La Plante/Partie II, chapitre I

Charles Delagrave (p. 249-263).
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Partie II.
I. — Conservation de l’espèce

SECONDE PARTIE

I
Conservation de l’espèce.

Multiplication par bourgeons. — Elle est insuffisante pour la prospérité de l’espèce. — Une matinée de printemps. — Pêche dans la mare. — Histoire des naïs. — Conservation de l’espèce. — La morue. — L’œuf. — Histoire des méduses. — Les polypes à double forme.

Nous avons comparé la plante à une société de polypes qui vivent en commun sur leur support de pierre et s’accroissent en nombre par bourgeonnement. Chaque rameau est un individu de la plante comme chaque polype est un individu du polypier. Or dans l’une et l’autre communauté, deux fonctions différentes doivent marcher de pair afin d’assurer la prospérité du présent et la prospérité de l’avenir. Les soins du présent concernent la nutrition : ils consistent dans le travail de la séve par l’ensemble des rameaux-feuillés de l’arbre, et dans le travail des sucs alimentaires par l’ensemble des estomacs du polypier. Les soins de l’avenir concernent la reproduction : ils consistent dans le bourgeonnement de nouveaux rameaux, de nouveaux polypes, qui s’échelonnent sur leurs aînés et leur succèdent. Tout individu de la communauté, polype ou rameau, est apte à la fois aux deux fonctions : il travaille aux matériaux nutritifs pour l’entretien du présent, il bourgeonne des successeurs pour perpétuer la race dans l’avenir. Ainsi traversent les siècles, toujours prospères, toujours plus populeux, l’arbre et le polypier.

Mais cette procréation par bourgeons, cette procréation de nouveaux individus superposés l’un à l’autre et fixés invariablement aux points où ils sont nés, ne suffit pas à la prospérité de l’espèce, qui doit se disséminer et peupler les différents lieux où se trouvent réunies les conditions favorables à son existence. Avec des bourgeons tous incapables de se détacher de la souche mère et d’aller ailleurs vivre indépendants et fonder de nouvelles colonies, le végétal et le polypier s’accroissent sans parvenir à peupler la mer d’autres polypiers, la terre d’autres végétaux. La dissémination de l’espèce exige des bourgeons mobiles, qui, parvenus à maturité, abandonnent leurs points de naissance, s’établissent isolément où le hasard les amène et deviennent l’origine de communautés semblables à celles qui les ont produits. Tel est le rôle des jeunes hydres qui, suffisamment fortes, se détachent de l’hydre mère ; tel est le rôle des bourgeons caducs de la plante, des bulbes, bulbilles et tubercules, qui s’isolent de la tige, survivent à sa destruction et continuent l’espèce en alimentant leurs germes avec les provisions amassées dans leurs tissus.

Or ces bourgeons émigrants, si volumineux à cause des vivres emmagasinés, si coûteux à produire et par conséquent toujours peu nombreux, suffisent-ils à maintenir l’animal ou la plante dans une proportion numérique qui sauvegarde l’avenir ? L’hydre avec sa demi-douzaine de rejetons, les orchidées avec leur tubercule unique, l’ail avec ses quelques bulbilles, peuvent-ils échapper aux nombreuses chances de destruction qui les attendent, et se perpétuer à travers les temps ? Telle est la question qu’il nous faut actuellement résoudre. À cet effet, laissez-moi d’abord vous rappeler, mon cher enfant, certaine pêche à laquelle vous avez pris part et dont le souvenir, sans doute, s’est effacé de votre mémoire. Vous étiez tout petit alors ; déjà vous retourniez les pierres, vous souleviez les vieilles écorces des arbres pour trouver ces coléoptères dont les riches élytres font toujours votre admiration ; mais vous n’auriez pris qu’un médiocre intérêt à des sujets d’observation alors trop élevés pour vous. L’âge est venu, l’esprit s’est mûri : il est temps de revenir sur un point resté pour vous inaperçu.

