La Pierre de Lune/I/19

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 178-184).
Première période


CHAPITRE XIX


La nouvelle de la disparition de Rosanna s’était déjà, paraît-il, répandue parmi les domestiques du dehors. Eux aussi prenaient leurs informations ; ils avaient mis la main sur un petit gamin vif et malicieux connu sous le sobriquet de Duffy ; on l’employait parfois à sarcler le jardin ; cet enfant avait vu Rosanna Spearman pendant la dernière demi-heure qui venait de s’écouler. Duffy affirmait qu’elle avait passé par la plantation de sapins ; elle courait, disait-il, plutôt qu’elle ne marchait, dans la direction du rivage.

— Ce garçon connaît-il bien la côte des environs ? demanda le sergent.

— Il est né et a été élevé sur les côtes, répondis-je.

— Duffy, dit le sergent, voulez-vous gagner un shilling ? En ce cas, venez avec moi.

— Tenez toujours la chaise toute prête, monsieur Betteredge, jusqu’à ce que je revienne. »

Il partit pour les Sables-Tremblants, et se mit à marcher si vite que mes jambes (quoique encore lestes pour mon âge) ne pouvaient tenter de le suivre.

Duffy, selon l’usage des petits sauvages de nos contrées, lorsqu’ils sont excités, jeta en partant une sorte de hurlement dans l’air, et ne quitta plus les talons du sergent.

Ici encore je ne saurais décrire l’état d’esprit dans lequel me laissa M. Cuff.

Je fus pris d’une agitation sans but, qui me portait à faire vingt choses inutiles tant dans l’intérieur de la maison qu’au dehors, et dont je ne saurais me rappeler une seule.

Je ne puis même pas dire combien de temps s’était écoulé depuis le départ du sergent lorsque Duffy arriva tout courant, et porteur d’un message pour moi. M. Cuff avait donné à l’enfant un feuillet déchiré de son agenda, sur lequel il avait écrit au crayon : « Envoyez-moi un brodequin de Rosanna Spearman, et ne perdez pas de temps. »

J’appelai la première femme que je rencontrai, pour chercher des brodequins dans la chambre de Rosanna, et je dis au garçon de partir en avant et d’annoncer que je le suivais moi-même avec l’objet demandé.

Ce n’était pas, il faut l’avouer, le moyen le plus prompt de remplir les intentions du sergent ; mais j’étais décidé à juger par moi-même, avant délivrer la chaussure, quel était le nouveau piège tendu à Rosanna. Ma manie de garantir cette fille, autant que je le pourrais, me ressaisit, j’en conviens, assez mal à propos : ce sentiment, joint, je le crains, à la fièvre de curiosité, me donna des ailes, si tant est qu’on puisse trouver bien agile la marche d’un homme de plus de soixante-dix ans. Comme j’approchais du rivage, les nuages s’amoncelèrent, et la pluie, chassée par le vent, commença à tomber.

On entendait le grondement de la mer sur les bancs de sable à l’entrée de la baie, un peu plus loin je rencontrai notre petit messager qui cherchait un abri sous l’avance des collines de sables de la côte. Enfin m’apparut la mer en fureur ; je vis les vagues se briser sur les bancs de sable ; la pluie, fouettée par l’ouragan, volait au-dessus de l’eau et de la morne solitude de la plage ; une seule figure se détachait dans ce lugubre tableau, et je reconnus, debout sur le rivage, le sergent Cuff.

Il agita sa main dans la direction du nord en m’apercevant.

« Appuyez de ce côté, cria-t-il, et venez ensuite vers moi. »

Je le joignis, la respiration haletante et sentant mon cœur qui battait à se rompre.

Je ne parvenais pas à parler ; cent questions arrivaient à mes lèvres et je ne pouvais articuler un son. La figure du sergent m’effraya, car je lus dans ses yeux une sensation d’horreur. Il m’arracha le brodequin des mains, le plaça dans une empreinte du sable venant du sud par rapport à nous, et poussant droit vers la chaîne de rochers nommée l’Aiguille du Sud. L’empreinte n’était pas encore effacée par la pluie, et la chaussure de la jeune fille s’y adaptait complètement.

Le sergent montra le brodequin placé sur le sable, sans ajouter un seul mot.

