La Pierre de Lune/II/Seconde narration/3

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 57-67).
Seconde période. Seconde narration


CHAPITRE III


À ce repas, le personnage important se trouva être M. Murthwaite.

Lorsqu’il revint en Angleterre à la suite de ses lointaines pérégrinations, toute la société s’intéressa à ce voyageur. On voulut recueillir de sa bouche le récit des nombreux dangers auxquels il avait échappé. Il annonçait l’intention de retourner sur le théâtre de ses exploits et de pénétrer dans des régions encore inexplorées. Ce magnifique mépris de la mort qui lui faisait exposer une seconde fois sa vie réchauffait l’enthousiasme de ses admirateurs, car assurément toutes les probabilités humaines étaient contre lui. Nous n’avons pas tous les jours la chance de nous rencontrer à table avec un héros d’aventures, dont, selon toute apparence, nous n’entendrons plus parler désormais que pour apprendre qu’il a péri assassiné.

Lorsque les hommes restèrent seuls dans la salle à manger, je me trouvai assis près de M. Murthwaite. Tous les invités étant Anglais, il est presque inutile de dire qu’aussitôt affranchis de la salutaire contrainte due à la présence des dames, ces messieurs se mirent à causer politique.

Pour ce qui est de cet éternel et national sujet d’entretien, j’avoue être l’Anglais le moins Anglais de la Grande Bretagne. En thèse générale, de toutes les conversations, celles qui roulent sur la politique me paraissent les plus inutiles et les plus monotones. Quand les bouteilles eurent circulé pour la première fois autour de la table, je regardai M. Murthwaite et je remarquai qu’il semblait partager ma manière de voir ; car, sans en avoir l’air et avec des précautions infinies pour ne blesser aucune convenance, il s’apprêtait à dormir un petit somme. L’idée me vint aussitôt d’essayer si une allusion opportune à l’affaire du diamant aurait le pouvoir de le tenir éveillé ; en ce cas, je m’efforcerais de connaître son opinion sur la tournure nouvelle que prenaient les agissements des Indiens.

« Si je ne me trompe, monsieur Murthwaite, dis-je, vous connaissiez feu lady Verinder et vous vous intéressiez à l’étrange série des événements qui ont fini par la disparition de la Pierre de Lune ? »

L’éminent orientaliste me fit l’honneur de se réveiller et de me demander qui j’étais.

Je le mis au courant de mes relations avec la famille Herncastle, et n’oubliai pas de lui apprendre la singulière position que j’avais occupée autrefois vis-à-vis du colonel et de son diamant.

M. Murthwaite déplaça sa chaise de façon à tourner le dos à toute la compagnie des conservateurs et des libéraux, et concentra son attention sur le simple mortel M. Bruff, de Gray’s Inn Square.

« Avez-vous su dernièrement quelque chose des Indiens ? demanda-t-il.

— J’ai tout lieu de croire, répondis-je, que j’ai eu une entrevue avec l’un d’eux, hier, dans mon cabinet. »

M. Murthwaite n’était pas homme à s’étonner aisément ; pourtant ma réponse eut le don de le surprendre. Je lui contai ce qui était arrivé à M. Luker et à moi-même.

« Il est clair, ajoutai-je, que la dernière demande de l’Indien avait un but. Pourquoi tenait-il si fort à savoir l’époque à laquelle un emprunteur peut en général commencer à se libérer de sa dette ?

— Comment ! ne devinez-vous pas son motif, monsieur Bruff ?

— Je rougis de mon défaut de perspicacité, monsieur Murthwaite, mais, vraiment, je ne devine pas. »

Le célèbre voyageur parut prendre grand plaisir à sonder la profondeur de ma stupidité.

« Laissez-moi vous faire une question, dit-il ; où en est maintenant le complot ourdi contre la Pierre de Lune ?

— Je ne saurais le dire, répondis-je ; cette conspiration indienne est toujours restée un mystère pour moi.

