La Plante/Partie I, chapitre XIII

Charles Delagrave (p. 114-122).
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Partie I.
XIII. — Les Bourgeons

XIII
Les bourgeons.

Bourgeons axillaires et bourgeons terminaux. — Bourgeons à feuilles. — Bourgeons à fleurs. — Bourgeons adventifs. — Écailles, duvet et résine des bourgeons. — Propolis. — Origine des écailles. — Structure intérieure d’un bourgeon. — Préfoliation. — Bourgeons dormants. — Bourgeons écailleux et bourgeons nus. — Prompts bourgeons. — Taille des arbres. — Talles du blé. — Recépage. — Futaie et taillis. — Saules cultivés en tétards. — Ratissage des allées.

La tige, avec ses dépendances, n’est que la cité végétale, le support commun des individus dont l’association constitue la plante. Ces individus, qui sont-ils ? Nous l’avons déjà dit ; ce sont les bourgeons, dont nous allons maintenant étudier la structure.

Un bourgeon est un rameau à l’état naissant, c’est le jeune âge de l’individu végétal. Il apparaît d’abord sous forme d’un petit globule de tissu cellulaire, qui perce l’écorce et se recouvre d’ébauches de feuilles. Des vaisseaux s’y organisent, se mettent en rapport avec ceux de la tige et le jeune rejeton se trouve enraciné sur la plante mère.

Les bourgeons naissent en des points fixes ; il est de règle qu’il s’en forme un à l’aisselle de chaque feuille, c’est-à-dire immédiatement en dessus du point d’attache de la feuille avec le rameau ; il est de règle encore que l’extrémité du rameau en porte un. Ceux qui sont placés à l’aisselle des feuilles se nomment bourgeons axillaires ; celui qui termine le rameau se nomme bourgeon terminal. Ils ne sont pas tous également vigoureux ; les plus forts occupent le haut du rameau, les plus faibles le bas. Les feuilles inférieures en abritent même de si petits à leur aisselle, qu’il faut un peu d’attention pour les apercevoir. Ces bourgeons chétifs dépérissent fréquemment sans se développer. Sur un rameau de lilas, vous constaterez aisément ces différences de grosseur de bourgeon à bourgeon.

Qu’ils soient terminaux ou qu’ils soient axillaires, les bourgeons ont à remplir deux fonctions fondamentales qu’ils se répartissent entre eux. Les uns travaillent pour la prospérité du présent : ils élaborent la séve, ils alimentent la communauté ; les autres travaillent pour la prospérité de l’avenir : ils produisent et mûrissent des semences, qui doivent multiplier l’espèce, la disséminer sur la terre et la transmettre aux âges futurs. Les premiers se couvrent uniquement de feuilles quand ils se développent ; les seconds donnent des fleurs seulement, ou bien des feuilles et des fleurs à la fois. Dans le premier cas, ils portent le nom de bourgeons à bois ou à feuilles ; dans les deux autres, ils se nomment bourgeons à fleurs ou boutons. Sur nos arbres fruitiers, les bourgeons à bois sont allongés, pointus ; les bourgeons à fleurs sont arrondis et plus volumineux.

Les bourgeons axillaires et les bourgeons terminaux sont de génération régulière ; ils constituent la population normale de la communauté ; ils apparaissent sur toute plante qui doit vivre plusieurs années, si des causes accidentelles ne mettent pas empêchement à leur naissance. Mais lorsque la plante est en péril, et que, pour des raisons fortuites, les bourgeons réguliers font défaut ou sont insuffisants, d’autres se montrent d’ici, de là, au hasard, sur la racine même au besoin, pour ranimer une vie languissante et reconstituer le végétal dans un état de prospérité. Ces bourgeons accidentels sont pour la partie aérienne de la plante ce que les racines adventives sont pour la partie souterraine : les périls du moment les appellent à la vie en tout point menacée. Les bords de la plaie laissée par la section d’une branche, les régions de la tige étranglées par des ligatures, les parties de l’écorce endommagées par des contusions, sont les points où de préférence ils se montrent. On les nomme bourgeons adventifs. Leur structure ne diffère pas de celle des bourgeons normaux. Revenons donc à ceux-ci.

