La Pierre de Lune/II/Première narration/8

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 25-40).
Seconde période. Première narration


CHAPITRE VIII


« Une charmante fille, une position exceptionnelle et une fortune superbe m’échappent tout à la fois, commença M. Godfrey, et pourtant je m’incline sans murmurer. Quel motif peut-on assigner à une conduite aussi singulière ? Eh bien, mon incomparable amie, justement je n’ai pas de raison pour agir ainsi !

— Pas de raison ? répétai-je.

— Permettez-moi, ma chère miss Clack, de faire appel à votre expérience des enfants ; un enfant suit une certaine ligne de conduite : vous en êtes frappée, et vous vous efforcez d’en pénétrer le motif. La chère petite créature est incapable de vous donner une raison ; autant vaudrait demander au gazon pourquoi il pousse ou aux oiseaux pourquoi ils chantent. Or, dans cette affaire-ci, je suis comme le cher petit enfant, comme le gazon, comme les oiseaux. Je ne sais vraiment pourquoi j’ai fait une proposition de mariage à miss Verinder ; j’ignore comment j’ai pu indignement négliger mes dames de charité et pourquoi j’ai renié la Société des petits vêtements. Vous dites à l’enfant : « Pourquoi avez-vous été méchant ? » Le petit ange met son doigt dans sa bouche, et ne sait pas. Exactement comme moi, miss Clack. Je n’oserais l’avouer à d’autres, mais je me sens forcé de me confesser à vous ! »

Je commençais à me remettre ; il y avait là un problème moral ; ces problèmes ont le don de m’intéresser infiniment, et on me reconnaît quelque habileté pour les résoudre.

Il continua en ces termes :

« Vous, la meilleure de mes amies, appliquez ici l’effort de votre intelligence, et venez à mon aide. Dites comment se fait-il que par moments mes projets de mariage m’apparaissent comme dans un rêve ? Pourquoi sens-je alors que mon vrai bonheur consiste à secourir de mes conseils nos chères dames, à poursuivre humblement le cours de mes utiles travaux et à prononcer quelques paroles émues, lorsque j’y suis appelé ? Qu’ai-je besoin d’une position, puisque j’en possède une ? Pourquoi désirer une fortune ? J’ai de quoi subvenir à ma modeste nourriture, payer mon petit loyer et acheter deux vêtements par an. Qu’avais-je donc affaire de miss Verinder ? Elle m’a dit de sa propre bouche (mais cela entre nous) qu’elle en aimait un autre et que son seul espoir en m’épousant était de bannir cette affection de sa pensée. Quelle affreuse union je me préparais là ! Telles ont été mes réflexions, miss Clack, pendant que je faisais la route de Brighton ; je m’approchais de Rachel avec la crainte d’un criminel qui va entendre prononcer sa sentence. J’apprends qu’elle a aussi changé d’avis ; elle me propose de rompre notre engagement, et j’éprouve alors (je n’en puis plus douter) un immense soulagement. Il y a un mois, je la tenais avec délices dans mes bras ; tout à l’heure, en apprenant que je ne la serrerais plus jamais sur mon cœur, j’éprouvais un enivrement plus grand encore. Certes la chose paraît impossible, et pourtant elle est ! Les faits sont là pour affirmer tout ce que je viens de vous confier et ce que je vous disais lorsque nous nous assîmes : j’ai perdu une charmante femme, une excellente position et une belle fortune ; et pourtant je m’y résigne sans effort. Pouvez-vous m’éclairer sur cette bizarrerie, mon amie ? Elle dépasse les limites de ma compréhension naturelle. »

Sa belle tête s’inclina sur sa poitrine, comme s’il désespérait de déchiffrer cette énigme.

J’étais profondément touchée. Le cas, pour m’exprimer comme le ferait un médecin du corps, me semblait parfaitement clair. Il n’est pas rare — et nous avons tous pu le constater — que les gens doués de facultés exceptionnelles soient abaissés au niveau des personnes les plus dénuées de ces dons. Sans doute la Providence l’ordonne ainsi, dans ses sages desseins, afin de confondre l’orgueil humain en lui montrant que sa main peut retirer ce qu’elle a accordé. C’était une de ces salutaires humiliations qu’il fallait voir, selon moi, dans les déplorables fautes de M. Godfrey, dont j’avais été l’invisible témoin. D’autre part, l’horreur que témoignait maintenant notre ami à l’idée d’épouser Rachel, l’empressement aimable avec lequel il revenait à ses comités et à ses pauvres, indiquaient clairement que sa nature supérieure avait repris le dessus.

