La Poésie anglaise depuis Byron
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 661-689).
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LA POESIE ANGLAISE


DEPUIS BYRON.




II. ROBERT BROWNING.


I. — Poems (Œuvres poétiques), 2 vol. post-8°, London, Chapman and Hall.

II. — Christmas-Eve and Easter Day (la Veillée de Noël et le Jour de Pâques), 1 vol. in-8o. London, 1850.




J’aborde une individualité singulière, les uns diraient maladive, d’autres diront merveilleuse, en tout cas une individualité bien propre à embarrasser ses juges. Pour apprécier M. Browning, on est forcé de prophétiser, comme lorsqu’il s’agit d’une religion naissante. Pour donner une idée de lui, les mots font défaut. Il en est de la critique comme du chimiste dont le laboratoire renferme un certain nombre de réactifs qui suffisent pour ses analyses ordinaires ; elle a une sorte de tableau officiel où figurent certains types de qualités, de défauts et de procédés dont le public s’est déjà fait une idée nette, et pour définir un écrivain, elle se borne à indiquer comment il est composé de tels ou tels de ces élémens. Malheureusement avec M. Browning, il est impossible de procéder de la sorte. Ce serait un non-sens, car toutes ses aventures ont eu lieu dans des pays qui ne figurent pas sur la carte. Ce n’est pas en continuant et en perfectionnant qu’il a montré ce qu’il pouvait et ce qu’il était ; c’est en défrichant un coin de l’inconnu, et à son égard il n’y a pas à hésiter : il faut accomplir du même coup deux besognes. Pour le faire connaître, il faut se créer une nomenclature tout exprès. La tache est lourde, mais M. Browning présente une occasion de faire sur nature une étude si particulière, qu’il est difficile de ne pas aller où le sujet vous pousse.

Dans une des esquisses dramatiques de M. Browning, dans Pippa passe, Jules le sculpteur écrit à un prélat quelques lignes qui pourraient bien trahir le point de départ du poète lui-même.

« Jusqu’à ce jour, écrit l’artiste, je n’avais jamais eu d’idéal clairement arrêté dans la tête. Depuis que je manie le ciseau, je n’ai fait que m’exercer à reproduire des types imaginés par d’autres, et l’habileté même que j’ai acquise dans cette pratique ne me laisse aucune chance d’arriver par la sculpture ; car, malgré moi, ma main continuerait, par routine, à reproduire les antiennes formes. Il me reste une seule ressource, c’est d’abandonner le ciseau et de prendre la palette pour pouvoir mettre une main vierge au service d’un idéal virginal. — Tête folle ! remarque le prélat connaisseur, il se peut qu’il échoue, probablement il fera un magnifique fiasco ; mais qui sait ? S’il devait naître un nouveau peintre, peut-être est-ce ainsi qu’il naîtrait, en sortant d’un musicien ou d’un poète, de quelque esprit enfin qui transporterait dans la peinture un idéal conçu ailleurs, et qui échapperait aux voies routinière par pure ignorance. »

Je ne sais si c’est l’histoire de M. Browning ; je serais assez porté à le croire, surtout d’après une idée qui se montre partout à l’arrière-plan de son Paracelse, à savoir que les tentatives de l’homme n’aboutissent à rien tant qu’il regarde seulement dans la direction des désirs qui le poussent à tenter et que sa destinée est de vouloir à droite ce qu’il ne pourra pas, pour acquérir les moyens de pouvoir à gauche ce qu’il ne voulait pas. En tout cas, l’opinion du prélat, avec les restrictions qu’y apporte M. Browning, est un profond aperçu. En philosophie, la plupart des novateurs n’ont innové qu’en se dirigeant d’abord loin des écoles et en rencontrant par hasard les phénomènes à expliquer avant d’avoir rencontré les explications déjà trouvées. En théologie, il en a été souvent de même, et l’auteur de Paracelse sait si bien par où passent les novateurs de ce genre, qu’on doit le soupçonner d’avoir passé par là. Lui poète, il semblerait qu’il n’ait d’abord songé qu’à satisfaire sa curiosité intellectuelle. On dirait qu’il s’est seulement aperçu de sa vocation en remarquant un beau jour, à son grand étonnement, comment il voyait se condenser en formes poétiques et vivantes les abstractions qu’il avait conçues à la poursuite des explications, et comment devant elles ses entrailles tressaillaient d’aise. Mais ces temps-là sont l’époque anté-historique de M. Browning. Le certain seulement, c’est qu’il a débuté à l’inverse des autres poètes. Les autres commencent d’ordinaire par des sensations, par des sensualités exubérantes ou par de grandes théories qui délaient dans des prétentions colossales une fort mince dose d’expérience. Ce d’est que plus tard et à la longue que les sensations elles-mêmes finissent par éveiller la raison à force de ne pas en tenir compte et de la blesser par leurs extravagances ! M. Browning ; au contraire ; s’est présenté tout de suite en homme qui avait réellement fait son tour du monde. « Cela était inné en moi, dit son Paracelse. Dès le début, je me suis trouvé debout, les pieds sur le terme où tous aspirent à arriver comme à la fin dernière de leurs efforts. Le secret de l’univers était à moi. » J’oserai en dire à peu près autant de l’écrivain lui-même. De prime saut, il avait trouvé l’originalité[1] ; et s’il était original comme poète, c’était parce que sa poésie impliquait une nouvelle manière d’envisager et de sentir l’ensemble des choses.

Original, — entendons-nous bien sur la portée de ce mot. La théorie la plus neuve est celle qui résume le mieux les notions relatives à une question - qui peuvent être éparses dans toutes nos connaissances antérieures. Un homme, est original ou supérieur, quand il résume le mieux un certain ordre de tendances éparses chez tous, quand il est le plus près d’être un chapitre de l’histoire générale de son temps et de sa race, dont ses voisins sont simplement des fragmens. C’est un chapitre de ce genre que j’avais déjà cru rencontrer chez M. Tennyson ; je crois en voir un autre chez M. Browning, et tel est avant tout le motif pour lequel il m’intéresse. Cette fois, il ne s’agit plus précisément des sentimens moraux et des facultés affectueuses qui remuent dans l’Angleterre contemporaine : M. Browning nous ouvre de nouvelles perspectives vers ce qui se passe dans les intelligences et dans d’autres facultés encore mal dénommées, mais fort rapprochées du sens religieux. En le lisant ; on sait mieux ce que tous cherchent sciemment nu à leur insu.

Mais d’abord que cherche-t-on ? ou, ce qui revient au même, quels sont ces caractères généraux de la poésie contemporaine qui se concentrent surtout chez M. Browning ? Une remarque d’un critique anglais nous mettra, je pense, sur la voie. Je ne la traduis pas littéralement, je la remanie même pour la faire coïncider avec mes vues ; mais j’en emprunte le sens : « L’imagination est la faculté de saisir et de symboliser les rapports. C’est elle qui peint la colère des flots en mettant en relief l’analogie qu’elle a sentie entre la tempête de la mer et les soulèvemens de la colère ; c’est elle aussi qui se rend compte d’une action humaine en reconnaissant dans le fait d’un seul ce qui se montre et opère chez des masses d’hommes ; c’est elle enfin qui, en s’élevant plus haut, assez haut pour embrasser du regard l’universalité des choses, distingue et fait ressortir dans chaque objet un plan général qui s’accomplit par tout l’ensemble des choses. » - « Nul doute, dit encore l’écrivain anglais, que notre poésie moderne n’ait au moins le mérite de regarder ainsi de plus haut. Si elle n’a pas la solidité massive de l’ancienne épopée, elle se distingue par le sens moral que les objets prennent pour elle. » Il eût pu ajouter : — et par la signification de plus en plus vaste qu’elle donne à ses symboles.

C’est bien là en effet ce qui distingue les modernes : en décrivant l’imagination, le critique anglais a même tracé l’histoire chronologique de la poésie issue des Germains. Tandis que les anciens concevaient le moral d’après le physique, — ils parlaient, on le sait, des cheveux d’Apollon, même en le chantant comme l’invisible souffle qui inspire, — les modernes ont toujours conçu la réalité extérieure d’après ses ressemblances avec leur être moral. Ils étaient psycholoques au maillot ; avec le temps ; ils ont monté un nouvel échelon. Après l’interrègne du XVIIIe siècle, qui s’était enfermé dans un petit coin et qui cherchait seulement des moyens de bien dire, des moyens de calquer des silhouettes, la poésie anglaise est devenue humaine : c’est l’humanité qu’elle a tâché d’apercevoir dans l’individu. Maintenant il me semble qu’elle vise plus loin : depuis vingt-cinq ans environ, elle aspire, comme le Paracelse de M. Browning, — et les lambeaux disséminés de cette aspiration générale présentent une analogie frappante avec les lambeaux d’une autre aspiration aussi générale, qui va vers de nouvelles croyances religieuses ; ou, si l’on veut, vers une nouvelle interprétation à donner aux anciennes. Je croirais volontiers que l’on cherche la poésie protestante, mais non pas calviniste, prenons-y garde. Par la voix de Milton, l’esprit calviniste avait dit comment il s’expliquait le monde par la lutte de Dieu et de Satan, du bien et du mal c’est de cette interprétation qu’on s’éloigne : On ne reprocherait plus aujourd’hui à Wordsworth de ne pas croire assez à la perversité de l’homme[2]. Il y aurait plutôt tendance à reprendre le protestantisme primitif de Luther pour le mener à un autre aboutissant ; et, quant à la poésie, elle élabore sourdement des types du même genre, quoique d’une autre espèce, que ces divinités où les Grecs avaient personnifié les forces primaires telles qu’ils les concevaient ; — à son tour, elle voudrait les personnifier telles que l’Angleterre les conçoit, telles que les concevait déjà cette même nature saxonne, qui, chez Luther, avait essayé de transformer la théologie.

Cela, c’est le probable ; ce qui est plus évident, c’est que la poésie anglaise est revenue, non pas tout-à-fait au sanctuaire d’où est sortie toute poésie, mais peu s’en faut. Si elle ne s’est pas confondue de nouveau avec la religion, elle se préoccupe à ses côtés et comme elle des lois générales. Elle cherche le genre dans l’espèce, et l’universel dans le genre.

