La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité/Préface

Gauthier-Villars et fils (1p. vii-xii).

PRÉFACE.

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L’Astronomie ne doit pas s’arrêter à la mesure des positions des astres : elle doit s’élever jusqu’à l’étude de leur nature.

En cédant au désir qui nous a été exprimé de voir publier un Ouvrage spécial sur la planète Mars, établissant et fixant l’état actuel de nos connaissances positives sur la constitution physique de ce monde voisin, dont l’étude est déjà, en effet, assez avancée pour mériter une synthèse et une discussion générale, nous avons longtemps hésité sur la méthode à employer pour arriver au meilleur résultat scientifique.

Deux méthodes se présentaient tout naturellement à l’esprit.

Ou bien classer nos diverses observations et études de Mars en chapitres spéciaux, tels que : distance à la Terre, révolution autour du Soleil, années, jours, saisons, climats, calendrier, lumière, chaleur, masse, densité, pesanteur, volume, géographie, continents, mers, neiges polaires, atmosphère, eaux et nuages, mouvements, et changements observés, satellites, etc., et traiter chacun de ces sujets séparément ; ou bien prendre la planète dans son ensemble et exposer simplement dans leur ordre historique, chronologique, tous les progrès réalisés par les observations et par les déductions qui en résultent.

Nous avons choisi la seconde méthode, d’abord parce qu’elle nous a paru plus intéressante, en ce qu’elle placera devant nos yeux la marche des faits et des idées, qu’elle écrira d’elle-même l’histoire astronomique de la planète, et que, par là, nous nous rendrons mieux compte du développement graduel de nos connaissances, ensuite parce qu’un sujet domine tous les autres dans l’étude de ce monde voisin et eût fourni un chapitre plus considérable à lui seul que tout le reste ensemble, c’est celui de sa géographie physique, mers, continents et glaces polaires. C’est là, sans contredit, l’objet principal et essentiel des observations télescopiques. Il nous a donc paru plus logique d’exposer dans leur ordre chronologique les études faites jusqu’à ce jour sur ce monde qui, par sa proximité de la Terre et par sa situation favorable pour nos observations, paraît appelé à répondre le premier aux grandes et profondes questions que l’humanité pensante s’est posées dans tous les siècles, en face des silencieuses énigmes du Ciel étoilé.

Un traité technique expose ce que nous savons ; la méthode historique nous apprend comment les choses ont été apprises. Il y a ici un avantage, les progrès de la Science parlent d’eux-mêmes et rendraient superflu tout embellissement littéraire.

On peut convenir, d’ailleurs, que le moment est bien choisi pour une recherche du genre de celle-ci. L’étude astronomique de la planète Mars est très avancée. Nous possédons un très grand nombre d’observations et d’excellentes, commencées depuis deux siècles et demi et qui sont allées sans cesse en se perfectionnant. Mais ces observations auraient beau s’entasser par centaines et par milliers, elles ne serviraient jamais à rien si l’on n’entreprenait de les comparer toutes ensemble et d’en faire la synthèse complète afin d’en dégager tout ce que nous en pourrons tirer pour la connaissance de cette planète.

L’Astronomie mathématique devait évidemment conduire à l’Astronomie physique, sans laquelle, d’ailleurs, elle perdrait la majeure partie de son intérêt. Chercheurs du grand problème, ne voyons pas seulement des pierres en mouvement dans l’espace. Les masses sidérales ne sont pas tout ; la valeur du Soleil ne consiste pas seulement dans son poids, non plus que celle de la Terre. Le philosophe voit plus haut et plus loin : il cherche le but. Il admire les bases mécaniques du système de l’Univers, mais ne s’y arrête point. Lorsqu’il contemple au télescope un monde perdu au fond de l’immensité, il peut s’intéresser à sa distance, à ses mouvements et à sa masse, mais il veut savoir davantage et se demande quelle est la nature de ce monde, quelle est sa constitution physique au point de vue de son habitabilité, Voilà ce qui l’intéresse ; le reste n’est que la voie qui doit conduire au but.

Dès le temps de Galilée, l’Astronomie physique était fondée.[1]. Ses progrès ne pouvaient être que directement liés à ceux de l’Optique, et, en effet, ils ont suivi graduellement les perfectionnements apportés à la construction des lunettes et des télescopes, surtout en ce qui concerne l’agrandissement et, plus encore, la netteté des images. Mais l’ardeur des observateurs, leur patience, leur persévérance, le perfectionnement pratique de leurs méthodes, l’adaptation même de leur rétine à la difficulté des recherches, n’ont pas moins contribué au succès que les progrès de l’Optique proprement dits.