— Cela tient, monsieur Bruff, à ce que vous n’avez jamais pris la peine de l’examiner à fond. Voulez-vous que nous y jetions un coup d’œil, depuis le moment où vous dressâtes le testament du colonel Herncastle jusqu’à celui où l’Indien s’est présenté chez vous ? Dans notre position, et avec l’intérêt que vous inspire miss Verinder, il est d’une sérieuse importance que vous puissiez vous former une opinion bien nette en cas de besoin. Ceci admis, vous convient-il mieux d’arriver à pénétrer à vous tout seul le motif de l’Indien, ou désirez-vous que je vous épargne la peine de cette enquête ? »

Il serait superflu d’expliquer que je choisis cette dernière alternative, bien persuadé à l’avance que le point de vue pratique serait celui auquel allait se placer M. Murthwaite.

« Très-bien, dit ce dernier ; nous allons aborder en premier lieu la question de l’âge des trois Indiens. Je puis certifier qu’ils paraissent tous trois être du même âge ; et vous pouvez décider vous-même si l’homme que vous avez vu était jeune ou vieux. Vous croyez qu’il n’avait pas quarante ans ? moi aussi je le pense ; disons donc, pas quarante ans. Maintenant, reportons-nous au temps où le colonel Herncastle revint en Angleterre, et où vous fûtes mêlé au plan qu’il adopta pour préserver son existence ; ne comptez pas les années, tout ce que je veux vous faire remarquer est ceci : les Indiens d’aujourd’hui ne sont évidemment, vu leur âge, que les successeurs des trois autres Indiens qui suivirent le colonel jusqu’à nos rivages ; observez, monsieur Bruff, que tous trois étaient des Brahmines de haute caste lorsqu’ils quittèrent leur pays ! Nos Indiens actuels ont donc remplacé ceux qui les avaient précédés en Angleterre. S’ils n’avaient fait que cela, peu importerait ; mais ils ont fait bien plus ! ils ont succédé à l’organisation établie par leurs devanciers ; ne tressaillez donc pas ainsi ! Cette organisation paraît presque dérisoire, je le sais, pour nos idées anglaises ; moi, je la considère comme une association pouvant lever de l’argent sur ses affiliés et requérir au besoin les services de cette classe d’Anglais interlopes qui frayent à Londres avec une certaine espèce d’étrangers. Enfin les associés ont pour eux les sympathies cachées d’un petit nombre de leurs compatriotes et coreligionnaires employés dans quelques-unes des industries de cette grande ville. Tout cela, vous le voyez, ne paraît pas bien redoutable, et pourtant cette modeste petite organisation indienne est digne d’attention, parce que nous pourrons être forcés de compter avec elle. Le terrain ainsi déblayé, je vais vous poser une question, à laquelle je suis sûr que votre expérience va répondre. Quel est l’événement qui ouvrit aux Indiens leur première chance de ressaisir le diamant ? »

Je compris l’allusion faite à mon expérience.

« Leur première chance se présenta clairement, dis-je, à la mort du colonel. Ils furent instruits de son décès, à ce que je suppose ?

— Tout naturellement, et comme vous le dites, cet événement décida de leur première chance. Jusque-là, le diamant était en sûreté dans la caisse d’une banque. Vous dressâtes le testament par lequel le colonel laissait la Pierre de Lune à sa nièce ; le testament fut légalisé dans les formes habituelles. Vous, homme de loi, vous n’êtes pas en peine de savoir la voie que devaient dès lors suivre les Indiens, après s’être pourvus d’un conseil compétent et anglais ?

— Ils ont dû se procurer une copie de cet acte aux Doctor’s-Commons, répliquai je.