Tous les fragmens de cette aspiration, qui est partout, sont-ils enfin parvenus à se rejoindre ? S’est-il trouvé un homme pour les dégager du milieu des souvenirs et des routines auxquels ils étaient mêlés comme des étrangers ? Je ne réclame pas positivement pour M. Browning l’honneur d’avoir fait une nation de tous les Juifs perdus au sein des nations. Il est certain d’abord qu’ils ne se réuniront jamais tous, et je pense ensuite que M. Browning, après avoir tâché de les rapprocher quand il était encore trop jeune, s’est abstenu quand il eût pu davantage ; mais il a prouvé qu’il possédait plus que personne les longs bras qu’exige une pareille entreprise. Ce qu’il a produit est déjà beaucoup, et les capacités chez lui sont bien au-dessus des œuvres. De, quoi qu’il parle, il en parle comme un esprit qui peut ce qui était resté à peu près impossible pendant des siècles. L’ame antique (et je le soupçonnerais de l’avoir symbolisée dans Aprile, l’un des personnages de son Paracelse) voyait les objets isolément, comme des formes et des apparences ; pour elle, les sons confus et entrecroisés que la nature envoie vers l’homme ne s’étaient guère définis que sous le rapport de leur action sur l’oreille ; elle s’était bornée à distinguer des articulations et des syllabes. Par-dessus toute autre, la poésie de M. Browning est celle d’une nouvelle espèce humaine, qui peut maintenant distinguer des mots et construire des phrases. Il a le genre de vue dont le propre est de reconnaître partout, non plus seulement des formes et des faits, mais des enchaînemens et des opérations. La puissance qu’il possède pour saisir les rapports s’est déjà rencontrée chez plus d’un penseur, cela est certain ; mais il est un des premiers, sinon le premier, chez qui elle ait atteint un pareil développement sans devenir la faculté dominante, celle qui met les autres à son service. — Si forte qu’elle fût, elle a trouvé dans son imagination une autre faculté encore plus forte qui l’a forcée à travailler comme son apprêteuse et sa servante. C’est là la véritable originalité de M. Browning. Tâchons de la surprendre à l’œuvre.

Pour cela, c’est à Paracelse qu’il nous faut revenir. L’oeuvre est déjà ancienne : elle date de 1835 ; mais heureusement M. Browning lui a récemment donné une nouvelle actualité en la republiant avec des corrections. La première édition nous apprend où il en était il a seize ans ; les corrections nous indiquent où il en est maintenant : elles sont donc comme des flèches géographiques, qui marquent le sens du courant.

Paracelse, malgré sa forme dramatique, n’est pas un drame, mais une suite de conversations et de monologues. Quoique M. Browning ait cherché à ne point s’écarter de la vérité historique, il a laissé de côté et les opinions du célèbre médecin et les incidens de sa carrière aventureuse. Au lieu d’écrire la biographie de Philippe-Auréole Paracelse, né en 1493 à Einsiedeln ; il est parti de sa biographie pour tâcher de saisir les phases qu’avait dû traverser son esprit. À mieux dire, il a étudié chez lui la passion en deux actes de toutes les intelligences supérieures qui ont assez de génie pour sortir des voies de leur temps, mais trop peu de force pour traverser, sans défaillir, toutes les épreuves inévitablement attachées à l’initiation du novateur. La première partie du poème embrasse la jeunesse du héros, ce qu’elle croit pouvoir et ce qu’elle peut, ce qu’elle ambitionne et ce qu’elle obtient. Au début, nous sommes près de Wurzbourg, dans le jardin de Festus et de sa jeune épouse Micheline, qui s’entretiennent avec Paracelse de ses espérances, et qui s’efforcent en vain de le retenir auprès d’eux. Paracelse veut parcourir le monde pour y chercher la science qu’il ambitionne, la vérité universelle. La scène suivante nous le montre à Constantinople : il est déçu, harassé, tout prêt à désespérer de lui-même ; il n’est sauvé du désespoir que par la rencontre d’un personnage assez mystérieux qui a nom Aprile, et qui lui rend le courage de tenter encore quelque chose en lui apprenant à mettre moins haut ses espérances. Là finit la première journée du poème. La seconde s’ouvre à Bâle, où Paracelse professe la médecine et la chimie. C’est avec son même ami Festus qu’il s’entretient du but nouveau auquel il s’est voué depuis qu’il a été forcé de dire adieu à la science absolue. Il a donc sa seconde aspiration. Il professe. Après n’avoir songé qu’à s’éclairer lui même, il essaie d’éclairer les hommes : il renonce à acquérir davantage pour transmettre à d’autres ce qu’il a acquis ; mais, ici encore, ce qu’il se propose a pour lendemain ce qui l’empêche de réaliser tous ses désirs. Après la scène de ses triomphes comme professeur vient celle où il est forcé de quitter Bâle et les Bâlois, qui lui refusent jusqu’au prix de la santé qu’il a rendue aux moribonds. Il a retrouvé son ami à Colmar, et c’est lui qui raconte à Festus comment ses succès ont engendré des jalousies et comment la sotte adoration de ses admirateurs s’est changée en une sotte injustice. Que fera-t-il à l’avenir. Il n’ose pas se le demander : il a peur de son haineux mépris pour les hommes ; il a peur de trop relever le gant qui lui a été jeté, en répondant par la violence à ceux qui ne savent qu’insulter au mérite, en dupant les aveugles qui veulent être dupés, en se faisant charlatan pour ceux qui ne restent fidèles qu’aux charlatans, aux prophètes toujours disposés à promettre l’impossible. La conclusion du poème est l’hôpital de Salzbourg, où vient mourir Paracelse.

Dans son ensemble, on le voit, l’œuvre de M. Browning déroule une vieille histoire qui a reçu autant de noms que le juif errant. C’est la lutte du désir et de la nécessité, de l’individu et du monde, de la grace et de la loi, du génie des masses. De la sorte, elle se trouve exprimer les idées de M. Browning sur le progrès et sur les voies par lesquelles ils opère. Comment le monde marche-il ? de quel côté doit-il attendre ce qui est nécessaire ? Où est la résistance ? où est la force d’avancer ? La réponse à cette question implique toute la politique d’un homme, et pour sa part M. Browning n’y répond pas comme la majorité de nos écrivains. Il se rapproche assez des opinions que M. Carlyle a énoncées dans son Culte des héros et que Shakspeare avait déjà laissé percer dans son Coriolan.

« Pesez bien mes paroles, dit Paracelse à Festus c’est dans l’individu que l’humanité se développe, et c’est seulement en suivant les traces d’un homme que la foule toujours lente a chance d’avancer. La mer reste dans son lit pendant des siècles jusqu’à ce qu’une vague, une seule entre les multitudes, vienne étendre l’empire de toutes, en gagnant peut-être quelques pieds sur la bande de sable qui avait si long-temps arrêté leurs efforts. Dès-lors les autres, jusqu’à la plus faible, se précipitent dans la brèche, qui est conquise une fois pour toutes. Je me trouverai satisfait si mes travaux, sans pouvoir plus, suffisent du moins pour ouvrir ainsi une trouée, pour préparer un plus vaste champ à la pensée : cela, ils le feront, je le sais… Je précède mon siècle, et quiconque en a l’envie est parfaitement libre de faire de moi l’usage que j’ai dédaigné de faire de mes prédécesseurs, — par vanité peut-être ; mais, si leur science m’avait paru une merveille, j’aurais été autre que je ne suis. »

Et ailleurs, tandis que Festus lui parle de la foule qui se presse avec admiration autour de sa chaire :

« Ils sont tous de même : ils commencent par traiter de chimère tout ce qu’un homme peut entrevoir au-delà de leur horizon ; puis, quand cet homme dont ils avaient prédit la déconfiture réussit à faire dans sa carrière quelques pas douteux et mal assurés, voilà qu’ils s’attendent à voir le terrain disparaître d’un bout à l’autre sous ses pieds. »

Malgré soi, on se rappelle le magnétisme.

Je me hâterai de l’ajouter cependant, il s’en faut que M. Browning méprise les masses. C’est même un aveugle mépris de ce genre qu’il nous montre à la racine des avortemens de Paracelse. Quant à lui, il sait, il croit que chacun a son rôle ; seulement ce n’est pas aux masses qu’il attribue la force active, la puissance d’avancer. En regard du génie, elles sont à ses yeux la résistance, la forme sous laquelle agissent ces grandes nécessités qui veillent sur le monde, et qui sont chargées d’arrêter tout développement individuel avant qu’il impose à la création entière son idéal à lui.

Mais pourquoi Paracelse pour emblème de ce rôle du génie ? pourquoi lui plutôt qu’un génie plus complet ? a-t-on demandé à M. Browning. Entre autres raisons, il en est une, je crois, qu’il a suffisamment avouée ou trahie : c’est qu’il avait reconnu chez le médecin du XVIe siècle, auquel du reste on commence à rendre justice[3], une disposition d’esprit qui est aussi la sienne ; il y avait retrouvé cet indicible respect pour la réalité qui dans la science devient de l’expérimentation, dans la religion fait entrevoir partout l’opération divine, qui dans la vie de tous les jours enfin se traduit par une tendance à chercher la raison d’être des choses et à regarder à deux fois avant de condamner ce qui ne cadre pas avec la petite idée qu’on s’est faite de ce qui devrait être.

Écoutons plutôt Paracelse à son lit de mort :

« Ce n’est pas une hallucination qui le ranime, murmure Festus en le voyant sourire ; vous êtes donc pardonné, Auréole ? Tout votre péché vous est remis.

« PARACELSE. — Pardonné ! et pourquoi un pardon ?

« FESTUS. — C’est la glorification de Dieu qu’il est enjoint à l’homme de chercher, et vous…

« PARACELSE. — J’ai vécu. Il nous suffit de vivre pour chanter la louange du Seigneur. Il est vrai que j’ai beaucoup péché ; je le pensais, et j’ai besoin en effet de miséricorde, moi qui me suis efforcé de faire ce que je croyais le mal, mais, que nous veuillions faire de notre mieux ou de notre plus mal, la louange de Dieu s’élève et s’élèvera à jamais.

« FESTUS. — Mais tout cela revient au même. Il est vain pour l’homme de tourmenter de ce qui ne relève pas de lui…

« PARACELSE. — Non, non, ne m’interprétez pas ainsi ; que mes paroles ne produisent pas plus de mal que je n’en ai fait. Si je retourne joyeux à Dieu, quoique sans lui rapporter d’offrande, si je semble n’aimer que plus ardemment mon Dieu à cause de mes fautes qui me laissent sans titres et sans droit devant lui, comprenez-moi bien. Il peut se faire qu’il n’en soit pas de tout comme de moi ; il se peut que des récompenses plus hautes attendent le mortel assez fort pour persévérer jusqu’à la fin. D’ailleurs, je ne suis pas tellement sans valeur, quoique j’aie trop vite cessé d’obéir aux instincts de cet pontent temps.

« FESTUS. — Quel heureux temps ! Pour l’amour de Dieu, pour l’amour de l’homme, quel est ce temps que tu appelles heureux ? Tout ce que mon espérance est d’apprendre, ta réponse me l’apprendra. Cet heureux temps ! lequel ?

« PARACELSE. — Lequel, si ce n’est celui où je me suis consacré à l’homme ?

« FESTUS. — Grand Dieu ! tes jugemens sont inscrutables.

