La Pierre de Lune/II/Troisième narration/09

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 152-167).
Chapitre X  ►
Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE IX


La gentille servante du docteur attendait, tenant la porte de la rue tout ouverte pour moi. Le jour entrait donc à flots brillants dans l’antichambre et frappait en plein sur la figure de l’aide du docteur.

Betteredge avait raison : à juger des choses comme le vulgaire en juge, l’extérieur d’Ezra Jennings ne prévenait pas en sa faveur. Son teint de bohémien, ses joues décharnées, les os saillants de son visage, ses yeux vitreux, sa chevelure mi-partie noire et blanche, cette tête de vieillard sur un corps de jeune homme, enfin tout cet ensemble physique laissait à première vue dans l’esprit d’un étranger une impression désagréable.

Je m’en rendais très-bien compte, et pourtant il était indubitable que j’éprouvais pour Ezra Jennings une sympathie dont je ne pouvais me défendre. La politesse m’ordonnait simplement de répondre à sa question ; après quoi, je n’avais plus qu’à poursuivre mon chemin. Mais l’intérêt que je ressentais pour Ezra Jennings me cloua à ma place, et je voulus lui fournir le moyen de me parler en particulier, ce dont il guettait évidemment l’occasion.

« Vous dirigez-vous du même côté que moi, monsieur Jennings ? lui dis-je, voyant qu’il tenait son chapeau à la main ; je vais chez ma tante, Mrs Ablewhite. »

Il me répondit qu’il avait un malade à voir de ce côté et qu’il pouvait m’accompagner.

Nous partîmes ensemble : j’observai que la jolie servante, qui me gratifiait de ses plus aimables sourires en échange du peu de mots que je lui dis en sortant, reçut les modestes recommandations de Jennings au sujet de l’heure de son retour avec une moue bien marquée, et en affectant de détourner les yeux ; le pauvre garçon n’était pas en faveur dans la maison ; quant au dehors, Betteredge m’avait parlé de l’absence de sympathie qu’il rencontrait.

« Quelle vie ! » pensai-je en moi-même, tandis que nous descendions les marches.

Après m’avoir parlé le premier de la maladie de M. Candy, Ezra Jennings parut vouloir me laisser le soin de renouer la conversation ; son silence disait :

« À votre tour maintenant ! »

J’avais mes raisons pour revenir sur l’état de santé du docteur, aussi n’hésitai-je pas à prendre la parole.

« À en juger par le changement que j’ai remarqué en lui, dis-je, la maladie de M. Candy a dû être bien plus sérieuse que je ne le croyais ?

— C’est un miracle, répondit Ezra Jennings, qu’il y ait survécu.

— Sa mémoire n’est-elle jamais plus nette qu’aujourd’hui ? j’ai essayé de le faire causer de…

— De quelque chose qui a précédé sa maladie ? demanda l’assistant du docteur, voyant que j’hésitais.

— Oui.

— Sa mémoire est affaiblie d’une manière déplorable, dit Jennings ; on peut presque regretter pour lui, pauvre homme, le peu qui en reste. Il se souvient vaguement de projets qu’il formait, de choses qu’il faisait ou disait avant sa maladie, mais en même temps il est absolument incapable de se rappeler l’objet précis de ces réminiscences ; et comme il se rend bien compte de son infirmité, il rassemble tous ses efforts pour arriver à la dissimuler : certes, s’il eût pu, en revenant à la vie, perdre tout souvenir de son passé, il serait plus heureux ! Peut-être serions-nous tous plus heureux dans ces conditions, ajouta-t-il avec un sourire triste. Ah ! si nous pouvions tout oublier !

— Il y a pourtant quelques événements dans la vie dont nous regretterions de perdre la mémoire, répliquai-je.

— J’espère que c’est le cas de la plupart des gens, monsieur Blake, mais je crains qu’il n’en soit pas de même pour tous ! Avez-vous quelque raison de croire que le souvenir que M. Candy essayait en vain de retrouver pendant votre entretien avec lui, avait une importance réelle pour vous ? »

En disant ces mots, il touchait de lui-même au sujet sur lequel je désirais ardemment le consulter. Le sentiment qui m’attirait vers cet étrange personnage m’avait porté à lui fournir l’occasion de ce tête-à-tête ; je me réservais de m’ouvrir ensuite à lui, s’il m’offrait des garanties suffisantes de délicatesse et de discrétion.

