La Pierre de Lune/I/18

Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 171-178).
Première période


CHAPITRE XVIII


Je descendis et rencontrai le sergent sur le perron. Il est bien peu croyable qu’avec les sentiments que j’entretenais contre lui, je prisse encore quelque intérêt au résultat de ses démarches ; et pourtant, en dépit de moi-même, je grillais d’apprendre ce qui s’était passé. Aussi fis-je abstraction de toute dignité, et mes premiers mots furent :

« Eh bien ! quelles nouvelles de Frizinghall ?

— J’ai vu les Indiens, répondit le sergent, et j’ai fini par découvrir ce que Rosanna a été acheter jeudi dernier en ville. Les Indiens seront mis en liberté mercredi prochain. Je suis persuadé, comme M. Murthwaite, qu’ils sont venus ici dans le seul but de voler la Pierre de Lune. Tous leurs calculs ont été déjoués par l’événement de la nuit de mercredi dernier, et ils n’ont pas plus de part à la perte du joyau que nous n’en avons vous ou moi. Mais ce que je puis vous affirmer, monsieur Betteredge, est ceci : si nous ne parvenons pas à rentrer en possession de la Pierre de Lune, soyez certain qu’eux la retrouveront. Vous n’en avez pas fini encore avec les trois jongleurs ! »

M. Franklin rentrait de sa promenade au moment où j’entendais cette consolante prédiction. Plus maître de sa curiosité que je ne l’avais été de la mienne, il passa près de nous sans dire un mot et il entra dans la maison.

Quant à moi, comme j’avais déjà fait abandon de ma dignité, je résolus d’en avoir au moins le plein bénéfice.

« Voilà pour les Indiens, dis-je ; après cela venons à Rosanna. »

Le sergent Cuff hocha la tête.

« De ce côté, le mystère est plus épais que jamais. J’ai suivi sa trace jusqu’à la boutique d’un nommé Maltby, marchand de linge à Frizinghall. Elle n’y a acheté qu’un aunage de toile, et n’a pris quoi que ce soit d’autre chez les tailleurs, modistes ou autres fournisseurs. Elle a fort insisté pour rassortir une certaine qualité de toile, et quant à la quantité on lui en a vendu ce qu’il en faut pour une robe de chambre.

— Une robe de chambre pour qui ? demandai-je.

— Mais pour elle sans doute. Il est probable que le jeudi entre minuit et trois heures du matin, elle se sera glissée chez votre jeune maîtresse pendant que vous dormiez tous, afin de discuter le lieu où elle cacherait le diamant. Lorsqu’elle est retournée à sa chambre, sa robe de nuit aura frôlé la peinture humide. Elle n’aura pu enlever la tache, ni détruire avec sécurité le vêtement avant d’en avoir substitué un tout semblable, afin que la liste de son linge restât complète.

— Qu’est-ce qui prouve que ce fût une robe de nuit appartenant justement à Rosanna ? objectai-je.

— L’étoffe qu’elle a achetée pour aviser à la substitution, répondit le sergent, S’il s’était agi d’un vêtement de miss Verinder, il eût fallu y ajouter l’achat de dentelles, de garnitures, enfin Dieu sait quoi en plus ; elle n’eût pas eu non plus le temps de le confectionner en une nuit ; tandis que de la toile unie constitue le vêtement très-modeste d’une simple servante. Non, non, monsieur Betteredge, rien n’est plus clair. La difficulté qui subsiste toujours est de découvrir pourquoi, après avoir remplacé le vêtement, elle a caché et conservé celui qui était taché, au lieu de le détruire. Si cette fille ne veut absolument pas s’expliquer, il reste un moyen, et il faudra l’employer. La cachette des Sables-Tremblants devra être fouillée, et là nous trouverons la solution du mystère.

— Et comment connaîtrez-vous la place ? demandai-je.