« PARACELSE. — Oui, cela était en moi ; j’étais né pour cela… Les fiévreux appétits, les élans incertains et sans but, les ambitions à courte vue, les méfiances, les méprises, tout ce qui se termine par des larmes m’a été épargné. Dès l’abord, j’ai su, j’ai senti, mais non comme on peut sentir ou connaître autre chose ; c’était une vaste perception inarticulée, incompréhensible pour notre intelligence, et qui pourtant se faisait sentir et connaître dans toutes les oscillations et les transformations de mon esprit, je dirais presque dans tous les pores de ce corps qui s’en va. Je sentais, je savais ce qu’est Dieu, ce que nous sommes, ce qu’est la vie, comment Dieu prend une joie infinie dans des voies infinies, — éternelle joie lui-même dont émane tout être… Où est la satisfaction, Dieu est, et toujours avec un bonheur entrevu au-delà… Le feu central se gonfle sous la terre, et la terre change d’expression comme un visage humain. Le métal en fusion jaillit au sein des roches ; il se ramifie en brillans filons, et Dieu s’en réjouit. Les flots de la mer irritée se bordent d’écume, comme les lèvres de la colère, tandis que dans les profondeurs solitaires surgissent des groupes étranges de jeunes volcans, tournant l’un sur l’autre, comme des cyclopes, leurs yeux enflammés, et Dieu prend plaisir à leur inculte orgueil. Puis tout est morne ; la terre est une masse glacée : c’est l’hiver. Mais l’haleine du printemps comme une folâtre chanteuse, effleure en dansant son sein pour l’éveiller ; une rare verdure commence à poindre çà et là sur les talus rugueux, entre les racines desséchées des arbres et les crevasses de la glace, comme un sourire qui tente de s’épanouir sur une figure ridée. L’herbe verdoie, les branches se gonflent de fleurs, semblables à des chrysalides impatientes d’aspirer l’air. Les bourdons affairés luisent et bruissent ; les scarabées courent le long des sillons ; les fourmis sont toutes en mouvement. En haut, les oiseaux volent en joyeux essaims ; l’alouette prend son essor toujours, toujours plus haut, frémissante de plaisir. Au loin dort l’océan ; les blanches mouettes voltigent sur la plage, où le sable est pourpré de coquilles ; les créatures sauvages vont à leurs amours dans les bois et les plaines, et Dieu renouvelle ses anciennes extases. Ainsi habite-t-il en tout sens et dans tout, depuis les plus imperceptibles rudimens de l’être jusqu’à l’homme, sa consommation, l’achèvement de cette sphère de vie ; l’homme dont tous les attributs, déjà disséminés avant lui dans le monde visible, y flottaient comme pour se chercher ; fragmens d’essai qui demandaient à se combiner dans quelque tout merveilleux, qualités encore imparfaites à travers la Création, et qui semblaient désigner quelque créature à naître, quelque centre où les rayons épars viendraient converger. La force, non point l’impulsion aveugle, ni l’énergie harmonieusement réglée par la science suprême, mais la force usant d’elle-même à ses risques et périls, avec l’espérance et la crainte pour la stimuler ou la contenir ; la science, non pas l’intuition, mais le lent et incertain produit d’un travail qui ajoute à son prix et que soutient l’amour ; — l’amour, non point d’une pureté sereine, mais fort par sa faiblesse, mais semblable à une plante semée par le vent sur un sol ingrat, et belle de ses fleurs dégénérées avec leurs douces et pâles nuances inconnues dans un climat plus fortuné ; l’amour qui endure et qui doute, qui souffre beaucoup et qui est beaucoup soutenu, un amour troublé d’ombre qui n’abandonne pas et se dévoue, une confiance tâtonnant dans le demi-jour et souvent chancelante ; tout cela en germe, tout cela et plus encore à l’état d’indication, se montre éparpillé partout, et toutes ces possibilités cherchent un objet où s’épanouis et résider, toutes ébauchent vaguement la race qui va venir, et l’homme apparaît enfin ; c’est le sceau apposé à tout ce qui précède. Une phase de l’être est complétée, et un reflux de lumière rejaillit du grand résultat sur tous les degrés inférieurs, qu’il explique mieux en ruisselant du sommet à la base…

« Mais dans l’homme complété commence une nouvelle ascension vers Dieu. Des pronostics avaient annoncé sa prochaine venue ; en lui surgissent d’augustes anticipations, des symboles, des types d’une splendeur promise, qui jusque-là, était restée toujours en avant dans l’éternelle spirale parcourue par la vie ; car les hommes commencent à déborder la limite de leur nature, à sentir de nouvelles espérances et de nouvelles inquiétudes qui supplantent rapidement les joies et les chagrins de leur humanité. Ils deviennent trop grand pour les étroites formules du juste et de l’injuste, qui s’évanouissent devant un désir insatiablement avide de bien, tandis qu’eux-mêmes se sentent de plus en plus inondés de paix. Déjà il se rencontre de tels hommes sur la terre, majestueux et sereins, au milieu des créatures à demi formées qui les entourent et qu’ils ont à sauver et à rapprocher d’eux à la fin. J’étais de ceux-là ; jamais le n’ai rêvé un bien imaginaire, distinct de celui de l’homme ; jamais je n’ai connu un devoir à accomplir, une gloire à laquelle il eût fallu travailler aux dépens de l’homme, en y consacrant des facultés détournées de son service et des énergies capables de lui profiter ; jamais je n’ai craint que son triomphe ne contrariât ailleurs quelque autre triomphe, car Dieu est glorifié dans l’homme, et c’est à la gloire de l’homme que je me suis voué corps et ame. Et pourtant, tel que j’étais, et avec tous ces dons, j’ai échoué. J’ai contemplé jusqu’à m’aveugler les énergies de notre humanité, ses capacités. Je ne pourrais pas en détourner mes yeux, c’était là tout pour moi, c’était là ce qu’il s’agissait d’entretenir et d’accroître, n’importe à quel prix, de dérouler et de faire éclater tout d’ un coup, comme le signe, le blason et le caractère de l’homme. Je ne voyais aucune utilité dans le passé ; il m’apparaissait seulement comme une scène de dégradation, de laideur et de larmes, comme une chronique honteuse que mieux valait oublier… Je ne voyais nulle raison pour que l’homme, dès maintenant, ne se suffît pas pleinement à lui-même… J’aurais voulu que l’espace d’un moment le mît en possession entière de ses titres, de tous ses moyens latens de suprématie sur le monde des élémens.

« Mais toi, toi, fils chéri des jours à venir, tu ne rejetteras pas ainsi le passé, le passé tout rempli de profonds enseignemens sur les termes auxquels la terre t’est donnée à bail. Pour toi, le présent prendra une beauté distincte et tremblante en regard de son ombre, qui mettra ses traits en vifs reliefs. L’avenir, pour toi, ne s’ouvrira point non plus tout d’un coup, comme s’ouvrent les zones successives des merveilles infinies pour l’esprit qui vole de ciel en ciel dans sa sécurité bienheureuse ; mais l’espoir et la crainte entretiendront en toi ta nature d’homme. Tout cela m’a été caché. »

Dans tout ce fragment, ce me semble, bien que la poésie de M. Browning ait trop d’entraînement plutôt que trop peu, elle n’en renferme pas moins un jugement d’historien profondément rassis et perspicace. Il ne s’est pas formé une idée de son héros en n’envisageant que lui ; il l’a distingué en distinguant autour de lui son époque, et il a compris ses actes par ce qu’ils avaient en commun avec tous ceux de son temps. Le Paracelse du poème est un homme ; mais c’est aussi cet esprit gibelin et temporel qui, au XVIe siècle, commençait à poindre et qui préparait le quaker Fox avec son mépris de toute théorie, la science studieuse avec son mépris des à priori, les temps modernes en général avec leur mépris de l’idalisme que Rome la païenne partageait avec les ascètes chrétiens. C’est l’esprit pratique qui venait enseigner à l’homme à faire le meilleur usage possible de la vie, tandis que l’idéalisme romain ou monacal lui avait dit : — Méprise les choses de la terre ; fais-toi un idéal et offre-lui tout en holocauste ; fais-toi des principes, et périsse le monde plutôt que tes principes ! Décide ce que l’on doit voir dans tous les phénomènes avant de regarder ce qu’on peut y voir ; fais-toi des systèmes, et périssent toutes les indications de l’expérience plutôt que tes systèmes ! Ce n’est pas tout. Paracelse mourant et se jugeant lui-même représente en même temps le bien et le mal de ces tendances, ce qu’elles promettaient de glorieux et ce qu’elles ont produit de funeste. — Des progrès en germe dans des énergies qui ne se révélaient que par des erreurs et des échecs, tel est aussi l’alpha et l’oméga du quakérisme, du cartésianisme, du radicalisme. — Comme Paracelse, les adeptes de ces doctrines se sont éblouis à contempler les facultés disséminées tout à travers l’humanité et à rêver la perfection et toutes les merveilles qui pouvaient en sortir. Leur folie a été de vouloir quand même, et tout d’un coup, la réalisation définitive d’effets qui doivent demander des siècles pour se dérouler. Leur péché irrémissible a été de ne pas deviner à quoi servaient les règles, les académies et les autorités, et ils ont bouleversé le monde, parce que leurs rêveries supposaient à chaque individu humain toutes les facultés humaines, et parce qu’au lieu de procurer aux hommes ce qu’il fallait à des êtres comme ils étaient, elles ont prétendu leur donner et ne leur laisser que ce qui eut été nécessaire et suffisant pour des êtres comme ils n’étaient pas, pour des saints et des génies.

Paracelse a donc un sens historique. Il en a un autre plus vaste. Au lieu de la soif de connaître qu’il sent en lui, lisez la soif du plaisir ; au lieu des connaissances du passé qu’il rejette, lisez les convenances dont on se rit à vingt ans, quand on est dominé par la sensualité et non par le génie ; au lieu du besoin de vivre qui se réveille plus tard chez le penseur fatigué, lisez le besoin d’inspirer de l’estime et de faire une fin, et aussitôt le Paracelse de M. Browning devient l’emblème de toute jeunesse.

Il commence par étudier la science de son temps mais tout d’un coup il s’arrête et s’affaisse. « Il n’y avait pas jusqu’au moindre piocheur de l’école qui ne fût sûr de tout et parfaitement content de lui-même, nous dit-il mais-moi j’étais plein de doutes et de perplexités ; un mot suffit : je m’étais pris en dégoût, tant je me trouvais faible à côté des autres : » C’est le début, la puberté morale. Après être débarqué au milieu des choses qui se trouvaient avant lui sur la terre, il les a suffisamment essayées pour se révéler sa propre nature par ses impressions, et, à peine née, l’ame qu’il s’est créée n’a plus qu’un mot à lui dire : c’est que rien de ce qu’elle a rencontré ne saurait la satisfaire. « La science de vos sages, s’écrie-t-il avec un magnifique dédain, on peut en voir les fruits dans notre monde de ténèbres et gémissemens, dans les luttes : sans fin et dans toutes les souffrances qu’elle n’a pas su guérir. » La science du passé ne peut pas donner tout ce que ses désirs réclament, donc il n’y a rien de bon en elle. Il aspire, il est une aspiration vivante qui ne veut plus s’occuper qu’a s’interroger elle-même, à découvrir tout ce qu’elle désire, et à le vouloir quand même, en ne voulant que cela. Il repousse tout appui ; il renonce à toute affection et à toute joie ; il est résolu à ne rien accepter des hommes, pas même leur approbation ; il veut éclairer l’humanité ; mais il entend « ne recevoir aucun service de ceux qu’il servira. »


« Que vous dirai-je ? répond-il à Festus, — dont l’affection de cette voie, qui ne peut être la bonne, puisqu’elle conduit dès l’abord au dédain de toute affection humaine ; — que vous dirai-je ? Dès mon enfance, j’ai été dévoré d’une flamme qui brûlait toujours, tantôt sourde, tantôt vive, comme si quelque volonté hors de moi l’attisait ou la calmait tour à tour… Encore une fois j’aime mon but pour ses seuls attraits : c’est la valeur même de ma vocation qui m’attire. — Vos sages l’ont répété : homme, c’est-à-dire faible ; raison de plus pour que je me donne corps et ame à ma résolution ; hors d’elle, tout le reste… peu importe ! Je ne perds que peu en rejetant tout encouragement toute aide autres que les siens ; je le regrette : je n’ai pas assez de sacrifices à lui faire… Les sages ont tout perdu ; moi, je dois me contenter de tout gagner.