Je lui soumis mes vues en quelques mots simples et empreints d’une affection fraternelle ; sa joie fut admirable à contempler.

Il se comparait, en m’écoutant, à un homme égaré dans l’obscurité, et qui revenait à la lumière. Lorsque je répondis de l’accueil attendri qu’il recevrait au comité de la Société des petits vêtements, son cœur reconnaissant déborda. Il pressait chacune de mes mains tour à tour contre ses lèvres ; pour moi, ce triomphe d’avoir ramené à nous le héros chrétien était plus que je ne pouvais supporter. Vaincue par l’excès de mon bonheur, je le laissai disposer de mes mains, et je fermai les yeux. Je sentis ma tête, dans une extase d’oubli spirituel, s’affaisser sur son épaule ; un peu plus et j’allais m’évanouir dans ses bras, si une interruption venue du monde extérieur ne m’avait rappelée à moi-même.

Un affreux tapage d’assiettes et de couverts se fit entendre du dehors, et le valet de pied entra préparer le luncheon.

M. Godfrey se leva et regarda la pendule.

« Seigneur, comme le temps s’envole avec vous ! dit-il ; je pourrai à peine arriver pour le train. »

Je me permis de lui demander pourquoi il était si pressé de rentrer à Londres ; sa réponse me rappela les difficultés de famille qui lui restaient à affronter.

« J’ai eu des nouvelles de mon père, me dit-il : ses affaires l’obligent à quitter Frizinghall pour Londres aujourd’hui, et il compte être ici ce soir ou demain ; il faut que je l’instruise de ce qui s’est passé entre Rachel et moi, car il tenait à ce mariage, et je crains qu’il ne soit fort difficile de lui faire entendre raison au sujet de notre rupture ; il est donc essentiel, dans notre intérêt commun, que je l’empêche de venir ici avant qu’il ait pris son parti de ce déboire. Chère et fidèle amie, nous nous reverrons ! »

Là-dessus, il sortit précipitamment. Tout aussi émue moi-même, je courus m’enfermer dans ma chambre afin de reprendre du calme, avant d’aller retrouver ma tante et Rachel à la table du goûter.

Je m’arrête encore un instant sur ce qui concerne M. Godfrey ; je sais fort bien que le monde, qui ne respecte rien, l’a accusé d’avoir eu ses raisons secrètes pour rendre à Rachel sa parole dès la première occasion ; il m’est aussi revenu que ses efforts pour regagner mon estime ont été attribués au désir intéressé de faire sa paix par mon intermédiaire avec une vénérable amie de notre Comité des petits vêtements, pourvue des biens de la fortune et fort liée avec moi. Je ne relève ces odieuses calomnies que dans le but de déclarer ici que je n’y ai jamais attaché la moindre importance ; afin d’obéir à mes instructions, j’ai fidèlement transcrit d’après mon journal toutes les fluctuations qu’a subies mon opinion sur notre héros chrétien. Je me rends également la justice d’ajouter qu’une fois que mon excellent ami eut reconquis sa place dans mon estime, il ne l’a plus jamais reperdue ; j’écris les larmes aux yeux, brûlant du désir d’en dire davantage. Mais non, je dois m’en tenir à ce que j’ai vu et entendu moi-même. Moins d’un mois après les événements que je consigne ici, des catastrophes survenues dans le monde des affaires diminuèrent mon pauvre petit revenu et me forcèrent à m’exiler, ne me laissant que le souvenir le plus tendre de M. Godfrey ; la calomnie l’a attaqué, mais elle ne saurait l’atteindre.

Laissez-moi sécher mes yeux et reprendre ma narration.

Je descendis goûter, assez curieuse de voir dans quelle disposition d’esprit se trouvait Rachel, maintenant qu’elle était libre de tout engagement. Bien que je sois une médiocre autorité en ces matières, il me sembla que le premier effet de sa liberté reconquise avait été de ramener sa pensée vers cet autre homme qu’elle aimait. Je crus reconnaître aussi qu’elle était furieuse contre elle-même de ne pouvoir surmonter un sentiment dont elle rougissait dans son for intérieur. Quel était l’objet de cet amour ? J’avais mes idées à cet égard. Mais il était inutile de perdre mon temps en suppositions. Lorsque je l’aurais convertie, il s’ensuivrait qu’elle n’aurait plus de secrets pour moi ; je saurais tout ce qui concernait cet homme, toute l’histoire de la Pierre de Lune, etc. Si je n’avais eu des motifs plus élevés de réveiller chez elle les dons spirituels, celui d’arriver à débarrasser son cœur de ses coupables secrets eût été suffisant pour m’encourager à persévérer.

