est la province de Mme Browning. Elle s’y est d’ordinaire renfermée. Femme, elle a été de son sexe. Ce sont les femmes qui élèvent l’enfance, ce sont elles qui forment les dispositions morales qui, pendant toute la vie de l’homme, doivent influer sur ses décisions. Dans nos mœurs, ce sont elles qui représentent, comme un symbole vivant, tous les instincts et les aspirations, toutes les sensibilités et les compassions auxquelles l’homme ne doit pas toujours obéir, mais dont il importe qu’il prenne toujours conseil. En adoptant pour son thème ce thème de la femme, Mme Browning s’est fait une originalité toute féminine. Bien plus, elle a prouvé que la poésie féminine pouvait atteindre à des hauteurs jusqu’ici inaccessibles pour elle. Il y avait eu, et nous pourrions citer chez nous plusieurs femmes qui avaient montré le génie de la passion ; mais leur raison et leur conscience n’étaient pas assez solides pour garder pied sous la rafale. — D’autres avaient été des poètes tendres, gracieux, élégans ; mais elles avaient trop peu la haine du faux et du factice. En général enfin, les femmes d’imagination avaient aimé l’amour, la pitié, le dévouement, les émotions, l’harmonie du vers ; mais elles n’avaient pas eu assez cette passion de sang-froid pour la justice et la vérité qui se traduit par du grandiose en poésie. C’est justement ce grandiose que Mme Browning a su atteindre. À côté des Joanna Baillie et des miss Edgeworth, elle est un document favorable sur l’état moral des femmes en Angleterre, et c’est elle qui a été la privilégiée chez qui les tendances particulières de l’école contemporaine se sont le mieux imprégnées de l’ardeur et du charme de l’imagination féminine. Qu’elle écrive donc, et souvent, car, si fort qu’on aime le bien, après l’avoir lue on l’aime encore davantage.
J. MILSAND.