Les choses se passèrent ainsi. Nous étions cinq ou six, moi le plus vieux, leur maître, mais encore plus leur compagnon et leur ami, eux, jeunes gens à cœur chaleureux, à riante imagination, débordant de cette séve printanière de la vie qui nous rend si expansifs et si désireux de connaître. Devisant de choses et autres, par un sentier bordé d’hyèbles et d’aubépines, où déjà la cétoine dorée s’enivrait d’amères senteurs sur les corymbes épanouis, on allait voir si le scarabée sacré avait fait sa première apparition au plateau sablonneux des Angles[1], et roulait sa pilule de bouse, image du monde pour l’antique Égypte ; on allait s’informer si les eaux vives de la base de la colline n’abritaient point, sous leur tapis de lentilles aquatiques, de jeunes tritons, dont les branchies ressemblent à de menus rameaux de corail ; si l’épinoche, l’élégant petit poisson des ruisselets, avait mis sa cravate de noces, azur et pourpre ; si de son aile aiguë, l’hirondelle, nouvellement arrivée, effleurait la prairie à la chasse des tipules, qui sèment leurs œufs en dansant ; si sur le seuil d’un terrier creusé dans le grés, le lézard ocellé, l’iguane du pays des oliviers, étalait au soleil sa croupe verte, constellée de taches bleues ; si la mouette rieuse, venue de la mer à la suite des légions de poissons qui remontent le Rhône pour frayer dans ses eaux, planait par bandes sur le fleuve en jetant par intervalles un cri pareil à l’éclat de rire d’un maniaque ; si… mais tenons-nous en là. Pour abréger disons que gens simples, naïfs, prenant un vif plaisir à vivre avec les bêtes, nous allions passer une matinée à la fête ineffable du réveil de la vie au printemps.

Les eaux de la base de la colline furent visitées avec un soin particulier. L’épinoche avait fait toilette. Les écailles de son ventre eussent fait pâlir l’éclat de l’argent ; sa gorge était frottée du plus vif vermillon. À l’approche de l’aulastome, grosse sangsue noire malintentionnée, sur son dos, sur ses flancs, des aiguillons brusquement se relevaient, comme poussés par un ressort. Devant cette attitude déterminée, le bandit se laissait honteusement couler parmi les herbages. La gent béate des mollusques, physes, paludines, limnées, planorbes, humait l’air à la surface des eaux. L’hydrophile, le pirate des mares, tantôt à l’un tantôt à l’autre, en passant tordait le cou. Le stupide troupeau n’avait pas même l’air de s’en apercevoir. Mais il me faut à regret passer tout cela sous silence, pour en venir à la capture la plus précieuse de la matinée. Au mot de capture précieuse, votre imagination travaille ; peut-être vous attendez-vous à l’équivalent d’un caïman ou d’un alligator. Détrompez-vous : il s’agit d’un débile vermisseau nommé naïs par les savants. Ma capture, mise dans un flacon avec de l’eau et des lentilles aquatiques, fut emportée dans le gousset de mon gilet. De retour, j’installai la bestiole dans le bassin d’un verre de montre, et, la loupe à la main, j’en écrivis le portrait que voici.

Figurez-vous un délicat ruban d’une largeur inappréciable, d’une longueur de deux à trois centimètres, translucide comme de l’ambre et divisé par de faibles sillons transverses en segments ou anneaux. Cette organisation par anneaux disposés bout à bout est du reste commune à tous les vers, qui, pour ce motif, prennent le nom général d’annélides. Chaque segment de la naïs porte pour armure, l’une à droite, l’autre à gauche, deux fines soies raides et blanches ; de sorte que l’animal, en son ensemble, rappelle, dans de mignonnes dimensions, l’épine dorsale d’un poisson. Enlevez la chair à un anchois ; ce qui vous reste est une image grossière de ma bête étalée dans le verre de montre. Les divers os consécutifs de l’épine du dos, les vertèbres, figurent les segments de la naïs ; les deux arêtes qui en partent figurent les soies. D’une extrémité à l’autre, un trait rectiligne se voit par transparence, tantôt brun, tantôt verdâtre, tantôt coloré de rouge, suivant le genre de nourriture de la naïs. C’est le canal digestif. Maintenant, où est la tête, où est la queue de la bestiole ? Voici : à une extrémité, deux points rougeâtres occupent la face supérieure ; ce sont les yeux. À la face inférieure de la même extrémité, une espèce de langue ou de trompe très-extensible, disparaît, reparaît, se raccourcit, s’allonge et s’agite dans l’eau, apparemment pour saisir le menu gibier qui peut passer à sa portée. Le segment terminal qui porte ces deux points oculaires et cette trompe est donc la tête ; et le segment terminal de l’autre extrémité est alors la queue.

