La Pierre de Lune/II/Première narration/7

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 13-25).
Seconde période. Première narration


CHAPITRE VII


Comme on l’a vu par la correspondance qui précède, il ne me restait qu’à passer sur la mort de lady Verinder, en me bornant au simple énoncé du fait qui termine mon cinquième chapitre.

Obligée de me renfermer pour l’avenir dans les limites de mon expérience personnelle, je dirai qu’un mois s’écoula après la mort de ma tante avant que je revisse Rachel ; notre entrevue fut l’occasion pour moi de passer quelques jours sous le même toit qu’elle. Pendant mon séjour auprès de ma cousine, son engagement matrimonial vis-à-vis de M. Godfrey Ablewhite donna lieu à un incident assez important pour que j’en prenne note ici. Ce sera le dernier des pénibles événements de famille, dont ma plume a entrepris le récit. Quand je l’aurai fait connaître, ma tâche sera achevée et j’aurai relaté tout ce dont j’ai été témoin (quoique bien à contre-cœur !).

Les restes mortels de ma tante furent portés dans le petit cimetière tenant à l’église du parc de son château. J’étais invitée aux funérailles ainsi que les autres membres de la famille ; mais avec mes opinions religieuses, il m’était impossible de me remettre aussi promptement du coup que m’avait porté cette mort. On m’apprit que le recteur de Frizinghall devait lire le service ; comme j’avais vu mainte fois cet ecclésiastique, indigne de ce nom, faire le quatrième au whist de lady Verinder, je doute que ma conscience m’eût permis d’assister à la cérémonie, lors même que j’eusse été en état de voyager.

La mort de lady Verinder plaça sa fille sous la protection de son beau-frère, M. Ablewhite père. Il était nommé tuteur, par le testament, jusqu’au mariage de sa nièce ou jusqu’à sa majorité. Cela étant, M. Godfrey dut instruire son père de la position nouvelle où il se trouvait par rapport à Rachel. En tout cas, dix jours après la mort de ma tante, le secret de la promesse de mariage n’en était plus un pour toute la famille, et la grande question pour M. Ablewhite père (autre infidèle endurci !) n’était plus que de savoir comment rendre sa personne et son autorité agréables à la riche héritière qui devait épouser son fils.

Rachel lui causa quelque embarras au début, lorsqu’il s’agit de la décider à choisir une résidence à sa convenance. La maison de Montagu-Square, où sa mère était morte, ne lui offrait que des souvenirs douloureux. La demeure du Yorkshire lui rappelait la triste affaire de la Pierre de Lune. L’habitation de son tuteur à Frizinghall n’offrait aucun de ces inconvénients, mais la présence de Rachel en deuil eût coupé court aux gaietés bruyantes des misses Ablewhite, et leur cousine demanda d’elle-même à remettre sa visite à un temps plus opportun. Enfin le vieux M. Ablewhite leva toutes les difficultés en proposant de prendre une maison à Brighton. Sa femme, une de leurs filles infirme et Rachel pourraient s’y réunir, et ne rejoindre le reste de la famille qu’à la fin de l’automne. Elles ne verraient là que quelques vieux amis, et M. Godfrey pourrait aller et venir de Londres, et se trouver toujours à leur disposition.

Si je décris cette stérile ardeur de déplacement, cette perpétuelle agitation du corps et cette effrayante torpeur de l’âme, c’est afin d’en faire mieux ressortir les funestes conséquences. La location de la maison de Brighton fut l’événement dont la Providence se servit pour ménager une rencontre entre Rachel et moi.

Ma tante Ablewhite est une femme grasse, fraîche et toujours silencieuse, mais son caractère offre une particularité remarquable. Depuis l’heure de sa naissance, personne ne pouvait se vanter de l’avoir vue faire quoi que ce soit par elle-même ; elle traversait la vie en acceptant l’aide de tout le monde et l’opinion de chacun. Je n’ai jamais rencontré une personne plus désespérante au point de vue spirituel. Il est d’autant plus difficile d’agir sur son esprit, qu’on ne trouve en elle aucune résistance. La tante Ablewhite écouterait aussi bien le grand Lama qu’elle m’écoute moi, et elle se ferait le reflet de quelque opinion que ce pût être. Son procédé pour chercher une maison garnie à Brighton consista à s’arrêter dans un hôtel de Londres, à se reposer sur un canapé et à faire demander son fils. Comment s’y prit-elle pour se procurer les domestiques indispensables ? Elle déjeuna tranquillement dans son lit (toujours à l’hôtel) et donna campo à sa femme de chambre, à condition que cette fille commencerait par aller chercher miss Clack.

