Contes et Nouvelles (Gogol)/Mémoires d’un Fou
Pour les autres éditions de ce texte, voir Mémoires d’un Fou.
MÉMOIRES D’UN FOU
Une aventure extraordinaire est arrivée aujourd’hui. Je me suis levé le matin assez tard, et quand Mavra m’a apporté mes bottes nettoyées, je lui ai demandé quelle heure il était. Ayant appris que dix heures étaient sonnées depuis déjà longtemps, je me dépêchai de m’habiller. Je l’avoue, je n’avais pas envie d’aller au ministère, sachant à l’avance quelle vilaine mine ferait notre chef de section. Déjà depuis longtemps il me dit : « Qu’est-ce donc, frère, que toutes ces billevesées que tu as dans la tête ? Tu t’agites parfois comme un possédé ; tu embrouilles, d’autres fois, à tel point une affaire que Satan lui-même ne s’y retrouverait pas ; au titre tu mets une petite lettre, et tu ne mets ni date ni numéro d’ordre. » Maudit héron ! il est sûrement jaloux de ce que je m’assieds dans le cabinet du directeur et que je taille les plumes pour Son Excellence. En un mot, je n’aurais pas été au ministère, si je n’avais pas eu l’espérance d’y rendre visite au caissier et, s’il y avait moyen, de demander à ce juif une petite avance, si petite fût-elle, sur mes appointements. En voilà encore un être ! qu’il donne quelque chose à l’avance sur l’argent du mois, — Seigneur, mon Dieu ! plus vite arrivera le jugement dernier[1]. Demande, éclate même, sois dans le besoin, — il ne donnera rien, le vieux démon ! Et à son logis, sa propre cuisinière lui donne des gifles ; cela est connu de tout le monde, Je ne vois pas l’avantage de servir dans un ministère ; on n’y a aucune ressource. Tandis que dans les régences de gouvernement, les administrations civiles et les chambres des finances, c’est une toute autre affaire ; vois, celui-ci est serré dans un coin et y met du noir sur du blanc ; son frac est malpropre ; sa tête est si laide que tu en as envie de cracher[2] ; regarde pourtant quels émoluments il touche ! Ne va pas lui porter une tasse en porcelaine dorée. « Cela, dirait-il, est un présent de docteur. » Mais donne-lui une paire de trotteurs, ou un drochki[3], ou une fourrure de castor de trois cents roubles. À première vue il est très doux, il vous dit très délicatement : « Ayez l’obligeance de me donner un canif pour tailler une plume », et pourtant il nettoie si bien le solliciteur, que celui-ci ne garde que sa chemise. À la vérité, le service, chez nous, est distingué ; il y règne partout une telle propreté que la régence du gouvernement n’en aura jamais une pareille ; les tables sont en acajou, et les chefs ne tutoient pas… Oui, je l’avoue, si ce n’avait été cette distinction du service, j’aurais quitté le ministère depuis longtemps.
Je revêtis un vieux manteau, et pris un parapluie, car il tombait une pluie battante. Il n’y avait personne dans les rues ; seules, quelques vieilles femmes, se protégeant du revers de leur robe ; aussi, des marchands russes sous leurs parapluies, et des courriers, frappèrent mes yeux. En fait de gens comme il faut, je rencontrai seulement un collègue tchinovnik[4] ; je l’aperçus à un carrefour. Quand je le vis, je me dis aussitôt : « Eh ! non, pigeonneau, tu ne vas pas au ministère ; tu te presses derrière celle-là, qui court devant toi, et tu regardes ses petits pieds. » Quel animal, que ce collègue tchinovnik ! Par Dieu, il ne le cède à aucun officier ; que seulement passe une femme en chapeau, sans faute il l’accroche. Comme je pensais à cela, je vis une voiture s’arrêter devant un magasin, près duquel je me trouvais. Je la reconnus aussitôt : c’était la voiture de notre directeur. « Mais qu’a-t-il besoin dans un magasin ? pensai-je ; sûrement, c’est sa fille. » Je me serrai le long du mur. Un laquais ouvrit la portière, et elle s’envola de la voiture, comme un oiseau. Lorsqu’elle regarda à droite et à gauche, quand elle brilla des sourcils et des yeux… Seigneur mon Dieu, j’étais perdu, complètement perdu ! Pourquoi l’ai-je rencontrée un tel jour de pluie ! Prétends donc maintenant que les femmes n’ont pas un grand amour des chiffons. Elle ne m’a pas reconnu, et j’ai fait exprès moi-même de m’envelopper le plus possible car j’avais sur moi un manteau très sale, et, de plus, d’ancienne forme. On porte maintenant les manteaux avec de longs collets, et les miens étaient courts, croisés l’un sur l’autre ; et puis, le drap n’était pas tout à fait intact.
Sa petite chienne n’ayant pas eu le temps de passer par la porte du magasin, était restée dans la rue. Je connais cette petite chienne, on l’appelle Miedji. Une minute n’était pas écoulée, que j’entendis soudain une petite voix ténue : « Bonjour, Miedji ! » En voilà une bonne ! Qui a dit cela ? Je regardai et aperçus deux dames abritées sous un parapluie, l’une vieille, l’autre jeune ; mais elles étaient passées outre ; et près de moi retentit de nouveau : « C’est une erreur, Miedji ! » Que diable ! je vis que Miedji se flairait avec une petite chienne, qui suivait les dames. « Hé ! » me dis-je en moi-même, « non, sûrement, je ne suis pas ivre ! Cela, je crois, m’arrive rarement. »
« Non, Fidèle, tu penses cela à tort », continua-t-elle. Je vis bien moi-même que Miedji parlait : « J’ai été, ouap ! ouap ! j’ai été, ouap ! ouap ! ouap ! très malade ! » Voyez cette petite chienne ! Je l’avoue, je fus très étonné de l’entendre parler comme une personne ; mais ensuite, lorsque j’eus examiné tout cela avec soin, je cessai d’être surpris. Véritablement, en ce monde, il se passe beaucoup de pareils exemples. On dit qu’en Angleterre un poisson sortit un jour au-dessus de l’eau et prononça deux mots dans une langue tellement bizarre, que depuis deux ans déjà les savants s’efforcent de la déterminer, sans avoir encore rien trouvé. J’ai lu également dans des journaux l’histoire de deux vaches, qui entrèrent dans une boutique et demandèrent une livre de thé. Mais, je l’avoue, mon étonnement grandit encore quand Miedji dit : « Je t’ai écrit, Fidèle ; sûrement, Polkane n’a pas porté ma lettre ! » Le diable m’emporte ! Durant toute ma vie, je n’ai jamais entendu dire qu’un chien pût écrire ! Un noble seul peut écrire correctement. Il est certain que quelques marchands, et encore le peuple serf écrivent parfois ; mais leur écriture est le plus souvent mécanique : ni virgules, ni points, ni style.