Mais il y a tête et tête, vous allez voir ; il y a queue et queue. Promenons avec soin la loupe de l’extrémité antérieure à l’extrémité postérieure de la bestiole. D’abord les segments se succèdent tous pareils de forme à partir de la tête, tous armés de leurs deux soies ou épines ; aucune différence ne les distingue l’un de l’autre. Puis, vers le tiers de la longueur, après un étranglement plus brusque, plus profond que les autres, voici encore un segment avec deux yeux rougeâtres, avec une trompe. Ce ne peut être qu’une tête, c’est réellement une tête ; il n’y a pas à s’y tromper, car cet anneau est la fidèle image de l’anneau chef de file. Que vous en semble ? Une tête au premier tiers du dos, outre celle qui occupe l’avant ! Il n’y a que les bêtes pour avoir de ces idées-là. Quand je vous dis qu’elles ont de l’esprit comme quatre ? — Ce n’est pas fini. Reculons encore. Les segments recommencent identiques entre eux ; puis nouvel étranglement, deux points oculaires, une trompe, enfin une troisième tête. Ne vous récriez pas, continuons. Voici une quatrième tête, en voici une cinquième, et maintenant c’est fini : le vermisseau se termine par une queue, la vraie queue, cette fois, puisqu’il n’y a plus rien par-delà. En somme, la naïs se compose de cinq bestioles pareilles, assemblées bout à bout, chacune embouchant la queue de celle qui précède.

Comment donc s’est formé l’étrange chapelet de vermisseaux ? Vous vous rappelez l’hydre, vous savez comment il lui pousse sur le corps des verrues ou bourgeons, qui s’épanouissent en petites hydres. La naïs, elle aussi, bourgeonne, non par tous les points du corps indistinctement, mais au bout de la queue et nullement ailleurs. Il se produit là une seconde naïs, comme un rameau naît sur sa branche. Quand la naïs fille est suffisamment forte, la naïs mère se met à en pousser une autre, toujours au bout de la queue ; et la nouveau-née, soudée par l’extrémité antérieure à sa mère, par l’extrémité postérieure à sa sœur aînée, refoule celle-ci en arrière. Il en est de même des autres : elles naissent toujours entre la mère et le chapelet de sœurs qui les ont précédées, de manière que, dans la famille au complet, on voit les naïs successives plus fortes et plus longues à mesure qu’elles sont plus éloignées de la mère, parce qu’elles sont plus âgées.

Dans cette chaîne de vermisseaux, à qui le soin des vivres ; qui chasse, qui digère la nourriture, qui prépare les sucs alimentaires ? La mère, uniquement la mère. C’est elle qui, de sa trompe, happe les parcelles végétales en décomposition, les animalcules tournoyant dans l’eau ; c’est elle qui les élabore dans son estomac, les digère, et, une fois la purée nutritive amenée à perfection, la distribue à la communauté par le canal alimentaire qui va sans interruption d’un bout à l’autre de la chaîne.