Le peu que j’avais entendu me prouvait du moins que j’avais affaire à un gentleman ; il possédait dans sa personne ce que j’oserais nommer le calme inné, qui est un signe de bonne éducation, non-seulement en Angleterre, mais dans tous les pays où on le rencontre. Quel que fût le but de la question qu’il m’adressait, je crus pouvoir y répondre en toute confiance.

« Je présume, en effet, qu’il est d’un grand intérêt pour moi de ressaisir le fil des souvenirs de M. Candy, répondis-je ; oserai-je vous demander si vous pourriez m’indiquer un moyen de venir en aide à sa mémoire ? »

Ezra Jennings me regarda, et un éclair brilla soudain dans ses yeux doux et profonds.

« La mémoire ne saurait être rendue à M. Candy, me dit-il ; j’en parle malheureusement en connaissance de cause pour avoir plusieurs fois tenté l’entreprise depuis son rétablissement. »

J’éprouvai un vif désappointement et ne le lui cachai point.

« J’avoue que j’espérais une réponse moins décourageante, » lui dis-je.

Ezra Jennings sourit :

« Ce n’est peut-être pas là une réponse définitive, monsieur Blake ; il existe, je crois, un moyen de rassembler les souvenirs de M. Candy sans faire un appel direct à sa mémoire.

— En vérité ? Est-ce alors une indiscrétion de ma part de vous demander comment ?

— Nullement. La seule difficulté pour répondre à votre question est celle de pouvoir m’expliquer. Aurez-vous la patience de m’entendre, si je reviens encore sur la maladie de M. Candy, et si j’en parle sans vous épargner les détails techniques ?

— Continuez, je vous en prie ! Vous excitez d’avance ma curiosité. »

Mon ardeur parut l’amuser, ou plutôt je puis dire qu’elle l’intéressa à moi. Il sourit de nouveau. Nous venions de quitter les dernières maisons de la ville. Ezra Jennings s’arrêta un instant et cueillit quelques fleurs sauvages dans la haie qui bordait la route.

« Qu’elles sont belles ! dit-il simplement en me montrant son petit bouquet, et combien peu de personnes en Angleterre savent les apprécier !

— Vous n’avez pas toujours vécu en Angleterre ? lui dis-je.

— Non, je suis né et j’ai passé une partie de mon enfance aux colonies. Mon père était Anglais, mais ma mère… Nous nous écartons de notre sujet, monsieur Blake, et par ma faute. Le fait est que ces modestes petites fleurs me rappellent bien des souvenirs. Mais laissons cela, nous parlions de M. Candy ; revenons à lui. »

En réunissant le peu de détails personnels qui venaient de lui échapper malgré lui à cette mélancolique appréciation du bonheur qu’il plaçait dans l’oubli du passé, je fus conduit à penser que l’expression de sa physionomie trahissait la vérité, au moins sur deux points, c’est-à-dire qu’il avait souffert d’une façon exceptionnelle, et que le sang anglais était mêlé chez lui à celui d’une race étrangère.

« Vous connaissez, je pense, reprit-il, l’origine de la maladie de M. Candy ? Il tombait une pluie abondante le soir de son retour de chez lady Verinder ; le docteur revint dans sa voiture découverte et fut mouillé jusqu’aux os. À son arrivée il se trouva appelé pour un cas urgent et s’y rendit malheureusement sans changer de linge ; j’étais moi-même retenu cette nuit-là par un malade à quelque distance de Frizinghall ; lorsque je revins vers le matin, le groom du docteur m’attendait anxieusement pour me conduire près de son maître ; j’arrivais trop tard, la maladie avait commencé son œuvre.

— On m’a parlé de cette maladie comme d’une espèce de fièvre, dis-je.