Je la trouvai en robe de chambre, s’éventant, et cela à onze heures du matin.

« Drusilla, ma chère, me dit-elle, j’ai besoin de quelques domestiques ; vous qui êtes si habile, tâchez donc de me les trouver. »

Je parcourus des yeux cette chambre en désordre ; les cloches sonnaient alors aux églises pour un service de semaine ; elles m’inspirèrent un mot d’affectueuse remontrance.

« Oh ! tante, m’écriai-je tristement, est-ce là une conduite digne d’une Anglaise et d’une chrétienne ? Notre passage de la vie à l’éternité doit-il s’accomplir ainsi ? »

Ma tante me répondit :

« Je vais passer ma robe, Drusilla, si vous avez l’obligeance de m’aider. »

Que dire après cela ! J’ai fait des merveilles auprès de femmes coupables de meurtre, je n’ai jamais pu avancer d’une ligne avec ma tante Ablewhite.

« Où est la liste des domestiques qu’il vous faut ? » demandai-je.

Ma tante secoua la tête ; conserver ce papier eût trop coûté à son indolence.

« C’est Rachel qui l’a, ma chère, dit-elle, et vous la trouverez dans la pièce d’à côté. »

J’y entrai, et je revis Rachel pour la première fois depuis que j’avais quitté Montagu-Square.

Dans ses vêtements de grand deuil, elle paraissait avoir perdu la plupart de ses avantages physiques. Si j’attachais de l’importance au don périssable de la beauté, je dirais qu’elle a un de ces teints malheureux qui ont absolument besoin d’être relevés par une toilette de couleur tendre. Mais qu’est-ce que le teint, que sont les agréments extérieurs ? Un piège, un obstacle dans la voie de la perfection, mes chères jeunes amies ? À ma grande surprise, Rachel se leva lorsque j’entrai, et vint à ma rencontre en me tendant la main.

« Je suis bien aise de vous revoir, dit-elle ; Drusilla, j’ai eu le tort de vous parler trop souvent d’une façon sotte et impolie ; je vous en fais mes excuses, et j’espère que vous me le pardonnerez. »

Ma figure trahit sans doute l’étonnement que j’éprouvais ; elle rougit alors, puis s’expliqua :

« Du vivant de ma pauvre mère, ses amis n’étaient pas toujours les miens ; maintenant que je l’ai perdue, mon cœur se tourne vers les personnes qu’elle aimait ; vous lui plaisiez, Drusilla, tâchez de devenir mon amie, si vous le pouvez. »

Pour tout esprit bien réglé, le motif qu’elle invoquait n’était rien moins que scandaleux. Quoi ! en Angleterre, en pays chrétien, une jeune personne éprouvée par une perte semblable était si ignorante des véritables consolations, qu’elle imaginait d’en chercher parmi les amis de sa mère ! Une de mes parentes était amenée à reconnaître ses torts envers autrui, non sous l’impulsion de sa conscience, mais par l’élan aveugle de la sensibilité ! Toutefois, si déplorable que fût cet état moral, il m’autorisait à concevoir quelques espérances, étant donnée ma grande habitude des œuvres de charité. Je pensai qu’il ne pouvait pas y avoir d’inconvénient à m’assurer jusqu’à quel point la mort de sa mère avait changé le caractère de Rachel. Je me résolus donc, pour tenter l’épreuve, à la sonder au sujet de son engagement de mariage avec M. Godfrey Ablewhite.

J’accueillis ses avances avec cordialité, et je m’assis près d’elle sur le canapé, à sa demande. Nous discutâmes les affaires de famille et ses plans d’avenir, toujours à l’exception de celui de ses projets qui devait finir par amener la conclusion de son mariage.

J’eus beau essayer de mettre la conversation sur ce sujet, elle se refusa résolument à me suivre dans cette voie. Toute allusion de ma part eût donc été prématurée, au point où en était notre réconciliation. J’appris du reste tout ce que je voulus savoir ; elle avait cessé d’être la créature hardie, insouciante de l’opinion, que j’avais connue pendant la durée de mon martyre à Montagu-Square, et c’en était assez pour m’engager à entreprendre sa conversion.

