Contes et Nouvelles (Gogol)/La Place ensorcelée


LA PLACE ENSORCELÉE


Histoire véritable, racontée par le Sacristain
de l’église de …ski.

Ma foi, cela commence à m’ennuyer de raconter. Qu’en pensez-vous ? C’est véritablement assommant : raconte, et raconte encore, et pas moyen de rester tranquille. Enfin, soit, je vais vous raconter quelque chose, mais soyez certains que c’est bien pour la dernière fois. Donc, vous avez discuté sur ce sujet : que l’homme peut venir à bout, comme on dit, de l’esprit impur. Cela, assurément, est vrai ; et si on y réfléchit tant soit peu, on en trouve dans le monde plus d’un exemple. Pourtant, il vaut mieux ne pas le dire, car, quand la force diabolique a le dessein arrêté de mystifier, alors elle mystifie ; en vérité, elle mystifie bien.

En voici une preuve : nous étions quatre en tout chez mon père ; j’étais encore benêt, j’avais alors onze ans… mais non, plus d’onze ans, car je me souviens, comme si c’était maintenant, qu’une fois que je courais à quatre pattes et commençais à aboyer, comme les chiens, mon père cria après moi, en secouant la tête : « Eh ! Foma, Foma ! il est temps de te marier, et tu es encore niais comme un jeune mulet ! »

Mon grand-père était encore vivant et, — que les oreilles lui en tintent agréablement ! — très solide sur ses jambes. Voilà qu’une fois, il s’avise… Mais à quoi me sert de vous raconter quelque chose ? L’un, pendant une heure entière, tisonne dans le poêle, afin d’en retirer un charbon pour sa pipe ; l’autre, je ne sais pourquoi, vient de courir vers son magasin. Quoi, vraiment ? Si encore on vous forçait, mais c’est vous qui demandez… Écoutez, alors, écoutez !

Mon père, au commencement du printemps, alla en Crimée pour la vente du tabac ; je me souviens qu’il en emmena deux ou trois charretées.

Le tabac se payait alors cher. Il prit avec lui un de mes frères, âgé de trois ans, pour l’habituer de bonne heure à faire le tchoumak[1] ; nous restâmes : mon grand-père, ma mère, moi, un frère, et encore un autre frère.

Mon grand-père commença à ensemencer un bachtane[2], le long même de la route, et à vivre dans un kouren[3] ; il nous garda avec lui pour chasser les moineaux et les pies de sa plantation. On ne peut dire que ce fût pénible pour nous : il nous arrivait, il est vrai, de ne manger, toute une journée, que des concombres, des melons, des navets, des oignons, des pois, si bien qu’on eût dit que des coqs nous chantaient dans le ventre, à certains moments. Pourtant, parfois, nous retirions quelque bénéfice : les passants étaient nombreux sur la route, chacun avait envie de se régaler d’un melon d’eau ou d’un melon ordinaire, et des hameaux voisins, on nous apportait parfois en échange, des poules, des œufs, des dindes. Somme toute, la vie était bonne.

Mais ce qui était le plus agréable pour mon grand-père, c’est que, chaque jour, passaient une cinquantaine de tchoumaks avec leurs voitures. Les gens qui arrivent, vous savez, se mettent toujours à raconter, et alors, ouvre tes oreilles ! Et pour mon grand-père, il ne s’en lassait pas, comme un homme affamé devant des galouchki[4]. Une fois, il se trouva qu’il se rencontra avec de vieilles connaissances — qui ne connaissait pas mon grand-père ? — et vous pouvez juger vous-mêmes ce qui arrive, quand de vieilles gens se trouvent ensemble : et patati, et patata, et ceci, et cela, et telle chose, et telle autre ; et les souvenirs coulent ; on se rappelle tout ce qui arriva.