— Je ne pourrais rien préciser, répondit Ezra Jennings, car jusqu’à la fin la fièvre n’eut aucun caractère bien tranché. J’envoyai chercher deux amis de M. Candy, docteurs de la ville, afin d’avoir leur opinion ; ils trouvèrent, comme moi, la situation très-grave, mais nous différâmes du tout au tout tant sur le mode de médication à suivre que sur les conclusions à tirer de l’état du pouls. Comme il était des plus accélérés, les deux médecins opinèrent pour un traitement calmant. Quant à moi, bien que j’admisse la justesse de ce diagnostic, l’extrême faiblesse des pulsations me démontrait la nécessité de soutenir à tout prix un tempérament épuisé : je me prononçai donc pour l’emploi des stimulants. Les docteurs insistèrent pour mettre le malade au régime du gruau, de la limonade, enfin de tous les rafraîchissants. Moi je proposai le champagne, l’eau-de-vie, l’ammoniaque et le quinine. Vous voyez que le dissentiment était complet entre nous. Et dans quelles conditions s’établissait cette divergence d’opinion ? Il y avait d’une part deux médecins en possession d’une réputation acquise, d’autre part un étranger, sans notoriété, qui ne remplissait même dans la maison que les fonctions d’assistant. Pendant les premiers jours, force me fut de déférer à l’autorité de mes anciens, et le malade baissa visiblement. Je fis valoir de nouveau les inquiétudes trop fondées que me donnait l’état du pouls ; il n’avait pas diminué de vitesse et devenait de plus en plus faible. Les deux docteurs s’offensèrent de mon obstination. « Monsieur Jennings, me dirent-ils, de deux choses l’une : ou nous aurons la direction du traitement ou vous en prendrez la responsabilité ; choisissez. — Messieurs, répliquai-je, veuillez m’accorder cinq minutes de réflexion, et je vous répondrai nettement. » Les cinq minutes écoulées, j’étais prêt, et dis : « Vous refusez absolument l’emploi des toniques ? » Ils refusèrent en termes formels. « Alors je l’essayerai, messieurs. — À votre aise, monsieur Jennings ; mais dès ce moment nous n’avons plus rien à faire ici. » J’envoyai chercher à la cave une bouteille de champagne et j’en donnai de ma main un plein verre au malade. Les deux médecins prirent silencieusement leurs chapeaux et quittèrent la maison.

— Vous assumiez en effet une sérieuse responsabilité, dis-je, et je crois qu’à votre place je n’aurais pas osé l’affronter.

— Si vous aviez été à ma place, monsieur Blake, vous vous seriez souvenu que M. Candy vous avait accueilli dans des circonstances qui vous faisaient son obligé pour toute votre vie. À ma place, le voyant s’affaiblir d’heure en heure, vous eussiez tout risqué plutôt que de laisser périr sous vos yeux le seul homme qui se fût montré votre ami. Ne croyez pas que j’ignorasse la terrible situation dans laquelle je me plaçais ; il y avait bien des heures où je sentais mon cruel isolement et mon effrayante responsabilité. Si j’avais eu une vie heureuse, je crois que j’eusse faibli devant ma tâche ; mais je ne pouvais me reporter à aucun temps paisible et heureux dont le contraste eût augmenté mon anxiété et mes incertitudes actuelles ; aussi je restai inébranlable dans ma résolution. Je pris le repos qui m’était indispensable vers le milieu du jour, lorsque mon malade allait le moins mal, et je ne quittai pas son chevet pendant tout le reste des vingt-quatre heures, tant que sa vie fut en danger. Vers la fin de la journée, le délire inhérent à ces sortes de maladies éclata. Il dura toute la nuit ; puis il y eut une intermittence vers cette terrible phase, de deux à cinq heures du matin. Alors que les ressorts de la vie sont le plus détendus, même chez les mieux constitués d’entre nous, c’est alors que la mort fait sa moisson la plus abondante ; c’est alors aussi que la mort et moi nous nous livrâmes au chevet de M. Candy un combat dont sa vie était le prix. Je n’hésitai jamais à poursuivre le traitement énergique que je regardais comme son salut ; je fis succéder les spiritueux au vin ; lorsque les autres stimulants perdirent de leur action, je doublai la dose. Après des angoisses telles que j’espère, grâce à Dieu, n’en plus jamais ressentir de semblables, il vint un jour où le pouls baissa dans une mesure appréciable, quoique très-légère, puis les mouvements se régularisèrent, et une amélioration générale se manifesta. Alors je sentis que je l’avais sauvé et j’avoue que je faiblis à mon tour ; je passai la main amaigrie de mon pauvre ami sur la couverture, et je fondis en larmes. Ce fut un effet de nerfs, monsieur Blake, rien de plus ! La physiologie déclare qu’il y a des hommes nés avec un tempérament de femme, et je suis de ce nombre ! »

Il me donna cette excuse toute professionnelle de sa sensibilité, tranquillement, sans affectation, comme il s’était exprimé jusqu’à présent. Sa voix, ses manières d’un bout à l’autre me prouvèrent qu’il tenait avant tout à ne pas poser devant moi pour l’homme intéressant.