Je comptais débuter par quelques mots bien sentis destinés à la mettre en garde contre les mariages trop hâtifs, et je passerais de là à des objets plus élevés. L’intérêt nouveau que je portais à Rachel et le souvenir de l’imprudente promptitude avec laquelle elle avait accepté son cousin me firent considérer comme un devoir de me mêler de ses affaires, et de m’en mêler avec un zèle qui devait m’assurer un succès peu commun. Il fallait, je crois, agir rapidement dans cette occasion ; j’abordai sans tarder la question des domestiques requis pour la maison garnie :

« Où est la liste, ma bonne amie ? »

Rachel me la remit. Je lus : « Cuisinière, fille de cuisine, housemaid et valet de pied. »

« Ma chère Rachel, vous ne voulez engager ces domestiques que pour un temps très-court, le temps pendant lequel vous habiterez la maison louée par votre tuteur. Dans de pareilles conditions, nous aurons beaucoup de peine à trouver à Londres des domestiques qui puissent fournir de bons répondants. A-t-on déjà arrêté la maison de Brighton ?

— Oui, Godfrey l’a prise et les personnes qui l’habitent ont offert d’entrer à notre service ; mais ils ne pouvaient nous convenir, et mon cousin est revenu sans rien conclure.

— Vous n’avez aucune habitude de ce genre de recherches, ma chère Rachel ?

— Pas la moindre.

— Et notre tante Ablewhite ne veut s’occuper de rien ?

— Non ; pauvre femme, ne la blâmons pas, Drusilla ; je crois qu’elle est réellement la seule créature parfaitement heureuse que j’aie rencontrée.

— Il y a bien des degrés dans le bonheur, ma chérie ; nous aurons un de ces jours une petite conversation sur ce point ; en attendant, je vais tâcher de vous tirer d’embarras ; il faudra que votre tante écrive aux personnes de la maison.

— Elle signera une lettre, si je l’écris pour elle, ce qui reviendra au même.

— C’est vrai ; je prendrai la lettre et j’irai demain à Brighton.

— Vous êtes vraiment trop bonne ! Nous vous rejoindrons dès que vous aurez terminé nos arrangements, et vous nous resterez, je l’espère, comme mon invitée ; Brighton est si animé que vous ne pourrez manquer de vous y plaire. »

Je reçus mon invitation dans les termes que je rapporte ici ; mon intervention charitable était dès lors en beau chemin.

Nous étions au milieu de la semaine ; le dimanche suivant, la maison était prête pour les recevoir ; dans ce court intervalle, je m’étais renseignée, non-seulement sur les antécédents, mais encore sur les idées religieuses de tous les domestiques qu’on m’avait adressés, et j’avais réussi à ne faire que des choix approuvés par ma conscience. Je découvris aussi deux de mes respectables amis, qui résidaient à Brighton ; je me rendis chez eux, et je pus m’ouvrir à eux sur le dessein qui m’amenait. L’un d’eux, ministre de l’Église, m’aida affectueusement à fixer des places pour tout notre monde dans la chapelle où il prêchait lui-même. L’autre était comme moi une dame non mariée ; elle mit à ma disposition les ressources de sa bibliothèque composée de précieuses publications ; je lui empruntai une demi-douzaine d’ouvrages, tous soigneusement appropriés aux besoins spirituels de Rachel.

Lorsque ces livres eurent été placés dans toutes les pièces qu’elle devait occuper, je regardai mes arrangements comme terminés. Saine doctrine chez les domestiques qui la serviraient, saine doctrine chez le ministre qu’elle entendrait, saine doctrine dans les livres qu’elle lirait, voilà ce que la pauvre orpheline devait rencontrer dans la maison que mon zèle pieux avait préparée pour la recevoir ! Un calme céleste remplissait mon âme pendant cette après-midi du samedi où, assise à la fenêtre, j’attendais l’arrivée des miens. Une foule oisive passait et repassait sous mes yeux. Hélas ! parmi cette multitude, combien en était-il qui ressentissent comme moi l’exquise satisfaction du devoir accompli ? Grave question ; ne la débattons pas en ce moment. Les voyageurs arrivèrent entre six et sept heures du soir. À ma grande surprise, M. Godfrey ne les accompagnait pas, comme je le croyais ; il était remplacé par l’avoué, M. Bruff.

« Comment va votre santé, miss Clack ? me dit-il ; je compte rester ici cette fois. »

Cette allusion à la circonstance dans laquelle il avait été obligé de faire céder ses affaires devant les miennes, me convainquit que le vieux mécréant avait son idée en venant à Brighton. J’avais donc préparé un vrai petit paradis pour ma chère Rachel, et déjà le serpent y pénétrait !