— Justement. Un de ces Anglais interlopes dont j’ai déjà parlé la leur aura fournie. La copie du testament leur apprenait que la Pierre de Lune passait à la fille de lady Verinder, et que M. Blake père, ou un mandataire désigné par lui, devait la remettre entre ses mains. Il ne leur était pas difficile, vous en conviendrez, d’obtenir des renseignements sur des personnes aussi connues que lady Verinder et M. Blake. La seule question à résoudre pour les Indiens aura été celle-ci : fallait-il essayer de s’emparer de la Pierre de Lune lorsqu’on la retirerait de la banque, ou bien devaient-ils attendre qu’elle fût arrivée chez lady Verinder dans le Yorkshire ? Ce second parti était évidemment le meilleur, et vous trouverez là l’explication de la présence des trois Indiens à Frizinghall, déguisés en jongleurs et guettant l’opportunité. Il va de soi que, pendant ce temps, leurs complices de Londres ne leur laissaient rien ignorer des événements. Deux hommes y auront été employés : l’un pour suivre quiconque irait de chez M. Blake à la banque ; l’autre pour payer de la bière aux domestiques de la maison et savoir par eux ce qui s’y passait. Ces moyens vulgaires leur auront appris promptement que M. Franklin Blake avait été à la banque, et qu’il était la personne qui allait partir pour se rendre chez lady Verinder. Ce qui suivit cette découverte, vous vous le rappelez sans doute aussi bien que moi. »

Je me souvins que Franklin Blake avait en effet remarqué un de ces espions dans la rue, et qu’il avança en conséquence de quelques heures son arrivée dans le Yorkshire ; puis que, grâce au bon conseil du vieux Betteredge, il déposa le diamant à la banque de Frizinghall, avant que les Indiens le crussent même arrivé chez sa tante. Tout cela paraît fort clair jusqu’alors ; mais les Indiens, ignorant qu’on eût pris cette mesure de sûreté, devaient croire la Pierre de Lune dans la maison de lady Verinder pendant tout l’intervalle qui s’était écoulé avant l’anniversaire de la naissance de Rachel, et, en ce cas, comment ne firent-ils aucune tentative pour s’en emparer ? En soumettant cette difficulté à M. Murthwaite, je crus devoir ajouter ce qu’on m’avait conté du jeune garçon, de l’encre mystérieuse, et autres jongleries des Indiens.

« Quelle que soit, continuai-je, l’explication du fait dont je cherche à me rendre compte, je ne puis admettre qu’elle repose sur la théorie de la seconde vue.

— Ni moi non plus, répondit M. Murthwaite ; ces pratiques tiennent à l’un des côtés romanesques du caractère hindou. Quelque invraisemblable que la chose paraisse aux natures du Nord, il y a pour ces gens, au milieu des soucis et des labeurs de leur exil, une sorte de consolation à s’entourer d’un certain prestige merveilleux. Leur jeune compagnon est sans contredit un sujet lucide. Sous l’influence du somnambulisme, il a incontestablement reproduit ce qui était déjà dans l’esprit de la personne qui l’avait magnétisé. J’ai approfondi la théorie de la clairvoyance, et c’est dans cette limite que j’ai toujours vu se renfermer les phénomènes de magnétisme animal. Mais les Indiens pensent différemment ; ils sont persuadés que l’enfant voit des choses invisibles à leurs yeux, et, je le répète, ils trouvent dans cette conviction un encouragement à poursuivre leur tâche. Je suis entré dans ces détails uniquement parce qu’ils montrent le caractère humain sous un aspect curieux et sans doute tout nouveau pour vous. Mais dans notre enquête nous n’avons à nous préoccuper ni du magnétisme, ni de la clairvoyance, ni d’aucune autre chose qu’un esprit sensé ait peine à admettre. Mon but est de suivre pas à pas la conspiration indienne, afin d’en ramener les résultats à des causes naturelles à l’aide d’explications raisonnables. Ai-je réussi à votre satisfaction jusqu’ici ?

— Il n’y a aucun doute, monsieur Murthwaite ; pourtant j’attends encore, et avec quelque anxiété, une explication rationnelle de la difficulté que je viens de vous poser. »

M. Murthwaite sourit.

« Le problème, reprit-il, est on ne peut plus aisé à résoudre. Laissez-moi d’abord vous dire que vous appréciez fort bien la situation. Les Indiens ignoraient certainement ce que M. Franklin Blake avait fait du diamant, car nous les voyons commettre leur première erreur le soir même de l’arrivée de M. Blake chez sa tante.