J’étais très étonné. J’avoue que depuis peu de temps je commence à entendre et à voir des choses que personne n’a encore jamais vues ni entendues. « Je vais suivre », me dis-je en moi-même, « cette petite chienne et je saurai qui elle est, et ce qu’elle pense ». J’ouvris mon parapluie, et partis derrière les deux dames. Elles passèrent dans la Gorokhovaia, tournèrent dans la Miestchanskaia, de là dans la Stoliarnaia, passèrent enfin le pont Kokouchkine et s’arrêtèrent devant une grande maison. « Je connais cette maison », me dis-je en moi-même, « c’est celle de Zverkov ». Quelle demeure ! Quel peuple n’y demeure-t-il pas : que de cuisinières, que de forains ; et mes collègues tchinovniks, comme des chiens, sont les uns sur les autres. Mais j’ai là un ami, qui joue divinement de la trompette. Les dames montèrent au cinquième étage. « Parfait ! » pensai-je, « je ne vais pas aller plus loin ; je noterai l’endroit, et, à la première occasion, je ne manquerai pas d’en profiter ».
C’était aujourd’hui mercredi ; aussi ai-je été chez notre directeur dans son cabinet. J’y suis allé exprès de bonne heure, et, m’étant assis, j’ai retaillé toutes les plumes. Notre directeur doit être un homme très intelligent. Tout son cabinet est garni de bibliothèques. J’ai lu le titre de certains volumes : c’est tout de l’érudition, et une telle érudition que nous n’y pouvons pas mordre, ― tout est en français ou en allemand. Et regarde dans sa figure : hum ! quelle gravité brille dans ses yeux ! Je n’ai encore jamais entendu qu’il ait dit un mot superflu. Seulement, parfois, quand on lui apporte un papier, il demande : « Quel temps fait-il dehors ? » — « Pluvieux, votre Excellence ! » Oh ! non, il ne fait pas la paire avec nous ! C’est un homme d’État. — Je remarque, toutefois, qu’il m’aime particulièrement. Si sa fille de même… eh ! coquin !… Rien, rien, silence !
J’ai lu « La petite Abeille ». Ces Français sont un peuple stupide ! Voyons, que veulent-ils ? Je les saisirais tous, par Dieu, et les passerais aux verges ! J’ai lu aussi le très aimable récit d’un bal, décrit par un pomiestchik[5] de Koursk. Les pomiestchiks écrivent très bien. J’observai ensuite qu’il était plus de midi et demi, et que notre directeur n’était pas sorti de sa chambre à coucher. Mais vers une heure et demie, se passa un fait qu’aucune plume ne saurait raconter. La porte s’ouvrit ; je pensai que c’était le directeur, et m’élançai de ma chaise avec des papiers ; mais c’était elle, elle-même ! Saints du ciel ! quelle splendeur ! Et quand elle regarda, — un soleil ! par Dieu, un soleil ! Elle salua et demanda : « Papa n’est donc pas ici ? » Aïe ! aïe, aïe ! quelle petite voix ! Un canari, en vérité, un canari ! « Votre Excellence », voulais-je lui dire, « n’ordonnez pas de me frapper ; mais si pourtant vous voulez frapper, alors, que ce soit de votre menotte aristocratique ! » Mais, le diable m’emporte, la langue ne tourna pas, et je répondis simplement : « Il n’est pas ici. » Elle regarda vers moi, vers les livres, et laissa tomber son mouchoir. Je me précipitai, glissai sur le maudit parquet et c’est juste si je ne me décollai pas le nez ; pourtant je me rattrapai, et atteignis le mouchoir. Saints du ciel, quel mouchoir ! le plus fin, en batiste, — de l’ambre, absolument de l’ambre ! et de lui s’exhalait comme une odeur de généralat ! Elle me remercia et sourit presque, de sorte que ses lèvres de sucre se touchèrent légèrement, et elle s’en alla. Je restai encore assis durant une heure. Un laquais arriva soudain et me dit : « Retournez chez vous, Akcentii Ivanovitch, mon maître ne sortira pas de chez lui. » Je ne puis souffrir la race des laquais ; elle est toujours étendue dans l’antichambre et ne daigne même pas faire un signe de tête. Cela n’est encore rien ; un jour un de ces animaux, oubliant son rang, se permit de m’offrir du tabac. Mais sais-tu, toi, serf stupide, que je suis tchinovnik, que je suis de race noble ?
Je pris toutefois mon chapeau, mis moi-même
mon manteau, car ces messieurs ne vous le présentent
jamais, et je sortis. À la maison je restai
sur mon lit la plus grande partie du temps. Je
copiai ensuite de très beaux vers :
N’ayant pas vu ma petite âme depuis une heure,
J’ai pensé ne pas l’avoir vue de toute l’année.
Détestant mon existence,
Puis-je vivre ? me disais-je.
Cette œuvre doit être de Pouchkine. Le soir,
ayant mis mon manteau, j’allai vers le perron de
Son Excellence et attendis longtemps, si elle ne
viendrait pas s’asseoir dans la voiture, pour la
revoir encore une fois ; mais non, elle n’est pas
sortie.
Notre chef de section est furieux. Quand je suis arrivé au ministère, il m’a appelé à lui, et a commencé à me parler ainsi : « Allons, dis-moi, s’il te plaît, ce que tu fais ? — Comment, ce que je fais ? Je ne fais rien, ai-je répondu. — Allons ! réfléchis donc un peu ! Tu as bien quarante ans sonnés, — il est temps d’acquérir un peu d’esprit. Que t’imagines-tu ? Tu penses que je ne connais pas toutes tes espiègleries ? Voilà que tu fais la cour à la fille du directeur ! Voyons, regarde-toi et réfléchis à ce que tu es ! Mais tu n’es qu’un zéro, rien de plus. Tu n’as pas un groch[6] de fortune ! Examine un peu ta figure dans la glace, — où as-tu été imaginer pareille chose ? »
Le diable m’emporte si son visage à lui ne ressemble
pas à une ampoule d’apothicaire ; sur la
tête, il a une touffe de cheveux tressée en huppe,
qu’il élève en l’air, et l’ayant graissée de pommade
à la rose, il croit qu’à lui seul tout est possible. Je
comprends ; je comprends ce qui l’irrite contre
moi. Il me porte envie ; il a vu, peut-être, les
marques de préférence qui me sont témoignées.
Mais je crache sur lui ! La belle affaire qu’un
conseiller de cour[7] !
Il porte une chaîne de
montre en or, commande des bottes à trente roubles,
mais que le diable l’enlève ! Est-ce que, moi, je fais
partie des roturiers, des tailleurs, ou des enfants
de sous-officiers ? Je suis noble. Eh quoi, moi
aussi, je puis faire mon chemin dans le service.
Attends, l’ami ! Nous deviendrons aussi colonel, et,
peut-être, si Dieu aide, quelque chose de mieux
encore. Nous aussi, nous acquerrons un appartement,
et plus beau que le tien ! Que t’es-tu donc
fourré dans la tête, de croire qu’à part toi il n’y a
pas d’homme comme il faut ? Donne-moi seulement
un frac de cérémonie, à la mode, et attachemoi une cravate comme la tienne, — tu ne seras
pas digne alors de me déchausser ! Je n’ai pas de
fortune, — voilà le malheur.
