La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution/Texte entier

LA


PHILOSOPHIE SOCIALE


DU XVIIIe SIÈCLE


ET LA RÉVOLUTION


PAR


ALFRED ESPINAS


Professeur à l’Université de Bordeaux
Doyen Honoraire
Chargé d’un Cours à l’Université de Paris


LA POLITIQUE NATIONALE ET LA POLITIQUE HUMANITAIRE

LES CRISES SOCIALES — LA PHILOSOPHIE SOCIALE
DU XVIIIe SIÈCLE EN FRANCE

LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

BABEUF ET LE BABOUVISME


PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, boulevard saint-germain, 108
1898
Tous droits réservés


I

LA POLITIQUE NATIONALE
ET
LA POLITIQUE HUMANITAIRE



Messieurs[1],

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’objet de ce cours est l’histoire de l’Économie sociale, non l’Économie sociale elle-même. Mais d’abord il nous sera difficile d’exposer l’histoire de ces doctrines pratiques sans joindre à la recherche de leurs origines quelque appréciation de leur valeur. Nous devons donc laisser voir dès ce premier entretien quels principes nous dirigeront dans nos jugements. Ensuite il nous faut exprimer aujourd’hui notre sentiment sur l’objet même de l’Économie sociale et nous tromperions votre attente si nous n’exposions en même temps les aspects les plus généraux sous lesquels cet objet se présente à nous. Nous ne sommes pas surpris de rencontrer ce devoir sur notre chemin. Nous n’avons jamais cru que la philosophie doive rester étrangère à l’action. Et il nous paraît que les principes de la pratique méritent de retenir son attention tout autant que les principes de la connaissance. Or, qu’on le veuille ou non, dans toutes les discussions que soulève l’Économie sociale ces principes sont engagés.

De quoi s’agit-il en effet ? Des moyens par lesquels les maux qui résultent pour l’homme de l’organisation des sociétés peuvent être conjurés. Tout homme est exposé à la douleur ; mais on croit que s’il est des souffrances auxquelles la société ne peut rien, la plupart des autres trouvent leur cause directe ou indirecte dans quelque vice de sa structure ou de son fonctionnement, et on estime qu’elle est responsable de celles-ci, puisqu’elle pouvait — ce semble — éviter ou corriger ces défectuosités. La suppression du mal social, voilà le problème essentiel de l’Économie sociale. Elle porte ce nom parce que la plus abondante source des maux dont nous venons de parler est la pauvreté et que le problème a d’abord été agité par les économistes comme se rattachant à la question de la répartition des richesses. Mais on s’accorde de plus en plus à reconnaître qu’il est plus politique et moral qu’économique. Il soulève des débats qui dépassent l’horizon de l’art de l’enrichissement public. D’abord la science peut-elle à coup sûr guérir les maux de cette sorte ? Ensuite dans quelle mesure ces maux sont-ils guérissables par l’action de l’État ? Que peut l’État pour atténuer les souffrances des hommes et particulièrement celles qui sont imputables à la misère ? Une organisation sociale est-elle possible, qui assure à tous ses membres l’égalité non seulement des droits, mais des jouissances ? La société tout entière n’est-elle que la somme d’une multitude de conventions analogues à celle de deux contractants dans un marché qui doivent toujours pouvoir, l’un garder son argent et l’autre refuser sa marchandise, pour que la convention soit juste ? Est-elle en d’autres termes l’œuvre arbitraire et artificielle de volontés qui la modifient à leur guise comme elles l’ont construite, ou bien est-elle un organisme où les relations des individus se trouvent déterminées par un jeu de forces naturelles partiellement conscientes ? On est amené par là à se demander : quelle est la destination de l’État et celle de l’individu ? L’État doit-il avant tout rendre heureux tous les individus qui le composent, et s’il n’y réussit pas, abdiquer, disparaître ? Ou faut-il à tout prix qu’il vive, quelque sacrifice qu’il doive pour cela demander aux individus ? Et ceux-ci peuvent-ils exiger tout le bonheur concevable, faute de quoi ils refuseront leur concours à la communauté, ou doivent-ils accomplir leur tâche dans un esprit de patience et de résignation ? Qu’est-ce que le bonheur d’ailleurs ? Et dès que l’homme échappe à l’étreinte de la misère, le bonheur est-il pour lui une affaire de budget ou une affaire d’opinion ? Chimère ou réalité ? À quelles conditions la conscience sociale trouve-t-elle son équilibre ; par quelles causes le perd-elle ? Ainsi de proche en proche les problèmes les plus graves de la politique et de la morale se posent à celui qui étudie l’Economie sociale avec quelque attention. Il voit que les discussions économiques impliquent des postulats d’un autre ordre et qu’on perd sa peine à entasser des statistiques tant que les problèmes politiques et moraux qui dominent toute cette série de questions ne sont pas envisagés dans leur ampleur. L’auteur d’un livre comme Le Capital doit son succès beaucoup moins à la valeur de ses analyses économiques où la plupart de ses lecteurs le suivent un peu à tâtons, qu’à des sentiments passionnés, à des indignations et à des colères qui grondent sous cet amas de syllogismes et jusque dans les notes comme un accompagnement formidable. Ce ne sont pas toujours les plus éprouvés qui sont les plus révoltés. Nos esprits sont surtout malades, et les corps sociaux n’ont pas de plaies comparables à celles des âmes. Il n’est donc pas sas intérêt que des philosophes soient appelés à examiner ce qu’on est convenu d’appeler le problème social par le côté où il leur est accessible, c’est-à-dire dans ses rapports avec la philosophie de l’action en général, pourvu qu’ils ne se fassent pas illusion sur l’efficacité de leurs efforts et qu’ils ne croient pas clore en quelques mots un débat qui dure et se ranime périodiquement depuis que les sociétés sont sorties de la barbarie. Peut-être convientil en ce moment plus qu’en tout autre à la philosophie française de s’interroger sur les principes de l’action, car chez nous, si nous ne nous trompons, ces principes, fondements de la morale et du droit, ne sont plus l’objet d’un accord unanime et, ce qui est pis, nous ne nous apercevons pas assez que des dissentiments de plus en plus profonds se creusent entre nous sur ces matières importantes.


I


Voici quelles sont à nos yeux les données initiales de tout problème pratique.

Prenons pied d’abord sur le terrain des sciences de la vie : nous ne nous y attarderons pas. Des études biologiques déjà anciennes nous ont amené à constater que dans toute l’échelle zoologique une différenciation de plus en plus marquée se poursuit entre les nerfs efférents ou moteurs, et les nerfs afférents ou sensitifs. Et nous avons dû reconnaître en même temps que chez les êtres les plus éloignés de l’activité réfléchie, les réponses motrices se trouvent adaptées aux excitations sensorielles de telle sorte que l’individu et l’espèce subsistent et accomplissent sans raison les actes conformes aux exigences de la vie selon les conditions du milieu. L’adaptation préexiste donc à la pensée claire ; elle peut se faire sans analyse et sans raisonnement. Par conséquent lorsque la conscience s’affirme, ce n’est pas elle qui crée l’adaptation ; elle la suppose et ne fait que l’assurer pour des conditions plus lointaines dans le temps et dans l’espace.

Douze années d’enseignement psychologique nous ont paru confirmer ces conclusions. Nous avons cru voir une distinction essentielle entre les représentations et les impulsions partout où la conscience est donnée à l’observation. Ces deux groupes de phénomènes divergent comme les deux branches d’une lyre à mesure que le système nerveux centripète et le système nerveux centrifuge se différencient plus nettement. Suivons chacune de ces deux branches de la base au sommet comme nous y invite l’ordre incontestable de leur évolution. Nous trouvons du côté des représentations : 1º la sensation ; 2° la perception ou connaissance vulgaire et, 3° la connaissance scientifique ; du côté des impulsions ; 1º le réflexe psychique ; 2° l’instinct ; 3° la volonté réfléchie. Le schéma implique ce fait important que la volonté sous sa forme supérieure ne saurait produire l’impulsion ; elle est cette même impulsion préordonnée que nous venons de voir poindre comme réflexe dans la sphère de la conscience, puis se diversifier en mouvements instinctifs, maintenant réglée et dirigée par les idées claires de l’entendement. Elle lui emprunte ses éléments premiers. Les idées n’ordonnent donc la conduite qu’indirectement ; il faut pour qu’elles se traduisent en actes appropriés qu’elles redeviennent sensations au moins imaginaires, et que, comme par un passage souterrain elles redescendent puiser dans l’organisme, source de tout ébranlement émotionnel, cette orientation originale vers les fins de la vie individuelle qui en fait des volontés efficaces que tout être vivant est ainsi attaché à son intérêt vital et que si la volonté explicite devait vouloir la volonté implicite, cela irait à l’infini, c’est ce que Spinoza a bien montré.

Mais de très bonne heure les consciences individuelles se solidarisent et les volontés avec elles. Les moi deviennent des nous. Dans tout individu collectif, les impulsions par lesquelles le groupe réagit sur le monde environnant, sont mises d’accord avec les informations reçues en commun et avec les conditions du milieu en vertu de la même loi et par la même préadaptation organique. C’est la condition de son existence. Cela suppose que d’un individu à l’autre ces impulsions s’accordent entre elles. C’est un fait trop peu remarqué que nos volontés empruntent dans l’immense majorité des cas une forme générale et reproduisent avec de faibles variantes un type commun. Chaque groupe de ces coutumes ou règles porte le nom d’Art ; pour les distinguer des beaux-arts il serait peut-être avantageux de les appeler Pratiques ou Techniques. On a le tort de croire que les règles sont d’un côté et les volontés de l’autre et que les premières ont quelque part un mode d’existence indépendant de leur application dans les secondes. Non. Les arts ne sont pas dans la collection Roret ou dans les traités d’économie politique, d’éducation, de politique ou de morale, ou dans les codes et les constitutions écrites, encore moins dans l’Empyrée où trônent les Archétypes de Platon ; ils sont dans les volontés auxquelles ils s’incorporent, qu’ils constituent, à vrai dire, puisqu’ils ne sont des règles qu’à la condition de produire des actes et que leur efficacité pratique fait seule leur réalité. Seulement ils n’ont pas la même vertu dans toutes les consciences et chaque volonté humaine est faite d’une multitude de ces règles qui s’y réalisent en proportions variées avec des intensités diverses, ce qui, l’invention mise à part, prête à chacune de nos volontés une physionomie propre selon le milieu où nous avons grandi et les fonctions sociales que nous exerçons. Dans leur ensemble elles sont à chaque société humaine ce que sont ses instincts à chaque espèce animale, et leur histoire constitue avec celle des connaissances cette histoire de la civilisation que MM, Rambaud et Seignobos ont heureusement réinaugurée en reprenant la tradition ouverte par Turgot et Condorcet au siècle précédent. Je laisse de côté la troisième grande manifestation de l’activité sociale, les arts esthétiques, pour ne pas compliquer cette exposition.

À l’origine les règles pratiques sont toujours confondues avec les lois spéculatives, les arts avec les sciences. À mesure que les sociétés progressent, elles s’en distinguent, comme peu à peu dans la série zoologique les nerfs afférents se sont distingués des efférents. Actuellement les arts ou pratiques ou techniques — l’usage décidera — forment symétriquement à la classification des sciences, mais sans autre rapport avec elle qu’une correspondance générale, une vaste hiérarchie de règles d’action dont l’acquisition et la préparation des matières premières occupent la base et dont la politique et la morale couronnent le sommet. L’étude scientifique de leurs formes, de leur fonctionnement et de leur devenir est une œuvre de longue haleine à laquelle les efforts d’un seul ne sauraient suffire. Notre ambition se borne à montrer qu’il y a là un vaste domaine abandonné par la philosophie présente[2], à débroussailler et à enclore ; d’autres viendront après nous qui le couvriront d’édifices.

Aujourd’hui voyons seulement si du fait de l’existence des pratiques collectives nous ne tirerons pas quelques vues générales sur les moyens qu’il convient d’employer pour la solution des problèmes pratiques : la méthode des arts est-elle la même que celle des sciences ? voilà ce que nous avons d’abord à nous demander.