— Je suis fâché de ne pouvoir vous satisfaire, dit le sergent, mais ceci est un secret que je compte me réserver. »

Afin de ne pas irriter votre curiosité autant que la mienne était piquée, vous saurez qu’il était revenu de Frizinghall muni d’un mandat de perquisition ; son expérience lui disait que Rosanna portait sur elle, selon toute probabilité, un plan de l’endroit, pour se guider, dans le cas où elle voudrait retourner à la cachette. Mis en possession de ce guide, le sergent serait armé de tous les renseignements nécessaires.

« Maintenant, monsieur Betteredge, si nous mettions de côté les suppositions, continua le sergent, et si nous faisions nos affaires ? J’ai donné l’ordre à Joyce de surveiller Rosanna. Où est Joyce ? »

Joyce était l’agent de police de Frizinghall laissé à la disposition du sergent Cuff. Comme il faisait cette question, deux heures sonnèrent, et la voiture arriva ponctuellement au perron, pour emmener miss Rachel.

« Une seule chose à la fois, dit le sergent, qui m’arrêta au moment où je me mettais en quête de Joyce ; il faut que je m’occupe d’abord de miss Verinder. »

La pluie menaçait toujours, aussi avait-on attelé la voiture fermée. Le sergent Cuff fit signe à Samuel de descendre du siège de derrière.

« Vous verrez un de mes amis, lui dit-il, en observation parmi les arbres, près de la loge d’entrée ; sans arrêter la voiture, mon ami montera sur le siège près de vous. Vous n’avez rien à faire qu’à tenir votre langue et fermer les yeux ; sinon, vous en aurez des ennuis. »

Une fois cet avis donné, il fit remonter Samuel sur son siège. Je ne sais ce que celui-ci dut penser, mais il sautait aux yeux que miss Rachel allait être soumise à une surveillance secrète, dès qu’elle quitterait notre maison — si elle la quittait.

L’idée d’un espion attaché aux pas de miss Verinder, d’un espion assis sur le siège de la voiture de sa mère, me révoltait, et je me serais volontiers coupé la langue pour m’être oublié jusqu’à causer avec un M. Cuff.

Milady fut la première qui sortit de la maison ; elle se mit de côté, placée sur la marche du haut, afin de bien voir ce qui se passerait. Elle ne dit pas un mot au sergent ni à moi. Les lèvres serrées, les bras croisés sous son manteau de jardin, elle attendait immobile comme une statue que sa fille parût.

Un instant après, miss Rachel descendit l’escalier ; sa mise était très-soignée. Elle portait une robe serrée à la taille et dont la nuance d’un jaune tendre s’harmoniait parfaitement avec son teint brun. Sur sa tête un petit chapeau de paille autour duquel s’enroulait un voile blanc ; à ses mains des gants couleur de primevère qui en faisaient valoir l’exquise finesse. Ses beaux cheveux noirs s’échappant de dessous son chapeau semblaient avoir la douceur du satin. Quant à ses oreilles, on les eût prises pour deux coquillages aux teintes rosées avec la perle qui ornait l’extrémité de chacune d’elles. Elle vint lestement vers nous, droite comme la tige d’un lis ; chacun de ses mouvements respirait la souplesse d’un jeune chat. Rien n’était altéré dans sa figure, sauf l’expression de ses yeux et de sa bouche. Ses yeux brillaient d’un éclat dur qui me fit mal à voir, et j’eus peine à reconnaître ses lèvres décolorées et dépourvues de sourire. Elle embrassa sa mère sur la joue d’une manière précipitée, en lui disant : « Tâchez de me pardonner, maman ! » puis elle ramena son voile sur sa figure, et cela si brusquement qu’il se déchira.

Une seconde après, elle descendait les marches en courant, et s’élançait dans la voiture comme vers un lieu de refuge. Le sergent Cuff fut aussi alerte qu’elle ; il poussa Samuel de côté, et se trouva près de miss Rachel, la main sur la portière ouverte, au moment où elle se plaçait dans le coin de la voiture.

« Que voulez-vous ? dit miss Rachel sous son voile.