— Leur première erreur ? répétai-je.

— Sans doute ! l’erreur de se laisser surprendre par Betteredge en rôdant autour de la terrasse. Ils eurent, au surplus, le mérite de reconnaître promptement leur fausse manœuvre, car, bien qu’ils en eussent tout le loisir, ils ne revinrent à la maison que plusieurs semaines après. »

— Mais pourquoi, monsieur Murthwaite ? C’est là ce que je désire savoir.

— Parce que jamais l’Indien, monsieur Bruff, ne s’expose à un risque inutile. Ils ont pu lire dans le testament du colonel, n’est-il pas vrai ? que la Pierre de Lune deviendrait la propriété absolue de miss Verinder à partir du jour anniversaire de sa naissance. Très-bien. Quel était alors le plan le plus simple et le plus sûr à suivre ? Tenter de s’emparer du diamant pendant qu’il restait entre les mains de M. Blake, qui s’était déjà montré capable de deviner leurs projets et de les déjouer ? Ne valait-il pas mieux attendre que la Pierre fût remise à une jeune fille qui jouirait naïvement du plaisir d’étaler ce joyau à tous les regards et dans chaque occasion ? Voyez si la conduite des Indiens ne vient pas à l’appui de ce que je dis là. Ils apparaissent après une longue et patiente attente, le soir même du jour de naissance, et la justesse de leur calcul est récompensée par la vue du bijou déployant ses mille feux sur le corsage de miss Verinder ! Lorsque, dans le courant de la soirée, j’entendis l’histoire du colonel et du diamant, j’eus une telle conviction de la gravité du péril auquel M. Blake avait échappé (car soyez sûr que les Indiens l’eussent attaqué si le hasard ne l’avait pas fait revenir de la ville en compagnie de ses cousins) et je pressentis de tels dangers dans l’avenir pour miss Verinder, que je conseillai fortement d’adopter le plan du colonel, et de détruire l’identité de la Pierre de Lune en la faisant tailler en plusieurs pierres séparées. Vous savez comme moi que mon conseil fut rendu inutile par suite de l’inconcevable disparition du diamant pendant cette même nuit ; vous savez encore que cet événement, qui déconcerta le complot hindou, eut pour conséquence l’arrestation momentanée des jongleurs sous prévention de vol et de vagabondage. La première partie de la conspiration se termine ainsi. Avant que nous abordions la seconde, puis-je vous demander si j’ai répondu à votre objection de façon à satisfaire un homme de bon sens ? »

Il n’était pas possible de nier que, grâce à sa connaissance intime du caractère indien, il n’eût résolu parfaitement mes doutes ; il faut bien avouer aussi qu’il n’était pas tenu comme moi de se souvenir des termes de plus de cent testaments rédigés par mes soins depuis celui du colonel Herncastle !

« Donc, résumons-nous, dit M. Murthwaite ; la première chance de ressaisir le diamant échappe aux Indiens le jour où ils sont conduits en prison. Quand rencontrent-ils leur seconde chance ? Je suis en mesure de prouver qu’elle se présenta pendant leur emprisonnement. »

Avant de poursuivre, il ouvrit son portefeuille à une certaine marque :

« Je demeurais à ce moment chez des amis à Frizinghall un jour ou deux avant la mise en liberté des Indiens, le directeur de la prison vint me trouver avec une lettre, qui avait été apportée pour eux par une Mrs Macann, propriétaire du logement où ils avaient demeuré ; cette dame l’avait reçue le matin par la poste. L’administration de la prison remarqua que le timbre était celui de « Lambeth », et l’adresse, bien qu’écrite correctement en anglais, différait pourtant singulièrement de la manière habituelle d’adresser une lettre. En l’ouvrant, on en avait trouvé le contenu écrit dans un idiome étranger, que l’on supposa, avec raison, devoir être de l’hindoustani. On vint me demander de traduire cet écrit ; je copiai l’original sur mon portefeuille, ainsi que la traduction que j’en fis, et les voici tous deux à votre service. »