J’ai été au théâtre. On jouait le Bouffon russe
Filatka. J’ai beaucoup ri. Il y avait aussi un certain
vaudeville, en vers amusants, sur les avocats,
particulièrement sur un certain registrateur de
collège[8],
vers très hardiment écrits, tellement
même que je m’étonnai que la censure les eût laissés
passer ; et, sur les marchands, on disait, sans détour,
qu’ils dupent le peuple, et que leurs fils font
la noce et jouent aux nobles. Il y avait encore un
couplet très drôle contre les journalistes : qu’ils
aiment dire du mal de tout, et que l’auteur demande
au public sa protection. Les écrivains de
notre époque écrivent des pièces fort amusantes.
J’aime aller au théâtre. Quand seulement un groch
se promène dans la poche, — on ne peut se retenir
d’y aller. Et pourtant, parmi nos collègues tchinovniks, il y a de tels animaux qui ne vont
jamais au théâtre, de propos délibéré, à moins
qu’on ne leur donne un billet gratuit. Une actrice
jouait très bien. Je pense à elle… Eh ! coquin !…
Rien, rien… silence.
Sur les huit heures, je suis allé au ministère. Le
chef de section a fait une figure comme s’il ne remarquait
pas mon arrivée. Et moi aussi, de mon
côté, j’ai fait comme s’il n’y avait rien de commun
entre nous. J’ai revu et collationné des papiers.
Je suis parti à quatre heures. Je suis passé près
de l’appartement du directeur, mais je n’ai rien
vu. Après le dîner, j’ai passé presque tout le temps
dans mon lit.
Aujourd’hui, j’ai été m’installer dans le cabinet de notre directeur, et ai retaillé vingt-trois plumes pour lui, et pour elle… aïe ! aïe !… pour Son Excellence, quatre plumes. Notre directeur aime beaucoup qu’il y ait pas mal de plumes. Oh ! ce doit être une forte tête ! Toujours il se tait, mais dans sa tête, je pense, il examine tout. Je voudrais savoir à quoi il réfléchit le plus. Je voudrais voir de plus près la vie de ces messieurs, toutes ces intrigues et ruses de cour. Comment ils sont, ce qu’ils font dans leur cercle — voilà ce que je désirerais connaître ! J’ai pensé quelquefois à lier conversation avec Son Excellence ; seulement, le diable m’emporte, la langue n’obéit pas du tout ; on dit seulement qu’il fait froid ou tiède dehors, et on ne dit décidément rien de plus. Je désirerais regarder dans le salon, dont on voit parfois la porte ouverte, et, derrière le salon, dans une certaine chambre, oh ! quelle riche ornementation ! Quelles glaces et porcelaines ! Je voudrais regarder là, dans cette partie, où est Son Excellence Mademoiselle — voilà où je voudrais me trouver ! dans le boudoir ; comment sont tous ces petits pots, ces petites fioles, ces fleurs telles qu’il est effrayant de les flairer ; comment gît sa robe, jetée au vent, plus semblable à l’air qu’à une robe. Je voudrais regarder dans la chambre à coucher… Là, je pense, sont des merveilles ; là, je pense, c’est le paradis, tel qu’il n’y en a pas dans les cieux. Examiner ce petit coussin, sur lequel, en sortant du lit, elle pose son pied ; la voir revêtir ce pied d’un bas blanc comme la neige… Aïe ! aïe ! aïe ! rien, rien… silence.
Voilà pourtant qu’aujourd’hui un rayon m’a
illuminé, et je me suis souvenu de ce dialogue
entre les deux petites chiennes, que j’avais entendu
sur la perspective Nevski. « Parfait ! ai-je
pensé en moi-même ; à présent je vais tout connaître.
Il me faut prendre la correspondance que
ces deux vilaines petites bêtes ont échangée entre
elles. Là, certainement, je saurai quelque chose. »
Je l’avoue, j’avais déjà appelé une fois Miedji auprès
de moi, et je lui avais dit : « Écoute, Miedji,
voilà que nous sommes en ce moment seuls ; si tu
le désires, je puis même fermer la porte, pour que
personne ne puisse nous voir ; raconte-moi tout
ce que tu sais sur ta maîtresse, ce qu’elle est et
comment elle vit. Je te jure de n’en rien dire à
personne. » Mais la rusée petite chienne mit sa
queue entre ses pattes, se replia sur elle-même et
gagna doucement la porte, comme si elle n’avait
rien entendu. Depuis longtemps je soupçonnais que le chien est plus intelligent que l’homme ;
j’étais déjà certain qu’il peut parler, et que ce
n’est chez lui qu’affaire d’entêtement. C’est un
extraordinaire politique ; il remarque tout, tous
les pas de l’homme. Oui, quoi qu’il arrive, demain
je me rendrai à la maison de Zverkov, j’interrogerai
Fidèle, et, si je puis, je saisirai toutes les
lettres que Miedji lui a écrites.
Sur les deux heures de l’après-midi, je suis parti
pour aller voir Fidèle et l’interroger. Je déteste
cette odeur de chou qui sort de toutes les petites
boutiques, dans la Miestchanskaia ; de dessous les
portes de chaque maison, arrive une telle horreur
que, me bouchant le nez, j’ai couru à toutes
jambes. De vils artisans y laissent aussi échapper
de leurs ateliers une telle quantité de suie fine et
de fumée, qu’il est absolument impossible à un
homme comme il faut de se promener en cet endroit.
Lorsque je fus arrivé au sixième étage et
que j’eus tiré la sonnette, je vis paraître une jeune fille, pas trop laide, avec de petites taches de
rousseur. Je la reconnus : c’était la même qui était
avec la vieille dame. Elle rougit un peu, et aussitôt
je compris : « Toi, tu cherches un mari. » — « Que
désirez-vous ? demanda-t-elle. — Je désirerais parler
à votre petite chienne. » Cette jeune fille était
sotte. J’ai reconnu tout de suite qu’elle était sotte !
La petite chienne accourut, en ce moment, en
aboyant ; je voulus la saisir, mais, la vilaine, elle
m’attrapa presque le nez avec ses dents. Je vis,
toutefois, son lit dans un coin. Eh ! voilà bien ce
qu’il me faut ! Je m’en approchai, remuai la paille
dans la corbeille en bois, et, à ma grande joie, retirai
un petit paquet de papiers menus. La maudite
petite chienne, en voyant cela, commença à me
sauter aux mollets ; mais ensuite, quand elle s’aperçut
que j’avais pris les papiers, elle se mit à aboyer
et à me flatter : « Non, colombe, adieu ! » lui
dis-je, et je me précipitai dehors. Je crois que la
jeune fille m’a pris pour un fou, car elle semblait
très effrayée. De retour chez moi, je voulais aussitôt
me mettre à l’ouvrage et examiner ces lettres,
parce qu’à la lumière je vois un peu difficilement.