II


Dérivées de l’impulsion primitive qui tend au maintien et à l’extension de la vie, en rapport normal avec les émotions qui en accompagnent le cours, toujours prêtes à profiter des événements ou à s’en défendre, les pratiques ont nécessairement pour centre l’intérêt d’une conscience collective et tendent à y subordonner tout le reste. Or le champ de la vie pour une conscience, c’est l’avenir. Leur raison d’être est de correspondre par des décisions de lointaine portée et de longue échéance à des faits reculés dans l’espace et dans le temps, et leur ambition est d’imprimer aux actes humains une efficacité aussi assurée que les connaissances scientifiques sont certaines. Mais l’avenir même le plus rapproché est-il accessible à une prévision absolument infaillible ? Le monde est grand et les forces en jeu dans le milieu cosmique sont trop nombreuses et trop enchevêtrées pour que les données des problèmes pratiques un peu complexes soient toutes présentes à la fois à l’esprit de l’individu ou du groupe délibérant. À plus forte raison l’avenir lointain, champ des actions les plus importantes, est-il de plus en plus indéterminé et brumeux. Il faut agir cependant. Chaque résolution engage l’avenir d’une manière irrévocable et les circonstances où ses effets doivent se déployer nous sont inconnues ! Toute action grave est donc un risque, une tentative sur les ténèbres futures. Et c’est pourquoi la nature a voulu — c’est-à-dire que s’il en avait été autrement il n’y aurait point d’hommes — que les pratiques soient pour une part considérable formées dans la partie obscure des consciences collectives et que nous nous déterminions la plupart du temps pour des raisons qui nous échappent en vertu d’impulsions parfois nettement formulées, mais actuellement inaccessibles à l’analyse dans leurs causes comme dans leurs effets.

Insistons sur cette idée, dont vous sentez l’importance. Nous ne nions pas que les arts ne soient, pour une part, réglés sur des connaissances claires. La science ne sert après tout qu’à diriger la conduite et nous voyons les progrès de l’une suivre d’un pas régulier les progrès de l’autre. En fait, une multitude d’opérations dans les arts industriels et même dans les arts politiques s’accomplissent avec une sûreté suffisante : le succès suit généralement dans chaque ordre de phénomènes la découverte de leur loi. Il y a lieu par conséquent de chercher à déterminer la méthode des techniques gouvernementales comme de toutes les autres. Là comme ailleurs, l’art humain doit tendre toutes ses énergies pour restreindre le champ du hasard. Et nous croyons qu’une technique de l’action se placera un jour à côté de la logique de la spéculation. Mais il ne faut pas non plus méconnaître la profonde distinction qui sépare les deux ordres. Si la science enfante des applications heureuses, il arrive aussi souvent que des inventions pratiques dues sinon à des ignorants, du moins à des hommes de peu de science, donnent le jour à des théories scientifiques et même à des sciences tout entières. La science de l’électricité en est un bon exemple. Des moyens d’action nous sont offerts en grand nombre qui restent peu intelligibles bien que déjà très efficaces, et si la médecine voulait devenir tout entière rationnelle, que de malades devraient renoncer à leur guérison presque assurée maintenant ! Je dis presque et cette restriction s’impose non seulement aux procédés empiriques de l’art médical, mais même à l’emploi des procédés les plus rationnels. Faut-il croire que les phénomènes biologiques sont indéterminés ? Non, certes seulement les séries intercurrentes de phénomènes échappent à la prévision et à l’empire du praticien le plus vigilant. Il faudrait opérer pour ainsi dire en vase clos pour écarter ces actions intercurrentes. On y réussit assez bien quand il s’agit d’opérations industrielles très simples conduites avec précaution dans des milieux confinés ; mais dès que l’art est obligé de traverser, pour agir, des espaces livrés au déploiement des forces cosmiques, comme c’est le cas de l’art des transports par mer et même par voie terrestre, les mécomptes se multiplient, et bien que la moyenne des succès reste supérieure de beaucoup à celle des échecs, cependant chaque voyage reste soumis à un tel aléa, qu’à côté du guichet où se distribuent les billets de chemin de fer, il y a toujours dans certains pays un guichet où se distribuent les billets d’assurance. Combien ces risques ne sont-ils pas accrus quand il s’agit des opérations infiniment plus complexes des arts supérieurs ! Quel politique peut se flatter de réussir sûrement quand il entreprend l’émission d’un emprunt, l’exécution d’un programme même limité de réformes, une négociation ou une guerre, à plus forte raison l’application d’un système d’éducation ou l’établissement d’une constitution nouvelle ? Qui ne sait que le succès dans cet ordre d’actions dépend, non seulement et plus qu’on ne le croit, de certains événements physiques — calmes ou tempêtes, clémence ou rigueur des saisons, séries d’années abondantes ou désastreuses, — non seulement de toute la marche des affaires publiques dans les États du monde entier avec lesquels la civilisation nous lie diversement, mais encore de ces courants d’opinion qui entraînent les masses populaires, aussi soudains et aussi irrésistibles souvent que les mouvements de l’atmosphère et des eaux ? Comment dès lors ceux qui ont la charge de prendre au milieu de telles, incertitudes les résolutions décisives oseraint-ils en assumer la responsabilité s’ils n’étaient guidés, en même temps que par les probabilités qui résultent de leurs calculs, par des croyances, par des traditions, par des postulats pratiques, en un mot, que la conscience sociale leur impose ?

Ainsi l’art diffère de la science par la manière dont ses principes premiers sont acceptés de nos esprits et le genre de conviction qui les accompagne. Et quand même il pourrait prévoir tout l’avenir en y transportant le déterminisme rigoureux qui régit les phénomènes passés, il lui resterait une fonction propre qui est d’enchaîner les moyens aux fins et de poser les fins à poursuivre. Or comme le choix des fins entraîne celui des moyens, comme, selon que telle ou telle fin est préférée, les phénomènes sociaux avec les phénomènes cosmiques qui en dépendent prennent nécessairement un cours ou un autre, il lui faut tenir compte dans ses prévisions de ces initiatives du vouloir et admettre que l’avenir sera au moins dans une mesure ce qu’il plaira aux consciences agissantes de le faire. Qui les détermine à se proposer telles ou telles fins ? L’ordre seul du monde ? Non ; mais, en rapport avec cet ordre probable, leur tendance indéracinable à durer, à s’accroître, à fortifier et à étendre leur action, tendance diversifiée en impulsions spéciales par toutes les influences subies au cours de leur développement. Elles agiront donc toujours, à moins d’altération morbide, non pour faire place au cours des phénomènes quel qu’il puisse être, mais pour le modifier à leur profit, pour changer les obstacles en instruments, et sortir ainsi victorieuses de la mêlée des choses. Bref, elles ne prévoient pas seulement l’avenir : par la manière dont elles préfèrent se le représenter, elles contribuent à le faire. L’idéal (l’idéal collectif, non la fantaisie individuelle) a, sa part dans la genèse de la réalité. Aussi est-ce une proposition fort contestable que de dire que dans tout ordre d’opérations nous n’avons qu’à relever les lignes d’évolution des phénomènes, qu’à en construire la résultante et à pousser de tous nos efforts dans la direction où elle nous mène. À ce compte, l’homme qui vieillit n’aurait, au lieu de lutter pour se maintenir à l’état actif, qu’à coopérer aux effets destructeurs du temps et les nations qui faiblissent devraient les premières souscrire à leur déchéance, travailler à leur disparition. Nous refusons de nous soumettre à cette technique du suicide, à cet art de l’euthanasie. La philosophie de l’évolution ne l’autoriserait que si elle était de toute nécessité exclusivement spéculative. Mais depuis que l’ayant admise nous avons vu d’excellents esprits, qui l’admettaient avec nous, la déserter parce qu’elle ne leur fournissait pas l’aliment moral dont ils avaient besoin, nous avons compris qu’il lui fallait s’adjoindre une philosophie de l’action et trouver un sens aux vieux mots de liberté et de devoir.

La science n’est que la moitié de la conscience et de la vie. L’autre moitié est livrée au conflit harmonieux de tendances réglées par le milieu social. La science est vérité ou n’est rien ; elle n’a de valeur que si elle est objective, impersonnelle, universelle, et reproduit comme en un miroir indifférent, l’ordre des choses accomplies. Toute doctrine de l’action au contraire s’empare de l’avenir pour le bien d’un être donné individuel et collectif, elle ne prévoit pas seulement cet avenir, elle le crée conformément à un idéal que les besoins de la vie sociale lui suggèrent. « Ah ! demain, c’est la grande chose ! » dit le poète. Et il demande : « De quoi demain sera-t-il fait ? » Voici notre réponse : Il sera fait de ce que nous voulons.

Ce que nous disons en termes de vouloir, on peut l’exprimer en termes de désir et d’émotion. Nous ne voulons que ce que nous préférons, et nous préférons ce que nous aimons le plus. L’intensité du vouloir est en raison de la force du désir, et celle-ci en raison de la profondeur des émotions correspondantes, pourvu que les centres d’arrêt soient assez forts pour en dominer le tumulte. Si on nous demande ce qui sera demain, nous pourrons donc encore répondre : Ce que nous aimons le plus.

Enfin, comme la volonté réagit sur l’intelligence et que, s’il est insensé et même parfois coupable de désirer l’impossible, les limites du possible reculent étrangement sous la poussée du désir même, comme tous les ouvreurs de voies, tous les renverseurs d’obstacles, ont dû commencer par proclamer, au scandale des tièdes, l’accessibilité du but, nous exprimerons la même vérité en disant que le point de départ de toute délibération se trouve dans des croyances par lesquelles la réalité actuelle et future de ce que nous aimons est affirmée, que tout déploiement de l’action suppose une foi, qu’en un mot, l’avenir sera fait des choses auxquelles nous croyons le plus fermement.

Ainsi, il me plaît de le redire, tant que notre action déjà engagée n’est pas prise sans retour dans le mécanisme des voies d’exécution et selon la mesure où l’issue de nos entreprises reste imprévisible, nous avons la conscience de faire ce que nous voulons, de donner l’être l’objet, de nos préférences, de posséder en notre foi une puissance créatrice. Nous nous croyons libres et nous le sommes en effet, subjectivement, puisque sans l’énergie de notre vouloir, sans l’ardeur de nos amours, sans la hardiesse et la persévérance de nos convictions, des réalités qui vont surgir resteraient dans le néant. Nous savons que si elle se disperse et se dément, si elle s’isole, notre personnalité sera emportée comme un souffle, que si elle se ramasse et se fixe, si elle prête à ses compagnes un concours fidèle, elle laissera sa trace et contribuera à faire l’univers de demain. Mais même en présence de l’inévitable, et en supposant qu’il n’y ait pas place à présent dans le cours de l’évolution pour l’œuvre que nous voulons y introduire, nous ne sommes pas dispensés d’affirmer hautement nos fins supérieures. D’abord il y a dans le monde des consciences des répercussions lointaines inattendues. Et nous ignorons si notre exemple n’est pas destiné à servir un jour notre cause, actuellement désespérée. Mais de’plus, le possible apparent ne circonscrit pas le domaine., du désirable. Pour le choix des fins dominantes, avant toutes supputation des chances de succès, notre indertitude se trouve prévenue par l’intervention de règles, qui font de l’usage de notre liberté un devoir. Nous n’avons pas à nous demander si tel acte sera bon ou mauvais en fin de compte, dans toute la série de ses conséquences possibles, problème que la loi de multiplication des effets rend insoluble. Dans le milieu social où nous puisons comme personne morale nos conditions d’existence, selon l’opinion qui juge souverainement de la dignité ou de l’indignité des actes, cela se fait ou cela ne se fait pas nous sommes fixés. C’est que notre volonté n’est pas indéterminée, pas plus que notre puissance d’aimer et de croire ; en même temps qu’elles sont nôtres, elles sont celles de notre groupe et la conscience sociale pratique ou conscience morale, consiste précisément en ce que dans les cas si nombreux où l’analyse est impuissante, toutes les consciences individuelles ou du moins l’immense majorité de ces consciences produisent, selon les situations et par grandes catégories, des résolutions qui s’ajustent. L’unité et la consistance nécessaires à l’existence des groupes sociaux sont ainsi assurées tant qu’ils durent. Sans doute, si les actes commandés de la sorte étaient nuisibles au groupe, ces pratiques funestes disparaîtraient avec lui, mais ce n’est pas parce que les actes sont utiles qu’ils sont exécutés la plupart du temps ; ils sont exécutés simplement parce qu’ils doivent l’être. L’autorité de la règle ne repose pas sur la vérification empirique de sa vertu. Et même dans les cas où son rapport avec les fins sociales est aperçu, cette volonté primordiale qu’il faut agir pour le bien de la société dont on fait partie est adoptée sans raison, car si le primum movens de l’action est en général dans la représentation (la réciproque est vraie à notre avis), il n’est pas dans la représentatation abstraite seulement. Donnez-moi toute la scence, s’il n’y a pas en moi un ressort émotionnel et impulsif préparé à mon insu pour y correspondre, je n’en tierai pas de quoi me faire lever le petit doigt.