— Je désire vous dire un mot, miss, avant votre départ. Je ne puis me flatter d’empêcher votre visite chez votre tante ; je dois seulement vous prévenir que votre départ, dans les circonstances actuelles, mettra un obstacle de plus à nos efforts pour retrouver le diamant. Soyez-en bien persuadée, et décidez ensuite ce qu’il vous convient de faire. »

Miss Rachel affecta de ne l’avoir même pas entendu. « Partez, James, » cria-t-elle au cocher. Sans ajouter un mot, le sergent referma la portière. Juste à ce moment, M. Franklin arriva rapidement au bas des marches.

« Adieu, Rachel, dit-il, en lui tendant la main.

— Partez donc ! » cria miss Rachel sur un ton plus haut que la première fois, et sans prêter plus d’attention à M. Franklin qu’elle n’en avait accordé au sergent.

M. Franklin fit un pas en arrière, abasourdi et à bon droit. Le cocher, ne sachant quel parti prendre, regarda du côté de milady, toujours immobile sur la première marche. Celle-ci laissait voir sur son visage un mélange de peine, de honte et de colère ; elle fit signe à l’automédon de laisser aller les chevaux, et rentra précipitamment dans l’intérieur de la maison. M. Franklin, après avoir recouvré l’usage de la parole, rappela sa tante dès que la voiture fut partie et lui dit :

« Chère tante, vous aviez raison. Agréez mes remerciements pour toutes vos bontés, et laissez-moi partir. »

Milady tourna la tête, fut sur le point de lui parler ; puis, comme si elle eût redouté sa propre émotion, lui fit un signe affectueux de la main.

« Ne partez pas sans que je vous aie revu, Franklin, » dit-elle d’une voix tremblante, puis elle regagna sa chambre.

« Rendez-moi un dernier service, Betteredge, me dit M. Franklin les larmes aux yeux, faites-moi mener au chemin de fer aussitôt que vous le pourrez. »

Lui aussi entra dans la maison ; il était en ce moment absolument anéanti, et par l’émotion qu’il ressentait de la conduite de miss Rachel envers lui, je pus juger de la force de son amour pour elle.

Le sergent et moi restâmes face à face au bas des marches ; le sergent fixait une éclaircie entre les arbres, par laquelle on distinguait les tournants du chemin d’arrivée de la maison ; il tenait ses mains dans ses poches et sifflotait, pour son plaisir particulier, la Dernière Rose d’été.

« Il y a temps pour tout, dis-je brutalement ; et ce moment-ci n’est pas bien choisi pour siffler ! »

On apercevait alors la voiture près de la loge du concierge ; un homme était assis près de Samuel sur le siège de derrière.

« Tout va bien, » dit le sergent entre ses dents.

Il se tourna vers moi :

« Vous dites, monsieur Betteredge, que ce n’est pas le moment de siffler ? Non, mais le moment est venu d’accomplir son devoir sans plus ménager personne. Nous allons commencer par Rosanna Spearman. Où est Joyce ? »

Nous l’appelâmes tous deux, personne ne répondit. J’envoyai un des palefreniers le chercher.

« Vous avez entendu ce que je disais à miss Verinder ? observa le sergent, pendant que nous attendions ; et vous avez vu comment elle l’a reçu ? Je la préviens que son départ entravera nos recherches, et elle nous quitte, au mépris de cet avertissement ! Votre jeune dame a un compagnon de route dans la voiture de sa mère, monsieur Betteredge, et ce compagnon se nomme : la Pierre de Lune ! »

Je ne répondis rien, mais je conservais ma ferme croyance en miss Rachel.

Le palefrenier revint, suivi, fort à contre-cœur nous sembla-t-il, par Joyce.

« Où est Rosanna Spearman ? demanda le sergent.

— Je ne puis vous le dire, monsieur, commença par dire Joyce. Mais d’une façon ou d’une autre… »

Le sergent l’interrompit brusquement :

« Avant mon départ pour Frizinghall, je vous ai chargé d’avoir l’œil sur Rosanna Spearman, sans lui laisser voir qu’elle fût surveillée. Auriez-vous à me dire que vous lui avez permis de vous échapper ?