Mais Mavra avait entrepris le lavage du plancher. Ces sottes Tchoukhouki[9] sont toujours propres
mal à propos. Et, à cause de cela, j’ai été me promener
et réfléchir à cette aventure. Maintenant, enfin,
je vais connaître tous les faits, toutes les pensées,
tous les ressorts, et je vais démêler tout cela. Ces
lettres me découvriront tout. Les chiens sont une
race intelligente ; ils savent toutes les relations politiques,
et ainsi, sûrement, tout se trouve là : le
portrait et les affaires de cet homme. Là aussi je
trouverai quelque chose sur celle… rien, silence !
Je suis rentré le soir chez moi, et je suis resté au
lit la plus grande partie du temps.
Ah, voyons ! examinons ! Une lettre assez lisible ; peut-être dans l’écriture y a-t-il quelque chose de canin. Lisons d’un bout à l’autre !
« Chère Fidèle ! Je ne puis toujours pas m’habituer à ton nom bourgeois. Comme si l’on n’aurait pas pu t’en donner un mieux ? Fidèle, Rosa, ― quel mauvais ton ! Pourtant, laissons tout cela de côté. Je suis très heureuse que nous ayons imaginé de nous écrire l’une à l’autre. »
La lettre est très correctement écrite. La ponctuation, et même la lettre « iati »[10] y sont partout à leur place. Non, notre chef de section n’écrit pas ainsi, quoiqu’il dise avoir étudié dans une Université. Voyons plus loin.
« Il me semble que faire part à un autre de ses pensées, de ses sentiments, de ses impressions, est un des plus grands plaisirs en ce monde. »
Hem ! cette pensée est tirée d’un ouvrage, traduit de l’allemand. J’ai oublié le titre.
« Je dis cela par expérience, quoique je n’aie jamais été dans le monde plus loin que la porte de notre maison. Ma vie ne s’écoule-t-elle pas dans l’abondance ? Ma maîtresse, que son papa appelle Sophie, m’aime follement. »
Aïe ! aïe !… rien, rien. Silence.
« Le papa aussi me flatte souvent. Je bois du thé et du café à la crème. Ah ! ma chère[11], je dois te dire que je ne trouve aucun plaisir dans les gros os rongés, que dévore à la cuisine notre Polkane. Je n’aime, en fait de gros os, que ceux de gibier, et encore quand personne n’en a sucé la moelle. Il est très bon de mélanger avec un peu de sauce, mais sans câpres ni légumes ; mais je ne sais rien de pire que l’habitude de donner aux chiens des boulettes de pain roulées. Un certain monsieur, assis à une table, qui a pris dans ses mains toutes sortes de saletés, y pétrit du pain, t’appelle et te fourre la boulette entre les dents. Refuser serait désobligeant, — alors, tu avales, avec dégoût, mais tu avales… »
Le diable sait ce que veut dire cela ! Quelles bêtises ! Comme s’il n’y avait pas de sujet préférable, pour écrire. Voyons une autre page, s’il s’y trouvera quelque chose de plus raisonnable.
« Je suis prête, avec un très grand plaisir, à te raconter tous les faits qui se passent chez nous. Je t’ai déjà parlé du maître, que Sophie appelle papa. C’est un homme très étonnant… »
Ah ! voilà, enfin ! Oui, je le savais ; en eux se trouve une vue politique sur tous les sujets. Voyons sur le papa.
« …un homme très étonnant. Il reste presque toujours silencieux ; il parle très rarement. La semaine dernière, il se disait tout le temps à lui-même : « L’aurai-je ou ne l’aurai-je pas ? » Il prenait un papier dans une main, fermait l’autre main vide et disait : « L’aurai-je ou ne l’aurai-je » pas ? » Il se tourna une fois vers moi et me demanda : « Qu’en penses-tu, Miedji ? l’aurai-je ou » ne l’aurai-je pas ?… Je ne pus comprendre bien ; je flairai ses bottes, et sortis. Ensuite, ma chère[12], au bout d’une semaine, le papa rentra tout radieux. Toute la matinée, vinrent à la maison des messieurs en uniforme, qui le félicitèrent de quelque chose. À table, il était plus joyeux que je ne l’avais encore jamais vu, et racontait des histoires. Et après le repas, il me prit par le cou et me dit : « Regarde donc, Miedji, ce que c’est que cela. » J’aperçus un petit ruban. Je le flairai, mais, en vérité, il n’avait aucune odeur ; enfin, je léchai doucement : c’était un peu salé »
Hem ! Cette petite chienne, il me semble, est par trop… Que ne la fouette-t-on ? Ainsi, il est ambitieux. Cela est bon à noter.
« Adieu, ma chère[13] ! Je me sauve… et cœtera… demain je terminerai ma lettre, — Ah ! bonjour ! Je suis de nouveau à toi. Aujourd’hui, ma maîtresse Sophie… »
Ah ! voyons ! quoi, sur Sophie ?… Eh ! coquin !… Rien, rien… Continuons :
« …ma maîtresse Sophie était en très grand remue-ménage. Elle se préparait pour un bal, et j’ai été très heureuse en pensant que durant son absence je pourrais t’écrire. Ma Sophie est toujours ravie d’aller au bal, bien qu’elle manque chaque fois de se fâcher en s’habillant. Je ne puis comprendre pourquoi les gens s’habillent. Pourquoi ne vont-ils pas comme nous, par exemple ? On est très bien et plus tranquille. Je ne comprends pas non plus, ma chère, le bonheur d’aller au bal. Sophie revient toujours du bal sur les six heures du matin, et je devine presque chaque fois, à son air pâle et vide, qu’on ne lui a rien donné à mander, la malheureuse ! Je l’avoue, je ne pourrais pas vivre ainsi. Si l’on ne me donnait pas de la sauce avec une gélinotte, ou une petite aile de poulet rôti, alors, je ne sais ce qui m’arriverait. La sauce au gruau est également très bonne ; mais la carotte, ou le navet, ou les artichauts, — tout cela ne vaut rien… »
Ce style est extraordinairement inégal. On voit tout de suite que ce n’est pas un homme qui écrit ; cela commence convenablement, et cela finit en chiennerie. Voyons encore une autre lettre. Quelque chose d’un peu long. Hem ! il n’y a pas de date.