Tout cela choque notre intellectualisme. Ce n’est qu’à la longue et à son corps défendant que celui qui vous parle en est venu à cette manière de voir. Il faut pourtant se rendre à l’enseignement des faits. Nous avons étudié surtout jusqu’ici le développement de trois arts, la médecine, l’économie politique et l’art de l’éducation. Nous pensions qu’on pouvait tirer directement de la science les principes premiers de chacun d’eux. Nous ne le pensons plus. Nous avons compris en effet que si la médecine paraissait tenir de la science son but, le maintien ou le rétablissement de la santé, l’économie politique le sien, l’accroissement de la richesse, et la pédagogie le sien, la formation des jeunes à la vie adulte, non seulement ces indications générales ne servent de rien, mais encore elles ne sont rien moins que certaines et théoriquement nécessaires. La médecine peut être et a été en fait employée à des fins très différentes, soit à l’enrichissement du médecin, soit à des avortements, soit à des suicides, soit à des exécutions, soit à des empoisonnements. Il y a des économistes distingués qui se demandent s’il ne vaudrait pas mieux limiter la production et revenir au travail isolé où l’ouvrier est en même temps propriétaire de son outillage, que de continuer à chercher avant tout la multiplication de la richesse par le perfectionnement de la grande industrie ; en tout cas vous conviendrez que l’économie politique des fondateurs d’ordres mendiants, de saint François d’Assise par exemple, est tout autre que celle d’Adam Smith : les principes sont opposés. L’éducation a pu se proposer pour but d’entraver le développement, ou de certaines facultés, ou de certaines classes d’hommes. Tout autre est la pédagogie selon qu’elle part de la conception qui fait de la vie la préparation à la mort, ou de cette autre e que la vie est son but à elle-même. Si la science est juge de la querelle, pourquoi cette querelle dure-t-elle encore ? Généralisons. La doctrine de l’action dépend tout entière de postulats, qui impriment aux différentes pratiques, selon les besoins normaux ou morbides des sociétés, des orientations fort diverses. Entre l’optimisme etle pessimisme, le débat est éternel. L’art suprême de la conduite est pour l’un l’art de vivre, pour l’autre l’art de mourir. Voilà une différence ! Et ne m’objectez pas que si les principes de l’action dépendent de la volonté ou du cœur, comme on disait jadis, les conséquences tout entières jusqu’au détail des applications dépendent de l’intelligence. Car le choix des moyens ne relève pas moins de nos préférences que celui des fins. De même que la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre ne voulait pas être sauvée par un marin peu vêtu, bien des femmes, malgré leurs souffrances, mues par des scrupules analogues, ont reculé l’intervention médicale au delà du moment où elle pouvait être utile. Les médecins savent que les moyens en général doivent varier avec la clientèle. L’économie politique vous signalera des placements avantageux que vous ne songerez pas un instant à employer. Et si vous êtes père de famille, il y a des moyens d’éducation ou d’instruction peut-être efficaces que vous refuserez à tout prix d’appliquer à vos enfants. Un dernier fait emprunté à l’ordre moral : récemment dans l’Inde anglaise, pendant une période de sécheresse, des nobles ont mieux aimé mourir de soif, plutôt que de boire l’eau des puits souillée par les parias. Il y a des façons de vivre qui importent plus que la vie même.

C’est donc bien à tort que nous nous interrogerions ici sur ce que doivent être, au sens logique, les principes premiers de l’action, comme s’ils pouvaient se rencontrer au terme d’un syllogisme ou d’une série d’expériences. Une nation qui prétendrait rationaliser incessamment ses règles pratiques et où chacun, au lieu d’accepter l’existence sociale comme un postulat au-dessus de toute discussion, devrait de jour en jour réviser les bases de son contrat avec la société, réservant son consentement jusqu’à ce qu’on lui démontre que le compte des profits et pertes se solde en sa faveur, une telle nation serait atteinte d’un mal grave, véritable hyperesthésie de la conscience sociale ; et de même que la prétention de soumettre à la volonté raisonnante l’entrée de l’air dans nos poumons et les battements de notre cœur susciterait en nous des tempêtes de réflexes, de même ce philosophisme aigu risquerait de provoquer des accès non moins aigus d’impulsivités destructives, revanche de l’inconscient. Les principes premiers de l’action sont tels et tels dans chaque milieu social et dans chaque individu en vertu de tendances collectives spontanées qui préexistent à toute délibération et que les réflexions ne font que mettre au clair. Plus ou moins explicitement, nous avons tous notre siège fait sur ce qui est le plus désirable et le meilleur. Et il y aurait une certaine naïveté de ma part à prétendre vous enseigner ce que vous aimez le mieux. En fait d’économie sociale comme pour tout ce qui touche à la pratique, votre tempérament, votre caractère, vos affections, votre éducation, le temps et le milieu où vous vivez, ou vous ont déjà déterminés à prendre position ou vous prédestinent à telle solution plutôt qu’à telle autre.

Mais alors, direz-vous, toute discussion sur de pareils sujets devient inutile ? Nous n’allons pas jusque-là ! En de nombreuses questions spéciales d’abord, des théories pratiques reposant sur des erreurs manifestes, peuvent être modifiées par la démonstration, et encore, vous savez, Messieurs, combien il faut de temps et d’efforts pour changer les procédés de la culture et de l’industrie consacrés par un usage séculaire, quelle que soit l’évidence des démonstrations qu’on apporte. Mais même pour des doctrines d’ordre général, la discussion peut produire des attitudes nouvelles du vouloir par deux moyens. Elle montre qu’en se déterminant comme il le fait, l’interlocuteur obtiendra selon toute vraisemblance un résultat contraire à ses fins préférées. Ou bien, et ce moyen est très efficace encore, elle avive par des émotions esthétiques un désir contraire au désir dominant, de façon à changer l’équilibre des impulsions. Mais l’un et l’autre moyen ne peut réussir que si la discussion est suffisamment prolongée et si elle permet ainsi aux causes qui inculquent dans les volontés les règles sociales d’exercer simultanément leur empire. Parmi ces causes indiquons : la sympathie, que nous avons montrée à l’œuvre même chez les animaux, l’exemple, si bien étudié par notre ami Tarde, le prestige de l’âge, de la situation ou du succès, l’action en un mot de toutes les autorités. Ainsi seulement la velléité nouvelle que la discussion aura fait naître pourra se changer avec le temps en une conviction pratique et engendrer des séries d’actes conformes à un type social d’action différent.

Peu à peu les diverses règles qui dominent dans une conscience, qu’il s’agisse d’une conscience collective ou d’une conscience individuelle, subissent ainsi des réarrangements. Mais ce n’est pas la logique qui préside à leur accord. Des règles très différentes, souvent même opposées, peuvent coexister dans la même conscience. Elles ne s’organisent pas moins les unes avec les autres ; ou bien elles se partagent le champ de l’action pour y produire d’heureuses inconséquences, ou bien leurs sollicitations en sens divers entraînent le vouloir vers une direction unique résultant de la composition des forces contraires ; la plus puissante entraîne les autres, mais non sans en subir l’effet. Il arrive ainsi que les éléments de l’action les plus opposés se concilient et même se corroborent, car l’action est une adaptation constante et tandis que la recherche du juste milieu vicie et déshonore la spéculation, c’est une nécessité de la pratique que de fuir les extrêmes. On n’est radical que parce que l’on confond les deux ordres. Ainsi équilibrées, les règles pratiques paraissent liées les unes aux autres logiquement ; en réalité, leur connexion est organique et elles ne se déduisent pas plus les unes des autres que la circulation de la nutrition ou de l’innervation, bien que ces fonctions soient réciproques. Le logicien tranche ce plexus ; il en met les fragments bout à bout pour en faire une ligne droite : la vie proteste contre cette simplification.

Une telle méthode vous est une garantie, Messieurs, que je ne ferai sur vos convictions, en supposant que j’abandonne parfois le champ de l’histoire, aucune entreprise inconsidérée. Si le choix de la cause politique à laquelle nous consacrons nos forces est affaire de science, nous nous irritons justement contre ceux qui ne se rendent pas à nos preuves. Si, au contraire, ce choix dépend de la liberté de chacun, les dissidences s’expliquent ; elles ne scandalisent plus : disons mieux : elles sont la condition de toute vie et de tout progrès. À ce titre, toute conviction politique qui n’emploie pour triompher que des moyens pacifiques est digne non seulement de respect, mais de sympathie.

Nous pouvons chercher maintenant quels sont les principes de l’action, non absolument et pour toute volonté, mais en fait et pour la conscience européenne dans ces derniers siècles : nous serons ainsi préparés à mieux comprendre l’état présent de la conscience française.


III


Deux groupes de règles pratiques prétendent simultanément à la domination des volontés dans le monde moderne. L’un traduit en commandements moraux les conditions d’existence des corps sociaux concrets auxquels nous appartenons les devoirs envers la nation les résument tous. L’autre lie entre elles les volontés quelles qu’elles soient, en tant seulement qu’elles sont des volontés humaines : c’est la morale universelle, qui correspond à la notion d’une société universelle entre tous les êtres raisonnables.

Exposons la première série de règles pratiques. Par elle, les individus d’un groupe social donné, issu de l’établissement d’une population humaine sur une portion du sol, unis pour le travail indispensable à leur subsistance sous des conditions historiques, se trouvent nécessairement obligés de supporter ces conditions, s’ils veulent que le groupe subsiste, et ils le veulent non sans raison, mais sans raisons explicites et distinctes. L’occupation première et depuis, toutes les occupations accidentelles résultant de chances diverses ont dû recevoir dans cette nation la sanction légale. Son organisation, produit de la nature, portera à jamais la trace des fatalités naturelles ; mais, en revanche, c’est à ce prix qu’elle existe comme corps social, toute organisation supposant une subordination et la subordination voulant l’inégalité qui ne peut être maintenue sans quelque contrainte. Ainsi les tâches se distribuent. La plupart sont ingrates, et, n’était la pression du besoin, si on avait le choix, seraient peut-être refusées. La question ne se pose pas même : c’est un fait que les vocations les plus humbles sont toujours accompagnées de quelque enthousiasme. L’hérédité, l’éducation, l’accoutumance font le reste et les tâches rudes[3] n’excluent pas plus la gaîté et la joie de vivre que les autres. Leur exécution exige presque toujours une subordination à des chefs : l’obéissance est supportée parce que des sentiments de déférence la facilitent et qu’on y voit une condition du travail collectif. Il y a plus. Dans toute opération sociale, agriculture, travail aux mines ou dans les manufactures, construction, navigation, commerce, éducation, soins médicaux, administration, alors que l’individu ne compte d’abord que sur un service plus ou moins pénible compensé par une rémunération, il se trouve à de certains moments engagé par les exigences de l’œuvre qui doit aboutir, non seulement à un effort exceptionnel, mais à des risques avec lesquels aucune rémunération ne saurait être mise en balance. Ces risques ne lui déplaisent pas, d’ailleurs ; ils sont l’honneur du métier ; ils donnent à l’ouvrier de l’atelier national — ne sommes-nous pas tous de tels ouvriers ? — la conscience de sa solidarité avec tous les autres mieux que toute considération de doit et avoir, et cette conscience a pour lui un charme tragique. Le Breton aime la mer parce qu’il en connaît les périls. Ainsi, toute activité sociale un peu intense entraîne — il faut dire les choses comme elles sont — une consommation d’hommes qui perd, du reste, tout caractère odieux, quand ces hommes vont d’eux-mêmes, et c’est le cas le plus fréquent, au-devant des risques encourus. Là est le fond de la morale dont nous parlons ; engagé dans la société par une contrainte initiale très faiblement consciente ou pas du tout, l’individu se trouve peu à peu entraîné au don volontaire de sa personne à la personne sociale. Il y a deux siècles cette personne était symbolisée par le roi, comme dans la cité antique elle était symbolisée par les dieux. Maintenant, elle obtient sans images, directement, ce don volontaire. Et qui donne l’ordre du sacrifice ? Le hasard des circonstances. Tel chauffeur d’un torpilleur récent est de service le jour des essais : c’est son tour, il ne réclame pas. Tel étudiant en médecine se trouve attaché à un hôpital où sont transportés des varioleux ou des cholériques ; le sort l’a désigné : il les soigne sans hésitation. Tant pis pour ceux à qui incombent de telles tâches ; il faut que la société vive, et quant à nous, il est nécessaire que nous la servions, il n’est pas nécessaire que nous ayons nos aises. Le service militaire n’est que l’un des cas extrêmes de cette nécessité générale de la subordination de l’individu au groupe. Il ne faut pas le citer uniquement. Croyezvous, Messieurs, que cette subordination serait acceptée comme elle l’est, si elle n’avait pour principe que les exigences abstraites du travail en général, c’est-à-dire selon les conclusions de notre cher collègue, M. Durkheim, l’obligation professionnelle sans plus, et s’il ne s’y joignait des sentiments d’affection pour une personne sociale déterminée ? C’est elle, c’est cette réalité auguste qui ne se subordonne à aucune autre, raison sociale sous laquelle les forces destructives toujours à l’œuvre sont combattues et les forces créatrices suscitées, ou autorisées, c’est elle qui, selon cette conception, est le principe de toute obligation morale et de toute sanction juridique. Ce n’est pas par hasard que la justice se rend en son nom.