La tante Ablewhite prenait de l’exercice dans une chaise de malade, et Rachel l’accompagnait.

« Je voudrais pouvoir traîner cette chaise, s’écria-t-elle, et me fatiguer jusqu’à en tomber. »

Elle fut de la même humeur pendant la soirée. Je découvris, dans un des précieux opuscules de mon amie (la Vie, les Lettres et les Travaux de miss Jane Ann Stamper, 44e édition), des passages singulièrement appropriés à l’état actuel de Rachel ; je proposai de les lui lire, mais elle se dirigea vers son piano. Se figure-t-on qu’elle connaissait assez peu les personnes sérieuses pour supposer que ma patience pût être si vite épuisée ! Je m’assis, gardant miss J. A. Stamper près de moi, et attendant les événements avec une inaltérable confiance dans l’avenir.

M. Ablewhite père ne parut pas ce soir-là ; mais je connaissais trop l’importance que son avidité temporelle devait attacher au mariage de son fils, et j’étais convaincue que tous les efforts de M. Godfrey ne l’empêcheraient pas de nous arriver dès le lendemain. Son intervention amènerait infailliblement la scène violente que je prévoyais et dans laquelle Rachel dépenserait toutes ses facultés de résistance. Je n’ignore pas que le vieux M. Ablewhite passe généralement (surtout parmi ses inférieurs) pour un homme d’un caractère très-facile. D’après ce que j’ai observé, il ne justifie sa réputation qu’autant que sa volonté ne rencontre aucun obstacle.

Le lendemain, comme je m’y attendais, ma tante fut aussi étonnée qu’elle était capable de l’être, en voyant arriver subitement son mari.

À peine venait-il d’entrer dans la maison que je fus surprise à mon tour de le voir suivi de M. Bruff : ce qui compliquait la situation.

Je n’avais jamais trouvé la présence de l’avoué plus inopportune qu’en ce moment ; il semblait préparé à tout, même à maintenir la paix, et cela avec Rachel au nombre des combattants !

« Quelle heureuse surprise, monsieur ! dit M. Ablewhite, s’adressant avec sa menteuse politesse à M. Bruff. Lorsque j’ai quitté hier votre bureau, je n’espérais pas avoir l’honneur de vous voir aujourd’hui à Brighton.

— J’ai réfléchi sur notre conversation depuis lors, répondit M. Bruff, et il m’est venu la pensée que je pourrais être utile dans l’occasion présente. Je n’ai eu juste que le temps de prendre le train, et n’ai jamais pu découvrir celui des wagons dans lequel vous voyagiez. »

Cette explication donnée, il s’assit auprès de Rachel. Je m’effaçai modestement dans un coin, avec miss Jane Stamper posée sur mes genoux, en cas de besoin ; ma tante resta à la fenêtre, s’éventant tranquillement comme toujours. M. Ablewhite se tint au milieu de la pièce ; son crâne chauve avait une teinte plus rose que de coutume. Il s’adressa à sa nièce du ton le plus affectueux.

« Rachel, ma chère, dit-il, j’ai appris par Godfrey des nouvelles bien étranges, et je viens ici vous en demander quelque explication. Vous avez un petit salon particulier dans la maison, vous plairait-il que nous nous y rendions ? »

Rachel ne bougea pas. Soit qu’elle fût décidée à provoquer un éclat, soit qu’elle obéît à certains signes de M. Bruff, toujours est-il qu’elle refusa à M. Ablewhite le plaisir de la conduire dans son petit salon.

« Tout ce que vous avez à me dire, répondit-elle, vous pouvez le dire ici en présence de ma famille et, ajouta-t-elle en désignant M. Bruff, du plus ancien comme du plus fidèle ami de ma mère.

— Comme il vous plaira, ma chère ! » fit l’aimable M. Ablewhite.

Il prit une chaise ; chacun regarda sa figure, comme si l’on pouvait lire la vérité sur le visage d’un homme qui a passé soixante-dix ans à l’école du monde ! Moi, je regardai le sommet de son crâne chauve, ayant remarqué en d’autres occasions que son humeur se manifestait à cette place.