« Ah ! très chère, comme on ressent l’approche du printemps ! Mon cœur bat, comme s’il attendait quelque chose. J’ai dans les oreilles un bourdonnement perpétuel, si bien que parfois, levant la patte, je reste quelques minutes à écouter à la porte. Je te dévoilerai que j’ai beaucoup de courtisans. Je les regarde quelquefois, assise à la fenêtre. Ah ! si tu savais comme il y en a de laids parmi eux ! L’un d’eux, grossier, chien de basse-cour, effrayamment bête, portant la stupidité écrite sur sa figure, va gravement dans la rue, s’imagine qu’il est un personnage remarquable, et pense que tout le monde le regarde. Oh ! que non ! Je n’ai pas du tout tourné mon attention vers lui, — comme si je ne le voyais pas. Et quel dogue effrayant se tient aussi devant ma fenêtre ! S’il se levait sur ses pattes de derrière, ce que le rustre, certainement, ne sait pas faire, il dépasserait de toute la tête le papa de ma Sophie, qui pourtant est de très haute taille et gros. Ce butor doit être un terrible insolent. J’ai grogné après lui, mais cela lui fait peu ; il n’a même pas froncé les sourcils ! il a tiré la langue, laissé tomber ses grosses oreilles et regardé par la fenêtre — comme un moujik[14] ! Mais est-il possible que tu penses, ma chère[15], que mon cœur est indifférent à toutes les recherches ? Oh ! non… Si tu voyais un certain chevalier, qui s’est introduit à travers la clôture de la maison voisine ! il s’appelle Trésor… Ah ! ma chère, comme il a un petit museau !… »
Pouah ! au diable !… Quelles fadaises ! Comment peut-on remplir une lettre de pareilles bêtises ! Donnez-moi un homme ! Je veux voir l’homme ; je demande un aliment spirituel, ― qui nourrisse et charme mon âme ; et, au lieu de cela, quelles futilités !… Tournons la page ; ce sera peut-être mieux.
« …Sophie était assise près d’une table et cousait quelque chose. Je regardais par la fenêtre, car j’aime examiner les passants, quand, soudain, entre un domestique qui dit : « Teplov ! ― Qu’il entre ! » s’écria Sophie, et elle se précipita pour m’embrasser. « Ah ! Miedji, Miedji ! Si tu savais qui c’est ! un brun, gentilhomme de la chambre, et quels yeux ! noirs, comme de l’agate ! » Et Sophie se sauva chez elle. Une minute après, entra le jeune gentilhomme de la chambre, en favoris noirs ; il alla vers la glace, rectifia ses cheveux et examina la pièce. Je grognai et m’assis à ma place. Sophie entra bientôt, salua joyeusement par une révérence ; moi, comme si je ne remarquais rien, je continuai à regarder par la fenêtre ; pourtant, j’inclinai un peu la tête de côté, et cherchai à entendre ce qu’il disaient. Ah ! ma chère[16], de quelles bêtises ils parlaient ! Ils causaient sur ceci, qu’une dame, en dansant, au lieu d’une figure, en avait fait une autre ; aussi, qu’un certain Bobov, avec son jabot, était pareil à une cigogne, et avait manqué de tomber ; qu’une nommée Lidina croyait avoir les yeux bleus, au lieu qu’elle les avait verts, — et d’autres choses semblables. « Comment pensais-je en moi-même, comparer ce gentilhomme de la chambre avec Trésor ! Ciel ! quelle différence ! D’abord, le visage de ce gentilhomme est large et complètement plat, et tout autour sont des favoris, comme s’il l’enveloppait d’un mouchoir noir ; au lieu que Trésor a un petit museau fin, et sur la tête une petite tache blanche. Pour la taille, il est impossible de comparer Trésor avec le gentilhomme de la chambre. Mais les yeux, l’abord, les manières, ce n’est plus du tout cela. Oh ! quelle différence ! Je ne sais, ma chère[17], ce qu’elle trouve dans son Teplov. De quoi est-elle donc ravie en lui ?… »
Il me semble à moi-même qu’il y a là quelque chose d’inexact. Il ne se peut pas que Teplov ait pu ainsi la charmer. Voyons plus loin.
« Il me semble que si ce gentilhomme lui convient, alors lui conviendra vite aussi ce tchinovnik qui s’assied dans le cabinet du papa. Ah ! ma chère[18], si tu le connaissais, quel monstre ! Absolument une tortue dans un sac… »
Quel tchinovnik est-ce donc ?
« Son nom de famille est très bizarre. Il est toujours assis et taille des plumes. Ses cheveux, sur sa tête, ressemblent énormément à du foin. Le papa l’envoie chercher parfois à la place du domestique… »
Il me semble que cette hideuse petite chienne fait allusion à moi. Où a-t-elle vu que mes cheveux ressemblent à du foin ?
« Sophie ne peut s’empêcher de rire, quand elle le regarde… »
Tu mens, maudite petite chienne ! Quelle mauvaise langue ! Comme si je ne savais pas que c’est là de la jalousie ! Comme si je ne savais pas de qui est ce tour ! C’est un tour du chef de section. Cet homme m’a juré en effet une implacable haine, — et voilà qu’il me nuit et me nuit, et à chaque pas me nuit. Voyons, pourtant, encore une lettre. Là, peut-être, l’affaire se dévoilera d’elle-même.
« Ma chère[19] Fidèle, excuse-moi, si je ne t’ai pas écrit depuis longtemps, J’étais en complet enivrement. En vérité, un certain écrivain a dit avec raison que l’amour est une seconde vie. Il y a eu en outre de grands changements chez nous. Le gentilhomme de la chambre est maintenant à la maison tous les jours. Sophie est amoureuse de lui à la folie. Le papa est très content. J’ai même entendu dire par notre Grigorii, qui balaye le plancher et cause, presque toujours, tout seul, que la noce se fera bientôt, car le papa veut absolument voir Sophie ou avec un général, ou un gentilhomme de la chambre, ou un colonel de l’armée… »
Le diable l’emporte ! je ne puis lire davantage.
Tout est là : ou un gentilhomme de la chambre,
ou un général. Tout ce qu’il y a de mieux au
monde, tout cela sera ou à un gentilhomme de la
chambre ou à un général. Mais aie seulement de la richesse, demande sa main, et alors sous
toi disparaîtront le gentilhomme de la chambre
et le général. Le diable l’enlève ! Je voudrais
devenir général, non pas pour demander sa main
et le reste, — non, je voudrais être général, pour
voir comme ils seraient étonnés et useraient de
toutes leurs ruses et équivoques de cour, et pour
leur dire, ensuite, que je crache sur eux deux !
Le diable m’emporte, c’est ennuyant ! J’ai déchiré
en petits morceaux les lettres de cette stupide
chienne.
Ce ne peut être. Des sornettes ! Il n’y aura pas de mariage ! Eh bien ! quoi ? s’il est gentilhomme de la chambre ? Cela n’est rien de plus qu’une dignité, il n’y a pas là une chose visible qu’on puisse prendre dans les mains. En effet, par le fait qu’il est gentilhomme de la chambre, il n’a pas un troisième œil d’ajouté sur le front. Son nez n’est pas fait en or, mais est comme le mien, comme celui de chacun ; et par ce nez, il flaire, et ne mange pas, il éternue, et ne tousse pas. J’ai déjà plusieurs fois voulu approfondir d’où viennent toutes ces variétés. Pourquoi suis-je conseiller titulaire[20], et d’où provient cela ? Peut-être bien que je ne suis pas du tout conseiller titulaire. Peut-être suis-je quelque comte ou général, et, en apparence seule, suis-je conseiller titulaire. Peut-être ne suis-je pas ce que je pense. Combien d’exemples de cela dans l’histoire : un homme ordinaire, même pas noble, mais simplement bourgeois et parfois paysan, tout à coup se découvre comme un gentilhomme ou un baron ou quelque chose de semblable.