Je n’exagère rien. L’existence des nations comme personnes morales et la croyance à leur dignité supérieure est un fait qui domine l’histoire moderne. Il s’est organisé sous l’empire de cette croyance dans toutes les grandes nations une sorte de culte laïque dont les rites ne laissent indifférents les croyants d’aucune doctrine philosophique, d’aucune religion. C’est naturellement dans l’armée que ce culte est célébré surtout, mais il n’est aucune circonstance quelque peu solennelle de la vie nationale où il ne soit présent. Vu du dehors, il paraît à peu près le même chez tous les peuples civilisés. Mais, au contraire, que de différences profondes entre les sentiments qu’il suscite ¡ Et combien la morale nationale anglaise, la morale nationale allemande, la morale nationale italienne ou russe et la nôtre révéleraient de curieuses particularités à qui les étudierait avec attention ! Non seulement les souvenirs s d’un paysage spécial et d’une vie de famille différente, mais tout un monde à part d’émotions artistiques et religieuses, toute une conception originale du passé et de l’avenir, tout un idéal distinct de grandeur et de noblesse humaines, sont évoqués par la vue du drapeau ou l’audition de l’hymne national. C’est le caractère unique, incommunicable de notre patrie qui nous la rend si intime et fait que nous sommes si près d’elle, elle si près de nous, que notre moi et le sien sont identifiés. Ces différences élèvent entre les peuples des barrières plus insurmontables que les fortifications qui les entourent. M. Novicow a beau dire que l’assimilation se fait pacifiquement par l’ascendant des arts, de la littérature et de la science. Plus nous lisons de livres anglais, allemands et même russes, plus nous nous sentons français.

La lutte pour l’existence règne, ce semble, entre les nations dans son âpreté ? Ne nous y trompons pas, Messieurs, le droit international public et prive ne cesse pas, au milieu même des luttes économiques et des armements, de poursuivre ses progrès. En tout cas reconnaissons dans cette irréductibilité des moi sociaux, la première condition d’un accord entre eux. Il ne saurait y avoir de concert sans des instruments et des motifs différents. Pour faire une Europe il faut des peuples distincts. Voulez-vous un symbole de cet accord dans la dissemblance ? Ceux qui ont vu la fête d’inauguration de la nouvelle Sorbonne ne l’ont pas oubliée. La jeunesse de presque toutes les nations de l’Europe y avait des représentants. Quelles fraternelles acclamations ! Quelle pure ivresse ! Est-ce que les sympathies internationales seraient aussi douces si elles n’unissaient des âmes ethniques disparates ? Supposons un instant que les nations n’existent pas, je crois vraiment qu’il faudrait les inventer.

Mais au XVIIe siècle, pendant un moment de déclin du sentiment national, un autre groupe de règles pratiques se développait en France, en Angleterre et en Allemagne. Rousseau et Fichte en ont fixé les traits principaux. L’individu, d’après cette conception, est une raison pure, une volonté libre investies d’une valeur absolue. La société est un commerce de purs esprits, un commerce d’idées (Kant) dont la liberté est le but. D’abord entravée dans son essor par la nécessité physique, cette société se dégage peu à peu, grâce aux progrès de l’industrie, de l’empire des fatalités naturelles et parvient à établir l’égalité absolue entre les libertés absolues. La propriété individuelle ne peut être pour cette transformation un empêchement durable ; elle sera ramenée à un niveau moyen selon les uns, abolie selon les autres. D’une façon quelconque elle cessera de faire obstacle à la justice. Le problème de l’alimentation sera supprimé. Tout contrat dès lors sera pleinement libre ; aucun homme ne sera subordonné à aucun autre : comme il convient à des activités raisonnables, ils seront seulement coordonnés. Tous les rapports sociaux revêtiront ainsi peu à peu le caractère du contrat d’échange, c’est-à-dire de rapports réciproques ou chaque contractant donne librement autant qu’il reçoit. L’Etat ne sera plus par suite qu’un moyen ; « il tend d’ailleurs normalement à s’anéantir lui-même ; le but de tout gouvernement est de rendre le gouvernement superflu. » Sous sa surveillance, toute injustice, toute tentative pour s’emparer du bien d’autrui au dehors comme au dedans ayant été réprimées et le mal ayant disparu du milieu des sociétés humaines à l’époque même où aura été consommé leur affranchissement, il n’y aura plus de risque que les États voisins entrent en conflit, puisque la seule espèce de rapports qui les unissent naissent des intérêts particuliers, pacifiés maintenant. Plus de guerres, plus d’armées les frontières s’effacent et l’espèce humaine tend rapidement à ne former qu’un seul corps homogène dans son ensemble. Telles sont les expressions textuelles de Fichte dans sa Destination de l’homme[4] et sa Destination du savant[5]. Mais cette conception n’est pas propre à Fichte et à l’école de Kant, elle a été adoptée par tous les penseurs du XVIIIe siècle plus ou moins complètement, elle a été, on ne peut le nier, à un moment, l’idéal de la Révolution française et c’est pour cela que cette Révolution a causé dans l’Europe centrale, toute occupée du même rêve, un si profond et si général retentissement.

D’un côté la souffrance et le dévouement, de l’autre le bonheur et la justice de ces deux formes sociales, la seconde n’est-elle pas plus séduisante que la première ? Oui, mais n’oublions pas que c’est à une condition, à la condition de ne pas exister, de ne pas figurer parmi les réalités concrètes. Supprimer le problème de l’alimentation, couper l’adhérence au sol et la liaison avec l’histoire, poser comme point de départ la négation de la main mise sur une partie de la nature et de ses conséquences, qu’est-ce autre chose sinon bâtir dans les nuées et légiférer pour des esprits purs ? Nous la connaissons cette cité des justes ! C’est la République de Platon, c’est la Cité de Dieu de saint Augustin, c’est Y Utopie de Morus et l’Oceana de Harrington, c’est la Cité du soleil de Campanella, c’est la Salente et la Bétique de Fénelon, c’est la société contractuelle de Rousseau, c’est l’Internationale de Karl Marx et de Bakounine, c’est la cité où l’on ne naît pas et où l’on ne vit pas physiquement, mais où, quand on est né et qu’on vit dans une société militante et souffrante, on entre en espoir et en rêve, comme membre d’une humanité triomphante et transfigurée. Rousseau disait : ma république suppose un peuple de dieux. Et en effet les individus revêtent en y accédant librement le caractère absolu qui appartient aux personnes sociales comme les nations, quand elles contractent entre elles, ils n’acceptent le pacte social qu’à la condition de n’y rien perdre et de ne se subordonner à rien, sinon ils se retirent, parce qu’ils sont supposés se suffire à eux-mêmes et avoir quelque part des conditions d’existence physique assurées. Où donc les ont-ils ces conditions, sinon dans l’organisme vivant dont l’action, plus bienfaisante qu’onéreuse à l’ordinaire, leur est tellement coutumière qu’ils ne la sentent plus et croient pouvoir s’en passer ?

Peut-être cependant nous exprimons-nous mal en disant que la cité céleste, celle où l’homme est pour l’homme chose sacrée simplement parce qu’il est homme, n’existe absolument pas. Etre pensé, c’est exister ; être aimé, être l’objet d’enthousiasmes même parfois aveugles et brutaux dans leur fougue, c’est exister plus encore. L’idéal, avonsnous dit, est l’avant-coureur de quelque réalité. Il faut bien d’ailleurs qu’un ensemble de règles préside aux rapports entre eux des hommes des différents pays et des différents États, rapports de plus en plus fréquents. Nous portons dans notre conscience individuelle plusieurs consciences superposées, la famille qui nous impose ses devoirs, les divers corps auxquels nous impose devoirs, les divers corps auxquels nous appartenons et qui, sans aucun doute, nous plient aussi à des règles déterminées ; la patrie, qui nous demande beaucoup, elle encore, nous l’avons vu ; voilà les trois premières. Maintenant, qu’il y ait à l’état virtuel, dans le monde civilisé, une conscience plus vaste, une patrie universelle dont tous les hommes de bonne volonté sont, en idée, les citoyens, et que la morale de l’absolu exprime cette conscience au point de vue pratique, qu’elle en soit le symbole et l’annonce, je le veux, pourvu qu’il soit entendu que dans la mesure où elle existe, cette conscience sociale universelle exige encore des sacrifices et que les règles qui la fondent consistent en bien autre chose qu’en cette justice négative, en cette justice de combat, dans laquelle on enferme toute morale et toute politique. Et je suis prêt à reconnaître que cet idéal descend d’époque en époque dans les consciences nationales pour y élargir, pour y humaniser le droit positif et y faire fleurir, avec la justice, la douceur et la pitié. Plus la lutte pour l’existence est vive dans le domaine de la production entre les individus et dans les relations de toutes sortes entre les nations, plus le besoin se fait sentir d’un droit vraiment humain qui la limite et en atténue la rigueur. Mais prenons garde aux visites de l’esprit universel ! Si la marche de l’humanité est faite de ces expansions indéfinies des consciences nationales, suivies d’ailleurs presque toujours de contractions égoïstes énergiques, qui s’appellent la dictature et la guerre, il est rare qu’elles ne mettent pas en péril l’organisme social concret où elles se produisent. Ces crises sont supportées par les peuples en voie de croissance et qui ont à faire ou à parfaire leur unité. Au fond, cet étalage de sentiments fraternels n’a souvent pas d’autre but. Chez eux chaque nouvel accès d’amour de l’humanité finit par quelque conquête. La fête de la Fédération est le prélude des annexions ultérieures auxquelles nos pères, ivres alors de philosophie, ne pensaient guère. Et plus tard l’Empire allemand devra beaucoup à l’idéalisme de Fichte. Chez d’autres, de constitution moins robuste, ou chez les mêmes en d’autres moments de leur évolution, les crises renouvelées n’aboutissent qu’à l’énervement et à la langueur. Toute convulsion n’est pas un enfantement et le cataclysme ne saurait être érigé en méthode. Un pays où la natalité décroît et où la dette publique s’élève au chiffre de milliards que vous savez n’a pas d’aventures à courir. Le patriotisme y doit fixer à l’idéalisme sa part. Salus civitatis suprema lex esto !


IV


Faut-il croire, Messieurs — nous abordons ici le problème moral du temps présent — faut-il croire que nous allons assister à l’une de ces crises ?

La guerre de 1870 a été pour notre génération comme un réveil tragique au milieu d’un rêve enchanté. Nous aimions l’humanité tout entière, y compris les sauvages ; nous la voulions toute libre et heureuse en vertu de la Déclaration des Droits de l’Homme. Nous aurions rougi d’un mouvement d’égoïsme national. Les armées permanentes nous indignaient, nous lisions avec enthousiasme dans les œuvres de Fichte son projet de république universelle et nous ne doutions pas que l’accomplissement de la justice totale conformément à l’impératif catégorique ne fût la destination unique et l’œuvre prochaine de toutes les sociétés existant sous le ciel. La guerre éclata. Comme toutes ces chimères s’évanouirent ! Nous nous retrouvions, après la catastrophe, citoyens d’une nation vaincue, c’est-à-dire membres d’un organisme social concret, mutilé, ruiné, humilié à la face du monde, chaque jour menacé d’un écrasement nouveau. Il ne s’agissait plus de spéculer, il fallait agir dans des conditions concrètes aussi, aux prises avec les difficultés de l’heure et du lieu. Alors il se forma dans la conscience française un ensemble de règles d’action correspondant à ce besoin primordial de vivre comme nation et puisqu’il n’y avait pas de droit pour le faible, de reconquérir la dignité avec la force. Ce fut là plus ou moins distinctement pour chacun de nous, n’est-il pas vrai, mes chers camarades ? le principe non seulement de notre politique, mais encore de notre morale. Et voyez, Messieurs, la vérité de ce que nous vous disions tout à l’heure, de la solidarité organique des règles d’action ; peu à peu tous les autres principes, les plus rebelles jusque-là à tout compromis, s’ordonnèrent avec celui-là dans la conscience nationale. Il y eut des résistances, mais, et c’est l’histoire de ces vingt fécondes années, graduellement ces résistances s’effacèrent, désarmées par le sentiment de plus en plus vif de ce qu’exigeait le salut du pays. En politique, l’école radicale à laquelle nous appartenions tous sous l’Empire (nous étions radicaux avec Jules Simon et Vacherot), renonça, je ne dis pas à ses préférences, il faut dire à ses dogmes absolus et éternels, pour établir le service militaire obligatoire, la dualité des chambres, avec le suffrage à deux degrés pour l’une d’elles, la sujétion des populations coloniales et bien d’autres mesures de politique utilitaire ; à côté des débats où sévissait l’intransigeance des dogmes, il y eut au Parlement des séances mémorables où, quand l’intérêt du pays était visiblement en jeu, les votes de tous les partis se confondaient dans la même urne. Mais le plus difficile pour nous autres spéculatifs était de nous incliner devant cette règle de moralité nationale qui demande aux citoyens de souffrir sans aigreur chez les autres citoyens des dissidences d’opinion philosophique ou religieuse. Nous avons pourtant appris la tolérance a l’école du patriotisme. Où vit-on jamais moins que chez nous pendant cette longue période, de ces disputes métaphysiques aiguës qui laissent après elles d’irrémédiables rancunes ? L’Université française sait que les doctrines philosophiques, même divergentes, sont autant de forces sociales, qu’elles font honneur à un pays, qu’elles provoquent, amplifient ou organisent tous les grands mouvements de la pensée dans la science, dans la pratique et dans l’art. Tel fut toujours notre point de vue, et bien qu’étranger à la philosophie Kantienne, nous vîmes avec satisfaction un enseignement moral inspiré surtout par cette philosophie, prendre possession de nos écoles primaires : pourquoi ? C’est que ces manuels rédigés au nom de l’impératif catégorique préconisaient à chaque page l’amour de la patrie française et le service des intérêts publics. Enfin, la morale nationale trouva dé plus en plus une place dans la conscience religieuse du pays, qui sut s’accommoder — Littré l’a remarqué depuis longtemps — elle qui est par essence universelle et humaine, avec les obligations civiques les plus étroites. Le clergé restait en dehors de ce mouvement : il y entre, Messieurs, à l’heure qu’il est, par ordre soit, mais aussi, je l’ai constaté souvent, non sans une joie profonde, dans mes entretiens avec des prêtres étudiants ou professeurs, spontanément et par l’irrésistible contagion du patriotisme. Plusieurs d’entre eux qui sortent du régiment joignent à la religion du Christ la religion du drapeau. Plusieurs courent en ce moment les derniers périls dans des missions lointaines autant pour la propagande de l’idée française que pour celle de leur foi religieuse. Quelle peine aurions-nous après cela, nous qui ne croyons pas aux mêmes choses, à traiter ces croyants en concitoyens et en frères ?