« Il y a quelques semaines, continua-t-il, mon fils m’apprit que miss Verinder lui avait fait l’honneur de lui promettre sa main. Serait-il possible, Rachel, qu’il se fût fait illusion, ou qu’il eût mal compris votre pensée ?

— Nullement, répondit-elle ; je m’étais engagée à l’épouser.

— Vous répondez franchement au moins ! et tout cela est fort satisfaisant, ma chère, jusqu’à présent ; donc, par rapport à ce qui a eu lieu il y a quelques semaines, Godfrey n’a commis aucune erreur ; alors l’erreur est manifeste dans ce qu’il m’a dit hier. Je commence à le voir : vous et lui avez eu une querelle d’amoureux, et mon cher fils a eu la sottise de la prendre au sérieux. Ah ! j’aurais été moins maladroit à son âge ! »

À ces paroles, la nature déchue, la mère Ève commença à s’irriter chez Rachel.

« Je désire, monsieur Ablewhite, que nous nous comprenions parfaitement, dit-elle. Il n’y a pas eu la moindre querelle, hier, entre votre fils et moi. S’il vous a appris que je lui avais annoncé l’intention de rompre mon engagement et qu’il y avait consenti de son côté, il vous a dit la vérité. »

Le thermomètre indicateur, ou le crâne de M. Ablewhite, commença à marquer une élévation de température. Sa figure resta plus aimable que jamais, mais le rouge gagnait son crâne et fonçait déjà !

« Allons, allons, ma chère enfant, dit-il de sa voix la plus douce, ne soyez pas si dure pour mon pauvre Godfrey ! Il aura évidemment commis quelque bévue ! Dès son enfance, il manquait d’adresse, mais il a les meilleures intentions du monde, Rachel ; il désire toujours bien faire.

— Monsieur Ablewhite, il faut que je me sois fort mal exprimée, ou bien vous affectez de ne pas me comprendre ; une fois pour toutes, il est parfaitement convenu entre votre fils et moi que nous resterons, tant que nous vivrons, cousins, mais rien de plus. Est-ce assez clair ? »

Le ton dont elle prononça ces mots rendait impossible, même pour M. Ablewhite, de s’y méprendre plus longtemps. Son thermomètre monta encore de quelques degrés, et sa voix cessa d’être celle qu’on attribue en général à un homme doux et bien élevé.

« Je dois donc entendre, dit-il, que votre promesse de mariage est rompue ?

— Veuillez le comprendre ainsi, monsieur Ablewhite.

— Je dois aussi admettre que cette rupture a été proposée par vous ?

— C’est en effet moi qui l’ai demandée, et j’ai rencontré, comme je vous l’ai dit, le consentement et l’approbation de votre fils. »

Le thermomètre marqua le maximum : le rose était devenu ponceau.

« Mon fils n’a pas de sang dans les veines ! cria ce vieux disciple du monde, arrivé au comble de la fureur. Je me dois à moi-même comme père, si ce n’est pour mon fils, de vous demander quel grief vous avez contre M. Godfrey Ablewhite ? »

Ici M. Bruff intervint pour la première fois.

« Vous n’êtes point forcée de répondre à cette question, » dit-il à Rachel.

Le vieil Ablewhite se retourna immédiatement contre lui :

« N’oubliez pas, monsieur, que vous vous êtes invité vous-même ici ; votre ingérence aurait eu meilleure grâce si vous aviez attendu qu’on vous la demandât. »

M. Bruff ne releva pas cette attaque, et le vernis qui recouvrait sa vieille figure ne broncha pas. Rachel le remercia de l’avis qu’il lui donnait, puis elle se retourna vers M. Ablewhite. Le sang-froid dont elle ne se départait pas était vraiment effrayant à voir dans une personne de son âge et de son sexe.

« Votre fils m’a fait la même question que vous me posez là, dit-elle ; je n’ai qu’une réponse à faire pour lui comme pour vous ; je lui ai proposé de nous dégager mutuellement, parce que la réflexion m’a prouvé que j’agissais dans l’intérêt de notre bonheur mutuel en revenant sur une promesse précipitée et en le laissant libre de faire un meilleur choix ailleurs.

— Mais enfin, de quoi mon fils est-il coupable ? insista M. Ablewhite. J’ai bien le droit de le savoir. Qu’a-t-il fait ? »

Elle persista tout aussi obstinément de son côté.

« Vous avez eu de moi la seule explication que je juge nécessaire de vous donner, répondit-elle.

