La Pierre de Lune/II/Troisième narration/10

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 167-183).
Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE X


Je n’ai pas la prétention de savoir jusqu’à quel point d’autres hommes placés dans ma situation en eussent été affectés ; mais en ce qui me concerne, voici comment l’influence de ces deux heures d’épreuve agit sur mon tempérament. Je me sentis physiquement incapable de rester en place, et moralement hors d’état de parler à qui que ce fût, jusqu’à ce que j’eusse entendu ce qu’Ezra Jennings avait à me communiquer.

Dans cette disposition d’esprit, je renonçai tout d’abord à la visite projetée chez Mrs Ablewhite ; j’évitai même de rencontrer Gabriel Betteredge.

Je laissai un mot pour ce dernier, en retournant à Frizinghall ; je lui mandais qu’une affaire importante avait inopinément réclamé ma présence, mais qu’il pouvait compter sur moi vers trois heures de l’après-midi. Je le priais de commander son dîner en m’attendant pour l’heure accoutumée et de s’occuper comme bon lui semblerait. Je savais qu’il avait une foule d’amis à Frizinghall, et qu’il ne serait pas embarrassé de se distraire jusqu’à mon retour à l’hôtel.

Cela fait, je me dirigeai vers les environs les moins fréquentés de la ville et m’y promenai jusqu’à ce que ma montre m’avertît qu’il était temps de me rendre à la maison de M. Candy. J’y trouvai Ezra Jennings qui m’attendait.

Il était assis seul dans une petite chambre, toute nue, qui communiquait par une porte vitrée avec un cabinet de chirurgie. De hideux dessins coloriés représentant d’affreuses maladies ornaient seuls les murs peints en jaune. Une bibliothèque remplie de bouquins de médecine, et au sommet de laquelle la place d’ordinaire réservée à un buste était occupée par une tête de mort, une grande table en sapin barbouillée d’encre, des chaises en bois comme on en voit dans les auberges, un tapis râpé au milieu de la chambre, enfin une fontaine à cuvette appliquée au mur et dont la vue peu récréative rappelait à l’esprit les opérations chirurgicales, tel était le mobilier de cette triste salle. Les abeilles bourdonnaient parmi quelques pots de fleurs placés sur la fenêtre, les oiseaux chantaient dans le jardin, et le tapotement d’un piano du voisinage mêlait son bruit à ces sons divers ; partout ailleurs, l’écho joyeux de la vie extérieure eût été le bienvenu, mais ici il semblait déplacé, au milieu de ce silence que la souffrance humaine avait seule le droit de troubler. En apercevant sur un rayon de la bibliothèque une trousse et un paquet de charpie, je ne pus m’empêcher de frémir, car je songeai au genre de sons que devait entendre habituellement la chambre d’Ezra Jennings.

« Je ne vous ferai pas d’excuses, monsieur Blake, me dit-il, sur le lieu où je vous reçois. C’est la seule pièce où, à cette heure de la journée, nous soyons sûrs de n’être pas dérangés. Voici mes papiers tout prêts, et deux livres auxquels nous pourrons avoir recours avant la fin de notre conférence. Rapprochez votre chaise de la table, et nous nous mettrons à l’ouvrage ensemble. »

Je m’avançai, et Ezra Jennings me tendit ses notes manuscrites ; elles se composaient de deux feuilles de papier in-folio : l’une n’était recouverte d’écriture qu’à intervalles inégaux ; l’autre était remplie d’un bout à l’autre, et les caractères étaient tracés tantôt à l’encre rouge, tantôt à l’encre noire. Dans l’état d’irritation où me jetait ma curiosité, je repoussai cette dernière feuille avec découragement.

— Prenez compassion de moi ! lui dis-je ; mettez-moi au courant de ce qui m’attend avant que j’essaye de lire cela.

— Volontiers, monsieur Blake ; me permettez-vous de vous faire encore quelques questions ?

— Demandez-moi tout ce que vous voudrez ! »

Il me sourit tristement, et un affectueux intérêt se peignit dans son regard.

« Vous m’avez déjà dit que jamais, à votre connaissance, vous ne prîtes d’opium ?

— Jamais, que je sache, répondis-je.

— Vous comprendrez tout à l’heure la portée de ma question. Continuons. Je ne répéterai pas toutes mes demandes précédentes ; j’insiste seulement sur le point, qu’après de longues insomnies, la nuit du vol fut pour vous une nuit de profond sommeil ; est-ce bien exact ?