Bourgeonnant ainsi, une première naïs en produit trois, quatre, cinq autres, suivant sa vigueur. Bientôt exténuée par un travail organique qui se fait aux dépens de sa nourriture, aux dépens de sa substance même, elle met fin à la série de ses bourgeons. Or cinq rejetons suffisent-ils pour assurer la conservation de l’espèce et la maintenir florissante parmi les conferves et les lentilles d’eau ? Je sais bien que si les naïs venaient à manquer dans la mare, la terre n’en tournerait pas moins sur son axe et l’ordre des choses n’en serait pas sensiblement troublé. Croyez-vous après tout que, si une suprême agonie moissonnait le genre humain tout entier, le soleil se voilerait en signe de deuil et que les astres rétrograderaient dans leurs cours ? Nullement, mon petit ami : les grillons continueraient à chanter dans les guérets, et les têtards à frétiller dans la mare, absolument comme si de rien n’était. Extinction de la race des naïs, extinction de la race des éléphants ou des baleines, ces monstrueux monuments de chair et d’os, au fond c’est tout un : c’est la perte irréparable de l’un des types de l’animalité, de l’une des médailles frappées au coin du Créateur. Ce n’est donc pas futile question que de se demander si quatre ou cinq naïs bourgeonnées par une première suffisent pour perpétuer l’espèce. La science, en ses plus hautes méditations, n’a pas d’autre objet que la recherche des harmonies providentielles maintenant les espèces dans un juste équilibre de prospérité.

Eh bien ! cinq naïs succédant à une seule, ce serait beaucoup trop s’il ne fallait grandement tenir compte des causes de destruction. Un remplaçant un, la population se maintient la même ; cinq remplaçant un, après quelques générations le nombre est accru hors de toutes limites convenables. Au bout de peu d’années, les descendants toujours quintuplés d’un premier vermisseau seraient à l’étroit en ce monde. Mais il y a la grande moissonneuse, la mort, qui met un invincible obstacle à tout encombrement, contrebalance la vie dans son envahissante fécondité, et, de concert avec elle, maintient toute chose dans une perpétuelle jeunesse. Dans la mare la plus paisible en apparence, c’est une lutte de tous les instants entre la procréation et la destruction. Qui plus tôt, qui plus tard, tous ses habitants subissent la loi commune, aujourd’hui dévorants, demain dévorés. Mais les petits, les humbles, les faibles sont l’habituelle pâture, le pain quotidien des gros mangeurs. À combien de dangers alors la naïs n’est-elle pas exposée, elle si petite, sans défense aucune malgré sa double rangée de fines soies, objet d’ornement plutôt qu’une arme. Qu’une épinoche vienne à découvrir, de ses yeux perçants, un point hanté par les naïs, et rien que pour s’ouvrir l’appétit elle en engloutira des centaines. Et si, bien autrement rapace, l’aulastome, la hideuse sangsue noire, se met de la partie, ah ! mes pauvres vermisseaux, votre race est bien en péril. Mais non : l’épinoche, l’aulastome les croquent, d’autres mangeurs également, et puis d’autres, encore d’autres ; et des naïs, il y en a toujours. Est-ce le bourgeonnement qui suffit à telle dépense ? Certes non, pour lutter à parité contre toutes les chances de destruction, pour se maintenir en nombre convenable malgré tous les mangeurs, il faut aux naïs un autre moyen de multiplication, moins coûteux en substance, plus rapide en accroissement numérique.

Ce moyen, c’est la graine animale, l’œuf, miracle des miracles, qui, en un point à peine visible, concentre les énergies de la vie, et par son faible volume se prête à une inconcevable profusion ; l’œuf, qui lasse tout dénombrement et tient ainsi tête à la mort, alors même que toutes les causes de destruction conspirent à la perte de la race. Ah ! c’est là, dans la lutte entre la fécondité qui répare et le rude combat de la vie qui détruit, c’est là que les faibles excellent pour opposer des légions sans nombre aux chances d’anéantissement. En vain les mangeurs se ruent à la curée, les mangés survivent en sacrifiant cent mille pour conserver un. Plus ils sont misérables, plus ils sont féconds. Le hareng, la sardine, la morue, sont livrés en pâture aux dévorants de la mer, de la terre et du ciel. Quand ils entreprennent de lointaines migrations, pour frayer en des lieux propices, tout conspire à leur perte. Les affamés des eaux cernent la caravane, les affamés du ciel planent sur son parcours, et le banc des poissons est brouté, c’est le mot, à la fois par-dessus, par-dessous, sur les flancs. L’homme aux braies goudronnées accourt de la terre prélever sa part de la manne marine ; il équipe des flottes, il vient aux poissons avec une armée navale où toutes les nations ont leurs intéressés ; il dessèche au soleil, il sale, il enfume, il encaque. L’extermination s’y connaît à peine : sur le trajet des émigrants, la mer n’est plus la mer ; c’est une purée animale tant les rangs sont pressés. Le voyage se poursuit sans déviation, sans fuite devant l’ennemi. La force du faible est l’infini. Une morue pond de quatre à neuf millions d’œufs. Où sont les mangeurs qui verront la fin de telle famille ?