Pendant toute la belle saison, les bourgeons grossissent à l’aisselle des feuilles ; ils prennent des forces pour passer l’hiver. Les froids arrivent et les feuilles tombent, mais les bourgeons restent en place, solidement implantés sur un rebord de l’écorce ou coussinet, situé au-dessus de la cicatrice qu’a laissée la chute de la feuille voisine. Pour résister aux injures du froid et de l’humidité, qui leur seraient fatales, un trousseau d’hiver leur est indispensable : il consiste, au dedans, en chaudes enveloppes de bourre et de duvet ; au dehors, en un robuste étui d’écailles vernissées. Considérons, par exemple, le bourgeon du marronnier. Au centre, l’ouate emmaillotte ses délicates petites feuilles ; au dehors, une solide cuirasse d’écailles, disposées avec la régularité des tuiles d’un toit, l’enserre étroitement.
Fig. 58. Bourgeon de Marronnier.
En outre, pour empêcher l’humidité de pénétrer, les pièces de l’armure écailleuse sont goudronnées d’un mastic résineux, qui, maintenant pareil à du vernis desséché, se ramollit au printemps pour laisser le bourgeon s’épanouir. Alors les écailles, cessant d’être agglutinées l’une à l’autre, s’écartent toutes visqueuses, et les premières feuilles se déploient au centre de leur berceau entr’ouvert. Presque tous les bourgeons, au moment du travail printanier, présentent, à des degrés divers, cette viscosité résultant de la fusion de leur enduit résineux. Je vous signalerai d’une manière spéciale ceux du peuplier, qui, pressés entre les doigts, laissent suinter une abondante glu jaune et amère. Cette glu est diligemment récoltée par les abeilles, qui en font leur propolis, c’est-à-dire le ciment avec lequel elles mastiquent les fissures et crépissent les parois de la ruche avant de construire leurs rayons. Sous sa modeste apparence, vous le reconnaîtrez avec moi, le bourgeon est un chef-d’œuvre : son vernis repousse l’humidité, sa doublure de bourre, d’ouate, de poil follet roux, empêche l’accès du froid.

Les écailles forment les pièces essentielles du trousseau d’hiver des bourgeons. Ces écailles, que sont-elles, d’où proviennent-elles ? L’observation et la comparaison vont nous l’apprendre. Armons-nous d’une aiguille et enlevons une à une les écailles d’un bourgeon de rosier ou de groseillier. Nous verrons leur forme se modifier graduellement de l’extérieur à l’intérieur et passer de la feuille parfaitement reconnaissable à l’écaille la plus simple. Les écailles des bourgeons ne sont donc autre chose que des feuilles modifiées en vue d’un usage spécial. Pour se faire un abri protecteur contre les intempéries, la pousse naissante métamorphose en écailles ses feuilles inférieures. Dans cette transformation, quelques bourgeons utilisent la feuille entière, par exemple ceux du lilas ; d’autres emploient la queue de la feuille, ou même la base seule de cette queue, c’est ce que font les bourgeons du rosier et du groseillier.

Les feuilles suivantes, composant le cœur du bourgeon, ont la forme habituelle. Elles sont toutes petites, pâles, délicates et disposées d’une façon merveilleusement méthodique pour occuper le moins de place possible et tenir toutes, malgré leur grand nombre, dans leur étroit berceau. On est surpris de tout ce que renferme un bourgeon sous son étui d’écailles, dans un espace quelquefois si petit, que nous serions embarrassés pour y loger un grain de chènevis. Il y a là des feuilles par douzaines, il y a là des grappes entières de fleurs. La grappe enfermée dans un bourgeon de lilas compte cent fleurs et plus. Et tout cela trouve sa place dans l’étroite loge ; rien n’est déchiré, rien n’est meurtri. Si les diverses pièces d’un bourgeon étaient désemboîtées une à une, si l’arrangement était une fois défait, quels doigts auraient l’habileté de le refaire ? La vie seule, l’incomparable artiste en délicatesse et patience, a le pouvoir de faire contenir ainsi l’infini dans zéro.

Les feuilles principalement se prêtent à mille dispositions pour occuper le moins de place possible. Elles prennent dans le bourgeon la forme de cornets, elles s’enroulent en volute tantôt sur un bord seul, tantôt sur les deux ; elles se plient en deux soit en long, soit en large ; elles se pelotonnent, se chiffonnent on se plissent en éventail. On donne à l’arrangement des feuilles dans le bourgeon le nom de préfoliation.

Les bourgeons, apparus au printemps, se fortifient pendant la belle saison pour rester ensuite stationnaires et en quelque sorte dormir, tout l’hiver, d’un profond sommeil. Ils se réveillent au printemps suivant et s’allongent en rameaux. Il est visible que ces bourgeons dormants, c’est ainsi que les appelle l’arboriculture dans son langage imagé, il est visible que ces bourgeons, destinés à supporter les chaleurs de l’été et les frimas de l’hiver, doivent être vêtus de manière à ne pas être grillés par le soleil ou meurtris par le froid. Ils sont tous, en effet, couverts d’une enveloppe d’écailles, et pour cette raison on leur donne le nom de bourgeons écailleux. Exemples : le lilas, le marronnier, le poirier, le pommier, le cerisier, le peuplier et à peu près enfin tous les arbres de nos pays.