— Parfaitement.

— À quelle cause attribuez-vous votre état nerveux et votre manque de sommeil ?

— Je n’en vois aucune, à moins d’admettre l’hypothèse de Betteredge ; mais ce n’est pas la peine d’en parler.

— Pardon ; tout a son importance dans cette affaire-ci. Comment Betteredge expliquait-il vos insomnies ?

— Elles venaient, suivant lui, de ce que j’avais cessé de fumer.

— Fumiez-vous habituellement ?

— Oui.

— Avez-vous interrompu brusquement ?

— Oui.

— Betteredge était dans le vrai, monsieur Blake ; lorsque le tabac est devenu une habitude, il faut un tempérament exceptionnel pour y renoncer tout d’un coup sans que le système nerveux s’en ressente momentanément. Je ne m’étonne plus maintenant que vous ayez eu des nuits agitées. J’ai à présent une question à vous faire au sujet de M. Candy. Vous souvient-il, le soir du dîner, d’avoir engagé avec lui quelque discussion relative à la médecine ? »

La question réveilla en moi un des souvenirs qui m’avaient échappé parmi les incidents du jour de naissance.

Le dixième chapitre de la narration de Betteredge entre dans plus de détails qu’il ne le faudrait au sujet de la sotte dispute que j’eus alors avec M. Candy. J’y avais si peu songé depuis, que ces mêmes détails étaient sortis de ma mémoire. Tout ce que je pus me rappeler et raconter à Ezra Jennings fut que, pendant le repas, j’avais attaqué la médecine assez inconsidérément pour faire perdre sa bonne humeur à M. Candy. Je me souvins aussi que l’intervention de lady Verinder avait clos le débat ; après quoi, le petit docteur et moi avions « fait la paix, » comme disent les enfants, et nous étions redevenus bons amis avant de nous séparer.

« Il reste un point très-important pour moi à éclaircir, me dit Jennings ; aviez-vous quelque raison pour éprouver une inquiétude particulière au sujet du diamant, à l’époque dont nous parlons là ?

— J’avais les motifs les plus puissants pour en être préoccupé, répondis-je. Je le savais l’objet d’une conjuration, et j’avais été averti des mesures de précaution qu’exigeait la sûreté de miss Verinder, depuis qu’elle était entrée en possession de la Pierre.

— Ces inquiétudes furent-elles, ce même soir, l’objet d’un entretien entre vous et une autre personne, et cela peu avant le moment de vous retirer ?

— Cette conversation eut lieu entre lady Verinder et sa fille.

— Et vous eûtes occasion de l’entendre ?

— Oui. »

Ezra Jennings prit ses notes manuscrites de dessus la table et les plaça entre mes mains.

« Monsieur Blake, si vous voulez bien lire ces notes, éclairées comme elles viennent de l’être par mes questions et par vos réponses, vous y verrez deux choses bien étranges. Vous trouverez, premièrement, que vous êtes entré dans le boudoir de miss Verinder et que vous y avez enlevé le diamant sous l’influence d’un état extatique produit par l’opium ; secondement, que l’opium vous a été administré à votre insu par M. Candy, désireux de réfuter par l’expérience les opinions que vous aviez émises pendant le dîner. »

Je restai, les papiers entre mes mains, absolument stupéfait.

« Tâchez de pardonner au pauvre M. Candy, dit son assistant avec douceur ; il a causé de grands malheurs, je l’avoue, mais sa volonté n’y était pour rien. En parcourant ces notes, vous y verrez que, si la maladie ne l’en eût empêché, il comptait dès le lendemain matin retourner chez lady Verinder et vous avouer le tour qu’il vous avait joué. Miss Verinder l’eût su, eût questionné le docteur, et la vérité qui vous a échappé pendant un an aurait été connue immédiatement. »

Je commençais à reprendre mon sang-froid.

« M. Candy ne peut plus être l’objet de mon ressentiment, dis-je d’un ton amer, mais sa plaisanterie n’en est pas moins un acte de mauvaise foi. Je puis pardonner, mais je ne saurais oublier.

— Tout homme voué à la carrière médicale se rend coupable de pareilles supercheries dans l’exercice de sa profession, monsieur Blake. La méfiance ignorante qui existe contre l’opium en Angleterre n’est pas seulement le fait des classes inférieures ; tout médecin ayant une clientèle un peu étendue se voit forcé de tromper parfois ses malades, comme M. Candy vous a trompé. Je ne prétends pas excuser un acte dont les conséquences ont été si fatales ; tout ce que je souhaite, c’est que vous vous placiez au vrai point de vue, pour ne point le juger trop sévèrement.