« Vous pourriez me demander pourquoi je vous ennuie de tant de détails, poursuivit-il ; c’était la seule manière, monsieur Blake, de bien amener ce qu’il me reste à vous dire. Vous voyez d’ici quelle était ma position vis-à-vis de M. Candy, et vous comprendrez le besoin que j’éprouvais d’alléger parfois mon esprit de ses lourdes préoccupations. J’ai eu la présomption d’employer mes loisirs depuis quelques années à écrire un ouvrage destiné à mes confrères, et traitant d’un sujet compliqué et délicat : le cerveau et le système nerveux. Mon ouvrage ne sera sans doute jamais achevé, et encore moins publié. Il n’en a pas moins été le compagnon de bien des heures de solitude ; ce travail m’a aidé à traverser les jours difficiles de la maladie de M. Candy. Je vous ai parlé, je crois, de son délire et du moment où cette phase de la maladie se déclara ?

— Oui.

— J’étais arrivé alors à la partie de mon livre qui touchait à cette même question du délire ; je ne vous fatiguerai pas de mes théories à ce sujet, je me bornerai à vous parler de ce qui nous intéresse ici. Durant le cours de ma pratique médicale, je m’étais souvent demandé si, dans les cas de délire, l’absence de suite dans le langage implique nécessairement le manque de liaison dans les idées. L’état du pauvre docteur me donna l’occasion de fixer mes doutes à cet égard. J’ai appris à sténographier, et je pus ainsi recueillir de la façon la plus exacte toutes les divagations du malade. Voyez-vous enfin, monsieur Blake, où je veux en venir ? »

Je l’apercevais bien, et j’attendais impatiemment la suite du récit.

« Dans mes moments de loisir, reprit Jennings, je mettais au net mes notes sténographiques, les traduisant en caractères ordinaires et laissant de grands intervalles entre les lambeaux de phrases et les mots isolés qui avaient échappé à M. Candy. Après quoi, pour découvrir le sens de cet ensemble incohérent, je fis ce que font les enfants quand ils assemblent les pièces d’un casse-tête. Au premier abord, l’embrouillamini paraît inextricable ; mais dès que vous avez trouvé la manière de vous y prendre, la suite marche toute seule. Conformément à cette donnée, je remplis les espaces blancs avec les mots et les phrases que je présumais devoir rendre le mieux la pensée du docteur ; je procédai par retouches successives jusqu’à ce que les passages intercalés s’adaptassent naturellement à ceux qui les précédaient et à ceux qui les suivaient. Le résultat final fut d’abord que j’occupai ainsi bien des heures sans emploi, puis que j’arrivai à reconnaître la justesse de ma théorie. En deux mots, après avoir rapproché ces fragments les uns des autres, j’acquis la preuve que, si la faculté de s’exprimer était gravement altérée chez mon malade, il gardait, dans une mesure assez large, la faculté d’enchaîner ses idées.

— Un mot seulement, m’écriai-je. Mon nom était-il souvent prononcé au milieu de ces divagations ?

— Vous le verrez, monsieur Blake ; au nombre des preuves écrites qui viennent à l’appui de mon assertion, il y a une série où votre nom se rencontre souvent ; car pendant presque toute une nuit, M. Candy ne parut occupé que de quelque chose qui se serait passé entre vous et lui. J’ai reproduit par écrit les paroles incohérentes qu’il prononçait dans le délire, et j’ai réuni sur une autre feuille de papier les transitions destinées, suivant moi, à lier entre eux ces propos interrompus. Le produit (comme disent les mathématiciens) offre un sens intelligible. Il s’agit d’abord d’une action que M. Candy avait faite dans le passé, puis de quelque chose qu’il comptait faire dans l’avenir si la maladie ne l’en avait point empêché. Reste à savoir maintenant si cela représente, ou non, le souvenir absent qu’il cherchait à retrouver ce matin lors de votre visite.

— Il ne saurait y avoir de doute, fis-je ; retournons tout de suite et examinons ces papiers !

— C’est absolument impossible, monsieur Blake.

— Et comment cela ?

— Supposez que vous ayez donné vos soins à un ami malade : iriez-vous confier à un tiers des paroles prononcées dans le délire, sans vous être assuré au préalable qu’un intérêt majeur légitimait votre indiscrétion ? »

Je sentis qu’il n’y avait rien à répondre, mais j’essayai néanmoins de tourner la difficulté.