Quand d’un paysan peut sortir telle chose, que
peut-il sortir d’un noble ? Tout à coup, par
exemple, j’arrive en uniforme de général… sur
mon épaule droite une épaulette, sur la gauche
une épaulette, et en sautoir un ruban bleu.
― Quoi ? que chantera alors ma belle ? Que dira le
papa lui-même, notre directeur ? Oh ! c’est un
très grand ambitieux ! C’est… un franc-maçon,
sûrement un franc-maçon ; quoiqu’il feigne ceci
et cela, j’ai tout de suite remarqué, qu’il est francmaçon : quand il vous donne la main, il avance
seulement deux doigts. Mais est-ce que je ne puis
pas être promu en ce moment général-gouverneur
ou intendant, ou quelque autre chose ? Je voudrais
savoir pourquoi je suis conseiller titulaire ? Pourquoi
justement conseiller titulaire ?
Aujourd’hui, j’ai lu toute la matinée des journaux.
Il se passe de singulières choses en Espagne.
Je ne puis même pas les comprendre très
bien. On écrit que le trône est vacant, que les
pouvoirs se trouvent dans une position difficile
pour élire un successeur, et que de là résultent
des troubles. Je trouve cela très étrange. Comment
un trône peut-il être vacant ? On dit qu’une
certaine doña doit monter sur ce trône. Cela ne
se peut pas. Sur un trône, il doit y avoir un roi.
« Sans doute, dit-on, mais il n’y a pas de
roi ! » Il ne peut pas se faire qu’il n’y ait pas de
roi. Un État ne peut être sans roi. Il y a un roi ;
seulement il se trouve quelque part incognito. Il
se trouve peut-être même ici, mais des raisons quelconques, ou des affaires de famille, ou des
craintes du côté des États voisins : la France et
les autres pays, le forcent à se cacher ; il peut y
avoir encore d’autres motifs.
J’étais tout à fait décidé à aller au ministère,
mais diverses raisons et réflexions m’ont retenu.
Les affaires d’Espagne ne peuvent toujours pas
me sortir de la tête. Comment peut-il arriver
qu’une doña devienne reine ? On ne le permettra
pas. Et d’abord l’Angleterre ne le permettra pas.
Et en outre aussi les affaires politiques de toute
l’Europe, l’empereur d’Autriche, notre empereur.
Je l’avoue, ces événements m’ont tellement
agité et énervé, que je n’ai pu m’occuper de rien
durant toute la journée. Mavra m’a fait observer
qu’à table j’étais extraordinairement distrait. Et,
en effet, j’ai jeté sur le plancher deux assiettes, par
distraction, paraît-il, qui se sont brisées. Après le
dîner, j’ai été près de la montagne : je n’en ai pu
retirer rien d’utile. La plus grande partie du
temps, je suis resté sur mon lit et j’ai réfléchi aux
affaires d’Espagne.
Aujourd’hui est le jour du suprême triomphe. Il
y a un roi en Espagne. Il est trouvé, le roi, —
c’est moi. C’est seulement aujourd’hui que j’ai su
cela. Je l’avoue, tout en moi s’est éclairé soudain
comme d’un éclair. Je ne comprends pas comment
j’ai pu croire et m’imaginer que j’étais
conseiller titulaire. Comment cette idée insensée,
folle, a-t-elle pu me venir dans la tête ? Le mieux,
c’est qu’encore personne ne s’est avisé de m’enfermer
dans une maison de fous. À présent, tout
s’est révélé à moi. À présent, je vois tout, comme
sur la paume de ma main. Et auparavant, je ne
comprenais pas ; auparavant, tout était devant
moi comme dans un brouillard. Et tout cela
vient, je pense, de ce que les gens s’imaginent que
le cerveau humain se trouve dans la tête ; pas du
tout : il est apporté par un vent du côté de la mer
Caspienne. D’abord, j’ai averti Mavra qui j’étais.
Quand elle a appris qu’elle avait devant ses yeux
le roi d’Espagne, alors elle a frappé des mains et
a failli mourir de peur : c’est une sotte qui n’a encore jamais vu un roi d’Espagne. Je me suis
toutefois efforcé de la tranquilliser, et, par des
paroles aimables, de lui donner foi en ma bienveillance,
lui disant que je ne suis pas irrité de ce
qu’elle m’a parfois mal nettoyé mes bottes. C’est
en effet du bas peuple, et il est impossible de
leur parler de choses élevées. Elle était terrifiée,
parce qu’elle s’imaginait que tous les rois en
Espagne ressemblaient à Philippe II Mais je lui
ai expliqué qu’entre moi et Philippe il n’y a à peu
près aucune analogie, et qu’auprès de moi ne se
trouve pas de capucin. Je n’ai pas été au ministère.
Qu’ils aillent au diable ! Non, mes chers,
maintenant vous ne m’attirerez pas : je ne vais
plus transcrire vos sordides papiers !
Notre huissier est venu aujourd’hui, pour me prier d’aller au ministère, car, déjà depuis plus de trois semaines, je ne vaque plus à mes fonctions.
Mais les hommes sont injustes : ils font leurs
comptes par semaines. Ce sont les juifs qui mettent
cela en usage, parce que, durant ce temps, leur rabbin se lave. Pourtant, par plaisanterie, je me
suis rendu au ministère. Le chef de section se
figurait que j’allais le saluer et lui faire des excuses,
mais je l’ai regardé indifféremment, sans trop de
colère ni de bienveillance, et je me suis assis à ma
place, comme si je ne voyais personne. Je regardais
toute cette clique bureaucratique, et je pensais :
« Qu’arriverait-il s’ils savaient qui est assis
parmi eux ? » Seigneur Dieu, que d’absurdités ils
feraient ! Et le chef de section lui-même commencerait
à me saluer jusqu’à terre, comme il salue
maintenant notre directeur. Devant moi on apporta
quelques papiers, pour que j’en fisse un extrait.
Mais je n’y touchai même pas du doigt. Au bout
de quelques minutes, l’agitation s’empara de
tous. On disait que le directeur allait passer.
Beaucoup de tchinovniks s’empressaient à l’envi,
pour se montrer à lui ; mais moi je ne bougeai pas
de place. Quand il passa dans notre section, tous
boutonnèrent leur frac ; mais moi je n’en fis absolument
rien. Qu’est-ce qu’un directeur ? Que je me
lève devant lui, — jamais ! Quel est ce directeur ?
C’est un bouchon et non un directeur. C’est un
bouchon ordinaire, un simple bouchon, pas autre chose, — comme celui dont on bouche une bouteille.
Ce qui a été le plus amusant pour moi, ce
fut quand on m’apporta un papier à signer. Ils pensaient
qu’au bas de la feuille j’écrirais : « Le chef
de bureau un tel. » — Quelle erreur ! À la tête du
papier, là où signe le directeur du ministère, je
griffonnai : « Ferdinand VIII. » Il aurait fallu voir
quel respectueux silence régna ; mais je fis seulement
signe de la main, en disant : « Je ne demande
aucune marque de sujétion ! » et je sortis.