— Comment cela s’est-il passé ? demandai-je. Qui m’a donné le laudanum sans que je m’en doutasse ?

— Je ne saurais vous renseigner à cet égard. M. Candy n’a rien laissé échapper là-dessus pendant tout le cours de sa maladie ; votre mémoire ne pourrait-elle vous aider ?

— Non.

— En ce cas, il est inutile de poursuivre cette recherche ; le laudanum vous a été administré secrètement, d’une façon ou d’une autre ; laissons cela et arrivons à un objet plus important. Lisez mes notes, si vous le pouvez. Évoquez devant votre esprit toutes les circonstances du passé. Quant à l’avenir, j’ai quelque chose de très-hardi et de très-imprévu à vous proposer. »

Ces derniers mots me firent sortir de ma torpeur. Je pris les papiers et je les examinai dans l’ordre où ils m’avaient été remis par Jennings. Sur le dessus se trouvait la feuille la moins couverte d’écriture ; c’était le compte-rendu des mots sans suite et des phrases incomplètes que M. Candy avait proférés dans le délire :

« … M. Franklin Blake… et agréable… lui rabattre le caquet… médecine… avoue… dormir la nuit… lui dis… pas en bon état… médecine… il me répond… et tâtonner dans l’obscurité est exactement la même chose… à table devant toute la société… Je lui réponds : « … le sommeil… que vous cherchez à tâtons… rien que la médecine… » Il dit : « … conduire un autre aveugle… sais ce que cela signifie. » … spirituel… une nuit de sommeil malgré lui… a besoin de sommeil… la pharmacie de lady Verinder… vingt-cinq gouttes… sans qu’il s’en doute… demain matin. « Eh bien, monsieur Blake… médecine aujourd’hui… jamais sans elle. » … — … dérouté, monsieur Candy… « excellente… sans elle. » … l’accabler alors… vérité : « … Quelque chose, outre… parfaite… une dose de laudanum, monsieur… lit… que… médecine maintenant… »

Ici finissait la première des deux feuilles de notes. Je la tendis à Ezra Jennings :

« C’est là ce que vous entendîtes en le veillant ?

— C’est à la lettre ce que j’entendis, me répondit-il ; seulement je me suis abstenu de transcrire ici les répétitions qui figuraient dans mes notes sténographiques. Quelques-unes de ces phrases furent redites une douzaine de fois, d’autres plus de cinquante fois, selon l’importance qu’il attachait à l’idée qu’il voulait rendre. En un sens, ces répétitions me furent utiles pour arriver à former de ces fragments un tout intelligible. Ne croyez pas, fit-il en désignant la seconde feuille de papier, que j’aie la prétention d’avoir reproduit absolument les mêmes expressions dont M. Candy se serait servi s’il avait eu sa raison : Je me suis borné à retrouver la succession logique des idées à travers l’incohérence du langage ; vous allez en juger vous-même. »

Je repris la seconde feuille de papier que je savais maintenant contenir la clé de la première.

Ce manuscrit reproduisait les divagations de M. Candy, à cela près que les intervalles laissés en blanc dans la première feuille étaient ici remplis à l’encre rouge. Je donne le tout ci-après ; on pourra de la sorte comparer le texte original avec l’interprétation d’Ezra Jennings.

« M. Franklin Blake est intelligent et agréable, mais il a besoin d’une petite leçon pour lui rabattre le caquet lorsqu’il parle de médecine. Il avoue avoir souffert du manque de sommeil et ne pouvoir dormir la nuit. Je lui dis que son système nerveux n’est pas en bon état, et qu’il devrait avoir recours à la médecine ; il me répond qu’avoir foi en la médecine ou bien tâtonner dans l’obscurité, c’est exactement la même chose, et cela à table devant toute la société ! Je lui réponds : « C’est le sommeil que vous cherchez à tâtons, et rien que la médecine ne vous aidera à le retrouver. » Il dit : « J’ai entendu parler d’un aveugle voulant conduire un autre aveugle, et je sais maintenant ce que cela signifie. » Il est spirituel, mais je saurai lui procurer une nuit de sommeil malgré lui. Il a réellement besoin de sommeil, et la pharmacie de lady Verinder est à ma disposition. Qu’il prenne vingt-cinq gouttes de laudanum ce soir, sans qu’il s’en doute, et je viendrai le voir demain matin : « Eh bien, monsieur Blake, voulez-vous essayer d’un peu de médecine aujourd’hui ? vous ne dormirez jamais sans elle. — Vous voilà bien dérouté, monsieur Candy, j’ai eu une excellente nuit sans elle ! » Alors, ce sera à mon tour de l’accabler par l’aveu de la vérité : « Vous avez pris quelque chose, outre votre nuit parfaite ; vous avez pris une dose de laudanum, monsieur, avant de vous mettre au lit ; et maintenant que direz-vous de la médecine, je vous prie ? »