— Bref, votre bon plaisir, miss Verinder, est de vous moquer de mon fils ? »

Rachel resta un instant silencieuse ; j’étais assise derrière elle, et je l’entendis soupirer. M. Bruff lui serra doucement la main ; elle se remit pourtant, et répondit à M. Ablewhite sans rien perdre de son assurance.

« Je me suis exposée à des soupçons plus graves que celui-là, dit-elle, et je les ai supportés patiemment ; le temps est passé où vous pouviez me mortifier en m’appelant une coquette. »

Elle parlait avec une amertume qui me prouvait que le souvenir de la Pierre de Lune venait de traverser son esprit.

« Je n’ai rien de plus à dire, » ajouta-t-elle d’un air de lassitude.

Ces mots n’étaient adressés à personne en particulier. Elle avait détourné ses yeux de nous tous et regardait par la fenêtre voisine.

M. Ablewhite se leva et repoussa sa chaise si violemment qu’elle bascula et tomba à terre.

« Il me reste quelque chose à dire de mon côté, annonça-t-il en frappant fortement sur la table. J’ai à dire que, si mon fils ne sent pas cette insulte, je la ressens pour lui. »

Rachel tressaillit, et le regarda avec surprise :

« Insulte ? que voulez-vous donc dire par là ?

— Insulte, répéta M. Ablewhite ; je connais votre motif, miss Verinder, pour rompre avec mon fils ! Je le sais aussi bien que si vous me l’aviez avoué. Votre satané orgueil de famille insulte Godfrey, comme il m’insulta moi-même lorsque j’épousai votre tante. Sa famille, famille de mendiants ! lui tourna le dos parce qu’elle épousait un honnête homme, qui avait fait son chemin et sa fortune à lui tout seul. Je n’avais pas d’ancêtres, je ne descendais pas d’une horde de bandits, de coupe-jarrets, qui avaient vécu de meurtre et de rapine. Je ne pouvais remonter au temps où les Ablewhite n’avaient pas de chemise sur le dos et étaient incapables de signer leur nom. Ah ! ah ! je n’étais pas digne d’épouser une Herncastle ! Et maintenant c’est mon fils qui n’est pas assez bien né pour vous ! Je m’en doutais, du reste. Vous avez le sang des Herncastle dans les veines, jeune fille ; je le voyais bien !

— Voilà des soupçons fort gratuits, fit M. Bruff ; je m’étonne que vous osiez les énoncer. »

Avant que M. Ablewhite eût pu répondre, Rachel prit la parole d’un ton de mépris exaspérant.

« À coup sûr, dit-elle à l’avoué, cela ne mérite pas qu’on s’y arrête ; s’il pense ainsi, laissons-le penser comme bon lui semble. »

De ponceau, M. Ablewhite devenait maintenant violacé. Il respirait à grand’peine, et regardait alternativement Rachel et M. Bruff avec une fureur telle, que chacun se demandait à qui il allait s’attaquer d’abord. Sa femme, qui était restée à s’éventer imperturbablement jusqu’alors, commença à paraître réellement alarmée ; elle tenta, mais en vain, de le calmer. Pendant cette triste discussion, je m’étais sentie plus d’une fois appelée intérieurement à intervenir par quelques paroles graves, et il n’avait rien moins fallu pour me contenir que la crainte d’un scandale possible, crainte, je le confesse, bien indigne d’une chrétienne, qui doit agir non pas avec prudence, mais selon ce que le bien exige d’elle. Au point où en étaient arrivées les choses, je mis sous mes pieds toutes les considérations humaines ; si j’avais dû intervenir munie de mes seules ressources personnelles, j’eusse encore pu hésiter, mais les déplorables dissensions domestiques dont j’étais témoin étaient admirablement prévues dans la correspondance de miss Jane Ann Stamper. — Lettre mille et unième : « De la paix dans les familles. » — Je me levai donc dans mon modeste coin, et j’ouvris ce précieux livre.

« Cher monsieur Ablewhite, dis-je, permettez-moi de dire un mot, je vous en prie ! »

Lorsque j’attirai l’attention générale en me levant, je vis qu’il était sur le point de me rudoyer ; mais la forme affectueuse de ma phrase l’arrêta ; il me dévisagea avec un étonnement tout païen.

« En qualité d’amie sincère et dévouée, commençai-je, accoutumée de longue date à éveiller, convaincre, préparer, éclairer et fortifier mon prochain, permettez-moi de prendre la liberté la plus excusable, celle de calmer votre esprit. »

Il commençait à reprendre son sang-froid et eût éclaté pourtant avec tout autre qu’avec moi ; mais ma voix, si douce de coutume, possède quelques notes très-élevées en cas de besoin ; dans cette occurrence, je me sentis appelée à parler haut.

