La Pierre de Lune/II/Seconde narration/2

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 52-57).
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Seconde période. Seconde narration


CHAPITRE II


Je dois maintenant faire connaître les détails que j’appris relativement à la Pierre de Lune, ou plutôt relativement au complot ourdi par les Indiens pour s’en assurer la possession. Ces incidents ne sont pas sans intérêt, à raison de leurs conséquences ultérieures.

Huit ou dix jours après que miss Verinder nous eut quittés, un de mes clercs entra dans mon bureau particulier et me remit une carte, en me disant qu’un gentleman demandait à me parler.

Je regardai la carte ; elle portait un nom étranger que j’ai oublié : puis, dans le bas, une ligne écrite en anglais, dont je me souviens fort bien :

« Recommandé par M. Septimus Luker. »

L’audace d’un individu qui, dans la situation de M. Luker, osait me recommander quelqu’un, m’abasourdit à tel point, que je restai un instant muet, me demandant si je ne rêvais pas. Le clerc remarqua ma stupéfaction et voulut bien me faire part de ses réflexions sur l’étranger qui m’attendait en bas :

« C’est un personnage d’une singulière physionomie, monsieur. Il est si brun que nous l’avons tous pris pour un Indien ou quelque chose de pareil. »

En associant l’impression du clerc avec l’impertinente inscription de la carte, je soupçonnai sur l’heure que la Pierre de Lune était au fond de la recommandation de M. Luker et de la visite de cet étranger. Au grand étonnement de mon clerc, je me décidai à accorder un entretien au susdit gentleman.

Pour me justifier d’avoir ainsi sacrifié ma dignité professionnelle à une pure curiosité, permettez-moi de vous rappeler qu’il n’y avait personne — du moins en Angleterre — qui fût plus au courant que moi de l’histoire du diamant indien. J’avais reçu la confidence du plan formé par le colonel Herncastle pour échapper à ses assassins. J’avais reçu les lettres périodiques du colonel ; j’avais dressé son testament par lequel il léguait la Pierre de Lune à miss Verinder ; j’avais persuadé à son exécuteur d’accepter la charge résultant de cette clause, dans la pensée qu’un joyau de cette valeur serait une précieuse acquisition pour la famille. Enfin c’était moi qui avais combattu les scrupules de M. Franklin Blake et qui l’avais décidé à transporter la Pierre de Lune dans la maison de lady Verinder. Si donc quelqu’un avait le droit de s’intéresser à cette mystérieuse affaire, vous avouerez que c’était bien moi !

Dès l’instant que mon client improvisé parut devant moi, je me sentis intimement persuadé que j’étais en présence d’un des trois Indiens, et sans doute de leur chef. Il était mis avec soin ; mais malgré ses vêtements européens, son teint bistré, sa tournure souple et déliée, enfin ses manières graves et polies, suffisaient pour trahir son origine orientale à tous les yeux intelligents.

Je lui montrai un siège et le priai de m’instruire de l’affaire qui l’amenait auprès de moi.

Il commença par m’exprimer, dans l’anglais le plus choisi, ses regrets de la liberté qu’il prenait de me déranger ; ensuite il tira de sa poche un petit paquet recouvert de drap d’or. Enlevant une première, puis une seconde enveloppe en étoffe de soie, il plaça sur ma table une petite cassette, admirablement incrustée de pierres précieuses, sur un fond d’ébène.

« Je suis venu, monsieur, commença-t-il, pour vous demander de me prêter une somme d’argent, et je déposerai ceci comme gage de l’exactitude du remboursement. »

Je lui montrai sa carte.

« C’est à la recommandation de M. Luker que vous vous adressez pour cela à moi ? » répondis-je.

L’Indien s’inclina.

« Pourrais-je vous demander pourquoi M. Luker lui-même ne vous a pas avancé cette somme ?

— M. Luker m’a dit, monsieur, n’avoir en ce moment aucun argent disponible.

— C’est alors qu’il vous a engagé à venir me trouver ? »

L’Indien à son tour montra la carte.

« Il l’a écrit là-dessus, » me dit-il.

Les réponses étaient nettes et allaient au but ! Si la Pierre de Lune avait été en ma possession, je ne fais aucun doute que ce gentleman oriental ne m’eût assassiné sans une seconde d’hésitation. À part ce petit inconvénient, je puis affirmer qu’il était un client modèle ! Il eût pu ne pas respecter ma vie, mais il faisait ce qu’aucun de mes compatriotes n’avait jamais fait dans le cours de ma longue carrière professionnelle : il respectait la valeur de mon temps.

« Je regrette, dis-je, que vous ayez pris la peine de venir jusqu’ici. M. Luker s’est entièrement mépris en vous adressant à moi. On me confie, comme à d’autres membres de ma profession, des sommes à placer à titre de prêts ; mais je ne les prête jamais à des étrangers, et je ne puis accepter le genre de garanties que vous m’offrez. »

Loin de chercher, comme tant d’autres importuns, à me faire me départir de ma règle, l’Indien me salua et remit sa cassette dans ses enveloppes sans un mot de protestation. Il se leva, et cet admirable assassin se disposa à me quitter aussitôt que je lui eus répondu.