Une fois donc, — et je m’en souviens comme si cela se passait maintenant, — le soleil commençant déjà à tomber, mon grand-père vint au bachtane, pour enlever de dessus les melons les feuilles dont il les protégeait durant le jour, de peur que le soleil ne les brûlât.

— Regarde, Ostap, dis-je à mon frère, voilà qu’arrivent des tchoumaks.

— Où vois-tu des tchoumaks ? demanda mon grand-père, en plaçant un guidon sur un superbe melon, pour que les garçons ne le mangeassent pas, par hasard.

Sur le chemin, en effet, passaient six charrettes, au-devant desquelles marchait un tchoumak aux moustaches d’un bleu noir. Arrivé à quelques pas, combien vous dire ? peut-être dix, il s’arrêta.

— Bonjour, Maxime ! C’est véritablement Dieu qui nous a ainsi amenés à nous rencontrer !

Mon grand-père cligna de l’œil.

— Ah ! salut ! bonjour ! D’où Dieu vous amène-t-il ? Et tiens, voilà Boliatchka ! bonjour, bonjour, frère ! Quel diable ! Vous voilà tous ! Kroutotrystchenko ! et Petcheryzia ! et Kovelek ! Et Stezko ! Salut ! Ah ! ah ! oh ! oh !…

Et ils se mirent tous à s’embrasser.

On détela les bœufs et on les laissa paître dans l’herbe ; les charrettes restèrent sur la route ; et les amis s’assirent tous en cercle devant le kouren, et allumèrent leurs pipes.

Après la collation, mon grand-père se mit à régaler ses hôtes de melons. Chacun, prenant son melon, l’éplucha proprement du couteau (car c’étaient tous de rusés compagnons, très dégrossis, et sachant comme on mange dans le monde, prêts à s’asseoir immédiatement à la table d’un pan[5]. Cette opération faite, chacun fit un trou avec le doigt, but le jus qui coulait, coupa ensuite la chair en tranches et la mit dans sa bouche.

― Et pourquoi donc, garçons, dit mon grand-père, êtes-vous là, bouche bée ? Dansez, fils de chiens[6] ! Où est ton chalumeau, Ostap ? À la Kozatchka[7] ! Foma, les poings aux hanches ! Allons ! Comme cela ! Hé ! hop !

J’étais alors une petite mouvette. Maudite vieillesse ! Maintenant, je ne puis plus ; au milieu de tous les pas compliqués, mes jambes ne font que trébucher. Mon grand-père nous regarda longtemps, assis avec les tchoumaks. Je crois bien que ses jambes ne pouvaient rester en place et qu’il y éprouvait des élancements.

― Regarde, Foma, dit Ostap, si le vieux barbon ne va pas se mettre à danser !

Que croyez-vous ? Il ne put achever ses paroles ; le vieux ne lui en laissa pas le temps. Il voulait, vous comprenez, se distinguer devant les tchoumaks.

― Tenez, fils du diable ! Est-ce ainsi qu’on danse ? Voilà comme il faut danser ! dit-il, s’étant élevé sur les jambes, les mains tendues et frappant des talons.

Vraiment, il n’y avait rien à dire, il dansait comme s’il eût conduit la femme de l’hetman[8]. Nous nous rangeâmes de côté, et le vieux se mit à tourner avec les jambes sur la place unie qui était le long des couches de melons. Mais quand il arriva vers le milieu et voulut s’amuser à tourner vite sur les pieds ― voilà que ses jambes soudain ne marchent plus, et plus rien ! Quelle affaire ! Il se redressa de nouveau, arriva jusqu’au milieu, — et cela ne marcha plus ! Et rien à y faire, cela n’allait plus, et décidément, cela n’allait plus ! Les jambes semblaient en bois.

— En voilà une place ensorcelée ! Quelle machination satanique ! Sûrement, Hérode, l’ennemi du genre humain, s’en mêle !