De même jusqu’à ces dernières années, la question sociale avait perdu son aiguillon. Si les sacrifices les plus lourds ont été supportés par le pays aussi vaillamment, est-ce que ce n’est pas parce que l’idée du bien public était présente à tous les esprits ? Il n’y avait dans les populations les plus éprouvées aucune pensée de révolte, aucune haine. Pour la première fois, le service personnel réunissait dans le même rang, assujettissait aux mêmes travaux les riches et les pauvres. L’armée a été la grande école de discipline sociale : là, les déshérités de la fortune et de l’instruction ont appris à reconnaître les supériorités, à souffrir comme chose naturelle les inégalités nécessaires, à compter sur une élite pour le salut commun au jour du danger ; et rentrés dans la vie civile, ils y ont porté cet esprit d’ordre et de respect sans lequel aucune société ne peut se tenir debout. Ainsi, le désir du bien-être et l’instinct d’indépendance et d’égalité se sont organisés dans la conscience nationale avec la règle pratique dominante : fais ce qu’il faut pour que ton pays soit fort et prospère. — D’autre part, sous l’empire du même sentiment, les heureux, ceux du moins qu’on croit nécessairement heureux parce qu’ils ne souffrent pas’de l’insuffisance des ressources pécuniaires, avaient mieux compris qu’en aucun temps leurs devoirs envers leurs concitoyens affligés de ce manque de ressources. Au régiment, les enfants de familles plus aisés, plus cultivés en général que leurs camarades, se sont pénétrés de leur responsabilité sociale : ils ont appris à reconnaître dans leurs compagnons d’armes les qualités qui font l’homme de cœur et le citoyen, en dépit des inégalités de surface. Les institutions philanthropiques ont pris chez nous un essor inconnu jusque-là ; le budget de la bienfaisance privée et de l’assistance publique est devenu considérable. Les grandes industries ont consacré une part de plus en plus large de leurs bénéfices à l’établissement des œuvres de secours les plus variées. L’impôt a frappé des formes de revenu exemptes auparavant de toute charge. Des lois ont été votées qui invitent en quelque sorte les travailleurs à s’unir pour la défense de leurs intérêts, et tendent à protéger la femme et l’enfant contre l’emploi prématuré ou excessif de leurs forces dans l’industrie. Dans aucun pays d’Europe, il n’a été autant fait peut-être que dans le pays qui a donné l’un des premiers l’exemple du suffrage universel et de l’instruction gratuite, pour diminuer les inégalités de toutes sortes, parce que c’était pour notre démocratie une condition d’existence et que la coopération volontaire de tous au relèvement national était à ce prix. Loin donc qu’il y ait pour nous incompatibilité entre l’amour de la justice universelle et le dévouement à nos institutions, ces deux sentiments se corroboraient dans l’heureux équilibre de nos tendances pratiques.

Faire dériver le droit et le devoir de la conscience collective nationale, se sentir porté pour ainsi dire dans cette conscience vers sa destinée individuelle, trouver par elle à son activité un but et un sens, reconnaître qu’on lui doit tout ce qui donne du prix à la vie, sécurité, dignité, participation aux jouissances intellectuelles et esthétiques, à tous les fruits du travail humain, comprendre par elle sa solidarité avec tous ses concitoyens en dépit des divergences d’opinion et d’intérêt, qu’est-ce que cela, Messieurs, sinon une forme élevée du socialisme, un socialisme qu’on peut appeler organique puisqu’il repose sur le sentiment des harmonies qui unissent les hommes d’un groupe naturel les uns aux autres, et tous à l’unité vivante dont ils sont chacun personnellement les organes nécessaires ? Car ne croyez pas que cette doctrine nous engageât à répudier les traditions du libéralisme national ; nous avons toujours professé que dans la série des organismes sociaux la puissance de la conscience collective est en raison directe de l’énergie des consciences individuelles et que si la réglementation sociale enserre de plus en plus près l’individu sur certains points, sur d’autres comme dans son activité économique, domestique, scientifique et religieuse, elle le laisse de plus en plus maître de lui-même, parce qu’il est des fonctions qui ne sauraient bien s’accomplir administrativement et que dans tout organisme étouffer la spontanéité c’est tarir la source de la vie. L’antinomie entre l’individu et l’État nous a toujours paru être un trompe-l’œil, un fantôme logique. Pratiquement, il n’y a de liberté que là où l’action sociale est très étendue et très forte, et elle est très étendue et très forte quand elle s’appuie, non sur les emportements d’une multitude, mais sur le concours d’associations et de partis solidement organisés.

Voici qu’un nouvel idéal se lève à l’horizon moral de la génération présente : cette harmonie féconde entre nos diverses règles d’action menace de se déconcerter. Que s’est-il donc passé ? Ne cherchons pas, Messieurs, si quelque part ce noble culte auquel des humbles se sacrifiaient n’a pas été trahi, si l’on n’a pas mis au service d’ambitions et de convoitises inavouables le patriotisme lui-même, ou si ce n’est pas plutôt une loi nécessaire que tout mouvement social énergique suscite quelque mouvement en sens contraire. Il a suffi que la sécurité nationale parût se raffermir pour qu’aussitôt le rêve que nous avions rêvé dans notre jeunesse reprît son cours et que la cité sans larmes et sans frontières recommençât à briller dans le mirage des temps prochains. C’est ainsi que la jeune génération, oubliant l’enseignement des deux années funestes, s’est éprise d’une justice absolue et universelle qui ne doit rien à l’histoire ni au droit positif, et qu’elle a prêté l’oreille çà et là aux arguments du socialisme cosmopolite et révolutionnaire.

Fidèle à la méthode que nous vous exposions tout à l’heure, nous n’essayerons pas de prouver aux jeunes gens qui nous écoutent que la patrie est plus digne de nos amours que l’humanité future. Encore une fois les principes de nos affections échappent à l’argumentation logique : ils la dominent. D’ailleurs, nous ne sommes pas inquiets sur le patriotisme de la jeunesse française, dûtelle devenir plus éprise de l’absolu qu’elle ne l’est, si elle l’est. Quand Fichte, en 1807, écrivait ses Discours aux Allemands, où était son idéalisme transcendental ? Les seules observations que nous puissions nous permettre à l’égard de la nouvelle foi tendront à montrer qu’elle s’égare dans le choix des moyens et que le programme actuel de ceux à qui la justice au dedans et l’accord des nations au dehors est plus cher que tout, compromet gravement l’avènement de l’une et de l’autre.

Que malgré tout ce qui a été fait, il n’y ait pas encore beaucoup à faire pour améliorer le sort des travailleurs, que des garanties ne puissent s’ajouter à celles qu’ils ont déjà contre l’arbitraire de ceux qui les emploient, plutôt à notre avis dans la petite industrie que dans la grande, et que des moyens ne doivent pas être cherchés de les préserver des cruelles épreuves que leur imposent des contributions peut-être sur certains points mal assises, l’instabilité des affaires, la maladie et la vieillesse, qu’enfin les États démocratiques ne soient pas obligés plus que tous les autres de viser à obtenir de la population vivant de salaires cet acquiescement tacite, lié à une estimation favorable de son sort, sans lequel même les États aristocratiques et monarchiques ne peuvent durer, et qu’ainsi la politique nationale n’ait pas à faire spontanément la plus large part à la politique de solidarité humaine ; — c’est ce qu’il serait téméraire de soutenir, bien que l’initiative des intéressés et celle de leurs conseillers pacifiques puissent plus encore pour la guérison de leurs maux que l’intervention de l’Etat ; — que d’autre part l’Europe soit dans une situation normale, que le régime de paix armée qui pèse si lourdement sur cette partie du monde soit l’idéal des rapports internationaux, c’est ce que l’optimisme le plus intrépide ne réussirait pas à nous persuader. Mais la question est de savoir si les moyens offerts par le socialisme absolu ou radical pour la solution de ce double problème sont les meilleurs. Or nous les croyons les pires de tous, parce que loin de s’inspirer du sentiment des harmonies sociales, la doctrine renferme dans son fond un levain d’égoïsme, partant d’antagonisme, bref parce qu’elle n’a de social que le nom et pourrait bien n’être qu’un individualisme intempérant.

Deux groupes de tendances pratiques se mêlent dans le socialisme radical. D’une part il y a la tendance au bonheur, le désir d’un plus grand bien-être ; de l’autre la volonté de réaliser toute la justice : d’un côté le matérialisme économique de Karl Marx, de l’autre l’idéalisme transcendant des philosophes. Eh bien ! l’une et l’autre doctrine partent de l’individu et y retournent ; pour l’une et pour l’autre l’Etat n’est qu’un intermédiaire, un moyen, un expédient momentané.

Est-ce que la première voit dans la société autre chose qu’un vaste marché, de chaque côté duquel figurent des acheteurs et des vendeurs dont les intérêts sont opposés ? Elle prend pour postulat cette affirmation que le travailleur ne doit pas une minute de son temps à la communauté, que tout effort de ses bras qui sert à autrui en même temps qu’à lui-même est une extorsion à son détriment et que l’idéal est une organisation telle que l’activité productive s’arrête à la limite des exigences du besoin individuel. Le travail pour elle n’est plus une fonction sociale ; il n’est qu’une marchandise dont il s’agit de vendre le moins possible le plus cher possible. La direction d’une industrie n’a plus de son côté aucune liaison avec un intérêt supérieur national ou humain ; c’est une entreprise d’achat de travail ; elle n’a pour but que d’en obtenir le plus possible au plus bas prix possible. Le travailleur dit au capitaliste (ce sont les termes mêmes de Marx) : « Je demande une journée de travail de durée normale ; je le demande sans faire appel à ton cœur, car dans les affaires il n’y a pas de place pour le sentiment… La chose que tu représentes vis-à-vis de moi n’a rien dans la poitrine[6]. » Le capitaliste ne manque pas de répondre « En tant que capitaliste, je ne suis que capital personnifié ; mon âme et l’âme du capital ne font qu’un[7]. Soit ; mais toi, en tant que travailleur, tu n’es qu’un instrument de bénéfice ; la chose que tu représentes vis-à-vis de moi n’a rien dans la poitrine. » Deux choses sans âme, deux choses qui n’ont rien dans la poitrine, voilà la société ! Ne parlez pas à Marx des intérêts de la nation « la richesse nationale, c’est l’enrichissement du capitaliste[8]. » Au fond de cette richesse soi-disant nationale, il y a quoi ? La dette publique ![9] Et qu’on ne dise pas que la suppression du régime capitaliste changera les rapports des hommes entre eux. Mis en possession des instruments du travail par la révolution, le travailleur comme individu ne cessera pas d’être la fin de tout le mouvement économique. « Le plaisir, dit le traducteur autorisé de Marx, le plaisir, but de tout organisme vivant, se réalisera alors pour chacun conformément à sa nature[10]. » À quoi la réalisation de ce programme peutelle aboutir, sinon à une juxtaposition d’égoïsmes irréductibles ? « Il n’y a pas, dit le même auteur, à réorganiser, mais à supprimer l’Etat[11]. » Même la commune, même la corporation seront supprimées comme de nouveaux organes d’exploitation et de tyrannie[12]. On se demande où, comment pourra se faire la concentration économique, maintenue contre les doctrines anarchiques, et si l’on ne se trouve pas en présence d’une massé amorphe d’individus réfractaires à toute organisation intelligible.