« Votre condescendance envers un étranger m’excusera-t-elle de vous poser une seule question avant de prendre congé de vous ? » me demanda-t-il.

Je saluai à mon tour. Une seule question en partant ! la moyenne en comportait au moins cinquante dans les souvenirs que je gardais de mes clients.

« À supposer, monsieur, qu’il vous eût été possible de me prêter cet argent, quel est le délai d’usage dans lequel j’aurais dû vous le rembourser ?

— Suivant la coutume de notre pays, répondis-je, vous auriez pu, si ce terme vous convenait, vous libérer une année après l’époque où vous eussiez touché le prêt. »

L’Indien me fit un dernier et très-profond salut ; puis, d’un mouvement prompt et souple, il se glissa sans bruit hors de la chambre.

Cette sortie effectuée en un clin d’œil avec une légèreté féline me causa, je l’avoue, un moment de stupeur. Aussitôt que je pus réfléchir à l’aise, mon raisonnement m’expliqua le but de cette incompréhensible visite.

Durant son entretien avec moi, l’étranger avait été tellement maître de lui que sa physionomie, sa voix et ses manières défiaient tout examen. Mais il m’avait pourtant donné une chance de pénétrer malgré lui sous cette surface impassible. Il n’avait pas paru faire le moindre effort pour fixer dans sa mémoire rien de ce que je lui avais dit, jusqu’à ce que j’en vinsse à désigner l’époque à laquelle un débiteur pouvait commencer à se libérer d’un emprunt contracté par lui. Lorsque je lui donnai ce renseignement, il me regarda droit en face, pour la première fois, pendant que je parlais. La conclusion que j’en tirai fut qu’il avait eu un but particulier en me faisant cette question et que ma réponse avait été pour lui d’un intérêt considérable. Plus je réfléchis à cette entrevue, plus je soupçonnai qu’en réalité l’exhibition de la cassette et la demande d’emprunt, n’avaient été que des formalités oiseuses, destinées à amener la question qu’on m’avait posée en partant.

Après m’être arrêté à cette conclusion, je m’efforçais de pousser un peu plus avant mes recherches et de découvrir les motifs de l’Indien, lorsqu’on m’apporta une lettre dont le signataire n’était rien moins que M. Septimus Luker lui-même. Il me faisait les plus plates excuses et promettait de me donner tout apaisement au sujet de cette affaire, si je voulais lui faire l’honneur de lui accorder une entrevue.

Poussé par la curiosité, je transigeai encore avec ma dignité professionnelle et donnai rendez-vous à ce monsieur pour le lendemain à mon bureau.

M. Luker était de tout point si inférieur à mon Indien, il se montra tellement lourd, vulgaire, laid, rampant, qu’il ne mérite pas de nous occuper longtemps, et je résumerai ainsi le résultat de mon entrevue avec lui :

La veille du jour où je vis l’Indien, celui-ci avait favorisé M. Luker de sa visite. En dépit de son déguisement européen, M. Luker n’hésita pas à reconnaître le chef des trois Indiens qui, quelque temps auparavant, l’avaient inquiété par leurs allées et venues autour de sa maison, et l’avaient mis dans la nécessité de faire sa déclaration au magistrat. De cette première découverte, il conclut, assez naturellement à vrai dire, qu’il se trouvait en présence d’un des trois coquins qui l’avaient bâillonné, aveuglé, fouillé et dépouillé du reçu de son banquier. Aussi fut-il en proie à un accès de terreur folle, et, paralysé par l’effroi, il crut toucher à sa dernière heure.

De son côté, l’Indien s’était maintenu dans le rôle d’un étranger. Il exhiba sa cassette et fit identiquement la même demande qu’il devait reproduire le lendemain chez moi ; espérant s’en débarrasser promptement, M. Luker répondit n’avoir pas d’argent de disponible ; là-dessus, l’Indien avait demandé quelle autre personne sûre pourrait lui faire cette avance sur gage, et M. Luker lui répondit qu’un avoué bien posé offrait, d’ordinaire, les garanties les plus sérieuses en pareil cas. Prié de désigner une personne qui fût dans cette situation, M. Luker avait alors donné mon adresse uniquement parce qu’au milieu de sa frayeur, mon nom fut la premier qui lui vint à la pensée.

« Une sueur froide m’inondait, monsieur, ajouta ce pauvre misérable ; je ne savais plus ce que je disais, et j’espère, monsieur Bruff, que vous me pardonnerez en considérant que j’avais absolument perdu l’esprit. »

J’acceptai ses excuses avec assez de facilité. D’abord, c’était le moyen le plus prompt de me délivrer de sa présence, mais avant qu’il me quittât, je lui demandai si, au moment de se retirer, l’Indien n’avait pas fait quelque question digne de remarque.

Oui ! l’Indien avait en partant fait exactement la même question à M. Luker qu’à moi, et en avait reçu naturellement la même réponse que celle que je lui fis.

Que signifiait tout cela ? M. Luker ne put m’aider à déchiffrer cette énigme et je n’y réussis pas davantage par mes propres efforts. J’avais pour le soir une invitation à dîner en ville. L’esprit assez mal disposé, je remontai afin de procéder à ma toilette. Qui m’eût dit que ce dîner allait me fournir l’occasion de découvrir ce qui m’intriguait tant ?