« — Je ne chercherai plus à vous retenir, répond Festus. Il nous a été accordé des facultés qui portent avec elles une inévitable destinée. Vous êtes de ceux qui doivent trouver autour d’eux des instrumens dociles, et qui sont faits pour attirer vers eux les esprits moins forts en leur inspirant un amour que jamais eux-mêmes ne peuvent éprouver. »


Paracelse part donc ; la, paisible retraite où il prend congé de ses amis, la douce et tendre Micheline, qui partageait toutes ses espérances et qui s’est effrayée seulement en l’entendant renoncer au bonheur d’aimer, tout le petit monde enfin du bon pasteur Festus est un suave tableau de ces premières joies du foyer que l’on quitte pour aller à son but, ou du moins pour aller où il appelle et aboutir où il plait à Dieu.

Tournons la page. Paracelse est à Bâle. Les cures qu’il a opérées l’ont rendu illustre ? Il a été appelé à professer à l’université, et les savans de l’Europe se pressent à ses leçons. C’est ici surtout que se dessine la pensée qui fait l’unité du poème. – Fort probablement d’autres écrivains auraient considéré les succès médicaux de Paracelse comme la conséquence naturelle d’une suite d’efforts dirigés vers la médecine : ils y auraient vu l’accomplissement des espérances qui l’avaient mis en marche, ce qu’il avait pu en un mot, parce qu’il l’avait voulu. De la sorte, ils auraient indirectement donné à entendre que dans ce monde, si l’on peut, c’est parce que l’on a voulu tout juste ce qu’on finit par pouvoir. Telle n’est point la morale de la fable de M. Browning. Si le Paracelse du poème arrive en médecine et en chimie à des résultats importans, ce serait plutôt parce qu’il avait ambitionné davantage et attire chose : la science absolue, — et parce qu’il a su, un instant du moins, renoncer à ses prétentions infinies. En prenant sa vocation pour une volonté du ciel, il ne s’était pas trompé : ce qui aspirait chez lui, c’était bien une force et une puissance capable d’accomplir ce que Dieu voulait ; mais c’était aussi une force qui ne savait pas encore tout ce que Dieu voulait qu’elle sût, et qui devait d’abord s’y heurter pour l’apprendre. Un désir qui indique des facultés, et une direction qui veut dire qu’elles n’aboutiront pas sans changer de route, c’est à peu près ainsi que le poète juge dans la personne de son héros les aspirations de toute jeunesse.

« Je suis ici, répond Paracelse à Festus, qui se réjouit de ses triomphes ; ici ! comme si ce mot seul ne signifiait pas défaite. Une chaire à Bâle !… Puisque vous voyez là une si magnifique destinée, puisqu’à vos yeux il n’est que juste et naturel que toute ma vie ait été déshéritée de ses joies pour me mettre à la hauteur d’une pareille position, loin de moi l’idée de nier que je sois parfaitement apte à occuper le petit coin qui m’est assigné dans l’espace infini…

« FESTUS. — Vous n’imaginez pas que je comprenne rien à votre langage.

« PARACELSE. — Vu avez connu mes espérances, l’histoire en est courte. Je ais enfin qu’elles sont irréalisables, que la vérité est aussi loin de moi que jamais, que j’ai gaspillé ma vie, que m’en désoler serait vain, que tout effort pour replâtrer ou rapiécer l’irrémédiable serait également superflu, et tout cela m’a été inculqué par la bonne et vieille méthode sans réplique : celle de la violence, de par le droit du plus fort.

« FESTUS. — Cher Auréole, se peut-il que mes craintes aient été fondées ? Dieu ne peut pas vouloir…

« PARACELSE. — Ah ! ah ! c’est là ce que j’admire le plus, que des hommes de votre valeur puissent parler sans cesse de la volonté de Dieu, comme ils disent ; on jurerait qu’il suffit de lever un peu les yeux pour la voir inscrite en gros caractères sur la voûte du ciel. IL est à peine sage de mettre sur le en gros caractère sur la voûte du ciel. Il est à peine sage de mettre sur le tapis de tels sujet : les doutes abondent et la foi est faible. La volonté de Dieu à mon égard ! Je la connais à peu près autant qu’une pauvre brute muette et torturée peut deviner celle de son maître, d’après les coups qui pleuvent sur elle, où qu’elle aille, et qui la poussent à rester le plus long-temps là où elle a le moins à pâtir. Je suis dans le même cas, et voilà pourquoi je poursuis mon chemin, dompté et non convaincu. Je sais aussi peu pourquoi je mérite d’échouer que pourquoi j’ai eu meilleur espoir dans ma jeunesse ; je sais seulement que je ne suis pas le maître, et je reste ici jusqu’à nouvel ordre, comme un obéissant manœuvre…

« FESTUS. — Si j’interprète bien vos paroles, j’avoue que je ne puis pas me désoler beaucoup de l’avortement de vos premières espérances ; peut-être m’en réjouirais-je plutôt. Qu’elles aient été trop sublimes pour se réaliser, c’est un mérite de plus pour vous ; vous ne vous êtes pas cramponné aveuglément à elles, pour périr avec elles. Vous n’avez pas haineusement refusé de vous relever, parce qu’un ange vous avait terrassé, vous qui n’aviez pas d’égal sur la terre. Quoique la transition ait été trop brusque et trop rude pour ne pas vous faire souffrir, pourtant vous suivez votre pénible sentier, comme s’il était jonché de fleurs ; c’est bien. Et la récompense vous viendra de celui que nul jamais servi en vain.

« PARACELSE. — Cela est fort beau ; moi, j’imagine que, pour être conséquent avec moi-même, je devrais mourir sur l’heure. Et pourtant, faut-il l’avouer ? comment ce sentiment s’est glissé et développé en moi, je l’ignore ; mais il est là. J’éprouve un regret aussi passionné pour la jeunesse, pour la santé et pour l’amour ; que si la jouissance de ces biens avait été le premier et l’unique objet de mes pensées. Cela m’a profondément humilié, et cela a certainement pesé son poids pour me rendre plus docile à un certain conseil, à un mystérieux avis que vous ne comprendrez pas. Il m’est venu d’un homme que j’avais rencontré moribond, et qui m’a recommandé, si je voulais échapper à sa désolante destinée, de travailler tout de suite pour mes semblables, de ne pas attendre plus long-temps une intervention de Dieu en ma faveur, mais de me défier de moi au lieu de compter sur le temps, et de faire profiter les hommes de ma moisson, si incomplète qu’elle fût. Je n’ai pas le loisir de vous exposer comment, depuis lors, une suite d’événemens m’a conduit ici, dans ce poste où il semble que je puisse utiliser les tristes débris de mon passé, et où je crois entrevoir comme un vague indice que Dieu voit et peut agréer mon expiation. En conséquence, c’est ici que vous me voyez, faisant le bien du mieux que je puis, et si les autres s’ébahissent beaucoup en profitant peu, ce n’est pas ma faute. Seulement je serai heureux quand la farce aura été jouée et que le rideau tombera. Jusque-là il s’agit de faire bonne contenance. »

La mystérieuse rencontre à laquelle Paracelse vient de faire allusion et que Festus ne doit pas comprendre forme un des épisodes importans du poème. Cet ami qui n’était pas attendu est Aprile, et il nous est présenté comme un poète italien qui vient mourir à Constantinople dans les bras du rêveur déçu, au plus fort de son abattement. Une sorte de chœur aérien annonce sa venue. Aprile croit entendre des voix qui l’appellent, celles des esprits qui ont achevé leur journée sans avoir commencé leur œuvre. Lui aussi a fini son temps ; il a voulu aimer sans faire autre chose qu’aimer, et il s’en va sans avoir commencée son œuvre.

Dire au juste tout ce que le poète a voulu personnifier dans cette figure n’est pas facile : non qu’elle soit vague pourtant, — du moins ce n’est pas ma pensée ; mais elle miroite sous le regard, parce qu’elle reflète à la fois un côté de trop de choses. J’ai déjà dit qu’elle pourrait bien être un emblème du génie antique qui finissait son temps. Je crois qu’elle est surtout sous une forme unique l’apparition qui vient un jour pour tous sous mille formes diverses. Aprile, c’est cette partie de notre nature que nous violentons d’abord au profit de nos instincts dominans, et qui tôt ou tard réclame ses droits en nous apprenant son existence par des souffrances. Pour celui qui n’a songé qu’à jouir, le visiteur inattendu est quelquefois la raison qui lui dit : Je suis là. Pour Paracelse, qui a sacrifié sa vie entière au désir de connaître, Aprile est le besoin d’aimer, de jouir, de vivre enfin, non plus pour acquérir des facultés, mais pour produire des résultats et retirer quelque profit d’avoir été homme. Puis tout à coup l’apparition se transforme. Dans les conseils qu’il donne au savant, Aprile devient le type de l’amour qui doit, à une époque meilleure, partager la royauté de l’intelligence. Il est l’amour, comme M. Browning se plaît souvent à l’entendre, c’est-à-dire la bienveillance et la philanthropie qui ne répètent plus : Périsse le monde plutôt que mes volontés ! — c’est-à-dire aussi l’aspiration ; qui n’est plus uniquement le culte de nous-mêmes et de nos idées, c’est-à-dire l’activité et le dévouement qui, au lieu d’être les seïdes quand même d’un idéal, n’aiment au contraire dans leur idéal que les applications salutaires qu’ils voient jour à en tirer. Pour tout résumer en un mot, le mystérieux ami qui est apparu au plus fort de la fatigue montre du doigt le véritable génie : la force humaine résignée et toujours prête a répondre à son maître : Que ta volonté soit faite !

C’est au milieu de son œuvre que M. Browning a placé la visite d’Aprile, et il a eu raison. Tout le début du poème, depuis les premiers tressaillemens du génie encore ignorant de Paracelse jusqu’à ses déceptions, eût pu être également l’histoire de ceux qui arrivent et l’histoire de ceux qui restent en chemin. Il n’en est plus ainsi de la seconde partie. La borne où l’on bifurque est passée. Pour ceux qui doivent arriver, le besoin de jouir et de moissonner qu’amène l’âge mur est un nouveau secours aussi nécessaire à son heure que les illusions à la leur. Après avoir été trop exigeans, après avoir par exemple rêvé, comme Luther, la foi qui vient de Dieu seul et qui suffit à tout, ils savent renier leur rêve en face des révoltes des anabaptistes. Je dis mal ; ils continuent à vouloir leur rêve en apprenant à vouloir également ce qu’il faut d’autorité pour le rendre compatible avec les nécessités dont ils ne se doutaient pas d’abord, et de la sorte ils fondent quelque chose. C’est là la bonne route : ce ne fut pas celle que suivit Paracelse ou plutôt il l’abandonna trop vite. Il avait un instant écouté le conseil d’Aprile, et il eut ses jours féconds ; mais l’aigreur et la colère lui vinrent trop vite en face des résistances qui s’opposaient à sa volonté.