Quant à la seconde doctrine, elle fait reposer la justice sur la valeur absolue de la personne humaine, en raison du caractère métaphysique ou transcendant qu’elle lui attribue. Puis elle applique ce principe à la répartition des avantages sociaux, elle exige au nom de la justice l’égalité absolue en fait de satisfactions sensibles. L’Etat n’est plus qu’un distributeur mécanique des moyens et des produits du travail, une agence économique au service des individualités jalouses qui l’ont instituée et qui la remanient ou la défont pour la refaire dès que l’inégalité commence à poindre ici ou là. Et c’est encore trop. Quand tous les biens seront socialisés, c’est-à-dire remis aux individus en proportion de leur travail, son rôle se bornera « à empêcher le privilège de renaître, sous quelque forme que ce soit[13]. » Mais n’est-il pas évident que plus la communauté sera étroite, mieux elle s’acquittera de ce rôle, ou plutôt mieux les citoyens s’en acquitteront directement à sa place ? Pour établir la justice, l’Etat se fragmente ; dès que la justice est établie, il devient inutile ; il se résorbe en ses éléments. Entre le socialisme cosmopolite et l’organisation communale, la corrélation est nécessaire et historique.

Il faut choisir pourtant. Ou c’est la société qui est première dans la série des biens, c’est elle qui est la valeur suprême, et alors il faut que les individus se résignent à supporter la part de fatalités naturelles qui est encore indispensable à son équilibre, part qui peut être réduite graduellement, mais qui ne disparaîtra jamais, s’il est vrai que toute organisation soit impossible entre des êtres Et alors riches et pauvres nous rigoureusement égaux. Et alors riches et pauvres nous devons nous considérer tous comme des moyens pour le maintien et le développement de l’organisme social. Malheur aux riches, mais aussi malheur aux pauvres qui seraient tentés de s’ériger en fins absolues ! — Ou c’est l’individu qui est, comme fin en soi, l’alpha et l’oméga de la politique et de la morale ; et alors, qu’il s’agisse de lui garantir le bien-être ou la justice, le groupe social doit se soumettre à ses exigences, quelque risque qu’il en doive résulter pour la prospérité, pour la sécurité communes, pour la force de l’Etat au dedans et au dehors. Le collectivisme, au double point de vue du bonheur et de l’égalité, revendique pour l’individu le droit de ne se subordonner à rien. C’est donc un véritable individualisme qu’on nous propose sous couleur de socialisme : les extrêmes se rejoignent.

Vous voyez maintenant, Messieurs, la raison qui frappe d’impuissance, à notre avis, les efforts des modernes réformateurs pour l’établissement d’un régime de justice au dedans et au dehors.

Au dedans, ils semblent craindre que la souffrance des déshérités ne s’endorme et je ne sais vraiment s’il n’entre pas dans leur plan de l’irriter plutôt que de l’adoucir. C’est qu’il leur paraît que l’individu ne doit rien concéder de ce qu’ils considèrent hypothétiquement comme un droit absolu ; c’est qu’ils trouvent bon que celui qui souffre renonce à l’effort patient, à l’espoir de préparer une vie plus heureuse, sinon à lui-même, du moins à ses enfants, à force de privations noblement supportées, et qu’ils l’invitent à se lever enfin pour exiger une satisfaction immédiate, dût-il périr dans la tempête qu’il aura décharnée. Toutes les grandes doctrines ont eu une théorie de la résignation : le Stoïcisme et le Christianisme ont eu les leurs le Positivisme a la sienne en un langage différent toutes ont quelque chose à dire à celui qui souffre pour atténuer sa souffrance en attendant le remède. Le socialisme ne veut pas que le malheureux se résigne, il lui dit : Tu souffres ; voilà les auteurs de ton mal. Ils t’ont spolié : révolte-toi et dépouille-les à ton tour ! C’est là une grave lacune du système, Messieurs, et je doute qu’une morale et qu’une politique, dont le principe est la nécessité d’une révolution plus ou moins prochaine, puissent quelque chose pour l’organisation d’une société plus juste. La justice est le droit, c’est-à-dire la renonciation à toute violence : la Révolution, c’est la force ; si la guerre des classes commence une fois légitimement, au nom de quel principe lui imposerons-nous un terme ? Et au milieu de ces secousses, comment pourront mûrir les institutions protectrices qui sont les fruits de l’ordre et de la paix ? Un gouvernement dont les institutions militaires seraient délabrées par la propagande internationale et qui ne pourrait protéger au dehors ni son commerce, ni sa dignité, ni la sécurité de ses nationaux, verrait tarir bientôt les sources de la prospérité publique, condition du bien-être individuel. Et de même un gouvernement chaque jour menacé, en butte à l’assaut de factions implacables, sera à jamais impuissant pour imposer aux intérêts momentanément en conflit des concessions réciproques. C’est une tâche délicate que la réglementation du monde du travail et des affaires ; compter sur une révolution pour cela, c’est compter sur une trombe pour labourer et ensemencer son champ.

Et enfin, Messieurs, je vous le demande, lequel fera le plus pour le progrès de la civilisation en général et l’établissement d’un régime de droit intersocial, ou l’Etat collectiviste, création de la raison abstraite, déification de l’individu, ou l’Etat historique, la nation telle que nous la connaissons ? La réponse ne nous paraît pas douteuse. Je ne parle pas de la période préparatoire au régime nouveau, qui serait inévitablement une période de convulsions : la dissolution des grands États en groupes restreints ne se fera pas toute seule. Le fractionnement volontaire des États modernes souhaité par de nombreux socialistes, nous rappelle un curieux phénomène dont M. Giard a signalé la fréquence chez les animaux inférieurs ; quand on les moleste, ils se disloquent, le pêcheur n’en trouve plus dans sa main que des morceaux. C’est l’autolyse. Opération malaisée à exécuter pour un pays comme la France au milieu de l’Europe en armes ! Nous demandons à ne pas entrer dans un organisme social étranger, à l’état de lambeaux qui s’offrent d’eux-mêmes à l’avidité d’un ou de plusieurs conquérants : Nous voulons, si nous accédons jamais à un groupe international, que ce soit comme une personne, sinon entière, hélas ! nous ne le sommes plus, du moins forte encore de sa cohésion, qui contracte avec d’autres personnes sous le régime du droit et la garantie des traités. Mais supposons cette période préparatoire terminée. Comment le petit groupe collectiviste, absorbé par sa tâche économique, contribuera-t-il à la formation des idées et des sentiments sans lesquels une culture humaine est impossible ? De quelles productions scientifiques et esthétiques sera-t-il capable dans la spécialité de ses fonctions et son exiguité ? Comment abordera-t-il avec quelque chance de succès, lui toujours à la merci des individualités armées dont il est le point de rencontre, l’entreprise d’une organisation juridique avec les communautés voisines ? Quelles institutions relieront sur l’étendue du monde habité la masse confuse de ces atomes humains qui se repoussent ?

Je ne puis m’empêcher de penser que seule la Nation en qui se résument d’immenses intérêts, qui suscite les grandes entreprises, qui tourne sans cesse vers un idéal imposant les efforts de ses membres pour la production de nouveaux chefs-d’œuvre, de nouvelles institutions, de nouveaux modes de penser, de sentir et d’agir, la Nation où s’élaborent des vertus de beaucoup supérieures à l’horizon professionnel, et qui peut obtenir de ses enfants par le prestige de l’amour, des sacrifices réciproques presque sans limites, la Nation enfin, organe exclusif du droit, est capable d’affranchir les hommes, autant que cela est possible, des fatalités naturelles au dedans, de les solidariser avec d’autres familles humaines au dehors, de travailler efficacement en un mot à la multiplication et à l’extension de notre espèce à la surface du globe.

C’est donc par l’attachement, par le dévouement le plus entier à la société concrète dont nous faisons partie, que nous pouvons le plus utilement préparer l’avènement d’une société plus équitable et plus vaste : en servant la patrie, nous servirons l’humanité. Là est la solution de la crise actuelle. Les revendications amères et hautaines, les haines de classes, les polémiques envenimées sont de mauvais précurseurs pour le régime d’harmonie qu’on nous annonce. À défaut de démonstrations certaines, qui, si elles étaient possibles en de pareilles matières, auraient déjà mis fin au conflit, opposons, Messieurs, à l’affirmation de l’utopie cosmopolite, l’affirmation de la patrie réelle et vivante, à la foi dans la justice vengeresse et destructive, la foi dans le progrès par la solidarité nationale. Les plus doux, les plus aimants, les plus pacifiques l’emporteront. L’histoire d’ailleurs nous montrera quelque jour, qu’à mesure que nous nous éloignons de la grande commotion du siècle dernier, ces crises périodiques sont de moins en moins graves et durables, et qu’après tant d’aspirations immenses et d’ébranlements révolutionnaires, les nations européennes se sont toujours retrouvées plus fortes, parce qu’elles sont les facteurs indispensables de la civilisation et que, hors d’elles, pendant longtemps encore, il n’y aura place que pour le chaos.




II

LES CRISES SOCIALES



Messieurs[14],

Ceux d’entre vous qui ont assisté à nos leçons de l’année dernière savent que nous avons dû d’abord déterminer l’objet de ce cours, dont la dénomination présente, dans l’état actuel du vocabulaire, quelque ambiguïté. Le mot d’économie sociale peut être interprété de trois manières différentes. — Il peut signifier la constitution et les transformations, la structure, le fonctionnement et le devenir des corps sociaux, et, dans ce cas, l’histoire de l’économie sociale serait l’histoire des sociétés elles-mêmes, le tableau de leur vie tout entière, quelque chose de très approchant de ce qu’on entend en général par le mot de sociologie. Nous avons repoussé cette définition, d’abord parce qu’elle n’est pas historique et que très peu d’auteurs l’ont proposée, ensuite parce que, si les fondateurs de ce cours, si le corps des Facultés et l’Etat, qui ont accepté cette fondation, avaient voulu créer l’enseignement de la sociologie, c’est certainement ce terme, dont le sens n’est pas douteux depuis A. Comte, qu’ils auraient employé. — L’économie sociale pourrait comprendre encore les règles qui président à la gestion des intérêts sociaux dans le sens le plus étendu, c’est-à-dire la politique, la législation, l’éducation, l’économie politique elle-même comme art[15]. Qui ne voit que l’histoire d’un tel objet, outre qu’elle exigerait du professeur les compétences multiples de l’historien proprement dit, du juriste, du pédagogiste et de l’économiste, le conduirait inévitablement à empiéter sur le domaine de plusieurs, de ses collègues ? Du reste, ce sens n’a pas davantage pour lui l’usage, qui est souverain en pareille matière. Nous avons pris comme point de départ de notre interprétation, ces faits très apparents qu’il y a dans chacune de nos grandes Expositions une section d’Economie sociale renfermant tout ce qui se rapporte à l’amélioration du sort des travailleurs et qu’il existe en France une société d’Economie sociale, s’inspirant ouvertemont des recherches auxquelles s’est livré un économiste d’un nouveau genre, non pour trouver les moyens de multiplier la richesse, mais pour découvrir comment la paix peut être e conservée ou rétablie entre le capital et le travail, entre l’entrepreneur et l’employé cet économiste, c’est Le Play. Si l’Economie, à laquelle s’est appliqué Le Play, a reçu de lui le nom de sociale, c’est que cet adjectif avait pris, depuis le commencement du siècle, une acception particulière, qu’on retrouve dans les locutions de réformes sociales, de république sociale, de parti social, de juslice sociale[16], acception que les écoles Saint-Simonienne et Fouriériste lui avaient donnée. Peu à peu, un substantif en avait été tiré le socialisme et l’économie sociale avaient été deux espèces du même genre, deux doctrines visant au même but : l’organisation du monde du travail et le bonheur du plus grand nombre, mais par des moyens différents. Le Play avait restauré l’économie sociale au lendemain de 1848, comme pour recueillir l’héritage du’socialisme, qu’on croyait alors disparu pour toujours. Et c’est sous l’inspiration de ses disciples actuels que le cours que nous avons l’honneur de professer a été fondé. Il fallait donc prendre le titre de ce cours dans son acception concrète et positive. C’est ce que nous avons fait. Mais il convient de rendre à ce terme sa signification générale et de comprendre sous cette dénomination tous les efforts tentés pour bannir la souffrance des sociétés humaines. L’Economie sociale, c’est dès lors la politique qui a pour but non le maintien et le développement des groupes sociaux, mais le bonheur des individus. Ampère la désignait par un mot barbare mais exact et qui est presque d’accord avec la définition que nous venons d’en donner[17] : la cœnolbologie ou théorie du bonheur commun. L’histoire du socialisme fait ainsi partie essentielle de l’histoire de l’Economie sociale. En plaçant ainsi l’unité de nos recherches dans l’histoire du socialisme et des doctrines qui visent au même but par d’autres moyens, nous répondions aux préoccupations de l’heure e présente et nous assignions à nos études un objet suffisamment défini.