Lorsque je rendis le manuscrit à Ezra Jennings, je ne songeai tout d’abord qu’à admirer l’intelligence à l’aide de laquelle il était parvenu à dégager le sens de ces phrases embrouillées et confuses.

Il interrompit modestement mes éloges en me demandant si le résultat de ma lecture était d’accord avec ses propres conclusions.

« Croyez-vous, me dit-il, comme moi j’en suis convaincu, que vous fussiez sous l’influence du laudanum le soir du jour de naissance de miss Verinder ?

— Je suis trop ignorant des effets de l’opium pour avoir une opinion arrêtée, dis-je ; je ne puis qu’adopter la vôtre, et je suis persuadé que vous avez raison.

— Fort bien. Voici maintenant ce que je vous demanderai ; vous et moi nous sommes convaincus ; mais comment faire partager cette conviction aux autres personnes ? »

J’indiquai du geste les deux manuscrits. Ezra Jennings fit un signe négatif.

« C’est inutile, monsieur Blake ! parfaitement inutile ! et cela pour trois raisons péremptoires. D’abord ces notes ont été écrites dans des conditions entièrement en dehors des usages habituels : voilà qui s’élève déjà contre elles ! En second lieu, ces notes émanent d’une théorie toute neuve et de l’ordre métaphysique aussi bien que de l’ordre médical : autre inconvénient ! Enfin, ces notes sont mon œuvre personnelle, et mon témoignage est la seule garantie de leur authenticité ; veuillez vous rappeler le récit que je vous fis sur la lande, et demandez-vous ensuite quelle autorité peut avoir mon témoignage ! Non, en regard du verdict de l’opinion, mes notes ne peuvent servir qu’à une chose. Votre innocence doit être établie, et elles nous indiquent le moyen de la faire reconnaître. Il faut que notre conviction subisse une épreuve décisive, et c’est vous-même qui prouverez votre non-culpabilité.

— Et comment cela ? »

D’un mouvement rapide il se pencha vers moi à travers la table qui nous séparait.

« Consentiriez-vous à essayer une expérience hardie ?

— Je me soumettrais à n’importe quelle épreuve pour me justifier des soupçons qui pèsent actuellement sur moi.

— Vous résigneriez-vous à une gêne personnelle pendant un certain temps ?

— J’affronterai n’importe quelle incommodité !

— Voulez-vous vous en remettre exclusivement à moi ? Je vous exposerai peut-être à être tourné en ridicule par les sots, vous aurez à subir les représentations de ceux de vos amis dont vous êtes habitué à respecter les opinions.

— Dites-moi ce que je devrai faire, interrompis-je avec impatience, et, quoi qu’il arrive, je le ferai.

— Voici ce que vous ferez, monsieur Blake, me répondit-il ; vous volerez le diamant, sans vous en douter, pour la seconde fois, en présence de témoins dont le témoignage sera irrécusable. »

J’éprouvai une surprise si violente, que je ne pus que le regarder sans parler.

« Je crois cette épreuve dans l’ordre des choses possibles ; par conséquent, il faut la tenter, puisque vous me prêtez votre concours. Remettez-vous de votre mieux, asseyez-vous et écoutez ce qu’il me reste à vous dire. Vous êtes revenu au tabac ; je l’ai remarqué moi-même. Depuis combien de temps en avez-vous repris l’habitude ?

— Il y a environ un an.

— Fumez-vous moins ou plus qu’avant ?

— Je fume plus.

— Voulez-vous y renoncer de nouveau ? mais subitement, entendez-moi bien ! comme vous le fîtes autrefois. »

Je commençai à pénétrer son intention.

« J’y renoncerai dès ce moment, répondis-je.