Mais, comment se couvrir de honte devant les tchoumaks ? Il s’élança de nouveau, et commença à danser en détail, doucement, très bien ; mais au milieu — non ! il ne danse plus ! Plus moyen !

— Ah ! fourbe de Satan ! Puisses-tu t’étrangler d’un melon pourri. Et en mourir à petits coups, fils de chien ! Voyez quelle honte il a préparée pour ma vieillesse !

À ce moment, un éclat de rire retentit derrière lui.

Il se retourna : plus de bachtane, plus de tchoumaks, rien ; par derrière, par devant, sur les côtés, — la rase campagne.

— Eh ! en voilà bien une autre !

Il se mit à cligner de l’œil ; — la place, semblait-il, n’était pas complètement inconnue : sur le côté, un bois dont saillait une sorte de perche visible au loin dans le ciel. Quelle histoire ! C’était bien le pigeonnier que le pope a dans son potager ! De l’autre côté, quelque chose de grisâtre ; il regarde : c’était l’enclos des meules de blé du greffier de volost[9]. Où donc l’a entraîné la force impure ! Ayant fait un grand détour, il se trouva dans un sentier. La lune avait disparu, une tache blanche brillait à sa place, à travers un nuage.

« Il y aura grand vent demain ! » pensa mon grand-père.

Soudain, sur le côté du sentier, dans un trou, brilla une lueur.

― Tiens !… Mon grand-père s’arrêta, mit ses mains au-dessus des yeux et regarda : la lueur s’éteignit ; et, plus loin, à peu de distance, une autre s’alluma.

— Un trésor ! s’écria mon grand-père, je parierais, Dieu sait quoi, que c’est un trésor !

Et il commença à cracher dans ses mains, afin de creuser ; mais il réfléchit qu’il n’avait ni pioche ni pelle : « Eh ! c’est dommage ! Car, — qui sait ? ― le gazon vaut peut-être bien la peine d’être retourné, et peut-être se tient-il là, le pigeonneau ! Rien à faire, sinon marquer la place, pour la retrouver ensuite. »

Ayant pris une branche d’arbre assez forte, brisée apparemment par l’orage, il la fixa sur le trou où brillait la lueur, et reprit le sentier. Le petit bois de chênes commença à s’éclaircir ; une haie apparut. « C’est bien cela ! ne le disais-je pas ? pensa mon grand-père, que c’était le potager du pope ! Voilà l’entourage ! Maintenant, il n’y a plus une verste[10] jusqu’au bachtane. »

Un peu tard, pourtant, il revint à la maison, et ne voulut pas manger de galouchki. Il réveilla seulement mon frère Ostap, lui demanda si les tchoumaks étaient partis, et s’enveloppa dans son touloupe[11]. Et quand Ostap voulut lui demander : « Où donc, grand-père, les démons t’ont-ils emmené ? » — « N’interroge pas, » répondit-il, s’enveloppant encore davantage, « ne m’interroge pas, Ostap, car tu en blanchirais ! »

Et il se mit à ronfler tellement fort que les moineaux, qui s’étaient glissés dans le bachtane, s’envolèrent de frayeur. Où prenait-il de dormir ainsi ? On ne peut le dire, mais c’était un vieux rusé, et, ― que Dieu lui donne le royaume céleste ! ― il savait toujours se tirer de tout. Une autre fois, il renifla une telle chanson, qu’on se mettait à se mordre les lèvres.