Certes les naïs, dans leurs mares, n’ont pas à lutter contre des chances aussi puissantes de destruction ; elles ignorent l’effrayante consommation des morues dans les mers ; mais encore leur faut-il des œufs, et des œufs en assez grand nombre, pour réparer les vides faits dans leurs rangs. Ces œufs, où sont-ils ? La transparence du vermisseau se prête à merveille à leur recherche. La première naïs n’en a pas, absolument pas. De la tête à la queue, on voit s’étendre le trait brunâtre du canal digestif, et plus rien. La dernière naïs de la chaîne, l’aînée de la famille bourgeonnée, en est au contraire remplie ; on dirait un sac distendu par de fines granulations. Celle qui la suit pour l’âge et la précède dans le chapelet de ses sœurs en a tout autant mais d’apparence moins mûre. Les autres en ont aussi, de moins en moins formés à mesure que la naïs est plus jeune et par conséquent plus rapprochée de la mère. Ainsi la naïs chef de file, souche de la famille, est inhabile à produire des œufs. Elle bourgeonne un petit nombre d’autres naïs, elle alimente la communauté entière, seule elle cherche la nourriture, la saisit, la digère et la transmet à ses bourgeons ; mais elle ne se gonfle jamais d’œufs pour disséminer la race et tenir tête, par le nombre, aux causes de destruction. C’est aux naïs bourgeonnées qu’échoit la vraie maternité, la maternité par l’œuf.

Considérons, en effet, la plus âgée, la dernière de la série. Quand, en ses flancs distendus, elle sent mûre la graine animale, espoir de sa race, elle se détache spontanément de la chaîne commune, et vivant désormais d’une vie indépendante, elle va d’ici, de là, semer les œufs au gré de ses instincts. Ce suprême devoir rempli, elle meurt ; car elle ne sait pas chercher la nourriture, elle est inhabile à la digérer. Se nourrir n’est pas sa fonction, mais bien produire et semer des œufs. Cela fait, son rôle est fini. L’une après l’autre, en temps opportun, les naïs suivantes se détachent, errent quelques jours dans les eaux, disséminent leurs germes, se fanent et meurent comme les fleurs qui ont noué leurs fruits. Le grand acte est alors accompli : malgré tous les mangeurs, les mares au printemps auront leur population de naïs.

Voici, en effet, que de ces œufs éclosent des vermisseaux, non pareils à la mère qui a pondu, mais à la grand’mère qui a bourgeonné. Ces vermisseaux savent se procurer des aliments et les digérer ; ils ont la vie tenace, l’estomac robuste, les ruses de chasse de la grand’mère ; comme elle, une fois devenus forts, ils se mettent à bourgeonner des naïs, inhabiles à la nutrition, sans instinct du manger, à vie indépendante éphémère, mais gonflées d’œufs. Et le même ordre de choses indéfiniment recommence, les filles rappelant traits pour traits les grand’mères, et les petites-filles les mères. La race des naïs comprend ainsi deux castes se succédant dans un ordre invariable : la caste des naïs à bourgeons, la caste des naïs à œufs. L’organisation extérieure à peu de chose près est la même ; mais les instincts et l’organisation interne diffèrent totalement. D’une part, c’est un organisme à nutrition, qui recherche la nourriture, la digère et la transmet à la communauté des bourgeons ; d’autre part, c’est un organisme à reproduction qui, une fois livré à lui-même, erre en semant ses œufs sans savoir se nourrir.