Je m’accrochai à son bras, et fis un effort pour parler ; je ne pus y réussir. Il suivit les pas sur le sable l’un après l’autre jusqu’au point où le sable et les rochers se rejoignaient. Le flot montant battait l’Aiguille du Sud, et l’eau se soulevait au-dessus du gouffre.

Le sergent Cuff gardait un silence glacial au milieu de ses recherches obstinées qui le faisaient se porter tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Il plaça le brodequin dans toutes les empreintes, et les trouva toutes invariablement dirigées vers un seul point, celui qui aboutissait aux rochers et à l’abîme ; il eut beau regarder, chercher avec toute sa pénétration, il ne put découvrir une seule empreinte, en revenant !

Il s’arrêta vaincu, me regarda en silence, puis contempla les flots qui couvraient d’instant en instant les sables mouvants. Mes regards se portèrent du même côté, et je lus sa pensée dans la pitié empreinte sur sa figure. Un tremblement affreux s’empara de tout mon être, et je tombai agenouillé sur la plage.

« Elle aura voulu revenir à la cachette, entendis-je le sergent se dire à lui-même, et la pauvre fille aura été victime de quelque terrible accident. »

L’expression étrange que j’avais vue à Rosanna, l’altération de son regard, de sa voix, la façon automatique dont elle avait répondu à mes avances affectueuses, cette scène du corridor peu d’heures auparavant, tout cela se retraça à ma pensée avec la promptitude de l’éclair, et j’eus, pendant que le sergent parlait encore, l’intuition qu’il était loin de l’affreuse vérité. J’essayai de lui faire part de l’effroi qui me glaçait. J’essayai de dire :

« Sergent, elle a été chercher la mort volontairement. »

Non, je ne pus ; ma langue était devenue muette, et un frisson agitait tous mes membres. Je ne sentais pas la pluie, je ne distinguais plus les flots ; cette pauvre créature se dressait devant moi comme à travers un rêve. Je la revis dans le passé, au jour où je la fis entrer chez nous ; je crus l’entendre encore quand elle me disait que les Sables-Tremblants l’attiraient malgré elle, et qu’elle se demandait si sa tombe ne serait pas là. L’horreur de cette mort me pénétra par le souvenir de mon enfant ; ma fille et elle étaient du même âge ; soumise à d’aussi dures épreuves, ma fille eût pu mener cette triste existence, et périr de cette affreuse mort !

Le sergent me souleva obligeamment, et eut l’attention de me tourner du côté où je ne pouvais voir la place qui avait dû engloutir Rosanna.

Un peu remis, grâce à ces soins, je pus reprendre ma respiration, et voir les choses telles qu’elles étaient réellement. Je portai mes yeux vers les collines de sable, et j’aperçus les domestiques et le pêcheur Yolland qui couraient vers nous, tous saisis d’alarme, et nous demandaient si nous avions trouvé Rosanna. En très-peu de mots, le sergent les mit au courant par le témoignage des pas empreints sur le sable, et leur dit qu’un malheur avait dû avoir lieu. Ensuite il prit le pêcheur à part et lui posa une question, en faisant face de nouveau à la mer.

« Dites-moi, lui demanda-t-il, si un bateau a pu, par un temps comme celui-ci, ramener une personne venant de ces rochers jusqu’à l’endroit où s’arrêtent les empreintes de pas ?

Le pêcheur montra le roulis causé par l’amoncellement de l’eau qui se pressait sur le grand banc de sable, ainsi que les vagues formidables dont l’écume venait blanchir les rochers environnants, puis il répondit :

« Jamais on n’a construit de bateau qui ait pu traverser cela. »

Le sergent contempla une dernière fois les marques de pas que la pluie effaçait rapidement.

— Voilà, reprit-il, la preuve irrécusable qu’elle n’a pu revenir par la voie de terre, et là, dit-il en désignant le pêcheur, nous avons l’affirmation de M. Yolland que le retour n’était pas possible par eau. »

Il s’arrêta, et réfléchit en silence.

« On l’a vue courir vers cet endroit-ci environ une demi-heure avant que je quittasse la maison, dit-il à Yolland ; un peu de temps s’est écoulé depuis lors ; mettons une heure en tout. À quelle hauteur pouvait alors être l’eau de ce côté-ci des rochers ? »

Il désignait le côté du sud, celui que n’occupaient pas les sables mouvants.