« En pareil cas, lui dis-je, je me demanderais avant tout si cette divulgation est, oui ou non, de nature à compromettre mon ami.

— Il y a longtemps, me répondit Ezra Jennings, que j’ai paré à cette éventualité, en détruisant toutes les notes dont le contenu eût pu embarrasser M. Candy ; et mon manuscrit ne renferme rien maintenant qu’il dût hésiter à communiquer aux autres, s’il recouvrait la mémoire. En ce qui vous concerne, j’ai même lieu de soupçonner que mes notes se rapportent au sujet dont il désirait vous entretenir aujourd’hui.

— Et pourtant, vous hésitez ?

— Oui, j’hésite ; veuillez vous rappeler les circonstances dans lesquelles j’ai reçu ces confidences involontaires ; quelque peu dangereuses qu’elles soient, je ne puis me décider à vous les communiquer sans être convaincu du prix qu’elles ont pour vous. Il était tellement sans défense, monsieur Blake ! je lui étais si nécessaire ! Me permettez-vous de vous demander de quel intérêt ce souvenir absent est pour vous, et à quoi il se rattache suivant vous ? ».

Pour lui répondre avec la franchise que son langage et ses manières réclamaient de moi, il eût fallu lui avouer que j’étais soupçonné d’avoir volé le diamant. Bien que Ezra Jennings eût amplement justifié la sympathie qu’il m’inspirait, je n’avais pu encore surmonter la répugnance que j’éprouvais à lui faire connaître ma déplorable position. Je recourus donc de nouveau aux phrases d’explication banale que j’avais préparées en vue de dérouter la curiosité des étrangers.

Cette fois, je n’eus pas lieu de me plaindre qu’on prêtât à mes paroles une oreille distraite. Ezra Jennings m’écouta jusqu’au bout avec autant de patience que d’attention.

« Je suis fâché d’avoir excité vos espérances, monsieur Blake, sans pouvoir ensuite les réaliser, dit-il ; pendant toute la durée de sa maladie, jamais un mot relatif au diamant ne s’est échappé de la bouche du docteur. Dans les paroles auxquelles votre nom est mêlé, il ne s’agit ni de la perte du joyau de miss Verinder, ni des moyens à employer pour le retrouver. »

Nous arrivâmes ainsi au point de bifurcation de la grand’route. Deux chemins étaient en face de nous : l’un conduisait chez Mrs Ablewhite, l’autre à un village situé sur la lande à deux ou trois milles de là. Ezra Jennings s’arrêta devant le second.

« Je prends par ici, dit-il. Je suis vraiment bien au regret, monsieur Blake, de ne pouvoir vous être utile. »

Sa voix prouvait la sincérité de son assertion ; ses yeux bruns et veloutés se reposèrent sur moi avec une expression d’intérêt mélancolique. Il me salua et, sans ajouter un mot, continua sa route vers le village.

Je le suivis des yeux pendant quelques instants, je le vis s’éloigner de plus en plus de moi et emporter avec lui ce que je croyais fermement être le nœud de ma destinée. Il se retourna au bout de quelques pas et regarda en arrière. Me voyant fixé à la même place où nous nous étions séparés, il s’arrêta comme s’il eût pensé que peut-être je désirais lui parler de nouveau. Le temps me manquait pour bien raisonner sur ma situation, je n’eus pas le loisir de songer que si je laissais échapper cette occasion décisive dans ma vie, ce ne serait que pour sauvegarder un amour-propre exagéré ; je n’eus que le temps de le rappeler d’abord, et de penser ensuite. Je me soupçonne d’être un des hommes les plus inconsidérés qui existent ; je le rappelai, puis je me dis :

« Maintenant le sort en est jeté ; il ne reste qu’à lui avouer la vérité ! »

Il revint immédiatement sur ses pas, et j’allai au-devant de lui.

« Monsieur Jennings, lui dis-je, je n’en ai pas usé avec vous d’une manière assez franche. Ce n’est pas seulement parce que je cherche à retrouver la Pierre de Lune, que je tiens à faire appel aux souvenirs de M. Candy. J’ai un immense intérêt personnel en jeu ; et je ne puis vous offrir qu’une excuse pour n’avoir pas été complètement sincère dans mon récit ; il m’est plus pénible que je ne saurais le dire de m’ouvrir avec qui que ce soit sur ce sujet. »

Pour la première fois Ezra Jennings me considéra d’un air embarrassé.