— Si cette privation a pour vous les mêmes conséquences qu’au mois de juin dernier, dit Ezra Jennings, si vous souffrez maintenant comme alors des mêmes insomnies, nous aurons gagné un premier point ; nous vous aurons replacé dans l’état d’irritation nerveuse où vous étiez le soir du dîner ; si, ensuite, nous parvenons dans la mesure du possible à reproduire autour de vous les conditions de vie domestique au milieu desquelles vous viviez à cette époque, et si votre imagination arrive à être occupée du diamant autant qu’elle l’était alors, nous vous aurons remis dans la situation physique et morale où l’opium vous a trouvé au mois de juin dernier. En ce cas, nous pouvons espérer à bon droit qu’une répétition de la même dose produira, à peu de chose près, un résultat identique. Voilà en peu de mots ce que je vous propose ; maintenant vous allez savoir quelles raisons m’autorisent à avoir foi dans cette expérience. »

Il prit un des livres placés à portée de sa main et l’ouvrit à un endroit marqué d’avance.

« Ne craignez pas, dit-il, que je vous impose l’ennui d’une lecture physiologique. Seulement je crois vous devoir et me devoir à moi-même de vous prouver que je ne suis point l’inventeur de la théorie que je vous propose de mettre à l’essai. Ma manière de voir s’appuie sur des principes reconnus et des autorités incontestables. Prêtez-moi cinq minutes d’attention et je me charge de vous démontrer que, malgré sa bizarrerie apparente, ma proposition est d’accord avec la science. Voici en premier lieu comment un homme qui n’est autre que le docteur Carpenter expose le principe physiologique sur lequel je me règle. Lisez vous-même. »

Il me tendit la bande de papier qu’il avait mise dans le livre en guise de signet ; j’y trouvai les quelques lignes suivantes :

« Il y a beaucoup de raisons pour croire que toutes les sensations qui ont été reçues par une perception intérieure sont fixées, pour ainsi dire, dans le cerveau, et peuvent se reproduire au bout d’un certain temps, bien que l’esprit n’ait pas conscience de l’existence de cette sensation tant que dure la période intermédiaire. »

« Ceci vous paraît-il clair ? demanda Jennings.

— Parfaitement clair. »

Il poussa vers moi le livre tout ouvert et me montra un passage souligné au crayon :

« Maintenant, veuillez lire ce compte-rendu d’un cas qui offre, ce me semble, un rapport direct avec votre position et avec l’expérience que je désire vous voir tenter. Remarquez d’abord, monsieur Blake, que je vous renvoie à l’un des plus célèbres physiologistes de l’Angleterre. Le livre que vous avez dans les mains est la Physiologie humaine du docteur Elliotson, et le cas que cite le docteur est garanti par le témoignage autorisé de M. Combe. »

Je transcris ici le passage indiqué.

« Le docteur Abel m’a entretenu, dit M. Combe, d’un homme de peine irlandais, employé dans un magasin, qui, une fois hors de l’état d’ivresse, oubliait tout ce qu’il avait fait étant gris. S’enivrait-il de nouveau ? il recouvrait la mémoire des actions qu’il avait accomplies pendant sa précédente ivresse. Un jour qu’il était pris de boisson, il perdit un paquet d’une certaine valeur et, quand il fut rentré en possession de ses facultés, il lui fut impossible de s’expliquer la disparition de cet objet. Peu de temps après, ayant bu, il se souvint qu’il avait laissé le paquet dans telle maison ; on s’y rendit, et comme l’enveloppe ne portait aucune adresse, on retrouva le paquet au lieu indiqué par l’homme de peine. »

« Voilà qui est concluant, n’est-ce pas ? demanda Ezra Jennings.

— On ne peut plus. »

Il ferma le livre, en disant :

« Êtes-vous convaincu que je ne me suis pas avancé sans avoir pour moi des autorités suffisantes ? Sinon, j’ai encore sur ces rayons des livres dont de nombreux passages ont été soulignés pour votre édification.

— Je me déclare entièrement satisfait, répondis-je, sans avoir besoin d’en lire davantage.