Je mis mon cher opuscule devant lui et lui montrai du doigt la page ouverte.

« Ce ne sont pas mes paroles, m’écriai-je avec l’ardeur du missionnaire. Oh ! ne supposez pas que je sollicite votre attention pour mes humbles paroles ! Non ! Mais voici la manne dans le désert, la rosée sur une terre desséchée, des paroles de consolation, de sagesse, d’amour, les paroles mille fois bénies de miss Jane Ann Stamper ! »

Je ne fus arrêtée que par l’absence momentanée de souffle. Avant que j’eusse pu reprendre haleine, ce monstre à face humaine hurla avec rage :

« Que miss Jane Ann Stamper aille au… »

Il m’est impossible d’écrire ce mot impie, que je remplace par des points. Je jetai les hauts cris en l’entendant, je courus à mon petit sac posé sur une table ; je saisis tous les traités, et trouvai celui sur les jurements impies, intitulé : Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! Je le lui tendis avec l’expression de la plus instante supplication ; il le déchira en mille pièces, et me le lança à travers la table ; tout le monde se leva, rempli d’effroi et ne sachant ce qui allait s’ensuivre. Moi je me rassis dans mon coin. Miss Jane Ann Stamper, dans une circonstance à peu près semblable, avait été saisie par les épaules et jetée à la porte. Je m’inspirai de son esprit pour affronter le même martyre.

Mais non, il n’en devait pas être ainsi. Sa femme fut la première à laquelle il s’adressa.

« Qui, qui, dit-il en bégayant de colère, a introduit cette impudente fanatique dans ma maison ? est-ce vous ? »

Avant que ma tante eût pu placer un mot, Rachel répondit pour elle :

« Miss Clack est ici invitée par moi. »

Ces mots firent une singulière impression sur M. Ablewhite. À sa rage succéda tout à coup un dédain glacial.

Il fut clair pour chacun que, quelque nette et courte qu’eût été la réponse de Rachel, elle donnait enfin à ce vilain homme l’avantage sur elle.

« Oh ! dit-il, miss Clack est votre hôte et dans ma maison ? »

Ce fut au tour de Rachel de perdre patience. Elle rougit, et ses yeux devinrent de feu. Elle se retourna vers l’avoué, et désignant M. Ablewhite, demanda avec hauteur :

« Qu’entend-il par là ? »

M. Bruff intervint de nouveau.

« Vous paraissez oublier, dit-il à M. Ablewhite, que cette maison a été louée par vous, comme tuteur de miss Verinder, pour son usage particulier.

— N’allons pas si vite, riposta M. Ablewhite, j’ai un dernier mot à dire, et que j’aurais dit depuis longtemps, si cette, — il regarda de mon côté, cherchant de quel abominable nom il pouvait me gratifier, — si cette vieille béguine ne m’avait interrompu. Je désire vous dire, monsieur, que si mon fils n’est pas digne d’être le mari de miss Verinder, je ne puis trouver son père digne de rester le tuteur de miss Verinder. Veuillez donc entendre que je refuse d’accepter le mandat que m’a légué le testament de lady Verinder. En termes de droit, je refuse ma coopération à la tutelle. Cette maison a été naturellement louée en mon nom, j’en prends toute la charge, elle est mienne, et comme telle, je la garde ou la rends à mon choix. Je ne veux nullement presser miss Verinder ; je la prie au contraire de ne la quitter, elle, son invitée et leur bagage, qu’à son entière convenance. »

Il fit un profond salut et sortit du salon.

Telle fut la vengeance que M. Ablewhite tira du refus de Rachel d’épouser son fils !

Dès que la porte fut refermée, la tante Ablewhite fit une merveille qui nous confondit tous ! elle trouva assez d’énergie pour traverser la pièce !

« Ma chère amie, dit-elle en prenant Rachel par la main, je serais honteuse de mon mari, si je ne savais que ce n’est pas lui qui vient de vous parler, mais son mauvais caractère. Quant à vous, continua ma tante en se tournant vers mon coin avec un redoublement d’énergie, vous êtes la perverse créature qui l’a mis en colère. Je compte bien ne jamais revoir ni vous ni vos brochures. » Elle revint à Rachel et l’embrassa : « Je vous demande pardon, mon enfant, au nom de mon mari. Que puis-je faire pour vous ? »

Bizarre, capricieuse, déraisonnable dans toutes les actions de sa vie, Rachel fondit en larmes à ces paroles banales et rendit ses caresses à sa tante en silence.