« Lorsque les hommes, dit-il, reçurent avec un stupide étonnement mes premières révélations, leur encens me souleva le cœur. Lorsque plus tard, avec les yeux dégrisés, ils se vengèrent de leur crédulité passée en conspuant mes connaissances réelles, je les pris en haine. Et pourquoi ? C’est que dans mon propre cœur l’amour n’avait pas appris à être sage, à voir que la haine elle-même n’est qu’un masque de l’amour, à découvrir un bien dans le mal et une espérance dans l’insuccès. Je n’ai pas su sympathiser avec les hommes et m’enorgueillir de leur demi-raison, de leurs faibles aspirations, de leurs mains cherchant à tâtons la vérité. Je n’ai pas su aimer jusqu’à leurs grossières superstitions, jusqu’à leurs préjugés, leurs craintes, leurs soucis et leurs doute, où toujours un grain de grandeur se mêle à l’erreur, et qui tous tendent en haut, comme des plantes qui ont poussé au fond d’une mine sans voir le soleil, mais qui le rêvent. »


Nous avons maintenant le dernier mot de M. Browning sur son héros. Paracelse n’eut qu’une moitié du génie. S’il avait reçu le don de sentir palpiter sous les aspects de la nature ses moteurs invisibles et ses secrètes destinations, il n’eut pas également celui de surprendre les nécessités et les fins auxquelles répondent les incapacités et les routines de l’homme. La seconde partie du poème embrasse donc la décadence de Paracelse, et c’est lui-même qui la raconte, ou plutôt qui la prédit, mais je ne le suivrai pas à travers ses angoisses et son mépris pour ses propres faiblesses : j’ai hâte d’abandonner les idées du poète pour tacher d’arriver jusqu’à lui.

Afin de le rencontrer, c’est à l’antipode même du poète Tennyson qu’il faut aller. M. Tennyson habite parmi les hommes. Ses inspirations sont des sentimens éprouvés au contact immédiat d’une réalité sublunaire. Sa poésie est comme un ruisseau d’impressions qui tombent dans un esprit grave, et qui sont contenues par des réflexions qu’elles font chanter en les frôlant. — M. Browning, au contraire est de la famille des Milton plutôt que des Shakspeare. Ses excursions sont des voyages d’esprit ; ses facultés semblent se dépenser en dedans, au fond de son intelligence, et son mérite tient surtout à ce qu’il y rencontre une population de prototypes, qui sont comme les figures de ce qui se passe sur tous les points de l’univers. Ce n’est pas cependant qu’il soit un raisonneur. S’il vit dans le même monde que le penseur, il s’y promène avec d’autres instincts, avec le sentiment du pittoresque et le génie dramatique. Il s’intéresse surtout à retracer les tableaux qu’ont formés devant lui ses idées (c’est le cas dans ses proverbes) ou les drames qu’elles ont joués en sa présence et les émotions avec lesquelles il y a assisté. Chez lui, en un mot, il y a deux être : il y a un penseur qui descend sur la terre pour connaître, qui concevra par exemple le caractère d’un homme d’après les épisodes de sa vie puis il y a un poète qui regarde le caractère déjà conçu, et qui le voit soudain se remettre en marche et nouer d’étranges aventures avec les autres abstractions qui l’entourent.

Ce que vaut le penseur, on pourrait à peine le soupçonner toutes ses idées, si on les envisageait seulement l’une après l’autre. L’ensemble de son poème peut seul donner la mesure de sa supériorité particulière. Ceux qui connaissent les mystères de la production me comprendront à demi-mot. Ils savent où est le signe de la force et de la faiblesse : la force n’est pas de pouvoir engendrer une à une des conceptions puissantes, c’est de pouvoir les porter sans cesser de concevoir et d’engendrer encore, c’est d’avoir la capacité nécessaire pour les contenir et pour attendre qu’il s’en amasse d’autres avant que l’esprit trop plein ait besoin de les digérer ; car alors, quand il commence à les digérer, en d’autres termes, quand il cherche une combinaison pour traduire ce qui est en lui, sa combinaison se trouve être un moyen de rendre à la fois tout un agrégat d’idées.

Pour de tels tours de force, M. Browning est un Hercule ; la puissance de généraliser atteint chez lui à des proportions exceptionnelles, et, pour surcroît de bonheur, la raison ne semble pas lui avoir coûté aussi cher qu’à d’autres : où finit le penseur, il reste encore au poète assez de vitalité pour pouvoir remplir une autre condition du terrible programme, — terrible, ce n’est pas trop dire, car il exige qu’un même homme ait d’abord une intelligence qu’on n’acquiert d’ordinaire qu’en s’atrophiant de tous les autres côtés, et il lui ordonne ensuite de retrouver une nouvelle jeunesse pour s’intéresser, comme un spectateur de vingt ans, au spectacle de ses pensées. Pourtant la condition est remplie dans un sens. Le Paracelse de M. Browning est sorti tout brûlant de sa poitrine. Si les illusions et les souffrances qui parlent sur ses lèvres n’ont pas l’accent mordant des cris que pousse la bouche d’un seul homme ; si elles sont plutôt comme la note unique dans laquelle se résument toutes les notes d’un concert entendu de loin, elles ne palpitent pas moins à leur manière. On a reproché à M. Browning d’être froid, on n’a pas frappé juste. Il n’est pas tendre, si l’on veut ; il n’a pas grand souci de l’homme-individu. L’un ou l’autre, peu lui importe : il voit l’humanité, qui trouve l’un ou l’autre pour pousser en avant sa destinée, et Dieu, qui, à défaut de l’humanité, trouverait autre chose ; mais il n’est pas moins ému pour cela. Seulement son émotion est, comme ses pensées, une vaste généralisation, une résultante de tous ses souvenirs, un mélange, non pas un rapprochement, mais une combinaison parfaite de révolte et de résignation, de mépris et de respect. La résignation fait ressortir la violence du désir, et l’enthousiasme implique un dédain. Nous pouvons nous le rappeler : dans son héros, il ne ménage pas l’emploi que la jeunesse fait de ses facultés, et pourtant il plaint et vénère cette aspiration de jeunesse dont les folies sont notre unique capital de vie. Il hait les procédés des illusions tout en se réjouissant des résultats qu’elles amènent. Il est obsédé par une sorte de cauchemar qui lui répète comment nos œuvres et nos agitations ne sont que néant, comment tout acte humain est un commencement arrêté malgré l’homme, par conséquent une honte pour la volonté humaine qui s’était proposé de réaliser un plan tout entier, et cependant, tout en jetant avec une douloureuse aigreur le mot impuissance, il s’enthousiasme du même souffle pour les énergies infaillibles qui atteignent leur but par nos erreurs et pour le plan complet qui se parachève par nos commencemens. Bref, il a le sens de la vie, en bloc ; il a surtout le profond sentiment de la masse de force qu’il faut dépenser en pure perte, rien que pour apprendre le tour de main qui permet d’utiliser ce qu’il en reste : une goutte. Aussi a-t-il pris pour héros un génie avorté « dont la grandeur se mesurait à la dimension de son ombre. » Un tel symbole résumait mieux ses impressions sur la destinée humaine. D’ailleurs, il fallait un Paracelse pour que le poème renfermât un Festus, et Festus c’est M. Browning sous une de ses faces, avec sa confiance dans le maître qui en sait plus que nous, et avec son respect endolori pour toute supériorité humaine. On n’invente pas des sentimens comme ceux-ci, par exemple : « Le voilà donc lui, le plus brave champion de la terre, lui, la seule compensation accordée pour des milliers de générations qui courent au néant et ne laissent pas de trace ! Mon Dieu, tu ne peux pas trouver mal que je me range de son côté : il a grandement péché, mais moi je n’aurais pas pu pécher de la sorte. »

Voilà certes de l’émotion devant ses propres abstractions, et cependant le poème, après tout, ne serait-il pas comme un de ces péchés sublimes dont parle Festus ? M. Browning semblerait presque l’avoir pensé, car son œuvre était à peine achevée, qu’il écrivait dans sa face : « Il est à présumer que je ne recommencerai pas une pareille tentative. » Ce qui n’est pas douteux, c’est que la poésie de son œuvre manquait bien de corps pour venir habiter parmi les hommes. Qu’elle eût pu garder toute son ame en se matérialisant davantage, c’est là une autre, question ; mais en tout cas le poète était un peu tombé lui-même dans ces excès du spiritualisme qu’il a si nettement décrits. À force de se préoccuper de l’esprit de justice qui enfante les actes de justice, Luther (comme M. Émerson de nos jours) en était venu à ne plus trop savoir à quoi servaient les œuvres. À force aussi de regarder les actions humaines au point de vue de ce qu’elles signifient, M. Browning, quand il écrivait Paracelse, en était arrivé à ne plus trop savoir à quoi servent dans un drame « ces faits et ces incidens qui, dans la vie, déterminent ou manifestent nos sensations. » C’est lui-même qui s’est ainsi critiqué. — J’en conclurais volontiers qu’il péchait encore par excès de jeunesse. La pensée chez lui, était trop comme l’aspiration de Paracelse : elle était avide de s’exprimer jusqu’à ne songer qu’à elle et à ne vouloir que les moyens qui, pour mieux la formuler, ne formulaient qu’elle. Les images ne manquaient pas certainement : mais si l’on excepte cinq ou six passages magnifiques, elles ne s’associaient pas d’après la logique de la sensation. L’intelligence s’en servait à peu près comme un habitant du ciel pourrait employer ses souvenirs de la terre, pour faire comprendre à un homme les choses qui ne sont pas de la terre. « La vie et la mort, la lumière et l’ombre » n’apparaissaient pas assez en leur qualité« dispensatrices des ravissemens et des tristesses. »

Ces remarques, ce n’est pas moi, pour ainsi dire, qui les faits ; — je n’aurais pas osé : j’aurais eu trop peur d’imiter les vains souhaits des hommes qui, en admirant l’enfance à cause de sa grace, regrettent seulement qu’elle n’ait pas en outre la majesté du vieillard. — Ici encore je répète seulement l’opinion de M. Browning, autant que je puis la deviner d’après la suite de sa carrière ; comme d’après les modifications qu’il a récemment apportées à son Paracelse.