— S’il en est ainsi, nous pouvons en revenir à ce qui touche votre position particulière ; je suis obligé de vous prévenir qu’il y a une objection plausible à faire contre l’expérience que nous projetons. Si nous pouvions reproduire cette année, pour vous, exactement les mêmes circonstances que celles de l’année derrière, il est indubitable que nous arriverions à un résultat identique. Mais nous ne saurions nier que ceci est tout simplement impossible. Nous pouvons tout au plus espérer de vous replacer dans une situation approximative, et pourtant si nous n’atteignons pas une analogie suffisamment complète, notre tentative échouera. Si au contraire nous réussissons, comme je l’espère, vous renouvellerez les incidents de la nuit du vol de façon à prouver aux témoins que, moralement, vous êtes innocent de la disparition de la Pierre de Lune. Je crois, monsieur Blake, vous avoir indiqué le pour et le contre de la question aussi impartialement que possible. S’il reste quelque point sur lequel vous désiriez des éclaircissements, je suis tout prêt à m’en expliquer avec vous.

— Toutes les explications que vous m’avez données sont parfaitement claires pour mon esprit. Mais j’avoue qu’il y a quelque chose qui m’intrigue et que je veux vous soumettre.

— Qu’est-ce ?

— Je ne comprends pas l’effet qu’a eu l’opium sur moi. Je croyais que l’opium étant un narcotique m’aurait endormi et réduit à l’état passif ! Au lieu de cela, j’agis, puisque je descends les escaliers, j’entre dans une pièce, j’ouvre et je ferme un meuble, puis je retourne dans ma chambre ! c’est là l’action d’un somnambule et non d’un homme endormi !

— Vous partagez l’erreur commune relativement à l’opium, monsieur Blake. En ce moment même où je mets toute mon intelligence à votre service, je suis sous l’influence d’une dose de laudanum dix fois plus forte que celle que M. Candy vous administra. Mais je ne veux pas que vous vous en rapportiez à ma seule assertion, même lorsqu’elle est le résultat de mon expérience personnelle. Je prévoyais votre objection, et je me suis muni d’un témoignage indépendant qui aura sa valeur à vos yeux et aux yeux de vos amis. »

Il me passa un autre des livres qui étaient sur la table près de lui.

« Voici, me dit-il, les célèbres « Confessions d’un mangeur d’opium anglais ! » Emportez le livre et lisez-le au passage que j’ai marqué, vous verrez que de Quincey, lorsqu’il avait fait ce qu’il appelle « une débauche d’opium, » allait à l’orchestre de l’Opéra entendre de la musique, ou bien se promenait le samedi soir dans les marchés de Londres, et s’amusait à observer toutes les petites ruses et toutes les peines que se donnaient les pauvres gens pour s’assurer leur dîner du dimanche. Tout cela tend à prouver la possibilité pour un homme de s’occuper activement et de circuler en tout lieu, quoique sous l’influence de l’opium.

— Vous m’avez parfaitement répondu en ceci, mais pourtant je ne comprends pas le degré d’action qu’a eu l’opium sur mon tempérament.

— Je vais essayer de m’expliquer, dit Ezra Jennings ; l’effet de l’opium dans la majorité des cas est double : il se manifeste par une action stimulante d’abord, calmante ensuite. Sous l’influence stimulante, les impressions vives et récentes, telles que celles qui étaient relatives au diamant, prédominaient sans doute dans votre esprit, surtout avec l’état nerveux et morbide où vous vous trouviez alors, et devaient prévaloir sur les organes du jugement et de la volonté, absolument comme le jugement et la volonté sont esclaves d’un rêve ordinaire. Peu à peu, sous cette influence, les inquiétudes que vous aviez ressenties tout le long du jour au sujet du joyau tendaient à se développer, arrivaient à la fixité et vous poussaient à prendre un parti pour sauvegarder la Pierre ; elles devaient par suite, en obéissant toujours au même motif, diriger vos pas vers la chambre où vous êtes entré, amener votre main à s’approcher des tiroirs du meuble et à y trouver celui qui contenait le diamant. Sous l’empire de l’ivresse ou de l’hallucination de l’opium vous avez dû faire cela. Après cette période d’action, l’effet narcotique se sera produit, vous serez devenu somnolent, puis inerte, et enfin l’anéantissement vous aura envahi ; un peu plus tard, vous serez tombé dans un profond sommeil. Le matin venu, l’effet de l’opium dissipé, vous avez pu vous éveiller aussi ignorant des événements de la nuit que si vous aviez vécu aux antipodes. Ai-je réussi à m’expliquer clairement ?