Il me tendit son portefeuille ouvert. L’adresse de la lettre venait en premier, écrite tout d’un trait, sans ponctuation, comme il suit :

« Aux trois hommes indiens vivant chez la dame appelée Macann, à Frizinghall, dans le Yorhskire. »

Puis venait le texte hindou traduit ainsi en anglais :

« Au nom du Régent de la Nuit, dont le siège est sur l’Antilope, et dont les bras embrassent les quatre coins de la terre : Frères, tournez vos visages vers le sud, et venez me trouver dans la rue si bruyante, qui conduit à la rivière bourbeuse. La raison est celle-ci : je l’ai vu de mes propres yeux. »

La lettre finissait là, sans date ni signature ; je la rendis à M. Murthwaite, en avouant que ce singulier spécimen de la correspondance hindoue me déroutait.

« Je vais vous expliquer la première sentence, dit-il ; et l’attitude des Indiens vous dira le reste. Le Dieu de la Lune est représenté dans la mythologie hindoue comme une divinité à quatre bras, assise sur une antilope, et l’un de ses noms est celui de Régent de la Nuit. Donc, pour commencer, il y a là une allusion bien directe à la Pierre de Lune. Maintenant, voyons ce que firent les Indiens après que le directeur eut autorisé la remise de leur lettre. Le jour même où ils sont mis en liberté, ils vont à la station du chemin de fer et prennent des places pour Londres. Nous pensâmes tous à Frizinghall qu’on avait eu grand tort de ne pas les faire filer par un agent ; mais, lady Verinder ayant renvoyé l’officier de police et arrêté toute enquête relative au diamant, nul ne pouvait se permettre d’agir en cette occasion. Les Indiens étaient donc libres d’aller à Londres, et ils y allèrent. Qu’apprîmes-nous ensuite sur leur compte, monsieur Bruff ?

— Nous sûmes, répondis-je, qu’ils causaient de l’ennui à M. Luker en rôdant tout autour de sa maison à Lambeth.

— Avez-vous lu la déclaration faite par M. Luker au magistrat ?

— Oui.

— Si vous vous en souvenez, il y est question d’un ouvrier étranger employé chez le plaignant et que celui-ci venait de renvoyer, tant parce qu’il le soupçonnait d’une tentative de vol qu’à cause de sa connivence présumée avec ces Indiens si importuns. Ne devinez-vous pas maintenant, monsieur Bruff, quel est l’auteur de la lettre orientale qui vous intriguait tout à l’heure, et aussi quel est celui des trésors de M. Luker dont l’ouvrier cherchait à s’emparer ? »

La corrélation était trop claire pour que je ne me hâtasse pas d’en convenir. Je n’avais jamais mis en doute qu’à l’époque indiquée par M. Murthwaite, la Pierre de Lune n’eût passé entre les mains de M. Luker ; mais comment les Indiens en avaient-ils été instruits ? Voilà ce que je n’avais pas réussi à découvrir. Cette question, la plus obscure de toutes, à mon sens, venait d’être élucidée comme toutes les autres. Quelque retors que m’eût rendu ma profession, je commençai à comprendre que je pouvais me reposer aveuglément sur M. Murthwaite du soin de me conduire à travers les derniers méandres de ce labyrinthe où il m’avait si bien guidé jusqu’ici. Je lui fis l’amabilité de le reconnaître et il en parut flatté.

« Vous allez à votre tour me donner un renseignement avant que nous poursuivions, dit-il ; il faut que quelqu’un ait porté la Pierre de Lune du Yorkshire à Londres ; et il faut que cette personne ait emprunté dessus une somme importante, sans quoi le diamant n’eût jamais été en la possession de M. Luker. A-t-on découvert qui était cet individu ?