« Si je puis me permettre de répondre pour miss Verinder, dit M. Bruff, oserais-je vous prier, mistress Ablewhite, d’envoyer ici Pénélope avec le chapeau et le châle de sa maîtresse ? Laissez-nous dix minutes ensemble, ajouta-t-il d’un ton plus bas, et vous pouvez compter sur moi pour arranger les choses à votre satisfaction et à celle de Rachel. »

La confiance de toute la famille dans cet homme était vraiment ridicule. Sans dire un mot de plus, ma tante quitta la chambre.

« Ah ! dit M. Bruff en la suivant des yeux, le sang des Herncastle a ses inconvénients, je l’admets. Mais après tout c’est quelque chose que d’être de bonne naissance ! »

Ayant fait cette remarque purement mondaine, il jeta un coup d’œil vers mon coin, comme s’il se fût attendu à me voir partir ; l’intérêt que je portais à Rachel, intérêt d’un ordre bien autrement élevé que le sien, me cloua sur ma chaise.

Ici encore, comme autrefois chez ma tante Verinder à Montagu-Square, M. Bruff renonça à me faire déloger ; il mena Rachel à la fenêtre et se mit à causer avec elle.

« Ma chère Rachel, lui dit-il, la conduite de M. Ablewhite vous a naturellement choquée et surprise. Si ce n’était pas perdre son temps que de discuter avec un pareil homme, nous pourrions aisément le mettre dans son tort ; mais cela n’en vaut pas la peine. Vous aviez parfaitement raison lorsque vous le disiez tout à l’heure. »

Il s’arrêta et regarda encore de mon côté ; je me tenais immobile, mes traités à portée de la main, et miss Jane Ann Stamper posée sur mes genoux.

« Vous savez, reprit-il, que la nature généreuse de votre excellente mère la portait à toujours voir les gens par leurs bons côtés plutôt que par leurs défauts. Elle nomma son beau-frère votre tuteur parce qu’elle avait confiance en lui, et dans le but d’être agréable à sa sœur. Personnellement, je n’ai jamais aimé M. Ablewhite, et j’ai réussi à faire mettre dans le testament une clause donnant à ses exécuteurs le pouvoir, en certains cas, de s’entendre avec moi, pour nommer un autre tuteur. L’occasion s’en présente aujourd’hui ; j’espère mettre fin à cette pénible besogne et je me suis chargé près de vous d’un message de la part de ma femme. Voulez-vous bien faire à Mrs Bruff l’honneur de devenir notre hôte, et en demeurant sous notre toit, d’y vivre comme un membre de la famille, jusqu’à ce que les têtes sages se soient consultées et aient décidé ce qu’il convient de faire ? »

À ces mots, je me levai pour intervenir. M. Bruff justifiait toutes les craintes que j’avais conçues, lorsque je l’avais entendu demander le chapeau et le châle de Rachel.

Avant que j’eusse pu ouvrir la bouche, Rachel avait accepté l’invitation dans les termes les plus chaleureux. Si je laissais cet arrangement se conclure, si elle passait une fois le seuil de la porte de M. Bruff, adieu l’espoir le plus cher de ma vie, mon rêve de ramener au bercail la brebis égarée ! La seule pensée d’un pareil malheur m’accabla. Je m’affranchis des misérables liens des convenances mondaines, et avec une ferveur qui ne me permettait pas de choisir mes paroles :

« Arrêtez, dis-je, arrêtez ! il faut qu’on m’entende. Monsieur Bruff, vous n’êtes pas son parent ; moi, je représente sa famille. Je l’invite à venir chez moi, et je somme les exécuteurs testamentaires de me nommer sa tutrice. Rachel, ma chère Rachel, je vous offre mon modeste logis ; venez à Londres par le premier train, ma chérie, et réunissez votre existence à la mienne ! »

M. Bruff ne dit rien. Rachel me regardait avec un étonnement blessant et qu’elle ne faisait aucun effort pour dissimuler.

« Vous êtes bien bonne, Drusilla, dit-elle enfin ; j’espère vous voir souvent quand je serai à Londres ; mais j’ai accepté l’invitation de M. Bruff, et je crois préférable de rester, pour le moment, confiée aux soins de Mrs Bruff.