L’Ouvrage que nous entreprenons ici se partage donc naturellement de lui-même en deux Parties. La première donnera l’exposé et la discussion de toutes les observations faites sur Mars, depuis les plus anciennes, qui datent de la première moitié du XVIIe siècle, jusqu’aux dernières. La seconde Partie résumera les résultats conclus de cette étude générale de la planète.

Notre première Partie, d’autre part, se partagera en trois périodes. La première période commence avec la plus ancienne observation, de l’an 1636, et s’étend jusqu’à l’année 1830. Elle comprend ainsi presque deux siècles. Les dessins faits pendant toute cette période sont rudimentaires et étaient absolument insuffisants pour donner une idée quelque peu exacte de la constitution physique de la planète, La seconde période commence en 1830 et s’étend jusqu’à l’année 1877. Elle a inauguré la géographie martienne, ou, pour parler plus exactement, l’aréographie. Durant cette période, les grandes oppositions de Mars, les époques où cette planète s’est le plus rapprochée de la Terre, ont apporté des notions de plus en plus étendues et de plus en plus précises sur l’état de ce monde voisin. La troisième commence en 1877, par le premier plan géodésique (aréodésique) de triangulation qui ait été fait de la surface continentale et maritime de la planète, et se continue jusqu’à l’heure actuelle par les surprenantes découvertes de détails faites coup sur coup pour ainsi dire dans la géographie bizarre et partiellement changeante de ce singulier pays.

Dans la première période, on connaît de Mars son volume, sa masse, sa densité, la pesanteur à sa surface, l’inclinaison de son axe, la durée de son année et de ses saisons, la durée de sa rotation diurne ainsi que de ses jours et de ses nuits, l’existence de ses taches polaires et leurs variations d’été et d’hiver ; on devine que ce sont des neiges analogues à celles de nos pôles ; on commence à penser que les taches foncées peuvent représenter des mers et que les continents sont jaunes. L’atmosphère est plutôt soupçonnée qu’étudiée.

Dans la seconde période, on trace les premières cartes géographiques de la Planète, on confirme l’assimilation des taches polaires à des neiges en constatant qu’elles fondent régulièrement sous l’action des rayons solaires. On reconnaît que la seule explication à admettre des taches foncées est de les considérer Comme représentant des étendues d’eaux et l’on s’aperçoit que leurs contours sont soumis à des variations, on trace en détail des golfes et des embouchures de grands fleuves, on analyse chimiquement l’atmosphère au spectroscope et l’on y constate la présence certaine de la vapeur d’eau ; on démontre que cette atmosphère ne peut pas être la cause de la coloration rougeâtre de la planète, puisque cette coloration est plus marquée au centre du disque, où l’épaisseur atmosphérique traversée est moindre que sur les contours où cette coloration est presque effacée ; on trouve que la température dépend principalement, non de la distance au Soleil, mais de l’état de l’atmosphère (exemples : le sommet et le pied du Mont-Blanc), et que certaines vapeurs, notamment la vapeur d’eau, exercent une influence absorbante sur les rayons calorifiques bien supérieure à celle de certains gaz, tels que l’oxygène et l’azote, et l’on reconnaît que les conditions de la vie à la surface de Mars ne diffèrent pas essentiellement de celles de notre planète.

Dans la troisième période, les détails de l’aréographie sont de mieux en mieux distingués et étudiés, les mers, les lacs, les golfes, les détroits, les rivages sont dessinés, épiés, suivis avec soin, et l’on constate que les variations soupçonnées sont incontestables ; on découvre un réseau énigmatique de lignes foncées traversant tous les continents comme un canevas trigonométrique, on propose d’expliquer ces aspects par des variations dans le régime des eaux, on reconnaît en même temps que l’atmosphère est généralement plus pure que sur la Terre et que les nuages sont rares, surtout en été et vers les régions équatoriales. Les analogies avec la Terre s’accroissent à certains points de vue, tandis que des dissemblances inattendues se révèlent et se confirment.

Ces trois périodes forment donc les divisions naturelles de la première Partie du présent Ouvrage. La seconde Partie donnera les résultats à conclure de toute cette discussion.

Nous autres habitants de la Terre, accoutumés à juger des effets par les causes que nous avons sous les yeux et ne pouvant, d’ailleurs, imaginer l’inconnu, nous avons une difficulté extrême à expliquer les phénomènes étrangers à notre planète, et leur constatation seule nous plonge souvent dans le plus désespérant embarras. Nous observons, par exemple, sur Mars, des variations certaines et non médiocres dans l’étendue comme dans le ton de ses taches sombres, considérées comme mers. Il n’y a rien d’analogue sur la Terre, au moins comme proportions. Nous observons aussi sur cette planète toute une série de réseaux géométriques dont les lignes réticulées et croisées sous tous les angles ont reçu, non sans quelque analogie, le nom de canaux. Nous n’avons aucune comparaison non plus sur la Terre pour nous guider dans l’explication de ces aspects. Il s’agit ici véritablement d’un nouveau monde, incomparablement plus différent du nôtre que l’Amérique de Christophe Colomb n’était différente de l’Europe. Saurons-nous interpréter exactement les découvertes télescopiques ? Tous nos efforts doivent tendre à cette interprétation, sans aucune idée préconçue et avec la plus complète indépendance d’esprit.