« Godfrey a été bien contrarié, Drusilla, de ne pouvoir se joindre à nous, me dit ma tante. Il a eu un empêchement qui l’a retenu en ville. M. Bruff a bien voulu le remplacer et prendre une vacance jusqu’à lundi matin. À propos, monsieur Bruff, on me recommande de faire de l’exercice, et cela m’est insupportable… Voilà, continua Mrs Ablewhite, en montrant par la fenêtre un malade traîné dans une chaise à roulettes, voilà pour moi l’idéal du mouvement ; si vous avez besoin d’air, vous en recevez dans cette petite voiture, et si la fatigue vous est ordonnée, vous en prenez certes assez rien qu’à regarder celui qui vous traîne ! »

Rachel se taisait ; accoudée à une fenêtre, elle regardait fixement la mer.

« Vous sentez-vous fatiguée, mon amie ? lui demandai-je.

— Non, mais attristée ; j’ai souvent vu sur nos côtes du Yorkshire ce genre de reflet sur la mer, et je songeais, Drusilla, aux jours qui ne reviendront jamais. »

M. Bruff resta à dîner, et passa la soirée chez nous. Plus je le voyais, plus j’étais persuadée qu’il avait une raison secrète pour venir à Brighton. Je l’observai attentivement ; il semblait parfaitement à l’aise, et ne tarit point de bavardages irréligieux jusqu’au moment de nous quitter. Lorsqu’il pressa la main de Rachel, je remarquai que ses yeux durs et malicieux s’arrêtaient sur elle avec l’expression d’un intérêt tout particulier ; évidemment, elle n’était pas étrangère à l’objet de ses préoccupations. Il ne lui dit rien de plus qu’à personne en partant, s’invita à goûter pour le lendemain, et gagna son hôtel.

Il fut impossible le dimanche matin de faire quitter sa robe de chambre à ma tante Ablewhite à temps pour aller à l’office religieux. Sa fille impotente (dont la seule infirmité, selon moi, est l’incurable paresse qu’elle a héritée de sa mère) annonça qu’elle garderait le lit toute la journée ; Rachel et moi partîmes donc seules pour l’église. Mon incomparable ami nous fit un magnifique sermon sur l’indifférence coupable du monde à l’égard des péchés véniels. Pendant plus d’une heure, son éloquence, servie par un admirable organe, ébranla les voûtes de l’édifice sacré. Je dis à Rachel en sortant :

« A-t-il trouvé l’accès de votre cœur, ma chérie ? »

Et elle me répondit :

« Non, il n’a réussi qu’à me donner un violent mal de tête. »

Cette réponse eût pu décourager bien des personnes ; mais une fois que j’ai entrepris une œuvre d’évidente utilité, rien ne me rebute.

Nous trouvâmes ma tante Ablewhite et M. Bruff à goûter ; Rachel refusa de manger, en disant qu’elle soufrait de la tête ; le rusé homme de loi la comprit immédiatement et saisit le joint qu’elle venait de lui offrir.

« Il n’y a à cela qu’un remède, dit cet odieux vieillard ; une promenade, miss Rachel, vous guérira ; je suis tout à votre service si vous voulez me faire l’honneur d’accepter mon bras.

— Avec le plus grand plaisir, car je ne désire rien tant que de prendre l’air.

— Il est plus de deux heures objectai-je doucement, et le service de l’après-midi, Rachel, a lieu à trois heures.

— Comment vous imaginez-vous que je vais retourner à l’église, reprit-elle avec humeur, lorsque j’y ai gagné une pareille migraine ! »

M. Bruff s’empressa d’ouvrir la porte, et une minute après ils sortaient tous deux.

Je n’avais jamais senti plus vivement qu’à ce moment la nécessité de m’interposer. Mais que pouvais-je faire ? Rien que d’intervenir à la première occasion qui s’offrirait à moi avant la fin de la journée.

À mon retour du service, je trouvai qu’ils venaient de rentrer, et un coup d’œil me suffit pour voir que l’avoué avait parlé ; Rachel était silencieuse et toute à ses réflexions, et M. Bruff l’entourait des attentions les plus marquées, tout en la regardant avec un respect particulier. Il avait, ou prétendit avoir, un engagement à dîner pour ce jour-là, et il nous quitta de bonne heure, avec l’intention de retourner à Londres par le premier train du matin.