— Vous avez été si net que je vais vous demander la permission de pousser mes questions encore un peu plus loin. Vous me démontrez comment j’ai dû pénétrer dans le boudoir et y prendre le diamant. Mais miss Verinder m’a vu repartir, emportant la Pierre de Lune dans ma main ! Pouvez-vous suivre mes mouvements depuis cet instant ? Soupçonnez-vous ce que j’ai fait ensuite ?

— J’allais y venir, me répondit-il ; je me demande si l’épreuve destinée à prouver votre innocence ne sera pas également un moyen de retrouver le diamant perdu ? Lorsque vous sortîtes du boudoir, le joyau dans votre main, il est très-probable que vous êtes rentré dans votre chambre…

— Oui, et après cela ?

— Il est possible, monsieur Blake (je ne hasarde rien de plus), que votre pensée dominante de mettre le diamant en sûreté vous ait conduit, par une conséquence naturelle, à l’idée de cacher le joyau, et que vous l’ayez dissimulé dans quelque endroit de votre chambre. Rappelez-vous la bizarre histoire de l’Irlandais que je vous citais, vous pourriez aussi, sous l’influence d’une seconde dose d’opium, vous souvenir de l’endroit où vous auriez caché l’objet dans votre première ivresse narcotique. »

Je dus à mon tour éclairer Ezra Jennings. Je l’arrêtai donc.

« Votre hypothèse est inadmissible, lui dis-je. Le diamant est en ce moment à Londres. »

Il me regarda avec des yeux où se peignait un vif étonnement.

« À Londres ? répéta-t-il ; comment a-t-il pu venir de la maison de lady Verinder jusqu’à Londres ?

— Personne ne le sait.

— Vous l’avez enlevé vous-même de chez miss Verinder ; comment est-il sorti de vos mains ?

— Je n’ai aucune idée de la façon dont je m’en suis dessaisi.

— Le revîtes-vous en vous réveillant le lendemain matin ?

— Non.

— Miss Verinder est-elle rentrée en possession de la Pierre ?

— Jamais.

— Monsieur Blake, nous voici aux prises avec une difficulté qui demande à être éclaircie. Puis-je vous prier de me dire comment vous savez que le diamant se trouve en ce moment à Londres ? »

J’avais posé exactement la même question à M. Bruff lorsqu’à mon retour en Angleterre, je commençai mon enquête sur la Pierre de Lune. Pour répondre à Jennings, je n’eus donc qu’à lui répéter le récit fait par l’avoué, et que nos lecteurs connaissent déjà. Il ne me cacha pas que ma réponse ne le satisfaisait point :

« Malgré la valeur que j’attache à votre jugement et à celui de votre grave conseiller, je maintiens l’opinion que je viens d’émettre : elle repose, j’en conviens, sur une pure présomption de ma part ; pardonnez-moi pourtant de vous rappeler que la vôtre n’a guère de fondement plus solide. »

Ce point de vue me frappait par sa nouveauté, et j’étais fort curieux de savoir comment il le développerait.

« Je maintiens, poursuivit Ezra Jennings, que l’influence de l’opium, après vous avoir poussé à vous emparer du diamant, dans le désir de le mettre à l’abri, a pu également vous porter, sous l’empire du même mobile, à le cacher dans quelque recoin de votre chambre. Selon vous, il est impossible que les conjurés hindous se soient trompés : on les a vus rôder autour de la maison de M. Luker en quête du diamant ; donc, il n’y a plus à en douter, le diamant est entre les mains de M. Luker. Mais avez-vous cependant une preuve certaine que la Pierre de Lune ait été portée à Londres ? Vous ignorez même jusqu’à présent comment ou par qui le joyau aurait été emporté hors de la maison de lady Verinder. Êtes-vous sûr que ce soit ce même joyau qui ait été mis en gage chez M. Luker ? Lui, au contraire, affirme n’avoir jamais entendu parler de la Pierre de Lune ; le reçu de son banquier ne porte absolument que la reconnaissance d’un objet de grand prix ! Les Indiens supposent que M. Luker ment ; vous admettez aussitôt qu’ils ont raison. Tout ce que je puis dire pour défendre mon hypothèse, c’est qu’elle repose sur des données possibles. Que pouvez-vous, monsieur Blake, invoquer de plus, logiquement ou légalement, en faveur de la vôtre ? »

Son raisonnement était présenté d’une manière forte et serrée, je ne pouvais le nier.

« J’avoue que vous m’ébranlez, dis-je ; trouveriez-vous mauvais que j’écrivisse à M. Bruff en lui racontant notre entretien ?