Nous confronterons ici toutes les observations, et pour cela nous traduirons et résumerons les Mémoires en quelque langue qu’ils aient été écrits.

Il est bien évident que le seul moyen d’arriver à une connaissance un peu précise de l’état de cette planète est de comparer entre elles ces observations. La méthode historique s’imposait donc pour ainsi dire d’elle-même. Les lecteurs qui désireront acquérir une connaissance précise de la planète que nous allons étudier auront sous les yeux toutes les pièces du procès, tous les documents.

PLAN DU SYSTÈME SOLAIRE À L’ÉCHELLE PRÉCISE DE 1mm POUR 20 MILLIONS DE KILOMÈTRES

Nous ne voulons pas terminer cette Préface sans remercier MM. Gauthier-Villars du dévoué concours qu’ils nous ont apporté en éditant cet Ouvrage de science pure avec un soin délicat. Ils savent aussi que la recherche scientifique est l’âme du monde moderne, et qu’il est utile de répandre le plus possible dans le public intellectuel les grandes et lumineuses notions de l’Astronomie contemporaine.

Avant d’entrer en matières, prenons d’abord une connaissance exacte de la position de la planète Mars dans le système solaire. Nous étudierons plus loin son orbite au point de vue de sa forme elliptique précise et de ses relations avec celle que nous décrivons nous-mêmes autour du Soleil. Ici, il nous suffit de remettre sous nos yeux l’ensemble du système au point de vue des distances au Soleil et de la position de Mars dans la région de ce système.

Petites planètes..... maxima..


Planètes.
Distances au Soleil.
celle de la
Terre étant 1.
en mille
 kilomètres. 
Mercure
0,387 57 678
Vénus
0,723 107 772   Millions
de
kilomètres.
La Terre
1,000 149 000
Mars
1,524 227 031
Petites planètes
2,175 à 4,262. Zones maxima
2,38
2,74
3,12
3,42
324
355
408
464
510
635
Jupiter
5,203 775 217
Saturne
9,538 1 421 281
Uranus
19,183 2 858 312
Neptune
30,055 4 478 195

La figure ci-dessus a été construite sur ces données numériques, à l’échelle de 1 millimètre pour 20 millions de kilomètres. C’était là le seul moyen de tracer un plan du système solaire dans le format de ce livre, encore avons-nous été obligé de supposer Neptune au-delà de la figure. Ce plan montre que Mars vogue comme la Terre dans une région relativement fort voisine du Soleil. C’est là un fait important que nous devons avoir constamment en vue, et il était intéressant de nous rendre exactement compte de cette position avant d’écrire les annales terrestres de cette île, sœur de la nôtre.

Nous adoptons pour la parallaxe solaire le nombre 8″,82, qui paraît actuellement le plus probable. La distance correspondante est 149 millions de kilomètres.

Et maintenant, commençons l’histoire astronomique de Mars, et étudions ce monde voisin sans aucune idée préconçue.

Observatoire de Juvisy, 4 août 1892
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  1. Mais rarement comprise, même par les astronomes qui se servent du mot. Ainsi pour n’en citer qu’un exemple, les bibliothèques astronomiques possèdent toutes, sur un bon rayon, le Traité d’Astronomie physique, en cinq volumes in-8o, de J.-B. Biot, membre de l’Académie des Sciences, de l’Académie française, de l’Académie des Inscriptions, du Bureau des Longitudes, professeur à la Faculté des Sciences, au Collège de France, etc, etc. etc. Ces cinq volumes « d’Astronomie physique » ne comprennent pas moins de 2 916 pages — sur lesquelles il n’y en a pas un cent qui aient vraiment pour objet la constitution physique des corps célestes ! La constitution physique de Mars y a reçu, en tout, une page (tome V, 1857, p. 401). Le titre de cet Ouvrage devrait être beaucoup plus justement : Traité d’Astronomie mathématique. On pourrait en dire autant de la plupart des auteurs. Delambre, parlant des observations faites sur la rotation de Vénus, sur la constitution physique de Mars, sur les taches du Soleil, fait entendre que c’est là du temps perdu ! Etc., etc.