« Êtes-vous assurée de votre résolution ? l’entendis-je dire à Rachel à la porte.

— Parfaitement, » répondit-elle.

Et ils se séparèrent ainsi.

Aussitôt après son départ, Rachel se retira dans sa chambre et ne parut pas à dîner. La personne au bonnet enrubanné (sa femme de chambre) vint dire que son mal de tête lui était revenu. Je courus en haut et lui fis, à travers sa porte, mille offres aussi affectueuses que celles d’une sœur ; mais elle refusa de m’ouvrir.

Que d’obstacles je rencontrais ! Toutefois, loin de refroidir mon zèle, la difficulté ne fit que le stimuler davantage.

Lorsqu’on lui monta son thé le lendemain matin, j’entrai à la suite de sa femme de chambre, je m’assis près de son lit et je lui adressai quelques paroles sérieuses. Elle les écouta d’un air poli, mais quelque peu distrait. J’aperçus les précieux livres de mon amie tous empilés dans un coin. Avait-elle eu l’heureuse inspiration de les feuilleter ? Je le lui demandai. Elle les avait parcourus en effet, et ils n’avaient pas réussi à l’intéresser. Me permettrait-elle de lui en lire quelques passages du plus haut intérêt et qui lui avaient sans doute échappé ? Non, pas maintenant, elle avait d’autres préoccupations. Elle me fit ces réponses tout en chiffonnant la garniture de sa chemise de nuit ; il devenait urgent de la faire sortir de cette apathie par quelque allusion aux intérêts mondains qui lui tenaient au cœur.

« Savez-vous, ma chérie, dis-je, que j’ai eu une singulière idée hier au sujet de M. Bruff ? J’ai pensé, en vous revoyant après votre promenade avec lui, qu’il vous avait apporté quelque mauvaise nouvelle.

Ses doigts laissèrent échapper la broderie, et un éclair jaillit de ses yeux noirs si durs.

« Tout au contraire ! me répondit-elle ; ce sont des nouvelles qui m’ont infiniment intéressée, et je suis très-reconnaissante à M. Bruff de me les avoir communiquées.

— Vraiment ? » fis-je sur le ton d’un tendre intérêt.

Sa main revint à la garniture, et elle détourna maussadement la tête. J’avais rencontré ce genre de résistance plus de cent fois dans le cours de mes travaux de miséricorde. Je n’y vis donc qu’un nouveau motif de persévérer dans mon entreprise charitable, et, animée par l’indomptable intérêt que je lui portais, je jouai mon va-tout : j’abordai la question de son prochain mariage.

« Des nouvelles qui vous ont intéressée ? répétai-je : je suppose alors, ma chère Rachel, qu’il ne pouvait s’agir que de M. Godfrey Ablewhite ? »

Elle se dressa sur son séant et devint affreusement pâle… Je vis le moment où elle allait me répondre par une de ces insolences dont elle avait autrefois l’habitude ; pourtant elle se contint, laissa retomber sa tête sur l’oreiller, puis, après un instant de réflexion, prononça cette phrase incroyable :

« Je n’épouserai jamais M. Godfrey Ablewhite. »

Ce fut à mon tour de tressaillir, et je m’écriai :

« Que voulez-vous dire par là ? Mais ce mariage est regardé par toute la famille comme une chose arrêtée…

— M. Godfrey Ablewhite doit nous faire une visite aujourd’hui, répondit-elle d’un air sombre ; attendez qu’il vienne et vous verrez.

— Mais, ma chère Rachel… »

Elle sonna ; la femme de chambre enrubannée apparut.

« Pénélope, mon bain. »

Je veux lui rendre justice : au point où en était arrivée mon ardeur, il ne lui restait plus que ce seul moyen de me forcer à quitter sa chambre.

Remarquez que, pour les mondains, ma position vis-à-vis de Rachel semblait présenter de rares difficultés. J’avais espéré l’amener à un niveau moral plus élevé en prenant prétexte de son futur mariage pour lui adresser de sérieuses exhortations, et maintenant, à l’en croire, il n’était plus question pour elle de se marier ! Ah ! mes amis ! une chrétienne aussi versée que moi dans la carrière évangélique n’est jamais prise au dépourvu !