— Oh ! ne dites pas cela, insistai-je… Je ne puis me séparer de vous, Rachel ; en vérité, je ne saurais vous quitter ! »

J’essayai de la prendre dans mes bras, mais ma tendresse n’était pas partagée ; elle se recula et parut effrayée.

« En vérité, voici une manifestation bien inutile ! dit-elle, je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus, » fit M. Bruff.

Leur aveuglement, cet endurcissement horrible et mondain me révolta.

« Rachel ! oh ! Rachel ! m’écriai-je, n’avez-vous donc pas encore vu que mon cœur brûle de faire de vous une chrétienne ? aucune voix intérieure ne vous a-t-elle donc prévenue que je m’efforçais de vous rendre le service que je voulais rendre à votre chère mère, lorsque la cruelle mort l’arracha à mes soins ! »

Rachel avança d’un pas et me regarda d’un air étrange.

« Je ne comprends pas votre allusion à ma mère, miss Clack ; voulez-vous avoir la bonté de vous expliquer ? »

Je ne pus répondre. M. Bruff s’approcha de Rachel, et lui offrant son bras tenta de l’emmener.

« Vous ferez bien le laisser tomber cette conversation, ma chère, lui dit-il, et miss Clack fera bien de ne pas s’expliquer. »

J’aurais été une bûche ou une pierre que, devant cette ingérence de l’avoué, je n’eusse pu m’empêcher de déclarer la vérité. Je repoussai M. Bruff de la main avec indignation, puis dans un langage solennel approprié à l’importance du sujet, j’établis le point de vue sous lequel la saine doctrine n’hésite pas à envisager l’affreux malheur de mourir sans préparation suffisante.

Rachel s’éloigna brusquement de moi et (je rougis pour elle de l’écrire) poussa un cri d’horreur.

« Emmenez-moi ! dit-elle à M. Bruff, allons-nous-en, pour l’amour de Dieu ! avant que cette femme puisse en dire davantage ! Pensez à la vie honnête, irréprochable, pleine de bonnes actions qu’a menée ma pauvre mère ! Vous étiez à ses funérailles, monsieur Bruff ; vous avez vu combien chacun l’aimait, vous avez vu les malheureux pleurer sur sa tombe leur meilleure amie. Et cette misérable est là, essayant de me faire croire que ma mère, qui fut un ange sur la terre, n’est pas parmi les anges au ciel ! Ne me parlez pas ! je veux m’en aller ! j’étouffe à respirer le même air qu’elle ! je suis effrayée de penser que je suis encore si près d’elle ! »

Sourde à toute remontrance, elle courut vers la porte.

Au même moment, sa femme de chambre entrait. Elle mit précipitamment son châle et son chapeau.

« Emballez mes affaires, dit-elle, et faites-les porter chez M. Bruff. »

J’essayai de m’approcher d’elle. J’étais saisie, affligée ; il est inutile d’ajouter que je ne pouvais être offensée. Je voulais seulement lui dire :

« Puisse votre cœur endurci se fondre ! je vous pardonne sincèrement ! »

Mais elle abaissa son voile, arracha son châle de mes mains et se hâta de gagner la porte qu’elle me ferma au nez. Je subis son impertinence avec mon courage habituel, et le souvenir que j’en conserve est exempt de toute rancune. Avant de quitter la pièce, M. Bruff me décocha un dernier sarcasme.

« Vous eussiez mieux fait de ne pas vous expliquer, miss Clack, » dit-il.

Il salua et sortit. La créature aux bonnets enrubannés suivit son exemple.

« Il est aisé de voir qui les a tous excités, dit-elle ; je ne suis qu’une pauvre domestique, mais je serais honteuse de me conduire ainsi. »

Elle sortit à son tour en tirant bruyamment la porte après elle.

Je restai seule dans la chambre, conspuée, abandonnée par eux tous.

Peut-on ajouter quelque chose à ce simple énoncé des faits, à cette touchante peinture d’une chrétienne persécutée par le monde ? Non, mon journal m’avertit qu’un chapitre de plus de ma vie accidentée se termine ici. À partir de ce jour, je ne revis jamais Rachel Verinder. Je lui ai pardonné ses insultes dans l’instant qui les a suivies ; depuis lors je n’ai pas cessé de prier ardemment pour elle. Et lorsque je mourrai, en témoignage de mon désir de rendre le bien pour le mal, elle recevra comme legs dans mon testament, « la Vie, les Lettres et les Travaux de miss Jane Ann Stamper. »