De là, j’allai droit à l’appartement du directeur. Il
n’y était pas. Un laquais voulut m’empêcher d’entrer,
mais je lui dis une chose telle qu’il en laissa
tomber les mains. Je me dirigeai droit vers le cabinet
de toilette. Elle était assise devant sa glace ;
elle sursauta et s’écarta de moi. Je ne lui avais
pourtant pas dit que j’étais le roi d’Espagne. Je
lui dis seulement qu’un bonheur allait lui arriver,
si grand qu’elle ne pouvait se le figurer, et que,
malgré les pièges de nos ennemis, nous serions
l’un à l’autre. Je ne voulus rien lui dire de plus, et
je m’en allai. Oh ! c’est un être audacieux que la
femme ! À présent seulement, je comprends ce
qu’est la femme ! Jusqu’ici personne ne savait ce dont elle est amoureuse ; le premier, je l’ai trouvé.
La femme est amoureuse du diable. Oui, sérieusement.
Les physiciens écrivent des bêtises, qu’elle
est ceci et cela, — elle aime seulement le diable.
Tenez, voyez là-bas, d’une loge de premier rang,
elle braque une lorgnette. Vous vous imaginez
qu’elle regarde ce gros monsieur, qui a une plaque
d’ordre ? Nullement : elle regarde le diable, qui se
trouve dans son dos. Voilà qu’il se cache sous le
frac. Voilà que de là il l’appelle du doigt ! Et elle
ira derrière lui, elle ira. Regardez tous ceux-ci,
des gradés ; regardez-les. Ils intriguent et se glissent
à la cour et se disent patriotes, et ceci, et cela : ce
sont des arendes[21] que veulent ces patriotes, de
bonnes arendes. Ils livreront leur mère, leur père,
Dieu, pour de l’argent, ces ambitieux, qui vendent
le Christ ! Tout cela n’est qu’ambition, et cette ambition
vient de ce que, sous la langue, il y a un
petit bouton, et, à l’intérieur de ce bouton, un
petit ver, gros comme une tête d’épingle ; et l’auteur
de tout cela est un certain barbier, qui demeure dans la Gorokhovaïa. Je ne me souviens
plus comment on l’appelle ; mais on sait de reste,
qu’avec une sage-femme, il veut propager dans le
monde entier le mahométisme, et c’est pour cela
qu’en France, dit-on, la plus grande partie du
peuple reconnaît la foi de Mahomet.
J’ai été incognito sur la perspective Nevski.
L’empereur s’y promenait. Tout le monde ôtait son
chapeau et j’ai fait de même ; pourtant, je n’ai
donné aucune marque que je fusse le roi d’Espagne.
J’ai pensé qu’il serait indécent de me révéler
ainsi devant tous ; il est nécessaire auparavant
d’être présenté à la cour. Ce qui m’en a empêché,
c’est que jusqu’à présent je n’ai pas de costume
national espagnol. Si j’avais quelque manteau !
Je voulais le commander à un tailleur, mais ce
sont des ânes complets ; en outre, ils négligent
leur travail, s’adonnent aux affaires, et presque
tout le temps battent le pavé dans la rue. Je me
suis décidé à faire un manteau avec un sous-uniforme
neuf, que je n’ai encore revêtu que deux fois. Mais afin que ces garnements ne puissent pas
l’abîmer, j’ai résolu de le coudre moi-même, après
avoir fermé les portes, pour que personne ne le
voie. Je l’ai coupé tout entier avec les ciseaux ; la
coupe en effet diffère complètement.
Le manteau est complètement prêt et cousu.
Mavra s’est récriée, quand je l’ai revêtu. Pourtant,
je ne suis pas encore résolu à me présenter à la
cour ; jusqu’à présent, aucune députation n’est
venue d’Espagne. Sans envoyés, ce n’est pas convenable ;
on ne croirait pas à ma dignité. Je les
attends d’heure en heure.
La lenteur des envoyés m’étonne excessivement.
Quelles raisons auraient pu les retenir ? Serait-ce
la France ? Oui, c’est la puissance la plus hostile.
Je suis allé m’enquérir, à la poste, s’il n’était pas
venu d’envoyés espagnols ; mais le maître de poste, très niais, ne sait rien. « Non, » a-t-il répondu,
il n’y a ici aucun envoyé espagnol, mais si vous
désirez écrire une lettre, nous l’expédierons par
la voie accoutumée. » Le diable l’enlève ! Quelle
lettre ? Une lettre, — c’est de la bêtise. Les apothicaires
écrivent des lettres, après s’être humecté
la langue de vinaigre, parce que sans cela tout
leur visage serait couvert de dartres.
Me voici donc en Espagne, et cela a été si vite
fait, que j’en suis à peine remis. Les délégués espagnols
ont paru ce matin devant moi, et je me suis
assis avec eux dans une voiture. La vitesse m’a
paru tout à fait étonnante. Nous avons été si vite
qu’au bout d’une demi-heure nous avons atteint
les frontières espagnoles. D’ailleurs, maintenant,
dans toute l’Europe, les chemins de fer et les bateaux
à vapeur vont excessivement vite. Quelle
terre étrange que l’Espagne ! Quand nous avons
pénétré dans la première pièce, j’ai vu alors une
foule de gens aux têtes rasées. J’ai deviné toutefois
que ce doivent être ou des grands, ou des soldats, qui pour cela se rasent la tête. Les manières
du chancelier d’État m’ont semblé tout à fait
étonnantes ; il m’a pris par la main et m’a poussé
dans une petite chambre, en disant : « Assieds-
toi là, et si tu dis encore que tu es le roi d’Espagne,
je t’en enlèverai l’envie. » Mais moi, sachant
que ce n’était rien de plus qu’une épreuve,
j’ai répondu par un refus ; alors le chancelier m’a
frappé deux fois d’un bâton dans le dos, si fort que
j’en pensai crier ; mais je me retins, me rappelant
que c’est un usage de chevalerie pour la réception
à un rang élevé ; l’Espagne, en effet, a conservé
jusqu’ici les usages de la chevalerie. Étant resté
seul, je décidai de m’occuper des affaires gouvernementales.