Outre les vers ajoutés ou changés pour donner plus de clarté et de développement, la nouvelle édition de Paracelse renferme d’autres corrections qui ont pour but d’alléger le poème en y faisant prédominer davantage les aspects de la nature. Une de ces retouches donnera l’idée des autres. Dans le monologue où Paracelse entend sa pensée lui répéter la prophétie du vieux Grec : « Tu ne sortiras pas d’ici avant de savoir ce que tu désires, » la nouvelle édition ajoute « Est-ce le vent léger qui vient de chanter ces paroles sur la mer ? »

La même préoccupation se trahit dans le titre (Bells and Pomegranates) sous lequel il a publié une partie de ses essais dramatiques. Les mots anglais ont deux sens : cloches et grelots, clochettes et grenades, et, avec M. Browning pour interprète, ils signifient ’une tentative pour allier la poésie et l’éloquence, quelque chose comme les œuvres et la foi. »

M. Browning a donc voulu revenir à la sensation ; il avait commencé autrement que les autres, il a continué autrement. Chez lui, ce sont les exigences trop exclusives de la réflexion qui ont provoqué la révolte des facultés impressionnables. Quand même il n’eût pas tenu ses promesses, je dirais presque comme son Ogniben de la Tragédie d’une ame : « La promesse sincère, c’est l’homme ; quant à ce qu’il tient, les circonstances et les impossibilités y entrent pour les neuf dixièmes » Ici toutefois, ce qui a été tenu dépasse le dixième ordinaire. Le poète ne s’est pas borné à jeter un regard en arrière et à murmurer tristement ; pourtant il y avait bien des charmes dans cette poésie extérieure que j’ai dédaignée, et à laquelle j’ai renoncé par trop d’amour pour celle qui m’attirait davantage ! – Non, le regret ou le repentir qui, chez le plus grand nombre, eût tenu l’espace d’un moment, a pris chez lui les proportions d’une volonté permanente et presque aussi dense que les premières obstinations de jeunesse. Il semblerait qu’il ait fait un second noviciat, et non pas pour l’amour de Dieu, mais de tout cœur, en ayant le don d’y prendre plaisir. Les fruits en sont là. Il a appris à lire une autre des écritures de la nature. S’il ne s’est pas fait des facultés nouvelles, il a développé ses facultés secondaires, d’abord sacrifiées à ses facultés dominantes, et il a montré que la minorité de son parlement intérieur surpassait en nombre les majorités de bien des cerveaux.

À ce point de vue, ses drames étonnent d’un bout à l’autre, car c’est vers le drame qu’il a été ramené, comme son Paracelse avait été rejeté vers le besoin de vivre. Dès qu’on ouvre ses Bells and Pomegranates, on est frappé d’un changement complet de manière. Autrefois M. Browning cherchait à peindre des lois générales ou morales sans les peindre par les actions et les effets qui, dans ce monde, sont leur unique manière de se montrer, et par cela seul il était forcé de leur donner une réalité fantastique en les représentant, elles et leurs opérations, par des analogies prises de tous côtés. Maintenant le penseur presbyte fournit à l’appui de ses conclusions les remarques d’un observateur myope. Quoique ses personnages soient toujours des êtres particuliers composés d’élémens généraux, il les fait comprendre par des voies et moyens qui s’adressent aux sens. Pour chaque circonstance, il trouve en lui le souvenir d’une petite scène prise sur le fait, et il la crayonne, de telle façon, que son esquisse fait ressortir à la fois les lois morales ou générales qu’il veut montrer à l’œuvre dans cette façon d’agir, et la physionomie du procédé lui-même avec ses autres aspects. Penseur comme il l’était, il garde les avantages en évitant les inconvéniens des natures réfléchies, qui trop souvent ont l’air de connaître les agens qui se manifestent par les choses, sans connaître les choses qui sont leurs manifestations. Bref, il a même la minutie d’un Flamand, et c’est là un précieux renseignement, car il nous apprend que M. Browning peut regarder ce qui se passe devant lui, quoiqu’il réfléchisse, ce qui est rare ; il nous apprend aussi que c’est d’après ses propres observations qu’il généralise. Cela explique sans doute pourquoi ses généralisations, au lieu d’être des idéalités, sont des milliers de réalités dans une seule définition.

Mais le résultat, mais les drames eux-mêmes ? Oui, les œuvres, répéterai-je après Festus, c’est là l’important ; « les facultés me sont connues depuis long-temps, mais les hommes ne peuvent voir que les effets et ne tiennent compte que des valeurs réalisées. » Une œuvre, en voulant être un drame, s’impose des conditions spéciales par le seul choix de ses moyens. M. Browning les a-t-il remplies ? — A vrai dire, je n’aurais pas tout-à-fait le droit de me prononcer, car je ne connais pas toutes ses productions dramatiques : entre autres, je n’ai ni vu ni lu la principale, son Strafford ; mais, à juger de l’inconnu par le connu, je crois pouvoir prédire qu’en la parcourant je serais souvent enthousiasmé, et qu’en la fermant je ne serais pas satisfait. – Ce n’est pas le souffle dramatique qui manque à M. Browning ; ses pensées elles-mêmes sont des êtres qui marchent, et ses personnages marchent mieux encore. Au lieu de retomber dans ses rêveries à lui, il s’oublie volontiers : La passion non plus ne fait pas défaut ; il y a dans Pippa passe telle scène de meurtre qui a des qualités shakspeariennes ; il y a dans la Tache sur le blason telle autre scène qui est franchement pathétique. Le poète d’ailleurs possède la faculté si essentielle de se rappeler les acteurs qui entourent celui qu’il fait parler et les incidens qui ont précédé la circonstance du moment. Les émotions successives de ses personnages se traduisent surtout par le contre-coup qu’ils ont gardé des événemens antérieurs, par les souvenirs du premier acte qui leur reviennent par leur manière de répondre au serrement de main de leur interlocuteur. En résumé, les élémens d’un beau drame sont là presque en totalité, et cependant, je doute que le drame lui-même y soit.

Certes, c’est un curieux fait que cette impuissance de l’Angleterre moderne a produire des œuvres scéniques. — Le génie dramatique y abonde plus qu’ailleurs ; pourquoi n’a-t-elle plus de Shakspeare ? — Ne serait-ce pas parce que, de nos jours, les esprits portés à réfléchir sont trop poussés à vivre exclusivement pour réfléchir ? Sous Élisabeth, les Shakspeares réfléchissaient malgré leur entourage et au milieu d’un monde où dominaient les sensations et les passions. En dépit d’eux-mêmes, il fallait qu’ils vécussent aussi comme leur temps, et les œuvres qui s’engendraient dans leur esprit étaient naturellement doubles comme eux. Suivant le mot si profond d’un fanatique, elles parlaient à la condition des penseurs et des masses.

Quoi qu’il en soit, l’esprit a lieu de s’interroger devant des écrivains comme MM. Browning et Henri Taylor ; tous deux étaient doués pour le drame, et tous deux, malgré la profonde différence de leur talent se sont trompés à peu près de même. Quant à M. Taylor, on pourrait le comparer aux peintres dont les tableaux sont si bien combinés pour retracer un épisode historique, qu’ils ne sont plus combinés pour former un heureux accord de couleurs et de lignes. Il emploie des scènes fort émouvantes en vue de dérouler le jugement qu’il a porté sur une époque ; mais la raison que les scènes ont pour se suivre est tout intellectuelle ; et, pour passer de l’une à l’autre, l’esprit est lancé sur une pente qui l’éloigne de toute émotion.

Parmi les drames de M. Browning, j’accuserais d’une pareille contradiction ceux qui ne sont pas écrits pour la scène, tels que Pippa passe et la Tragédie d’une Ame. Les scènes veulent causer des sensations, et si elles sont rapprochées, c’est en vue de produire un effet qui s’adresse à une faculté encore sans nom en français. On l’appelle en Angleterre le sens de l’émerveillement. À l’égard des pièces comma Luria et la Tache sur le blason, la contradiction ne fait que prendre une autre forme. Le sujet y est trop mélodramatique pour les intentions qu’il sert à mettre en relief. On sent que le poète se violente ; il ne veut pas adopter les combinaisons qui seraient le plus en harmonie avec ce qu’il a à dire de la vie ; il veut avoir des incidens pour le public, et il en résulte que ce qu’il a à dire ne fait pas valoir son sujet pour ceux qui peuvent le goûter, et que son sujet ne fait pas valoir ce qu’il a à dire pour ceux qui seraient à même de l’apprécier. D’un côté, ses personnages sont trop exceptionnels, de l’autre trop génériques. Leurs mobiles et leurs sentimens appartiennent à un degré de développement trop insolite, et ils sont en même temps comme les corps simples d’une chimie qui n’a pu concevoir sa théorie qu’avec une puissance trop exceptionnelle pour généraliser. L’humanité pour le poète se décompose en élémens qui représentent des analogies perçues entre des faits que nul n’a même songé à rapprocher.

Par-dessus tout enfin, M. Browning perd dans ses drames un des plus magnifiques avantages de sa nature : il est parfois d’une impartialité désespérante. Rien de plus sublime que de savoir distinguer et aimer jusque dans le mal les énergies dont le bien n’est qu’une autre manifestation. Rien de plus élevé que de reconnaître dans le grandiose les élémens mêmes du grotesque. C’est là de l’honneur rendu au créateur quand on se place au centre des choses, c’est là du génie épique quand on prend pour sujet les forces primaires qui opèrent partout ; mais dans un drame, quand le poète nous met sous les yeux des faits et des êtres particuliers, il ne s’agit pas pour lui de rester dans le sentiment élevé qui rend justice à Dieu dans toutes ses œuvres, et qui est trois fois saint quand il s’adresse à toutes ses œuvres à la fois. Au lieu de contempler les forces qui se manifestent dans tous les phénomènes, il a voulu appeler notre attention sur une forme particulière de leur action. C’est d’un individu ou d’une œuvre qu’il est question. — Qu’en pense le poète ? Approuve-t-il ? blâme-t-il ? Il faut qu’il le laisse percer, il faut qu’il colore sa description de ses différences ou de ses antipathies, il faut qu’il prenne un parti. C’est ce que M. Browning ne fait pas toujours. La parcelle d’esprit voltairien qu’il renferme monte trop à la surface.

Qu’est-ce à dire ? que le drame est peut-être pour M. Browning un pas de trop du côté de la sensation. Le vent de la porte qu’il avait ouverte pour en retirer Paracelse l’a rejeté, je crois, trop loin, en le poussant jusque-là. La réaction ne s’est pas assez contenue. Tant mieux ; c’est elle sans doute, qui le ramènera dans sa voie avec un plus riche butin. Il se pourrait qu’il y fût déjà rentré ; sa dernière publication donnerait à le penser du moins. C’est une reprise de possession un peu désordonnée, mais elle n’en ressemble que plus à la joie du voyageur qui saute en remettant le pied sur le sol de la patrie. À ce titre, elle mérite d’être lue comme une page nouvelle des aventures de M. Browning. Il est bon de voir ce qu’il rapporte ou ce qu’il va chercher.

Ce qu’il rapporte tout d’abord, c’est une combinaison à doses plus égales de ses deux caractères précédens, disons de ses deux matières. Les limites qui séparent le réel du spirituel, ce qu’on perçoit avec les sens de ce qu’on perçoit par l’esprit, sont à peu près effacées. Il passe brusquement d’une image microscopique à une abstraction, d’un trait extérieur de ce monde à un de ses nerfs invisibles, du sérieux au comique. Pour énoncer des spéculations recueillies, presque solennelles, il emploie une versification qui rappelle Hudibras, et qui sonne comme un carillon de rimes bizarres.