Le lendemain, à peine le jour commença-t-il à tomber dans la campagne, que mon père revêtit une svitka[12], mit sa ceinture, prit sous son bras une pioche et une pelle, plaça son chapeau sur sa tête, but un gobelet de kvass fait avec des grains, essuya ses lèvres du pan de son habit et partit tout droit vers le potager du pope. Il atteignit la haie et le petit bois de chênes. Au milieu des arbres serpentait le sentier qui conduisait dans la campagne : c’était bien le même, lui parut-il. Il entra dans la plaine — c’était bien la place de la veille ; voici le pigeonnier qui se dresse en l’air ; mais l’enclos n’est pas visible. « Non, ce n’est pas l’endroit ; ce doit être plus loin ; il faut, apparemment, tourner vers l’enclos. Il retourna en arrière, et prit un autre chemin ; — l’enclos apparut, mais plus de pigeonnier ! Il revint de nouveau vers le pigeonnier, — l’enclos disparut. Il recourut vers l’enclos, — le pigeonnier s’éclipsa ; vers le pigeonnier, — l’enclos n’était plus là.

— Ah ! maudit Satan, que n’as-tu attendu un moment !

La pluie tombait à verse.

Ayant enlevé ses souliers neufs et les ayant enveloppés dans son mouchoir, pour que la pluie ne les abîmât pas, il revint au galop, tel que le cheval amblier d’un Pan. Il entra dans le kouren, tout traversé par l’eau, se couvrit du touloupe et se mit à grommeler quelque chose entre ses lèvres et à caresser le diable de telles expressions, que je n’en avais pas encore entendu de pareilles. Je l’avoue, certainement, j’en aurais rougi, si cela s’était passé en plein jour.

Quand je me réveillai le lendemain, et que je regardai, je vis mon grand-père se diriger vers le bachtane, comme si rien n’était, et recouvrir les melons d’eau avec des feuilles de bardane. Après le repos, le vieux se mit à causer ; il tâcha d’effrayer mon jeune frère, en le menaçant de l’échanger contre des poules, à la place d’un melon d’eau, puis, ayant dîné, il se fabriqua un sifflet et joua avec ; il nous donna ensuite pour nous amuser un melon, recourbé en trois, comme un serpent, qu’il appelait melon de Turquie.

Maintenant je ne retrouve plus de semblables melons ; il est vrai que les semences lui en venaient de loin.

Sur le soir, quand il fit nuit, mon grand-père alla avec sa pioche creuser une nouvelle couche pour des citrouilles tardives. Il commença à traverser doucement l’endroit ensorcelé, et ne put se retenir de dire entre ses dents : « Maudite place ! » et de colère il le frappa de sa pioche. Aussitôt, — autour de lui il voit la campagne : d’un côté le pigeonnier se dresse, et de l’autre l’enclos.

— Allons ! parfait ! j’ai été bien avisé de prendre ma pioche. Et voilà le sentier ! Et ici le trou ! Et voici la branche plantée ! Et tiens, la lueur brille ! Il n’y a pas à s’y tromper !

Et doucement il s’avança, la pioche haute, comme s’il voulait en frapper la cabane, élevée près du bachtane, et s’arrêta devant le trou. La lueur s’éteignit ; dans le trou gisait une pierre, recouverte d’herbe.

« Il faut soulever cette pierre ! » pensa mon grand-père ; et il se mit à creuser tout autour. Maudite grande pierre ! Pourtant, en s’arc-boutant fortement des pieds sur le sol, il la poussa hors du trou. Hou ! la vallée en résonna. « Va-t’en par là ! maintenant, l’affaire va aller plus vite ! »

Ici, mon grand-père s’arrêta, tira sa tabatière, versa du tabac sur son poing, et s’apprêtait à le renifler, quand, tout à coup, au-dessus de sa tête, « tchii ! » éternua quelqu’un, si fort que les arbres s’inclinèrent et que tout le visage de mon grand-père fut éclaboussé.

— On se tourne de côté, au moins, quand on veut éternuer ! grogna-t-il, en se frottant les yeux.

Il regarda alentour, — absolument rien !

— Non, le diable sûrement n’aime pas le tabac ! continua-t-il, en remettant sa tabatière dans sa poitrine, et reprenant sa pioche :

— C’est un imbécile, car jamais son aïeul ni son père n’en humèrent de pareil !