Mais si l’arbre peut attendre et donner tout une année au développement de ses bourgeons, revêtus en conséquence d’un étui d’écailles, il est une foule de plantes pour qui le temps est très-limité : elles ne vivent qu’un an, aussi les appelle-t-on plantes annuelles. Telles sont la pomme de terre, la carotte, la citrouille, et tant d’autres. En quelques mois, quelques jours, à la hâte, elles doivent développer leurs bourgeons. Ceux-ci, n’ayant pas à traverser l’hiver, ne sont jamais enveloppés d’écailles protectrices ; ce sont des bourgeons nus. Aussitôt apparus, ils se mettent à l’œuvre, ils s’allongent, déploient leurs feuilles et deviennent des rameaux participant au travail de l’ensemble. Bientôt, à l’aisselle de leurs feuilles, d’autres bourgeons se montrent pour se comporter de même, c’est-à-dire se développer sans retard en rameaux et produire à leur tour d’autres bourgeons. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’hiver mette fin à cet échafaudage de générations et tue la plante entière. Les plantes annuelles se ramifient donc rapidement. En une année, elles produisent plusieurs générations de rameaux implantés les uns sur les autres, tantôt plus, tantôt moins, suivant leur espèce et leur degré de vigueur. Leurs bourgeons, destinés à se développer immédiatement, sont toujours nus. Les végétaux de longue durée, les arbres, se ramifient, au contraire, avec lenteur ; ils n’ont qu’une génération de rameaux par année, et leurs bourgeons, destinés à passer l’hiver, sont écailleux.

Certains végétaux associent les deux genres de bourgeons : les bourgeons écailleux qui perpétuent la communauté d’une année à l’autre malgré les frimas, et les bourgeons nus, qui rapidement prennent part au travail général. Tels sont, par exemple, le pêcher et la vigne. À la fin de l’hiver, le sarment porte des bourgeons écailleux, matelassés de bourre ; et les rameaux du pêcher, des bourgeons écailleux, enduits de vernis. Les uns et les autres rentrent dans la catégorie des bourgeons dormants ; ils ont reposé tout l’hiver dans leur étui de fourrures et d’écailles. Au printemps, ils s’allongent en rameaux, suivant la loi commune ; en même temps, à l’aisselle de leurs feuilles, d’autres bourgeons se montrent dépourvus d’enveloppes protectrices et se développent sans tarder en rameaux. La vigne et le pêcher ont ainsi deux générations en une seule année : la première, issue de bourgeons écailleux qui ont passé l’hiver ; la seconde, de bourgeons nus formés au printemps même et connus des arboriculteurs sous le nom de prompts bourgeons. Les ramifications provenant de ces derniers donnent enfin naissance à des bourgeons écailleux, qui dorment l’hiver et reproduisent, l’année suivante, le même ordre de faits.

Après cet exposé de l’histoire générale des bourgeons, arrêtons-nous un moment sur quelques faits de la pratique agricole. Sauf de bien rares exceptions, chaque feuille, vous ai-je dit, porte un bourgeon à son aisselle, parfois même plusieurs. Or, pour ces divers bourgeons axillaires, la vigueur décroît rapidement du sommet à la base du rameau : ceux d’en haut sont puissants, ceux d’en bas sont chétifs. Les bourgeons des feuilles les plus inférieures grossissent à peine, et le plus souvent même périssent sans parvenir à se développer. Dans certains cas cependant, par exemple pour maintenir le branchage des arbres fruitiers dans d’étroites limites et favoriser ainsi la production des fruits aux dépens de la production du bois, il est avantageux pour nous que ces bourgeons inférieurs se développent de préférence aux bourgeons supérieurs. On arrive à ce résultat par la taille. Le rameau est coupé tout près de son point d’attache, de manière que le tronçon restant conserve deux ou trois bourgeons au plus. Désormais toute la vigueur de végétation se porte sur les chétifs survivants, qui, sans l’amputation, auraient péri affamés par la concurrence des bourgeons supérieurs ; les matériaux alimentaires puisés par les racines profitent à eux seuls, au lieu d’être répartis, par rations fort inégales, à toute la lignée du rameau. Rappelés à la vie par le sécateur qui a supprimé leurs concurrents, les deux ou trois épargnés s’éveillent donc de leur somnolence maladive ; ils prennent force, se gonflent, grossissent et finalement deviennent de vigoureuses pousses productives.