J’ai découvert que la Chine et l’Espagne
ne sont qu’une seule et même terre, et que
c’est seulement par ignorance qu’on les considère
comme des États différents. Je conseille à tous
d’écrire exprès sur du papier « Espagne », il en
sortira « Chine ». Un fait, toutefois, m’a extrêmement
affligé, qui doit se passer demain. Demain,
à sept heures, aura lieu un événement effrayant :
la terre s’asseoiera sur la lune. Le fameux chimiste
anglais Wellington a écrit à ce propos. Je l’avoue, j’ai éprouvé un serrement de cœur, quand
je me suis représenté la délicatesse extraordinaire
et le peu de solidité de la lune. La lune, en effet,
est faite habituellement à Hambourg, et est très
mal faite. Je suis étonné que l’Angleterre n’y fasse
pas attention. Elle est faite par un tonnelier boiteux,
et il est visible que l’imbécile ne possède aucune
donnée sur la lune. Il mélange une corde de
résine et une partie d’huile d’olive ; et, de là, sur
toute la terre, une horreur telle qu’il faut se boucher
le nez. Et de là aussi vient que la lune est un
globe si fragile, que les gens n’y peuvent vivre, et
que maintenant il n’y vit que des nez. Et voilà
pourquoi nous ne pouvons pas apercevoir nos nez ;
puisqu’ils sont tous dans la lune. Quand je me suis
représenté que la terre est une chose pesante et
qu’en s’asseyant, elle peut réduire nos nez en farine,
alors une telle anxiété s’est emparée de moi,
qu’après avoir mis bas et souliers, je me suis hâté
vers la salle du Conseil d’État, afin de donner
ordre à la police d’empêcher la terre de s’asseoir
sur la lune. Les grands rasés, dont je trouvai une
foule dans la salle du Conseil d’État, sont des gens
fort sensés, et lorsque j’eus dit : « Messieurs, sauvons la lune, car la terre veut s’asseoir dessus »,
aussitôt ils se précipitèrent pour exécuter mon
désir royal, et un grand nombre grimpa sur un
mur pour atteindre la lune ; mais, à ce moment,
entra le grand-chancelier. À sa vue, tous se sauvèrent.
Moi seul je restai, comme roi. Mais le
chancelier, à ma stupéfaction, me frappa d’un
bâton et me chassa dans ma chambre. Les coutumes
nationales ont un tel pouvoir en Espagne !
Jusqu’à présent je ne puis rien comprendre à cette terre d’Espagne. Les coutumes nationales et les étiquettes de la cour sont tout à fait étranges.
Je ne comprends pas, je ne comprends pas, décidément
je n’y comprends rien du tout. Aujourd’hui,
on m’a rasé la tête, sans s’occuper de mes
cris que je ne voulais pas être moine. Mais je ne
puis plus me souvenir de ce qui m’est arrivé, lorsqu’on
a commencé à me verser de l’eau froide sur
la tête. Je n’avais jamais éprouvé un tel enfer.
J’étais prêt à devenir enragé, tellement qu’on pouvait
avec peine me contenir. Je ne comprends nullement le sens de cet usage étonnant. Usage
stupide, insensé ! Je ne conçois pas l’inconséquence
des rois, qui ne l’ont pas jusqu’à présent
aboli. À en juger à toutes les apparences, je me
demande si je ne serais pas tombé dans les mains
de l’Inquisition, et si celui que j’ai pris pour le
chancelier ne serait pas le grand Inquisiteur lui-même.
Seulement, je ne puis concevoir comment
un roi peut être exposé à l’Inquisition. Cela, à la
vérité, peut provenir de la France, et surtout de
Polignac. Oh ! cet animal de Polignac ! Il a juré
de me nuire jusqu’à ma mort. Et voilà qu’il me
pourchasse et me persécute ; mais je sais, mon
cher, que l’Anglais te conduit. L’Anglais est un
grand politique. Il intrigue partout. Cela est connu
enfin de toute la terre que lorsque l’Angleterre
prise du tabac ; alors la France éternue.
Le grand inquisiteur est venu aujourd’hui dans
ma chambre, mais moi, qui avais entendu de loin
ses pas, je m’étais caché sous une chaise. Ne me
voyant pas, il commença à appeler. Il cria d’abord : « Popristchine ! » Je ne répondis pas. Ensuite :
« Akcentii Ivanov ! conseiller titulaire ! noble ! »
― Je me tus encore. — « Ferdinand VIII, roi d’Espagne ! » — Je voulais avancer la tête, mais je
pensai ensuite : « Non, frère, tu ne me prendras
pas ! nous te connaissons ; tu nous verserais de
nouveau de l’eau froide sur la tête. » Pourtant, il
m’aperçut et me chassa de dessous la chaise avec
son bâton ; le maudit bâton frappe très fort. D’ailleurs,
une découverte que je viens de faire m’a dédommagé
de tout cela : j’ai reconnu que dans
chaque coq il y a l’Espagne, qu’elle se trouve
sous ses plumes, non loin de la queue. Le grand
inquisiteur, cependant, m’a quitté furieux et me
menaçant d’un châtiment. Mais j’ai méprisé complètement
sa méchanceté impuissante, car je sais
qu’il agit comme une machine, comme un instrument
de l’Anglais.
Non, je n’ai plus la force d’endurer cela. Dieu ! que font-ils de moi ? Ils versent sur ma tête de l’eau froide ! Ils ne m’entendent pas, ne me voient pas, ne m’écoutent pas. Que leur ai-je fait ? Pourquoi me persécutent-ils ? Que veulent-ils d’un malheureux comme moi ? Que puis-je leur donner ? Je ne possède rien. Je suis à bout de forces, je ne puis endurer tous leurs supplices, la tête me brûle, et tout tourne devant moi. Sauvez-moi ! Emportez-moi ! Donnez-moi un troïka[22] aux chevaux prompts comme la tempête ! Assieds-toi, mon cocher ; sonne, ma clochette ; galopez, chevaux, et enlevez-moi hors de ce monde ! Plus loin, plus loin, que rien, rien ne soit plus visible. Le ciel tourbillonne là-bas devant moi, une petite étoile brille au loin ; un bois flotte avec des arbres sombres et la lune ; un brouillard bleu foncé s’étend sous mes pieds ; une corde résonne dans le brouillard ; d’un côté la mer, de l’autre l’Italie ; et voici qu’apparaissent les isbas[23] russes. Est-ce ma maison qui bleuit au loin ? Est-ce ma mère qui se tient devant la fenêtre ? Mère, sauve ton pauvre fils ! Verse une larme sur sa petite tête douloureuse ! Regarde, comme on le torture ! presse sur ta poitrine ton pauvre orphelin ! Il n’y a plus de place pour lui sur la terre ! on le chasse ! — Mère, aie pitié de ton enfant malade !… Mais, a propos, savez-vous qu’une loupe a poussé sur le nez même du dey d’Alger ?
- ↑ Les Russes disent : le terrible jugement.
- ↑ Cracher est un signe de mépris, très usité en Russie.
- ↑ Sorte de voiture.
- ↑ Employé d’administration.
- ↑ Propriétaire d’un domaine.
- ↑ Pièce de monnaie valant deux kopeks (4 centimes).
- ↑ Septième degré des tchines ou rangs, en Russie.
- ↑ Quatorzième degré — le dernier — des rangs, en Russie.
- ↑ Finnoises.
- ↑ L’emploi correct de cette lettre est une des difficultés de la langue russe.
- ↑ Ce mot est en français, dans le texte.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ Paysan.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ Ce mot est en français dans le texte.
- ↑ 9e degré des rangs ou tchines.
- ↑ Terres que le Tsar donne en récompense à ses employés retraités et aussi à tous ceux qui lui plaisent. Ces terres sont prises sur les biens gouvernementaux.
- ↑ Attelage de trois chevaux de front.
- ↑ Chaumière de paysan.