« Telle qu’est la marée d’aujourd’hui, répondit Yolland, il ne pouvait pas il y a une heure y avoir la profondeur nécessaire pour noyer un chat de ce côté-ci de l’Aiguille. »

Le sergent se tourna du côté du nord et des Sables-Tremblants.

« Et par là ? demanda-t-il.

— Encore moins, dit l’homme ; les Sables-Tremblants pouvaient être baignés par l’eau, rien de plus. »

Le sergent revint vers moi, et me dit que l’accident avait dû avoir lieu sur le bord des Sables-Tremblants. À ce moment ma langue se délia :

« Ce n’est pas un accident, m’écriai-je ; elle est venue ici, lasse de l’existence ; elle désirait mettre fin aux misères de sa vie ! »

Il eut un violent soubresaut.

« Qu’en savez-vous ? » demanda-t-il.

Les assistants m’environnèrent aussitôt. Le sergent retrouva son sang-froid, et les éloigna.

« C’est un vieillard, leur dit-il ; ce tragique événement l’a bouleversé, laissez-le seul un instant. »

Puis il se tourna vers Yolland, et lui demanda :

« Avons-nous quelque chance de la retrouver à l’heure où la marée descendra ?

— Non, aucune, fut la réponse du pécheur ; ce que le sable dévore, il le garde. »

Après cet arrêt, Yolland se rapprocha ; et s’adressant à moi :

« Monsieur Betteredge, dit-il, j’ai une réflexion à vous communiquer au sujet de la mort de cette jeune fille. Environ à quatre pieds de l’Aiguille du Sud gît un pan de rocher placé dans sa largeur, précédant les sables, et sortant à moitié de l’eau ; ma question est celle-ci : pourquoi ne s’y serait-elle pas raccrochée ? Si par accident elle a glissé et est tombée du haut de l’Aiguille, sa chute a eu lieu dans un endroit où elle n’aurait eu de l’eau que jusqu’à la taille, et dont le fond vous permet de prendre pied. Il faut donc en ce cas qu’elle soit ressortie de là, et ait été se rejeter dans l’abîme mouvant ; sans quoi elle se fût aisément sauvée, et nous la retrouverions en vie. Il n’y a pas eu là d’accident, monsieur ! les profondeurs du gouffre l’ont reçue, et elle s’y est jetée volontairement ! »

Après une pareille affirmation, émanée d’un homme compétent, le sergent se tut. Nous imitâmes tous son silence ; et d’un commun accord, nous nous mîmes en marche pour regagner la berge de sable.

Arrivé aux dunes, je fus rejoint par un des garçons d’écurie, qui courait de la maison vers nous. Ce garçon est un honnête enfant et plein de déférence pour moi : il me présenta un petit billet, tandis que sa figure exprimait un chagrin sincère.

« Pénélope m’a chargé de vous donner ceci, monsieur Betteredge, dit-il ; elle l’a trouvé dans la chambre de Rosanna. »

C’était un dernier adieu adressé au vieillard qui avait toujours fait de son mieux, grâces en soient rendues à Dieu ! pour se montrer son ami et son appui !

« Vous avez eu souvent besoin de me pardonner dans le passé, monsieur Betteredge. Lorsque vous reverrez les Sables-Tremblants, essayez de me pardonner encore une fois. J’ai trouvé mon tombeau là où je sentais qu’il m’attendait. J’ai vécu et je meurs, monsieur, bien pénétrée de vos bontés. »

Le billet ne contenait rien d’autre.

Si peu que ce fût, cela suffit pour m’enlever tout courage. Les pleurs vous gagnent aisément, dans la première jeunesse, alors que la vie s’ouvre devant vous ; les larmes viennent aisément aussi dans la vieillesse, lorsque vous êtes faible et près de quitter cette vie ; je fondis en larmes.

Le sergent se rapprocha de moi, dans une intention affectueuse, je l’ai compris depuis ; mais en ce moment je reculai à son contact.

« Ne me touchez pas, m’écriai-je, c’est la terreur que vous lui causiez qui l’a menée là.

— Vous avez tort, monsieur Betteredge, me dit-il avec douceur ; il sera temps de vous en convaincre quand nous serons sortis d’ici. »

Je le suivis soutenu par le groom ; nous rentrâmes sous une pluie battante à la maison, où nous attendaient le trouble et la terreur.