Or, gardez-vous de croire, mon cher enfant, que les naïs, avec leur singulière façon de vivre et de se multiplier, soient des êtres tellement exceptionnels, tellement en dehors des lois de l’animalité, qu’on ne puisse en citer d’autres exemples. Je n’ai vraiment que l’embarras du choix. Nous en nourrissons un en nous-mêmes : l’affreux ver solitaire ou ténia ; la mer en fourmille, la mer, la grande nourrice des bizarres essais de la vie. Pour corroborer l’histoire des naïs, je me bornerai à vous citer les méduses.


Fig. 110. Méduse.
La mer nourrit une population étrange dans laquelle la vie semble s’étudier à faire le moins de frais possible en matériaux, tout en disposant d’un assez grand volume et de ce que les formes peuvent avoir de plus gracieux. Cette population est celle des méduses, dont les plus grosses, sous un poids de cinq à six kilogrammes, ont à peine une dizaine de grammes de matière animale. Gonflés par l’eau, convertis en volumineuse gelée, ces maigres matériaux constituent des êtres que le soleil évapore et réduit presque à rien lorsqu’un coup de mer les a jetés sur la plage. Les méduses sont en général d’une exquise élégance. La forme la plus commune est celle d’un dôme très-convexe ou surbaissé, tantôt aussi limpide que le cristal le plus pur, tantôt opalescent comme de l’eau troublée par quelques gouttes de lait. La teinte est parfois uniforme, parfois aussi de fins rubans méridiens, de teinte orange, carmin, azur, rayonnent du sommet de la coupole et viennent se fondre avec le liseré équatorial du bord, dont la nuance vive s’affaiblit par dégradation insensible. On dirait une calotte des peuples orientaux, œuvre de l’art le plus patient et le plus raffiné. Du pourtour de la demi-sphère vivante descendent des filaments d’opale, des crêpes bouffantes, des franges d’écume plus blanches que neige ; puis, tout au milieu de la base du dôme, ce sont de grosses torsades de cristal, des falbalas nuageux, au centre desquels s’ouvre la bouche.

Les méduses errent librement dans la mer. Suspendues entre deux eaux, elles se gonflent et se dégonflent, palpitent en quelque sorte à la manière de la poitrine humaine, ce qui leur a valu la dénomination vulgaire de poumons marins ; et par ce mouvement de palpitation, progressent, reculent, montent, descendent. Rien de plus gracieux que de voir mollement défiler leurs légions dans les eaux tranquilles d’une anse abritée.

À l’issue de l’œuf, la méduse est l’expression la plus élémentaire de l’animalité. C’est un corpuscule en forme de poire, un noyau de gelée, un point qui se trémousse dans l’eau au moyen des cils vibratiles dont il est hérissé. L’infime petit tournoie, vagabonde, voyage dans la mer, la mer immense. Il recherche un lieu favorable pour s’y établir. Il n’y voit pas, il n’entend pas, il ne sait rien du dehors ; tout au plus éprouve-t-il la vague impression inhérente à toute chair, qui frémit au contact douloureux d’un corps étranger. Mais est-il de la chair, lui misérable atome réduit à rien quand manque l’eau qui le gonfle ? C’est égal, il explore la mer, il discerne, il choisit. Qui le guide ? La conscience universelle, l’instinct, l’infaillible inspiration du Père de toutes choses. Dans les anfractuosités d’un roc, un emplacement propice se présente. Il le voit sans yeux, il le flaire sans odorat, il le touche sans organes du toucher. Par une extrémité, sans hésitation, il s’y colle ; il y prend racine, pour ainsi dire ; et le voilà établi pour toute sa vie. La bestiole vagabonde a pris la fixité de la plante ; et comme la plante, d’abord elle se développe, puis elle bourgeonne.