I


L’histoire des doctrines socialistes, dans le passé, même reculé, est intéressante en elle-même. Ces doctrines sont, avant tout, un fait social de la plus haute importance. Elles reflètent l’état des esprits en des moments décisifs de l’histoire générale et figurent comme l’une des causes les plus actives des plus mémorables révolutions. Mais leur étude offre de plus un intérêt pratique considérable à l’heure actuelle : elles peuvent en effet contribuer à la pacification des esprits et nous permettre à tous, amis et adversaires, d’envisager avec quelque sang-froid des questions d’autant plus difficiles à résoudre qu’on apporte plus de passion à leur examen.

C’est, en effet, la condition ordinaire de l’homme de ne pouvoir plus appliquer les facultés qui lui servent à juger objectivement des choses, dès qu’il est sous l’empire de l’amour ou de la haine. L’objet aimé ou détesté devient unique, inassimilable à aucun autre ; il paraît être le premier et le dernier de son espèce, ou plutôt il n’appartient à aucune espèce, et ne relève d’aucune loi, en sorte que, comme aucun objet ne nous est connu scientifiquement que par la détermination de son type ou de sa nature, et de sa loi, c’est-à-dire de ses causes et de ses effets, comme cette détermination suppose un enchaînement de représentations abstraites et générales, nous en sommes réduits, pour apprécier les réalités qui nous environnent, aux émotions mêmes qu’elles suscitent en nous avant tout examen. Nous aimons par exemple nos parents, nos amis, non parce qu’ils appartiennent à telle ou telle catégorie et jouent tel ou tel rôle dans notre destinée d’homme, mais, comme le dit bien Montaigne des amis, parce que c’est eux et parce que c’est nous. Il semble particulièrement à l’amoureux que celle qu’il aime ne ressemble à aucune autre femme, et que le sentiment qu’elle lui inspire, nul ne l’a jamais éprouvé avant lui, que son amour est quelque chose d’unique et d’exceptionnel, auquel il n’y a pas de précédents dans l’humanité, comme cela ne doit avoir aucune conséquence accessible à la prévision. Il ne pense pas que des milliers et des milliers d’êtres humains se sont aimés avant lui et elle, ou s’il y pense, c’est une idée insupportable qui ravale ce qu’il considère comme une aventure extraordinaire au rang d’un événement banal, simple exemplaire d’une forme surannée, simple effet d’une loi aussi vieille que le monde s’il y pense, il aime déjà moins.

Nos affections politiques sont soumises à la même condition. Le patriote aime son pays comme s’il était sans pareil, il ne le considère pas comme une forme sociale qui a commencé, qui s’est développée et qui peut finir selon des lois générales pour le Romain, Rome était éternelle, et sa ville était la ville par excellence, l’unique, Urbs. Il en est de même pour les systèmes politiques auxquels nous nous attachons : l’ensemble des idées et des espérances suscitées par le mouvement de 89 n’était pas pour les Français une révolution, mais la Révolution. Ce sont les étrangers qui ajoutaient la révolution française. N’estil pas vrai que le socialisme apparaît à certains esprits comme une doctrine aussi nouvelle et aussi prodigieuse, comme un mouvement qui ne ressemble à aucun de ceux qui l’ont précédé et ne saurait comme eux finir, laissant l’histoire reprendre son cours ? Ce ne sont pas seulement des événements nouveaux qui vont commencer avec lui, ce sont des temps nouveaux, et ils n’auront rien de commun avec la succession des jours écoulés. Plusieurs sont devant cette ère nouvelle comme les plus enthousiastes de nos grands-pères au 1er Vendémiaire de l’an I. Il y a toujours un peu de religion dans nos amours. C’est au fond l’absolu que nous embrassons dans nos espoirs éperdus et l’absolu est seul, il est immortel ; il échappe à toute comparaison et à toute vicissitude.

L’histoire nous détourne doucement de cette contemplation absorbante. Elle nous invite à rechercher si les doctrines, pour lesquelles notre cœur et notre imagination s’émeuvent, n’ont pas déjà plusieurs fois paru et disparu sous des formes analogues au cours du développement de l’humanité civilisée elle nous suggère que le moment historique que nous traversons pourrait n’être qu’un des termes d’une série, qu’une crise semblable à d’autres crises, et ainsi elle nous permet de nous élever au-dessus du tumulte des passions contemporaines pour jeter sur les perspectives étendues qu’elle nous ouvre un regard plus tranquille et plus ferme.

Le socialisme n’est pas né d’hier ; il a déjà fait cinq apparitions dans l’histoire. Formulé en Grèce, pour la première fois par Philéas et Platon, il a été la cause principale des guerres civiles qui ont amené la chute de la plupart des cités helléniques. — Le christianisme naissant l’a adopté en partie et en a fait la base des institutions cénobitiques et des sociétés cléricales qui se sont substituées peu à peu aux cités romaines jusqu’à ce que l’Eglise dans son ensemble, ou la Catholicité se substituât à l’Empire. Alors le socialisme a été abandonné ; bon instrument de dissolution, il était incompatible avec un état social organique. — Il a reparu à la Renaissance dans l’œuvre d’un lettré, l’Utopie de Morus, et les anabaptistes ont tenté tumultueusement de le réaliser en Allemagne peu de temps après. — Çà et là rappelé au cours du xviie siècle, comme un idéal de perfection chrétienne par des moines et des évêques, il inspira au xviiie la politique de Rousseau et d’un grand nombre de philosophes en opposition avec les Economistes. Il est un des facteurs de la Révolution française dont la conspiration de 1796 est l’épilogue naturel. Babeuf continue et achève Robespierre. — Enfin du début de ce siècle à 1830, il s’est peu à peu reconstitué sous une forme nouvelle et a joué un rôle, vous savez lequel, dans les événements de 1848. Laissons de côté le réveil des mêmes doctrines auquel nous assistons et essayons de discerner, à travers ces manifestations successives, quelle est la caractéristique du socialisme et quelles causes le font naître et le ramènent, quels effets il produit d’ordinaire.


II


1° LE SOCIALISME ET LA FIN DES CITÉS GRECQUES


Platon est très préoccupé des dangers de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté. Le riche, dit-il, est asservi par la cupidité et l’ambition ; le désir d’augmenter sa fortune et sa puissance, la lui rend impossible, avec la vie contemplative, l’exercice de la philosophie, qui est la vertu même et assure l’immortalité. De là naissent les factions et les luttes intestines. Le pauvre est esclave du besoin ; son âme est opprimée par le corps ; il est livré aux séductions des démagogues et des aspirants à la tyrannie, ennemis nés de l’aristocratie philosophique. L’Etat ne restera en équilibre, autrement dit le pouvoir des philosophes n’y sera sauvegardé et l’immortalité individuelle garantie, que si les biens y sont répartis à peu près également entre tous et restent médiocres. À quel moyen Platon va-t-il recourir pour empêcher les uns de s’enrichir outre mesure et les autres de tomber dans la misère ? Athènes était la cité qui justifiait le moins ses alarmes ; les biens y étaient très divisés ; les parts familiales, jadis incessibles, y avaient été mises à la disposition des prolétaires enrichis ; les richesses mobilières s’y étaient multipliées ; le travail, le commerce et la navigation y avaient répandu dans le peuple une certaine aisance. Le régime démocratique y avait atténué la lutte des classes. Mais Platon ne pouvait reconnaître ces bienfaits de la démocratie sans renverser tout son système. Il préfère recourir à une institution dont il trouve le modèle dans l’humanité primitive telle que l’imaginaient Hésiode, les Pythagoriciens et Empédocle, à la communauté des biens et à la suppression de tout commerce et de toute industrie. Il préconise le retour à l’âge d’or, à cet état d’innocence, d’abondance et de sobriété qu’il croit avoir été celui des hommes primitifs, quand les dieux étaient les pasteurs de cet heureux troupeau. Son idéal est rétrospectif. Ce n’est pas un progrès qu’il appelle de ses vœux, c’est une régression.

Aristote combat le communisme platonicien. Il souhaite la diffusion de la petite propriété et demande même que l’Etat établisse avec les excédents de revenu une sorte de caisse nationale de prêts qui permette aux pauvres d’acheter une parcelle de terre ou de créer un fonds de commerce[18]. Mais il est, comme Platon, très effrayé de l’accroissement des richesses mobilières, et condamne les progrès économiques les plus manifestes réalisés de son temps.

Au fond, ce qui rend Platon et même Aristote si hostiles à la libre expansion de la richesse par le commerce et l’industrie, surtout par le commerce, c’est la nouveauté de ce mode d’acquisition inconnu jusque-là, du moins dans ses effets les plus frappants, des populations helléniques. Vouées à l’élevage et à l’agriculture, elles voyaient avec scandale de grandes fortunes s’élever sur une autre base que la propriété territoriale et naître comme de rien. Il leur semblait que ces fortunes, issues de combinaisons intelligentes, avaient quelque chose d’artificiel et d’immoral. Là est la vraie cause des restrictions d’Aristote et des conceptions rétrogrades de Platon : leur indignation vertueuse est sincère ; mais c’est un cas de misonéisme. L’art devance la science, et devant les meilleures de ses œuvres l’homme est à de certains moments saisi de doute et d’effroi.

M. Guiraud pense que les doctrines des philosophes ne furent pas sans influence sur le développement du socialisme pratique qui suivit. Mais si les discussions politiques prirent en Grèce, si constamment, à partir du IVe siècle le caractère de luttes sociales, d’autres causes, dont plusieurs sont signalées du reste par le même historien, y contribuèrent beaucoup plus activement. La propriété foncière était la condition des droits civiques, et d’autre part, sans elle, dans la plupart des cités d’ancienne forme, il était très difficile de se procurer des moyens d’existence. Les hommes de plus en plus nombreux qui naissaient hors des familles possédantes, la désiraient ardemment, puisque tant qu’ils en étaient privés, ils ne pouvaient avoir ni influence ni sécurité dans l’État, ni vivres assurés à leur foyer. Or l’État était regardé en Grèce comme l’auteur de toute attribution de propriété territoriale. Il procédait fréquemment encore dans les clérouchies à des opérations de ce genre. De plus, il n’y avait pas un très grand nombre de siècles qu’il s’était élevé au-dessus des clans primitifs dans lesquels la propriété était indivise. Bref, l’évolution de la propriété individuelle en était encore e à l’un de ses premiers stades en Grèce, comme le prouvent les taxations sans limites qui frappaient les riches en temps de guerre. Les convoitises des gens sans ancêtres devaient donc naturellement tendre à l’expropriation légale des familles en possession du sol, et celles-ci devaient user de toute leur influence politique pour empêcher cette expropriation ou reconquérir leurs champs par une loi lorsqu’une révolution les en avait dépouillées. Le pouvoir ne fut plus qu’un instrument d’appropriation et d’expropriation. Qu’il fut dès lors la proie du plus fort, est-il besoin de le dire ? C’est l’histoire de toutes les cités pendant les derniers siècles avant la conquête. Tous les témoignages concordent pour établir que ces convulsions précipitèrent la chute des cités et que les proconsuls se firent acclamer partout en assurant la stabilité de la propriété foncière.