Il se mit à creuser ; le sol était tendre, et la pioche s’en retirait facilement. Quelque chose résonna ; ayant rejeté la terre, il vit une marmite.

― Ah ! pigeonneau, te voilà donc ! s’écria mon grand-père en glissant la pioche par-dessous.

― Ah ! pigeonneau, te voilà donc, piaula un bec d’oiseau, en frappant la marmite.

Mon grand-père s’écarta, en lâchant la pioche.

― Ah ! pigeonneau, te voilà donc ! bêla une tête de mouton, au sommet d’un arbre.

— Ah ! pigeonneau, te voilà donc, grommela un ours, en sortant son museau, de derrière un arbre.

Un frisson traversa mon grand-père.

— Il est vraiment terrible de parler ici ! grogna-t-il en lui-même.

― Vraiment terrible de parler ici ! glapit le bec d’oiseau.

― Terrible de parler ici ! bêla la tête de mouton.

― Terrible de parler ici ! grommela l’ours.

― Hein ! fit mon grand-père ; — et il s’en effraya lui-même.

— Hein ! piaula le bec.

— Hein ! bêla le mouton.

— Houm ! grommela l’ours.

Plein de terreur, mon grand-père se retourna. Mon Dieu, quelle nuit ! ni étoiles, ni lune ; alentour, des terres éboulées ; sous les jambes, un trou sans fond ; au-dessus de sa tête est suspendue une montagne, et, semble-t-il, elle va lui tomber dessus ! Mais ce qui étonne le plus mon grand-père, c’est qu’une figure très laide s’en détache et le regarde : hou ! hou ! un nez, — comme un soufflet de forge ; des narines, — comme si l’on eût versé dans chacune un védro[13] d’eau ! des lèvres, vraiment, comme deux troncs d’arbre ! des yeux rouges roulaient au-dessus, et, de plus, la langue s’avançait pour le harceler !

— Le diable soit avec toi ! dit mon grand-père, en lâchant la marmite. Garde ton trésor ! Quelle horrible gueule !

Et déjà il s’élançait pour s’enfuir ; mais il regarda et s’arrêta, en voyant que tout était redevenu comme auparavant.

— C’est la force impure qui a voulu m’effrayer !

Il revint de nouveau vers la marmite, — non ! elle est lourde ! Que faire ? On ne peut pourtant pas la laisser là ? Et, ayant rassemblé toutes ses forces, il la saisit avec les mains : « Allons ! d’un coup ! d’un coup ! encore ! encore ! » et il la retira du trou.

― Ouf ! je vais à présent prendre une prise de tabac !

Il prit sa tabatière. Avant d’en verser, il regarda bien s’il n’y avait personne. Personne, lui sembla-t-il ; mais voilà qu’il fut stupéfait en voyant le tronc d’un arbre haleter et respirer, des oreilles apparaître, des yeux rouges briller, des narines se gonfler, un nez se froncer et se préparer à éternuer.

― Non, je ne priserai pas de tabac ! pensa mon grand-père, en cachant sa tabatière ; cela entrerait encore dans les yeux de Satan !

Il saisit au plus vite la marmite et se mit à courir, à perdre haleine ; il sentait derrière lui quelqu’un lui frapper les jambes d’une baguette.

― Aïe ! aïe ! criait mon grand-père, en courant de toutes ses forces ; comme il atteignait le potager du pope, alors seulement il reprit un peu haleine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Où donc le grand-père est-il tombé ? pensions-nous en l’attendant trois heures durant. Déjà notre mère était venue du hameau et avait apporté un pot plein de galouchki chauds. Non, pas de grand-père ! Nous commençâmes à souper tout seuls. Après le repas, la mère lava le pot et chercha des yeux où elle pourrait jeter la rinçure, car tout alentour étaient des couches de melons ; en regardant ainsi, elle vit juste en face d’elle une marmite. Le ciel était déjà sombre. Elle pensa qu’un garçon, pour faire une niche, l’avait cachée par derrière et la poussa.