« Je n’ai ni le droit ni le désir, monsieur Blake, de m’immiscer dans vos affaires privées. Permettez-moi, de mon côté, de vous demander pardon pour vous avoir, bien qu’indirectement, mis à une semblable épreuve.

— Vous avez parfaitement le droit, répondis-je, de fixer les conditions auxquelles vous entendez me révéler les paroles recueillies par vous au chevet de M. Candy. Je comprends et je respecte les motifs qui vous dirigent ; d’ailleurs, comment puis-je exiger votre confiance si je ne vous accorde pas la mienne sans réserve ? Vous saurez quel intérêt je dois avoir à apprendre ce que M. Candy voulait me dire ; si je me suis trompé dans mes prévisions et si en effet notre conversation me démontre clairement que vous ne sauriez m’aider, je m’en remets à votre honneur pour garder mon secret ; quelque chose me dit que je ne m’y serai pas confié en vain.

— Attendez, monsieur Blake. J’ai encore un mot à vous dire, et il faut que vous l’entendiez avant d’aller plus loin. »

Je le regardai avec stupeur ; son visage portait l’empreinte d’une émotion terrible qui semblait avoir remué les profondeurs de son âme. Son teint bistré était devenu d’une pâleur livide ; ses yeux rayonnaient d’un éclat sauvage et sa voix avait pris une inflexion dure et résolue que je ne lui connaissais point encore. Quelles qu’elles fussent, les énergies, bonnes ou mauvaises, cachées au fond de cet homme, se réveillaient en lui brusquement et éclataient avec la soudaineté de l’éclair.

« Avant que vous m’accordiez votre confiance, reprit-il vous saurez dans quelles circonstances j’ai été reçu chez M. Candy ; ce ne sera pas long. Je n’ai pas l’intention, monsieur, de raconter ma vie à qui que ce soit ; mon histoire mourra avec moi. Tout ce que je vous demande, c’est qu’il me soit permis de vous dire ce que j’appris à M. Candy ; si après m’avoir entendu, vous êtes encore d’avis de vous confier à moi, mon attention et mes services vous seront acquis. Voulez-vous que nous marchions ? »

La souffrance qui se peignait sur ses traits m’empêcha de parler ; je lui répondis par un signe, et nous continuâmes notre chemin.

Au bout d’une centaine de pas, Ezra Jennings s’arrêta devant la brèche d’un mur rustique qui séparait la lande de la route.

« Vous plairait-il que nous nous reposions un peu, monsieur Blake ? me dit-il ; je ne suis plus ce que je fus, et il y a des incidents qui me remuent profondément. »

J’acceptai, bien entendu. Il entra par cette brèche et se dirigea vers un tertre de bruyère masqué du côté le plus voisin de la route par des buissons et des arbrisseaux ; de l’autre côté, la vue s’étendait sur l’espace sauvage et solitaire de la lande. Les nuages s’étaient amassés depuis une demi-heure : l’aspect morne et voilé du paysage ne nous offrait pas une seule éclaircie, et s’harmonisait avec les pensées graves qui nous occupaient tous deux.

Nous nous assîmes en silence ; Ezra Jennings posa son chapeau, et passa sa main d’un air de lassitude sur son front et à travers son étrange chevelure. Il jeta de côté le petit bouquet de fleurs des champs, comme si le souvenir qu’elles lui rappelaient lui eût été importun en ce moment.

« Monsieur Blake, dit-il brusquement, vous êtes en mauvaise compagnie ; je vis sous le coup d’une terrible accusation depuis bien des années déjà ; je vous ferai un aveu complet en deux mots : ma vie est détruite et ma réputation perdue. »

Je voulus parler ; il m’arrêta.

« Non, dit-il ; pardon, mais pas encore. Ne vous laissez pas aller à me témoigner une sympathie que peut-être vous regretteriez ensuite. Je viens de mentionner une accusation qui pèse sur moi depuis des années ; il s’y mêle des circonstances toutes à mon désavantage ; je ne puis vous faire connaître la nature du crime que l’on m’impute, et je suis incapable, absolument incapable de prouver mon innocence ; je ne puis que l’affirmer ; je jure, monsieur, que je suis innocent, j’en fais le serment comme chrétien, puisqu’on ne peut plus en appeler à mon honneur comme homme. »

Il s’arrêta de nouveau, et je levai les yeux sur lui ; il semblait absorbé tout entier dans les douloureux souvenirs qu’il évoquait et dans l’effort qu’il faisait pour en parler.