Son volume renferme deux poèmes : la Veillée de Noël et le Jour de Pâques. Le premier s’ouvre par quelques-uns de ces traits à la flamande dont j’ai parlé. La veille de Noël, par une pluie de rafale, M. Browning s’est abrité sous le porche d’une chapelle presbytérienne, et l’un après l’autre il a vu entrer les élus du lieu, figures baroques qui toutes ont semblé lui dire du regard : De quel droit le galiléen vient-il au milieu des saints ? En dépit de ces coups d’œil pharisiens, en dépit de la langue bleue de la chandelle, qui lui tient à peu près le même langage du fond de la lanterne du portail, M. Browning pousse du coude la porte criarde et va s’asseoir au milieu des élus ; mais bientôt il s’enfuit la tête pleine du pasteur vociférant et des ouailles placidement béates. Il est écoeuré par cette dévotion qui veut monopoliser Dieu pour la chapelle de Sion et ses hôtes.

« Et cependant (reprend la seconde voix du poète, car il y a toujours en lui un dialogue de voix qui se répondent), pourquoi concentrer ma colère sur un cas isolé ? C’est toujours ainsi : qui en sait un les sait tous. Ces braves gens ont sans doute un jour senti en eux un certain quelque chose, le mouvement qu’ils nomment l’appel du Seigneur. — Et tout ce mécanisme de paroles et d’intonations, ces textes avec un gémissement par verset, sont leur méthode à eux pour raviver la flamme de cet instant, pour reproduire en eux cet élan qui se fortifie par l’exercice. Je sais fort bien comment cela se passe. La semaine dernière, sur le chemin de fer de Manchester, le toc-toc et le cric-crac de la locomotive me firent venir un air dans la tête et la semaine prochaine, le grincement de la machine chantera de nouveau le même air dans ma tête, tandis qu’il fera seulement frémir les hanches de mon voisin, parce que, chez mon voisin, il ne trouvera pas de filet musical à faire jaillir. »

Le poète est en plein air ; sa poitrine se dilate. Il marche avec une bouffée de pluie à la face et un joyeux rebondissement du cœur, comme si, avec l’aide de Dieu, il franchissait le seuil de son église à lui.

« Moi aussi, s’écrie-t-il, j’ai mon église à moi, et c’est dans cette église-là que j’ai senti ma foi me venir. Dans ma jeunesse, j’ai jeté les regards vers ces mêmes cieux, et sondant leur immensité, j’y ai trouvé la visible omnipotence de Dieu ; mais en même temps, au fond de mon cœur, si plein qu’il fût du sentiment de sa puissance, j’ai lu, avec une égale clarté, le témoignage écrit que son amour débordait encore davantage… Mon esprit a tout ramené à ce seul argument : que lui, l’éternel alpha et oméga, lui qui, dans sa puissance, dépassait tellement tout ce que l’homme peut concevoir en fait de puissance, lui dont la sagesse ne se montrait pas moins infinie, ne pouvait manquer d’être aussi infiniment bon, et que jamais, avec le pouvoir d’accomplir tout ce que l’amour désire, il ne descendrait à accorder moins que l’homme réclame. Ce qu’il révèle d’amour dans la feuille et la pierre, me disais-je, confond la plus haute portée de ma raison. Rien que pour déchiffrer cela, ce qu’il accomplit pour moi dans la feuille et la pierre, il me faudrait une éternité passée à apprendre et apprendre sans cesse. Jamais il ne sera besoin que moi je l’aide à réparer un oubli : Dieu n’aura pas à apprendre d’une créature ce qu’il faut au plus humble des êtres. »


Par une transition qui révèle un grand tact d’artiste, M. Browning nous fait passer de la terre dans le monde surnaturel ; après avoir parlé à la pensée, il prépare l’imagination en la ramenant vers le ciel, où les nuages s’écroulent et roulent à l’ouest, tandis qu’au nord, au sud, au levant, se dessine un arc-en-ciel lunaire, puis un autre, puis un autre qui se perd au zénith.


« Tout à coup je levai les yeux avec terreur : il était là, lui, avec sa forme humaine, lui-même, sur l’étroit sentier, à quelques pas de moi… Il sortait donc comme moi de la chapelle. Je ne songeai plus au spectacle du ciel. Sa face m’était cachée. Je n’apercevais qu’un vêtement flottant ample et blanc, avec sa bordure, que je reconnaissais bien. Je ressentis de l’effroi, pas de surprise. Je me rappelai ce qu’il avait dit : Que partout où deux des siens seraient réunis pour prier, il serait au milieu d’eux. Bien certainement il avait été au milieu d’eux, de ceux qui priaient dans la chapelle, et mes tempes battaient de joie à la pensée que j’apercevais le pan même de sa tunique ; mais bientôt tout mon sang reflua froid et lourd, un nouveau frisson me passa dans les veines, et je m’écriai en m’élançant vers sa robe flottante : — Non, non, Seigneur, cela ne se peut pas que tu t’éloignes de moi, que tu m’abandonne, parce que j’ai méprisé tes amis… Tu es l’amour de Dieu ; ne m’as-tu pas entendu mettre son amour au-dessus de sa puissance ? Il ne faut donc pas que tu te retires de moi… La folie et l’orgueil ont été plus forts que mon cœur ; ce que nous pouvons de mieux est mauvais et ne peut soutenir ton regard, pourtant c’est toujours de notre mieux que nous devons faire. J’ai cru que le mieux était de t’adorer, toi l’Esprit, en esprit et en vérité, comme en beauté, et non dans les formes burlesques et sans nom dont je viens de m’éloigner… La face alors se tourna en plein sur moi, et, tombant à terre, je m’étendis plat comme la laine qu’étend le blanchisseur sous la lumière purifiante du soleil, et, quand le flux qui m’inondait parut se retirer, voilà que je marchais léger et rapide, l’esprit de plus en plus raffermi, mais le corps entraîné dans le sillage de l’ample tunique qui allait tourbillonnant devant moi et m’aspirant dans son tourbillon. »


Toujours aspiré dans le sillage de l’ample robe, il traverse l’espace, il est transporté devant un dôme colossal, il entend des chants et voit les lumières ruisseler sur le parvis d’un temple. Il est à Rome, en face de la grande basilique. Son guide le quitte, il reste seul avec le pan du vêtement dans sa main.


« Oui, me dis-je, il est entré, et il a pris place au milieu d’eux, je le sais. Leur foi a un cœur qui bat, quoique sa tête soit trop étourdie de vertige pour bien guider ses pas. Pourquoi resterais-je ici seul et glacé, au lieu d’entrer résolûment ?… N’est-ce pas lui que ces hommes glorifient ? Je veux élever la voix aussi haut que leurs louanges. O amour des premiers jours chrétiens, flamme sortie de l’étincelle conservée par la secte conspuée, flamme si prompte à jaillir, que l’intelligence antique qui trônait sur le monde roula à bas de son trône comme s’écroulent les images des rêves, — tu t’es levé, et il n’est rien resté d’elle, rien resté des souverainetés de sa parole… En vue même de la Grèce et de Rome, l’amour apprit à ses scribes à abhorrer les beaux artifices de poésie et de rhétorique, à se glorifier, dans leur liberté, de quelque enfantillage extatique griffonné peut-être sur un feuillet arraché à un Tite-Live… Plus rien des triomphes du ciseau, des triomphes de la palette… La musique aussi, qu’est-elle devenue ? L’hiver était trop froid pour l’oiseau de Terpandre. Il prit son vol ; la pierre seule ne pouvait pas partir, elle resta debout, elle ou le marbre, sous les traits de quelque Aphrodite, jusqu’à ce qu’un beau jour un saint bien sale aperçût les pieds de la déesse, plus que ses pieds par malheur, et se vengeât de l’avoir trouvée trop femme en lui brisant le nez. L’amour alors était la grande nouveauté, l’amour était ce qui suffisait à tout.

« Cela seul en dit assez. Dans l’obscurité, l’enfant sait trouver aussi bien qu’au jour la mamelle de sa mère. L’amour ferma les yeux à tous, et ils trouvèrent tout bien. Aujourd’hui, il est vrai, les yeux du monde sont ouverts ; raison de plus pour que rien ne m’oblige à repousser les petits enfans qui veulent encore le sein et qui pleurent autant que jamais pour qu’on les fasse sauter sur le bras, ou qu’on les amuse avec un jargon de nourrice et un joujou à grelots, tandis qu’on voudrait les voir déjà marcher à quatre, ou se tenir sur leurs jambes, ou même essayer de grimper… A l’avenir, j’aurai plus de raison. Quand un toit d’église couvrira n’importe quelle espèce de la grande famille, n’importe quels êtres portant au front le mot amour au-dessus de leurs grands yeux sérieux, je ne mettrai plus un mur entre eux et moi… L’amour ne peut pas trop abonder. Partout où c’est sur l’amour que l’intelligence se décharge de ses fonctions, moi qui ai les deux, je commencerai par rassasier mon amour, quitte à aller chercher pâture ailleurs pour mon intelligence… Et songes-y bien, ô mon ame ! Avant de partir, paie ta dette de respect au grand cœur de l’artiste qui ne tire pas toujours de son marbre la forme à laquelle le bloc se prêterait le plus aisément, qui n’en tire pas toujours la forme symétrique d’un homme complet, tel qu’Adam apparut aux yeux de sa femme, mais qui parfois se sent entraîné à rêver un colosse, et qui résolûment emploie tout son marbre pour le buste immense qu’il a vu dans sa pensée. Il ne peut pas compléter sa figure, les matériaux lui manquent ; mais il concentre son culte sur cette tête que pour rien au monde il ne voudrait amoindrir. Il dit en quelque sort, à la foule : Voyez et admirez quelle conception grandiose de ce que peut être un visage humain ! A vous de la compléter dignement, à vous d’y ajouter une poitrine et des membres. — Béni soit-il. Mon imagination se figure comment un tronc et des jambes rendraient sa statue parfaite, si la main humaine savait plier le marbre à obéir à la volonté. Au lieu de mesquines chicane, j’aime mieux l’espoir plus noble qu’un jour, dans mes voyages d’esprit, je pourrai rencontrer, quelque artiste d’ambition opposée, qui, avec un bloc aussi insuffisant, aura cru mieux de commencer par les pieds du colosse ; car, avant de mourir, il me sera donné de contempler la figure entière. – A peine avais-je dit, que de nouveau j’étais emporté dans la nuit. »


Cette fois, c’est dans une ville d’Allemagne que le poète est transporté : il monte l’escalier d’un vieil édifice qui s’ouvre devant lui, et il arrive dans une salle où, à l’occasion de la Noël, un docte professeur, dissèque avec une sorte de dévotion le mythe de la divinité du Christ. Toute cette scène est touchée de main de maître : — le tableau vit et M. Browning a parfaitement réussi à nous le faire voir à travers son esprit. En apercevant le vieux professeur, « il avait senti un jet d’affection aller de son cœur à cet homme au teint jauni, à ce martyr des enthousiasmes de l’esprit avec ses pommettes saillantes, sa virginité d’ame et ses trois parties de sublime pour une de grotesque. » - Trois parties de sublime pour une de grotesque, trois parties d’attendrissement pour une de ricanement, c’est aussi ce qui compose l’impression que le poète transmet si bien.