— Tout au contraire, je serai même fort aise si vous lui écrivez. Nous lui demanderons le concours de son expérience, et nous pourrons y puiser de nouvelles lumières. Pour le moment, revenons à l’expérimentation que nous projetons de faire avec l’opium. Il est entendu qu’à partir de ce moment vous renoncez à fumer ?

— Dès aujourd’hui.

— Ceci est le premier pas ; nous devrons ensuite aviser à reproduire, autant que faire se pourra, les circonstances dans lesquelles vous vous trouviez l’année dernière. »

Comment en venir à bout ? pensais-je : lady Verinder était morte ; Rachel et moi, nous étions séparés à jamais tant que mon innocence ne serait pas établie. Godfrey Ablewhite voyageait à l’étranger. Il devenait tout simplement impossible de réunir les personnes qui habitaient la maison un an auparavant. Cette objection première ne parut pas embarrasser Ezra Jennings. Il attachait, me dit-il, peu d’importance à réunir les mêmes individus, puisque évidemment on ne pouvait s’attendre à ce que chacun d’eux reprît le rôle identique qu’il avait vis-à-vis de moi à cette époque. D’autre part, il regardait comme indispensable au succès de notre entreprise, que je me retrouvasse au milieu des mêmes objets qui m’environnaient alors dans la maison de ma tante.

« Avant toute chose, reprit-il ; il faut que vous couchiez dans la chambre où vous avez couché pendant la nuit du vol, et qu’elle soit remeublée d’une façon identique. Les escaliers, les corridors, le salon de miss Verinder devront être remis exactement dans un état semblable à celui où vous les vîtes alors. Il est absolument nécessaire, monsieur Blake, que tous les meubles qu’on a changés de place soient réintégrés où ils étaient. Le sacrifice de vos cigares sera inutile si nous n’obtenons de miss Verinder la permission de disposer ainsi sa maison.

— Et qui lui demandera cette autorisation ? fis-je.

— Ne pouvez-vous donc pas vous en charger ?

— C’est hors de question. Après ce qui s’est passé entre nous, justement au sujet du diamant, je ne puis ni la voir ni lui écrire, tant que je n’aurai pas prouvé mon innocence à ses yeux. »

Ezra Jennings s’arrêta et réfléchit pendant un instant.

« Permettez-moi de vous poser une question délicate, » dit-il.

Je lui fis signe de poursuivre.

« Ai-je raison, monsieur Blake, de croire, d’après quelques mots qui vous sont échappés, que vous éprouviez autrefois un attachement tout particulier pour miss Verinder ?

— Vous ne vous trompez pas.

— Ce sentiment était-il payé de retour ?

— Il l’était.

— Avez-vous lieu de croire que miss Verinder attacherait encore un grand prix à voir établir la preuve de votre complète innocence ?

— J’en suis même certain.

— En ce cas, c’est moi qui me charge d’écrire à miss Verinder, si vous voulez bien me le permettre.

— Vous lui parleriez de la proposition que vous m’avez faite ?

— Je lui dirais tout ce qui s’est passé entre nous dans la journée d’aujourd’hui. »

Il est inutile d’ajouter que j’acceptai avec reconnaissance le service qu’il offrait de me rendre.

« J’ai le temps d’écrire par la poste de ce soir, dit-il en regardant sa montre. N’oubliez pas de bien enfermer vos cigares, lorsque vous rentrerez ! J’irai vous voir demain matin, afin de m’informer de la nuit que vous aurez passée. »

Je me levai pour le quitter, et m’efforçai de lui exprimer le sentiment d’affectueuse reconnaissance que me faisaient éprouver ses soins. Ezra me serra la main.

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit sur la lande, me répondit-il ; si je puis vous rendre ce léger service, monsieur Blake, je croirai voir un rayon de soleil éclairant le soir d’une sombre et interminable journée. »

Nous nous séparâmes. On était alors au 15 de juin ; comme les événements des dix jours suivants se rapportent tous plus ou moins à l’expérience dont j’allais être l’objet, ils sont consignés par ordre de date dans le journal que l’assistant de M. Candy avait l’habitude de tenir. Rien n’a été dissimulé, rien n’a été omis dans ces pages d’Ezra Jennings. C’est à lui que je laisse le soin de dire comment l’épreuve de l’opium fut tentée, et quel en fut le résultat.