— Je crains, monsieur, dit Joyce peu rassuré, je crains d’avoir peut-être pris trop de précautions pour qu’elle ne se doutât pas de ma surveillance. Et il y a tant d’entrées et de sorties dans le bas de cette maison, que…

— Depuis combien de temps ne l’avez-vous pas revue ?

— Il y a près d’une heure, monsieur.

— Vous pouvez aller reprendre vos occupations habituelles à Frizinghall, dit le sergent, de son même ton calme et monotone. Je vois que la mesure de vos talents ne peut nous convenir, monsieur Joyce ; ce que nous demandons se trouve être un peu trop au-dessus de vos facultés. Bonjour. »

L’homme s’éloigna piteusement. Il me serait difficile de rendre compte du sentiment que me fit éprouver la disparition de Rosanna ; je changeai cinquante fois d’opinion en un instant ; dans cet état je ne cessais de dévisager le sergent, et j’avais complètement perdu l’usage de la parole.

« Non, monsieur Betteredge, me dit le sergent, comme si ce diable d’homme lisait précisément ma pensée intime et y répondait, non, votre jeune protégée, Rosanna, ne glissera pas si aisément entre mes mains. Tant que je saurai où est miss Verinder, je serai en mesure de retrouver son associée. Je les ai empêchées de se rejoindre la nuit dernière, cela est pour le mieux ; mais elles se verront à Frizinghall au lieu de communiquer ensemble ici. Il faudra donc, un peu plus tôt que je ne le pensais, transporter l’enquête de cette maison à celle où séjournera miss Verinder. En attendant, je vais vous donner l’ennui de réunir de nouveau les domestiques. »

Je l’accompagnai au hall des domestiques. Il est honteux d’avoir à en convenir, mais il n’en est pas moins vrai que j’étais repris de la fièvre d’enquête ! J’oubliai que je détestais le sergent, car je le pris amicalement par le bras, en lui disant :

« Pour l’amour de Dieu, qu’allez-vous encore faire avec les gens ? »

Le célèbre Cuff s’arrêta court, et s’écria en aparté avec un mélancolique enthousiasme :

« Si cet homme (l’homme signifiait ma personne, je suppose) entendait seulement la culture des roses, il offrirait un des types les plus accomplis de la création ! »

Après cette manifestation de sentiment, il soupira et passa son bras sous le mien ; puis revenant au côté pratique il me dit :

« Voici où nous en sommes, Rosanna a pris un des deux partis suivants ; ou bien elle sera à Frizinghall avant que je puisse l’y devancer, ou bien elle est allée visiter sa cachette des Sables. Le premier point à vérifier est donc celui de savoir lequel des domestiques l’a vue en dernier, avant sa sortie. »

Nos questions nous apprirent que la dernière personne qui eût aperçu Rosanna était Nancy, la fille de cuisine.

Nancy l’avait vue se glisser dehors et remettre une lettre aux mains du garçon boucher qui venait d’apporter la viande par la porte de derrière.

Nancy l’avait également entendue demander à cet homme de mettre sa lettre à la poste à Frizinghall ; celui-ci regarda l’adresse, et dit qu’il était bizarre de mettre à la poste de Frizinghall une lettre destinée à un voisinage comme celui de Cobb’s Hole, et cela surtout un samedi, puisqu’elle ne serait ainsi distribuée que le lundi. Rosanna avait répondu que cela lui était indifférent ; elle tenait seulement à être assurée que sa lettre serait mise à la poste.

Le boucher le lui promit et partit. Nancy avait été rappelée à la cuisine, et personne depuis n’avait revu Rosanna Spearman.

— Eh bien ? dis-je, quand nous fûmes seuls.

— Eh bien, il faudra que j’aille à Frizinghall.

— Au sujet de cette lettre, monsieur ?

— Oui, l’indication de la cachette doit se trouver dans cette lettre, et il faut que je voie son adresse à la poste. Si elle est telle que je la soupçonne, je rendrai dès lundi une visite à notre amie, Mrs Yolland. »

J’allai avec le sergent commander la chaise à poney ; mais aux écuries nous apprîmes un fait qui jetait un nouveau jour sur la disparition de cette fille.