« J’aurais beaucoup à dire, poursuivit-il, sur le traitement impitoyable que j’ai subi dans ma famille, et sur l’inimitié cruelle dont je fus la victime. Mais le mal est fait, il est irréparable maintenant, et je ne veux pas lasser votre attention : au début de la carrière que j’entrepris de suivre en Angleterre, la hideuse calomnie à laquelle j’ai fait allusion m’atteignit et anéantit à jamais mon avenir. Je renonçai à mes espérances : il ne me restait qu’à m’ensevelir dans l’obscurité. Je me séparai de la femme que j’aimais ; pouvais-je la condamner à partager mon malheur ? Un emploi de médecin assistant s’offrit à moi dans un coin perdu de l’Angleterre ; je fus agréé : je pouvais y rencontrer le repos, je pensais avoir enfin trouvé l’oubli ; je me trompais : il n’y a point de distance qui mette à l’abri des bruits malveillants. L’accusation qui m’avait chassé de ma première résidence me poursuivit dans ma retraite. Prévenu à temps, je pus quitter ma place avant qu’on me congédiât et emporter les certificats que j’avais mérités. Ils m’aidèrent à trouver un emploi analogue dans un comté éloigné ; mais la calomnie qui tuait ma réputation sut encore m’y découvrir. Cette fois, je n’avais pas reçu d’avertissement. Mon patron me dit : « Monsieur Jennings, je n’ai aucun reproche à vous faire, mais il est indispensable que vous vous justifiiez ou que nous nous séparions. » Je n’avais pas le choix, je le quittai. Je ne veux pas m’étendre sur ce que je souffris dès lors ; je n’ai que quarante ans : considérez mon visage, il vous dira quelle existence de misère j’ai menée pendant plusieurs années. Enfin, un jour que j’errais dans ces environs, je rencontrai M. Candy. Il avait besoin d’un assistant, je m’offris et je l’adressai, pour justifier de ma capacité, à mon dernier patron. Restait la question de moralité ; je lui dis ce que je viens de vous apprendre, et plus. Je le prévins même que, s’il m’accordait sa confiance, ma présence lui susciterait des difficultés. « Ici comme ailleurs, lui dis-je, je dédaigne l’expédient coupable qui consiste à dissimuler sa personnalité sous un nom d’emprunt ; pas plus à Frizinghall qu’ailleurs, je ne suis à l’abri de la calomnie empoisonnée qui me poursuit. » Il me répondit : « Je ne fais rien à moitié ; je vous crois et vous plains sincèrement. Si vous voulez en courir le risque, j’en accepte ma part. » Que le Dieu tout-puissant le bénisse ! Il m’a donné un abri, de l’occupation ; j’ai trouvé chez lui le repos de l’esprit, et je sais depuis quelques mois qu’il ne surviendra rien maintenant qui lui cause des soucis.

— La calomnie s’est éteinte ? lui demandai-je.

— Elle est plus active que jamais ; mais lorsqu’elle viendra me relancer ici, elle y arrivera trop tard.

— Vous aurez quitté le pays ?

— Non, monsieur Blake ; je serai mort. Depuis dix ans, je porte en moi une maladie incurable ; je ne vous cache pas que, loin de lutter contre elle, il y a longtemps que je l’aurais laissée me tuer, si je n’étais soutenu par un intérêt qui me fait désirer la conservation de ma vie. Je veux pourvoir l’existence d’une personne qui m’est bien chère, et que je ne reverrai jamais. Mon petit patrimoine serait insuffisant pour lui assurer un sort indépendant ; l’espoir, si je vis assez pour cela, d’augmenter cette somme, m’a décidé à arrêter par tous les moyens le progrès du mal. Le seul palliatif possible, c’est l’opium ; grâce à cette drogue bienfaisante, j’ai retardé de plusieurs années mon arrêt de mort. Mais les vertus de l’opium ont elles-mêmes une limite ; le progrès du mal m’a fait arriver à l’abus du narcotique ; j’en sens l’effet par l’altération de mon système nerveux. La fin n’est plus bien éloignée ; mes nuits sont horribles. Vienne la mort, je n’aurai pas lutté et résisté en vain ; le petit capital ne tardera pas à être suffisant, et j’ai trouvé un moyen de le grossir si la vie m’échappe plus tôt que je ne le prévois… Je ne sais vraiment comment j’ai pu me laisser entraîner à vous faire ce récit ; je ne suis pas assez méprisable pour quêter votre pitié, mais peut-être ai-je jugé que vous seriez plus disposé à me croire, en sachant que mes paroles sont celles d’un homme assuré de sa mort prochaine. Je ne vous le cache plus, monsieur Blake, vous m’intéressez, et je me suis servi de l’absence de mémoire de mon pauvre ami, comme d’un moyen d’entrer en rapports plus intimes avec vous, espérant que votre curiosité vous porterait à vous adresser à moi. Peut-être y a-t-il une excuse à mon apparente indiscrétion ; un homme qui a passé par d’aussi cruelles épreuves a des retours bien amers, lorsqu’il réfléchit aux destinées humaines. Vous possédez la jeunesse, la santé, la fortune ; vous avez une position sociale et des espérances d’avenir. Lorsque je rencontre de semblables existences, elles m’aident à voir la vie moins en noir, elles me réconcilient avec ce monde que je vais quitter avant de l’avoir connu. Quelle que soit l’issue de notre conversation, je n’oublierai pas le bien qu’elle m’a fait. Maintenant, il ne dépend plus que de vous, monsieur, soit de me donner votre confiance, soit de prendre congé de moi. »