— Pas que je sache.

— N’y a-t-il pas eu une histoire sur M. Godfrey Ablewhite ? on m’assure que c’est un éminent philanthrope, et cela, à mon avis, parle bien haut contre lui ! »

Je tombai d’accord de grand cœur avec M. Murthwaite, mais je me crus obligé en même temps de lui dire, sans nommer miss Verinder, que M. Godfrey Ablewhite avait été déclaré innocent de ce fait, par un témoignage que je ne pouvais révoquer en doute.

« Très-bien, dit tranquillement M. Murthwaite ; laissons au temps le soin de tirer cette affaire au clair ; et revenons aux Indiens. Leur voyage à Londres ne fut que l’occasion d’une nouvelle déception ; je crois qu’on peut attribuer en grande partie leur second échec à la finesse et à la prévoyance de M. Luker, qui n’est pas pour rien le premier usurier d’Angleterre. En renvoyant promptement l’ouvrier suspect, il priva les Indiens d’un complice qui les eût aidés à s’introduire chez lui ; en transportant sans délai la Pierre de Lune chez son banquier, il prit les conjurés par surprise avant qu’ils eussent pu concerter un nouveau plan de vol. Les soupçons que conçurent les Indiens, les moyens qu’ils imaginèrent pour se mettre en possession du reçu de la banque, sont des faits trop récents pour qu’il soit besoin d’y insister. Disons seulement qu’ils savent le diamant hors de leur atteinte et déposé dans la caisse d’un banquier sous la désignation de « joyau de grand prix. » Maintenant, monsieur Bruff, quelle est leur troisième chance de ressaisir la Pierre de Lune, et quand se présentera-t-elle ? »

À peine m’avait-il adressé cette question, que je compris enfin l’objet de la visite que l’Indien m’avait faite à mon bureau.

« Je comprends ! m’écriai-je. Les Indiens sont convaincus comme nous que la Pierre de Lune est mise en gage, et ils veulent s’enquérir avec certitude du terme le plus prochain auquel elle peut être dégagée, parce que c’est au moment où le diamant sortira de la banque qu’il leur sera possible de s’en emparer !

— Je vous avais bien dit que vous trouveriez à vous tout seul, monsieur Bruff, si seulement je vous préparais le terrain. Dans un an à partir de l’époque où la Pierre de Lune a été remise à M. Luker, les Indiens guetteront l’occasion que les paroles mêmes de M. Luker, corroborées de votre témoignage, leur ont permis d’espérer. Quand pouvons-nous supposer approximativement que le diamant a été mis en gage ?

— Vers la fin de juin, répondis-je, si je calcule bien.

— Et nous sommes en l’année 48. Fort bien. Si la personne inconnue qui a engagé le diamant peut le retirer dans un an, le joyau rentrera de nouveau en la possession de ladite personne à la fin de juin 49. Je serai sans doute alors à mille lieues de l’Angleterre et des nouvelles ; mais vous ferez peut-être bien d’en prendre note et de vous arranger pour être à Londres pour cette époque.

— Vous croyez donc qu’il se passera quelque chose de sérieux ? dis-je.

— J’aimerais mieux pour ma sûreté, répondit M. Murthwaite, me trouver parmi les fanatiques les plus exaltés de l’Asie centrale que de franchir le seuil de la banque avec la Pierre de Lune dans ma poche. Les Indiens ont été joués à deux reprises, monsieur Bruff, mais j’ai la ferme persuasion qu’ils ne le seront pas une troisième fois. »

Ce furent là ses derniers mots à ce sujet. On apporta le café, chacun se leva, les groupes se dispersèrent et nous allâmes rejoindre les dames au salon.

Je pris note de la date ; la reproduction de cette ligne inscrite sur mon agenda terminera mon récit :

Pour juin 49. Attendez-vous à entendre parler des Indiens, vers la fin de ce mois.

Maintenant, je passe la plume, dont je n’ai plus que faire, à l’écrivain qui doit me succéder.