Je m’arrête ou plutôt je saute à la conclusion. Si M. Browning fût arrivé en dernier terme à ce spiritualisme cosmopolite qui ouvre les bras à toutes les formes possibles de religion, ses voyages seraient seulement ceux d’un esprit ordinaire. Il ne faut pas plus de supériorité pour tolérer toutes les opinions et toutes les religions, parce qu’on n’en a soi-même aucune, que pour les haïr toutes excepté une, parce qu’on a la sienne. Ne voir que la forme est aussi facile que de ne voir que le fond. Ce qu’il y a de difficile, c’est de pouvoir distinguer à la fois l’intention et le moyen, l’esprit et la forme ; c’est de pouvoir aimer dans toutes les religions ce qu’elles se proposent, et cependant d’en préférer une. Ce qu’il y a de difficile, c’est d’avoir des jugemens doubles, des appréciations faites de plusieurs impressions, des idées qui soient la décision de plusieurs pouvoirs. Ce qui indique la supériorité, c’est d’écrire comme M. Browning :


« Je relevai la tête, et, tandis que mon cœur s’épanchait follement dans une paresseuse et enfantine bienveillance pour toutes les formes de croyance, je sentis le pan du vêtement se détacher de ma main stupide. Je bondis avec la véhémence de l’effroi. — Entre toutes les voies, me dis-je, il doit y en avoir une qui soit la meilleure. À moi de tendre mes facultés pour la découvrir, et, quand je l’aurai trouvée, pour faire profiter mes semblables de ma découverte. C’est là mon rôle terrestre, à moi ; celui de Dieu est au-dessus et distinct. Pour ma part, je suis un homme allié à des hommes, et non une brute parmi des brutes. Dans ce qui peut m’arriver de bon, il faut que les autres aient leur part ; si mes efforts pour les associer à mes gains n’aboutissent à rien Dieu reste, et il me reste à moi la joie de penser que Dieu, par ses voies impénétrables à lui, peut ramener à un unique sentier et y ramène en effet (je veux le croire) tous les voyageurs disséminés. En attendant, je ne puis attester que ce qui a été fait pour moi ; je ne puis témoigner que du soin que Dieu a pris de moi. C’est pour mon propre compte seulement que je sais. Le monde avec ses témoignages roule autour de moi pour me laisser comme il m’a trouvé ; les hommes y poussent leurs cris, mais mon oreille est paresseuse ; leurs générations fleurissent ou s’en vont, que sont-elles tandis que cette voie lumineuse avec ses myriades de soleils partage la voûte du ciel ? Comme mon esprit répare vite sa faute, quand, secouant la torpeur des sens, il se reporte sur ma propre vie ! À ce point de vue, il n’est pas un espace d’atome où ne fourmillent par multitudes les manifestations de la Providence. Et malheur à moi si en face de ce livre, le seul qui me soit ouvert, je ne lisais que des yeux, si je ne savais pas comprendre les avertissemens qui y sont écrits ! Ce soir même, cette nuit de Noël, ai-je été certain que Dieu de sa propre main avait tissé l’arc-en-ciel d’où sa vérité est descendue du ciel dans mon ame ? Je ne puis pas obliger le monde à admettre que c’est lui qui s’est penché vers mon ame pour la guérir ; je ne le puis pas plus que si, dans le coup de tonnerre où l’un a entend un bruit, où l’autre a vu une flamme, j’avais moi seul entendu mon nom prononcé par sa voix. Mais qu’ai-je à m’affliger ou à me réjouir des jugemens du monde, quand demain il détournera à peine la tête pour dire : Cet homme est mort ! »

Il n’y a pas à s’y méprendre, M. Browning est bien là dans son vieux domaine, et son second poème nous conduit au même endroit, ni sur la terre ni au ciel, mais en quelque sorte sous la surface concave des choses terrestres, au milieu même des génies souterrains qui façonnent les effets visibles. Çà et là leur marteau fait tomber un morceau de la croûte solide qui se présente par son côté convexe ; çà et là aussi on entrevoit par quelques fissures les vastes cieux, — ils ne sont pas sans nuages, il est vrai ; — au milieu de leurs astres aussi, on aperçoit quelques comètes errantes, mais les étoiles fixes sont là. Pour descendre de ces hauteurs, on pourrait reprocher cette fois à M. Browning plus d’une tache de style, plus d’une expression manquant de justesse, plus d’une combinaison d’impressions rapprochées par le hasard dans sa tête. Malgré tout, la Nuit de Noël et le Jour de Pâques ne font que me confirmer dans une idée qui sera ma conclusion.

En demandant pardon au poète de le disséquer ainsi tout vivant, je crois que son séjour dans le drame a été comme le professorat à Bâle de Paracelse. Lui aussi, j’imagine, a eu son apparition d’Aprile. Pour tenter sa première tentative, il avait fallu que pour un moment au moins il perdît de vue et l’état intellectuel du public, et l’indocilité des langues humaines, et tous les autres obstacles qui empêchent un homme comme lui de transmettre à d’autres le fond de son ame. Le drame a été le lendemain : j’ai bon espoir de voir arriver un troisième et plus beau jour. Si, comme le poète le pense, on ne peut rien réaliser avec une visée à moins connaître nécessités de derrière avec lesquelles il faut la concilier, il n’aura pas perdu son temps en parcourant les régions où il n’était emporté que par la minorité de ses facultés. Après avoir visité l’antipode de sa première vocation, il sera à même de bâtir sur son propre fief. Au lieu de mettre sa provision de réflexions au service de ses instincts dramatiques et de son talent d’observateur, il utilisera ses observations et ses émotions éprouvées au profit de sa puissance intellectuelle. L’histoire de ceux qui arrivent a toujours un troisième chapitre de ce genre. Après avoir renié leur père et leurs voisins pour penser autrement que tout le monde, ils en viennent ensuite à renier leur propre individualité à cause de sa forme trop exclusive ; mais en fin de compte ils finissent par ne plus nier personne. En se reprenant eux-mêmes, ils reprennent leur famille et ils deviennent les fils de leur père ; ils combinent et améliorent.

Autant que l’on peut prédire en pareil cas, je ne m’étonnerais pas que M. Browning fût réservé à finir par la poésie épique. Sa supériorité est intimement liée à la force d’abstraction qui lui a été accordée, et, quoi qu’il fasse, il paiera le prix de sa supériorité : il sera toujours comme un pauvre somnambule en puissance d’un magnétiseur qui peut l’arrêter d’un geste, et qui à chaque instant le plonge dans une sorte de catalepsie, au milieu de ses plus douces promenades. C’est beaucoup déjà que M. Browning puisse aussi bien faire connaissance avec les réalités de ce monde pendant les entr’actes de ses réflexions, mais jamais il n’excellera, comme M. Tennyson, à chanter ce qu’on peut éprouver devant un objet isolé avec une ame faite de toutes les sensibilités humaines. Son génie à lui, c’est de pouvoir ce que M. Tennyson ne peut pas ; c’est de revoir dans chaque fait un abrégé de la création. Chacun son rôle : aux uns de centraliser toutes les émotions humaines, aux autres de centraliser toutes nos conceptions. Pour les uns, le lyrisme ; pour M. Browning, la poésie épique. Avec lui, bien entendu, il ne serait plus question de batailles ni de Troyens ; chaque chose a son temps, et les héros d’Homère, comme ses dieux, ne sont plus notre épopée. Le merveilleux de l’Iliade était de la vérité pour les Grecs : il faisait descendre sous une forme humaine les invisibles puissances que l’intelligence grecque voyait en effet se mêler aux affaires des hommes. C’est aussi la vérité merveilleuse, mais notre vérité à nous, qu’il nous faut. M. Browning nous la donnera-t-il ? Ce qu’on peut assurer, c’est qu’il semble fait pour le tenter. De tous les poètes que je sache, il est le plus capable de résumer les conceptions de la religion, de la morale et de la science théorique de notre époque, en leur donnant un corps poétique, je veux dire des formes qui soient le beau approprié à ces abstractions, des formes qui représentent les nécessités de ces natures idéales, et qui puissent causer à l’imagination une impression en harmonie avec celle qu’elles-mêmes, comme idées, causent à l’esprit. Je n’oserais pas répondre qu’il puisse trouver un sujet suffisamment heureux comme résumé universel : je craindrais aussi que, dans ses visions, le spécial ne se mêlât trop au général ; mais le général au moins serait une véritable généralisation, et l’ame de l’épopée ne manquerait pas, car, s’il est permis d’affirmer une chose, c’est que M. Browning a le sens des fluides invisibles : c’est un jeu pour lui de distinguer les rapports qui unissent les choses disséminées à tous les coins de l’infini, et qui vont de l’une à l’autre, comme des fils, en passant par-dessus des espaces qu’une enjambée de géant ne franchirait pas.

Pour me permettre une pareille conclusion, qui implique un blâme et un conseil, j’ai une excuse. Comme M. Browning nous l’a dit : « Rien ne se perd de ce qui vaut la peine d’être conservé. Quand on a la faculté de s’émerveiller, et qu’on a fini de s’émerveiller des femmes, on s’émerveille des hommes vivans ou morts ; quand on a fini de s’émerveiller des hommes, il reste Dieu. » C’est à ce moment-là précisément qu’on est mûr pour l’épopée. Il est donc encore parfaitement temps de commencer. Les poètes qui ont produit des œuvres épiques se sont mis tard à la tâche. Déjà, pour eux, la vieillesse était venue « décrépite comme il convient à cet âge ; sans cela, comment auraient-ils pu se recueillir au milieu des souvenirs accumulés de leur cœur ? comment auraient-ils ramassé jusqu’au dernier ces débris des premiers banquets qu’on laisse tomber au début, et qu’on dédaigne par trop d’impatience d’arriver aux délices à venir ? A la vieillesse de méditer sur l’ensemble du passé ; c’est l’heure où il se dessine enfin dans sa vaste unité sous les lueurs du crépuscule qui aident à fondre les nuances printanières et les teintes flétries, tandis que sa silhouette, avec les ombres du soir qui s’enroulent alentour, se dresse grandiose en face de l’esprit, et qu’au milieu de l’obscurité perce un rayon d’un autre matin. » Ces beaux vers de M. Browning ; sont d’un bon augure.


J. MILSAND.

  1. Antérieurement à Paracelse, M. Browning avait cependant publié un petit volume vers intitulé Pauline, qui jamais ne m’est tombé entre les mains.
  2. Dernièrement M. Bailey a écrit un poème dont j’aurai occasion de parler, et toute la presse anglaise ou à peu près s’est enthousiasmée pour le jeune poète ; précisément parce qu’il bénissait le mal lui-même comme le divin ouvrier du bien.
  3. Le poète, chose assez curieuse, a donné une leçon aux médecins. En France, il y a quatre ans à peine, il a paru sur Paracelse une étude qui le réhabilitait comme savant.