Je n’avais qu’une réponse à faire à cette mise en demeure ; sans plus d’hésitation, je lui dis la vérité aussi complètement que je l’ai fait dans ces pages. Il tressaillit et me regarda avec une agitation extrême à mesure que j’approchais du point culminant de mon récit.

« Il est certain que je suis allé dans la chambre, lui dis-je, et il est certain que j’ai de ma main pris le diamant. Tout ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai eu aucune conscience de mes actes, quels qu’ils aient été. »

Ezra Jennings me saisit vivement par le bras.

« Arrêtez ! s’écria-t-il, vous m’ouvrez un champ de suppositions que vous ne pouvez soupçonner. L’usage de l’opium vous est-il familier ?

— Je n’en ai jamais pris de ma vie.

— Vos nerfs étaient-ils excités à l’époque dont vous me parlez ? vos nuits étaient-elles agitées et sans sommeil ?

— Oui ; pendant plusieurs nuits, je ne dormis même pas du tout.

— La nuit du jour de naissance fit-elle exception ? Tâchez de vous rappeler si ce soir-là vous dormîtes bien ?

— Je m’en souviens, je dormis parfaitement. »

Il laissa échapper brusquement mon bras qu’il tenait, et me regarda de l’air de quelqu’un dont les derniers doutes viennent de disparaître.

« Ce jour était marqué dans votre vie et dans la mienne, dit-il gravement, je suis absolument certain, monsieur Blake, de ceci : je possède dans mes notes manuscrites l’ensemble de ce que M. Candy désirait vous dire ce matin. Attendez, ce n’est pas tout. Je crois fermement être en état de démontrer que vous agissiez d’une manière inconsciente lorsque, entrant dans la pièce, vous y prîtes le diamant. Donnez-moi le temps de réfléchir et celui de vous interroger ; je crois que votre réhabilitation est entre mes mains !

— Pour l’amour de Dieu ! que voulez-vous dire ? Expliquez-vous… »

Dans l’entraînement de la conversation, nous avions dépassé le groupe d’arbres rabougris qui nous avaient masqués jusqu’à présent. Avant qu’Ezra Jennings pût me répondre, il fut hélé de la route par un homme effaré qui guettait évidemment sa venue.

« Je viens, cria-t-il en réponse ; je viens aussi vite que je le peux ! »

Revenant à moi, il me dit :

« On m’attend à ce village pour un cas pressé, et je devrais y être depuis une demi-heure ; il faut que je m’y rende sur-le champ. Accordez-moi deux heures à partir de maintenant, et venez alors chez M. Candy ; je vous attendrai.

— Le moyen de patienter jusque-là ? m’écriai-je ; ne pouvez-vous au moins calmer mon inquiétude par un mot d’explication avant que nous nous quittions ?

— L’affaire est bien trop sérieuse pour s’expliquer aussi rapidement, monsieur Blake. Je ne me fais pas un jeu de mettre votre patience à l’épreuve ; ce serait seulement ajouter à votre trouble que d’essayer de l’alléger en ce moment. Au revoir dans deux heures à Frizinghall ! »

L’homme l’appela de nouveau ; il me quitta et se hâta de le rejoindre.