À supposer que Rachel revînt sur une promesse qui avait aux yeux des Ablewhite père et fils la valeur d’un engagement formel, qu’arriverait-il ? Cela aboutirait, si elle tenait ferme, à un échange de paroles blessantes et de récriminations amères de part et d’autre. Et dans quelle situation se trouverait Rachel, une fois cette orageuse explication terminée ? Il en résulterait pour elle une salutaire prostration morale. Après qu’elle aurait épuisé dans la lutte toutes ses facultés de résistance, il ne lui resterait plus ni orgueil, ni entêtement. Elle éprouverait le besoin de rencontrer quelque part des consolations et des sympathies. C’est alors que je m’offrirais à elle, le cœur débordant d’une affectueuse charité, prête à la consoler, à lui donner les conseils les plus opportuns et les plus solides. Jamais plus belle occasion de remplir ma mission évangélique ne s’était présentée à moi.

Rachel descendit déjeuner, mais elle mangea à peine et ne prononça pas deux mots.

Après le repas, elle erra d’une pièce à une autre sans savoir que faire, puis elle parut soudain se réveiller de sa torpeur intellectuelle, ouvrit son piano et se mit à faire de la musique. Celle qu’elle choisit était du genre le plus scandaleusement profane : un morceau d’opéra dont le seul souvenir me glace le sang. Il eût été imprudent de risquer en ce moment une observation. Je m’enquis de l’heure où M. Godfrey était attendu, et j’échappai à cette musique en quittant la maison.

Je saisis cette occasion pour me rendre auprès de mes respectables amis, et l’on ne saurait croire la satisfaction que je trouvai à m’entretenir enfin avec des personnes pieuses et d’un commerce sérieux. Je me sentis consolée, remontée, et je retournai vers la maison pour attendre l’arrivée de notre visiteur ; j’entrai dans la salle à manger, et quoiqu’elle fût toujours vide à cette heure de la journée, je m’y rencontrai face à face avec M. Godfrey Ablewhite.

Il n’essaya pas de s’enfuir ; tout au contraire, il s’avança vers moi avec empressement :

« Chère miss Clack, je n’attendais ici que pour avoir le plaisir de vous voir ! J’ai eu la chance de pouvoir quitter Londres plus tôt que je ne l’espérais, ce qui m’a fait arriver de meilleure heure ici. »

Il me donna cette explication sans témoigner le moindre embarras, bien que ce fût notre première rencontre depuis la scène de Montagu-Square. À la vérité, il ignorait que j’en eusse été témoin ; mais d’un autre côté il savait que, par mes occupations dans la Société des petits vêtements et mes rapports avec toutes les associations charitables, je devais être instruite de la manière scandaleuse dont il avait abandonné ses comités et ses pauvres. Néanmoins, il était là devant moi, maître de sa charmante voix et de son irrésistible sourire ! c’était incompréhensible, vraiment !

« Avez-vous vu Rachel ? » lui demandai-je.

Il soupira et me prit la main ; je la lui eusse certes arrachée, si sa réponse ne m’avait paralysée d’étonnement.

« Oui, j’ai vu Rachel, dit-il avec le plus grand calme : vous aviez appris, ma pieuse amie, qu’elle s’était engagée à m’épouser ? Eh bien ! elle s’est décidée tout à coup à rompre sa promesse ; la réflexion lui a prouvé que son bonheur et le mien étaient intéressés à la rupture d’un engagement trop précipité ; elle me laisse donc libre de faire un choix plus heureux. C’est la seule raison qu’elle veuille me donner et l’unique réponse que je puisse obtenir à toutes mes questions.

— Qu’avez-vous fait de votre côté ? demandai-je ; vous êtes-vous soumis ?

— Oui, répondit-il avec la même tranquillité, je me suis soumis à son désir. »

Sa conduite dans cette occasion était si absolument inexplicable, que je restai stupéfaite et oubliai de retirer ma main qu’il tenait toujours dans la sienne. Dévisager quelqu’un est un manque d’usage qui devient une inconvenance quand ce quelqu’un est un homme. Je commis cette double faute et dis comme si je sortais d’un rêve :

« Que peut signifier tout cela ?

— Permettez-moi de vous le dire, répliqua M. Godfrey. Si nous nous asseyions ? »

Il me conduisit à une chaise ; j’ai une vague impression qu’il se montra bien affectueux, et je ne suis pas sûre qu’il ne m’ait pas soutenue en passant son bras autour de ma taille. J’étais sans force, et ses manières avec les dames sont extrêmement engageantes ; en tout cas, nous nous assîmes, et je réponds de ce détail, si je ne suis certaine de rien autre chose.