Le chaume du blé porte à l’aisselle de ses feuilles inférieures des bourgeons qui, suivant les circonstances, périssent au détriment de la récolte, ou se développent en multipliant le nombre des épis. Supposons d’abord le blé semé en automne. Dans cette saison froide et pluvieuse, la végétation est lente, la tige s’allonge peu et les divers bourgeons restent, très-rapprochés l’un de l’autre, à peu près au niveau du sol. Favorisés par le voisinage de la terre humide, ces bourgeons émettent des racines adventives, qui les alimentent directement et leur procurent l’abondance que la racine ordinaire, livrée à elle seule, n’aurait pu leur donner. Ainsi stimulés par la nourriture, ils se développent en autant de chaumes terminés plus tard chacun par un épi. Mais si le blé est semé au printemps, l’allongement rapide, sous l’influence d’une douce température, porte les bourgeons à une trop grande élévation au-dessus du sol, pour qu’ils puissent s’enraciner. La tige reste alors unique. Dans le premier cas, d’un grain de blé semé s’élève une touffe de chaumes produisant autant d’épis ; dans le second cas, la récolte est réduite à son expression la plus simple : par grain, une seule tige, un seul épi. C’est donc un résultat d’une haute importance que ce développement des bourgeons inférieurs des céréales. Pour l’obtenir, ou, comme on dit en agriculture, pour faire taller le blé, il faut que les bourgeons, du moins les plus inférieurs, soient en contact avec la terre, qui provoque l’émission des racines adventives. À cet effet, peu de temps après la germination, on passe sur le champ ensemencé un rouleau de bois qui, sans meurtrir les jeunes plantes, les enterre plus profondément.

Les bourgeons fortuits, ceux qui naissent en des points indéterminés pour réparer les dommages dans la plante en péril, les bourgeons adventifs enfin, se prêtent pareillement à de précieuses applications. On met en terre, je suppose, de jeunes plants d’arbres convenablement espacés. S’ils sont ensuite abandonnés à eux-mêmes, ces plants s’allongent chacun en un tronc unique, et le bois obtenu dans ces conditions prend le nom de futaie. Mais il peut être avantageux de remplacer ce tronc unique par un groupe de plusieurs tiges. Alors on recèpe la plantation, c’est-à-dire que l’on coupe les arbres au niveau du sol. Sur le bord de la grande plaie résultant de cette amputation, apparaissent des bourgeons adventifs, qui s’allongent en autant de tiges ; et chaque pied, qui fût devenu un tronc d’arbre unique, est transformé en souche, d’où partent de nombreuses ramifications, toutes de même âge et de même force. Le bois prend alors le nom de taillis. Lorsque les ramifications ont acquis la grosseur que l’on désire, un nouveau recépage les abat et provoque des pousses plus nombreuses encore en multipliant le nombre des blessures. C’est ainsi qu’on parvient à faire produire à une souche, toujours amputée et toujours remise en vigueur par des bourgeons adventifs, une quantité de bois que ne donnerait pas le tronc d’arbre végétant en toute liberté.

Respecté par la hache, le peuplier s’élève en un majestueux obélisque de verdure ; le saule, si disgracieux au bord de nos fossés avec son chapiteau difforme, hérissé de piquets divergents, est, à l’état de nature, un arbre d’une rare élégance par la souplesse de ses ramifications et la finesse de son feuillage. Comme arbres d’ornement, ils n’ont certes rien à gagner à l’intervention de l’homme dans leur manière de végéter. Mais hélas ! le productif n’est pas toujours le compagnon du beau, et si l’on veut faire produire aux deux arbres abondante ramée et fagots, une décapitation, périodiquement répétée, les transforme en laids tétards couturés de cicatrices, éventrés de plaies sanieuses, meurtris de blessures, mais aussi luttant contre ces mutilations par des bourgeons adventifs qui renouvellent, toujours plus abondant, le branchage abattu.

Pour en finir avec ces bourgeons adventifs, qui pullulent alors que la plante est misérable et tiennent tête à la destruction jusqu’à épuisement complet, je vous rappellerai les mauvaises herbes, chiendent, gramens et autres, que l’on a tant de peine à extirper des allées d’un jardin si l’on se borne à ratisser le sol. Vous vous êtes mis en fatigue pour nettoyer vos allées ; tout a disparu, la place est nette, vous le croyez du moins. Erreur : dans quelques jours les gramens ont reparu, plus touffus que jamais. Le motif maintenant en est clair. En ratissant, vous avez fait un véritable recépage ; vous avez tranché les tiges, mais les blessures se sont couvertes de bourgeons adventifs rapidement devenus tiges. Au lieu de détruire, vous avez donc multiplié. On ne fait vraiment place nette qu’en arrachant. Alors tout est fini, bien fini.