— Voilà juste ce qu’il me faut pour y jeter ma rinçure ! dit-elle ; et elle y versa la rinçure chaude.

— Aïe ! cria une voix de basse. — On regarda : c’était le grand-père. Qui s’en serait douté ? « Ma foi, pensâmes-nous, il va être furieux ! » Je l’avoue, quoique ce fût un peu coupable, pourtant, on se mit à rire, quand la tête blanche de mon grand-père apparut toute trempée de rinçures et couverte d’écorces de melons et de pastèques.

— Voyez ! cette femme du diable ! cria-t-il en s’essuyant la tête d’un pan de son vêtement ; comme elle m’a échaudé ! ainsi qu’un porc avant la Noël ! Allons, garçons, vous ne mangerez plus maintenant que des boubliki[14]. Vous irez, fils de chiens, en caftans dorés ! Regardez donc, regardez là, ce que je vous apporte ! Et il ouvrit la marmite.

Que pensez-vous qu’il y eût dedans ? Allons, dites un peu, après avoir bien réfléchi ; donc ? de l’or ? Et justement ce n’était pas de l’or, mais des ordures, des saletés, et des choses qu’on a honte de nommer.

Mon grand-père cracha[15], jeta la marmite, et se lava ensuite les mains. Depuis ce temps, il fit, ainsi que nous, le serment de ne plus jamais écouter le diable.

― Et n’y songez pas ! nous disait-il parfois, tout ce que dit l’ennemi de Notre-Seigneur le Christ, tout cela est mensonge ; le fils de chien ! il n’y a pas en lui pour un kopek[16] de vérité !

Et parfois, quand le vieillard apercevait quelque chose d’insolite à la même place :

― Eh ! Allons ! compagnons, signez-vous ! nous criait-il, comme cela ! parfait ! ; et il se mettait à placer des croix.

Quant à la place ensorcelée, où l’on ne pouvait danser, il l’entoura d’une haie et nous ordonna d’y jeter toutes les ordures, herbes et saletés, qu’on ôtait du bachtane.

Et voilà comme la force impure mystifie l’homme ! Je connais très bien cette terre : plus tard, des Kosaks voisins la louèrent à mon père, près du bachtane. C’est une terre excellente, et toujours y pousse une récolte abondante, presque miraculeuse. À l’endroit ensorcelé seul, jamais rien de bon n’a poussé. On l’ensemence comme il faut ; mais ce qu’il en sort est impossible à expliquer : le melon d’eau — n’est pas un melon d’eau ; la citrouille — n’est pas une citrouille ; le concombre — n’est pas un concombre ; le diable seul sait ce que c’est.



FIN


  1. On appelle tchoumaks les voituriers qui vont en Crimée pour le sel ou sur le Don pour le poisson.
  2. Le bachtane est une plantation spéciale de melons, pastèques, concombres et similaires.
  3. Un kouren est une cabane en chaume. Chez les Zaporogues, le kouren était une division du camp militaire. Ici, c’est le premier sens qu’il faut prendre.
  4. Les galouchki sont des boulettes de pâte cuite de forme oblongue.
  5. Seigneur polonais.
  6. Expression amicale, empreinte d’un peu de brusquerie, mais sans autre portée, en Russie.
  7. Danse nationale des Kosaks.
  8. Le grand chef des Kosaks.
  9. La volost est une circonscription territoriale correspondant à peu près à notre canton.
  10. La verste est une mesure de longueur valant 1 kilomètre 067.
  11. Petite souquenille.
  12. Pelisse de mouton.
  13. Mesure de la contenance de 12 litres 290
  14. Gâteaux
  15. Cracher est un signe de mépris, en Russie. Les Russes usent beaucoup de ce geste
  16. Pièce de monnaie de cuivre valant 0 fr. 025 ; c’est la centième partie du rouble.