À l’extrémité supérieure du corpuscule, une boutonnière se fait, s’épanouit et devient la bouche, destinée à la fois, comme dans l’hydre, à l’entrée des aliments et à la sortie des résidus digestifs. La bouche s’excave en entonnoir ; sur ses bords des nodosités se montrent, s’allongent en tentacules, et finalement l’animalcule a la forme d’une urne antique posée sur son pied et couronnée à l’orifice par un cercle de fines lanières flexibles en tous sens. L’organisation est alors absolument celle de l’hydre : c’est le même sac digestif fixé par la base, ouvert au sommet d’un orifice à double fonction, et couronné par une rangée circulaire de tentacules, qui saisissent la proie et la portent à la bouche. Aussi donne-t-on à la bestiole issue de l’œuf le nom de polype hydraire.

Là s’arrête le développement de l’animal sous le rapport de la conservation de l’individu ; mais la conservation de l’espèce exige davantage. À l’entrée de l’urne, un bourgeon se forme, s’étale en disque, puis s’excave en godet. Un autre lui succède et le refoule en avant. D’autres viennent encore, et bientôt l’urne est surmontée d’une pile de godets, dont le plus vieux est au sommet, le plus jeune à la base. C’est la gemmation des naïs s’effectuant entre la souche mère et la chaîne des bourgeons déjà produits. Or les godets superposés s’excavent de plus en plus, s’isolent mieux l’un de l’autre, se frangent sur les bords, et finalement le plus élevé ou le plus vieux se trémousse, s’arrache de la pile et nage libre dans l’eau. Les autres le suivent à tour de rôle. Sa famille émancipée, le polype hydraire reste seul fixé au roc et ne tarde pas à périr. Quant aux rondelles en godet, ce sont de jeunes méduses, dont l’évolution s’achève désormais sans le concours de la souche qui les a bourgeonnées. Elles grandissent, elles parachèvent l’élégante organisation que je vous ai fait connaître au début, et un jour leur dôme d’opale et de cristal se trouve gonflé d’œufs. Dans leurs pérégrinations, elles les disséminent çà et là. De ces œufs éclosent, non des méduses, mais des animalcules à cils vibratiles, qui deviennent des polypes hydraires, souches d’autres générations de méduses. Le misérable polype bourgeonne la méduse élégante, et la méduse, par ses œufs, régénère le polype. Comparez le point de départ et le point d’arrivée, le petit sac glaireux fixé par sa base au rocher et la gracieuse cloche de cristal flottant entre deux eaux. Qui soupçonnerait, sans des observations cent fois répétées, que le polype bourgeonne la méduse, et que celle-ci produit des œufs d’où naîtront des polypes ? Et néanmoins les faits l’affirment de la manière la plus certaine : le polype et la méduse appartiennent à la même espèce ; ce sont des êtres complémentaires qui se partagent, sous des formes différentes, la double fonction de tout animal. Au polype revient la fonction du présent, qui conserve l’individu par la nutrition ; à la méduse revient la fonction de l’avenir, qui propage l’espèce par l’œuf.

Certains madrépores présentent des faits analogues, c’est-à-dire une double forme pour une même espèce. Sur le support commun du polypier, façonné parfois à la manière d’un arbuste, deux sortes d’animalcules vivent pêle-mêle. Les uns, les polypes ordinaires, étalent leurs tentacules, happent la petite proie qui passe, la digèrent et nourrissent la communauté. C’est là, avec le bourgeonnement de nouveaux polypes, leur unique travail. Ils sont les nourriciers. D’autres, moins nombreux, plus élégants de forme, plus riches de coloration, mais inhabiles à se nourrir par eux-mêmes et alimentés aux frais de l’ensemble, ont pour mission la perpétuité de la race au moyen d’œufs qui, abandonnés aux flots, deviennent les points de départ de nouveaux polypiers. Eh bien ! cette répartition des deux fonctions primordiales entre individus organisés différemment ; cette double forme de l’espèce, concernant l’une la prospérité du présent, l’autre celle de l’avenir ; enfin cette étrange succession d’individus, les uns nourriciers, les autres procréateurs, dont les naïs, les méduses et les polypes viennent de nous fournir un aperçu, nous allons les retrouver, trait pour trait, dans la plante.

  1. Village du Gard, dans le voisinage d’Avignon.