2o LE SOCIALISME ET LA FIN DE L’EMPIRE ROMAIN


Pythagore permettait à ses disciples de garder leurs biens : ceux-là seulement qui le voulaient y renonçaient, et en y renonçant acquéraient une perfection supérieure. Telle est exactement la règle posée par le Christ et suivie après lui dans la primitive Eglise. Le produit de la vente ou les biens mêmes devaient être remis au chef de la communauté, qui en disposait pour les besoins des membres ou pour le soulagement des pauvres. Cette doctrine est-elle socialiste ? Comment douter qu’elle le soit, puisqu’elle tend formellement à faire prévaloir la propriété collective sur la propriété individuelle ? Le précepte Si vis perfectus esse, n’aurait pas de sens s’il n’impliquait cet autre précepte inconditionnel Estole perfecti (Matth., chap. xix et v). De ce que la communauté des biens n’est pas établie par une contrainte légale, il ne s’ensuit pas que la prescription qui l’impose soit sans vertu : au contraire, de toutes les obligations, l’obligation morale est la plus forte. En fait, nulle part en aucun temps l’expérience du socialisme n’a été tentée dans d’aussi vastes proportions que par les institutions chrétiennes. S’il n’y avait pas eu de vocations à la vie de renoncement, il n’y eût pas eu d’Eglise chrétienne, et jamais, après comme avant l’établissement du célibat ecclésiastique, l’Eglise n’a cru que ce fût un péril à éviter que l’absorption de la cité humaine par la cité de Dieu : dès l’origine, la « fin du monde » a été une éventualité prévue et acceptée. L’illusion millénaire est même une partie essentielle du socialisme chrétien primitif. Il y a donc de toute nécessité une portion de la chrétienté qui vit sous le régime de la communauté ; cette portion représente l’état normal des serviteurs du Christ ; elle réalise un idéal dont le reste doit autant que possible s’approcher : c’est la possession individuelle qui est, du point de vue chrétien, une condition inférieure. Si l’Evangile et les Actes des Apôtres sont orthodoxes, ce que nous venons de dire est au-dessus de toute discussion.

Eh bien ! nous disons que du point de vue de la nature, c’est-à-dire du point de vue de révolution historique des sociétés, un tel phénomène social est une régression manifeste. Pris dans son ensemble, le monde antique était passé peu à peu de la propriété indivise du clan à la propriété individuelle, à la propriété quiritaire, fortement établie par les lois romaines. Retourner à la communauté, tirer du précepte moral du renoncement tout un ensemble de lois négatives de la propriété individuelle, comme l’a fait le droit canonique, c’était revenir de plus de dix siècles en arrière. Sans doute ce phénomène était en harmonie avec l’état général de l’humanité au moment où il s’est produit. Et à ce titre il a pu être considéré comme utile, en ce sens que les communautés chrétiennes, embryons de l’abbaye féodale, ont été, grâce à ces lois, l’organe clos où la culture antique s’est conservée en se transformant. Mais il rappelle l’enkystement qui, chez les organismes élémentaires, est une phase nécessaire de la reproduction et n’en est pas moins accompagné de phénomènes de régression sur le caractère desquels aucun biologue ne saurait se tromper.

Parmi les causes du phénomène social que nous étudions figure en première ligne l’aspiration de toutes les religions de cette époque à l’organisation d’un état social qui fût le mieux approprié à la vie spirituelle et favorisât autant que possible l’accomplissement du précepte platonicien : que la vie doit être une préparation à la mort. S’unir pour mourir au monde, pour commencer l’affranchissement des biens corporels, pour rompre avec la chair et avec tous les biens dont l’attachement à la chair nous fait une nécessité, tel était leur programme commun. Qu’est-ce autre chose qu’une tentative pour former une société céleste, une société d’âmes, c’est-à-dire une société en dehors des conditions dans lesquelles tout groupe vivant est appelé par les lois de la nature à se développer ? Supprimer les conditions de la vie sociale pour arriver à une union sociale plus étroite et plus intime, c’est le rêve d’où sont toujours sorties les utopies socialistes.

Quant aux effets, ils se ramènent à la destruction consciente et acharnée de l’unité romaine, de la paix romaine. Deux formes politiques principales se sont succédé dans le monde antique civilisé : la cité, puis l’empire ; l’empire romain a été la continuation de l’empire d’Alexandre, ils reposent l’un et l’autre sur le même principe, l’adoration de la divinité régnante. Les cités helléniques ont succombé, nous venons de le voir, pour avoir été divisées par la question agraire en deux partis et n’avoir pas su organiser sur des bases solides la propriété individuelle. L’Empire romain succomba sous l’action de causes multiples, mais en particulier parce que les partisans des religions nouvelles — dont le christianisme se distinguait à peine à l’origine — opérèrent au sein de son vaste organisme administratif une sorte de rétraction et de sécession, et que dès lors, étrangers à toutes les fonctions civiques, ils n’eurent plus de zèle que pour les intérêts célestes dont les nouvelles communautés avaient pris charge. Le travail agricole, industriel et commercial, le souci de la production et de l’enrichissement, l’activité économique sous ses formes les plus humbles comme les plus hautes, fléchirent et languirent sur toute la surface de cette agrégation d’hommes si laborieuse et si prospère autrefois, comme s’arrêtent lentement à la fois les machines d’un atelier dont la force motrice s’épuise, et cela, avant même les invasions. Le ressort qui avait poussé les hommes à faire cette grande œuvre qu’on appelle la civilisation romaine était débandé par la vie extatique et contemplative, souvent même quelque peu parasitaire, à laquelle les conviaient les communautés philosophiques et religieuses.


3° LE SOCIALISME ET LA RENAISSANCE


Une partie considérable des chrétiens resta en dehors de la communauté ecclésiastique proprement dite, sans cesser d’être soumise à sa direction morale. Ces chrétiens vivaient dans le siècle ; ils n’avaient pas fait vœu de pauvreté ; quel fut le régime auquel le pouvoir ecclésiastique les soumit ou plutôt qu’il leur permit ? On peut dire qu’en gros ce fut le droit romain ; le droit romain diversement modifié, mais toujours respecté dans sa prescription fondamentale touchant le caractère inviolable de la propriété individuelle. En dehors du droit ecclésiastique, des coutumes barbares réussirent à établir, à la faveur de la désorganisation générale et dans des conditions particulières comme le voisinage des montagnes ou des marais, la communauté de certaines terres : Laveleye a montré que ces coutumes ont laissé leurs traces dans diverses parties de l’Europe. De plus, le droit de propriété fut longtemps entravé par l’arbitraire des princes et les préjugés économiques. Mais un mouvement continu, soutenu par les légistes, ramena de plus en plus l’évolution de la propriété vers la direction qu’elle avait suivie dans le monde ancien. Il faut reconnaître que malgré des retours quelquefois violents aux doctrines des premiers siècles, la théologie chrétienne elle-même favorisa de plus en plus (qu’on nous permette ce mot) l’individualisation de la propriété, par la sévérité de sa morale, par son alliance définitive au xive siècle avec le droit romain, enfin par son dogme de la spiritualité. En faisant de l’âme humaine, de l’Intellect simple et irréductible, le sujet du devoir, en enseignant que la conscience du chrétien est un monde fermé en relation seulement avec Dieu, en revendiquant pour cette conscience l’indépendance absolue vis-à-vis des pouvoirs civils, la théologie chrétienne ne donna pas seulement naissance au protestantisme, la plus individualiste des religions, elle contribua aussi à mieux circonscrire, en ce qui concerne les choses, la sphère du droit personnel et à effacer peu à peu les vestiges de la propriété collective réapparue au moyen-âge.

Au xvie siècle ce mouvement s’accéléra. Les seigneurs ecclésiastiques et laïques agrandirent encore leurs domaines, soit en pratiquant l’élevage en grand comme en Angleterre, soit en étendant pou leurs chasses la forêt sur l’emplacement de villages prospères comme cela se fit en France, soit en achetant aux communes, pour des sommes modiques, les communaux qui remontaient aux temps de l’invasion. Il n’y eut plus de terre qui appartint à personne et à tous, et chaque parcelle du sol eut un maître.

Dès lors, les hommes dépourvus de patrimoine domanial durent inventer de nouvelles ressources. Le grand essor de l’industrie et du commerce, par suite de la prospérité mobilière, est contemporain du monde moderne. Les richesses circulèrent avec une activité inconnue jusque-là ; elles fécondèrent le travail, et des villes nombreuses, imitant l’exemple de Venise et de Florence, devinrent les foyers d’une production de valeurs qui ne devaient au sol aue leur lointaine origine. Mais l’échange vit de signes. Le crédit fit des cités commerçantes autant d’organes de concentration et de redistribution où la richesse, idéalisée pour ainsi dire et accélérée dans son cours, devint un agent de transformation sociale d’une puissance inattendue.

À partir du xvie siècle, en effet, l’alliance des capitaux même modiques entre eux et avec le travail, le groupement des travailleurs libres en corporations, les liens invisibles du crédit tendent à reconstruire avec plus de variété et de souplesse les unités collectives de l’antiquité et du moyenâge disparues à jamais. Dans une région de rapports abstraits ou du moins purement conceptuels, au-dessus de la terre maintenant impartageable, se développent des biens communs dont la répartition est beaucoup plus facile, plus abondante et plus juste que celle des produits des champs sur le sol de l’abbaye ou du château. La riche bourgeoisie, le peuple foisonnant « des belles villes bien fournies[19] », dans les Flandres, en Hollande, en Angleterre et en Allemagne, sont les produits de ce régime d’association spontanée des propriétés et des forces individuelles, alors à peine à son début.

C’est précisément parce que la condition des hommes entraînés dans ce progrès économique, se modifia en peu de temps de la manière la plus heureuse, que quelquesuns conçurent la pensée de la changer de fond en comble. Pour arriver à l’unité et à l’égalité, la voie lente et sinueuse des perfectionnements techniques en fait d’industrie, de commerce, de finances et d’administration ne put suffire à des esprits impatients et imaginatifs ; ils prirent ou rêvèrent de prendre la voie la plus courte, et rencontrant le roman platonicien de la cité parfaite, ils l’adaptèrent à leurs désirs. Les humanistes qui renouvelèrent ainsi le communisme platonicien et évangélique, étaient ceux qui profitaient le plus des changements réalisés. Ils étaient une élite. Leur savoir faisait d’eux, qui n’auraient pas eu de place dans la société antérieure, les instruments de prédilection des princes. Leur culture les mettait en commerce avec l’antiquité, toute pleine de lieux communs sur la valeur égale de tous les sages dans la cité de Jupiter. « Sensibles », prompts à la sympathie comme des hommes de lettres, cette heureuse vie qu’ils avaient contre tout espoir obtenue pour eux, ils la souhaitaient pour les autres et s’apitoyaient à l’envi sur le sort des déshérités. D’ailleurs il y avait à côté des progrès accomplis, et bien que les conditions de la vie fussent améliorées pour beaucoup, d’indignes abus et d’affreuses misères. En Angleterre plus que partout ailleurs, les faibles étaient écrasés. Ainsi naquit l’Utopie de Morus, accueillie avec applaudissement par Erasme.

Morus est un chrétien qui, au. moment où il écrivit l’Utopie, avait rationalisé le dogme et n’en avait conservé qu’une sorte de théologie naturelle. Dieu est bon, dit-il ; il veut le bonheur des hommes, et de tous les hommes également. Seulement ce bonheur (et c’est ici une première nouveauté du système), n’est pas, dans la pensée de Morus, un bonheur ultra-terrestre ; il ne s’agit plus du salut ; il s’agit d’un minimum de souffrances et d’un maximum de satisfactions dans cette vie. Maintenant, comment la volonté de Dieu sera-t-elle réalisée ? Comment un bonheur égal sera-t-il assuré à tous ? Voici une seconde nouveauté. C’est à ce moment que se constituaient définitivement les premières nations de l’Europe. La royauté s’élevait au-dessus des pouvoirs féodaux de toute la hauteur d’une institution divine. La religion monarchique allait atteindre son apogée ; on s’agenouillait en Angleterre sur le passage des rois et des reines. Partout un besoin, inconscient, mais impérieux, d’ordre, d’unité, d’uniformité, de stabilité, inclinait les esprits vers une centralisation énergique du pouvoir. Morus est amené inévitablement à charger le souverain de réaliser le plan de Dieu en assurant le bonheur par l’égalité. Mais comment l’égalité peut-elle subsister un seul instant, si les possessions sont inégales ? Le souverain (conseil ou roi, cela importe relativement peu à Morus ; il est si peu hostile à la monarchie que son livre lui valut la faveur du roi Henri VIII), le souverain aura donc pour fonction principale d’organiser et de maintenir la communauté des biens et toutes les institutions de l’Utopie dériveront de ce principe. Ainsi l’égalité dans le bonheur terrestre voulue de Dieu, et l’Etat mis en demeure, au nom de la raison, d’assurer, comme substitut de la Providence, l’égalité dans les biens, condition de ce bonheur, voilà, dans ses traits essentiels, la conception sociale de Morus. C’est le théisme demi-évangélique de Locke et de notre xviiie siècle qui fait son apparition.

Il y avait, dans l’Utopie, qui nous paraît banale maintenant à cause même de sa longue fortune littéraire, des idées d’avenir. Cette métaphysique sociale sera celle de tous les esprits libres pendant les derniers siècles de la monarchie en Angleterre et en France. Elle se présente comme émanant non de la révélation, mais de la raison ; elle fait du pouvoir civil, en tant qu’il s’inspire de la raison, une sorte de Providence terrestre ; elle lui subordonne les pouvoirs spirituels tout en réservant la liberté des consciences ; elle lui assigne pour but, non le salut de ses sujets, mais leur bonheur présent ; elle lui recommande de les traiter tous avec une sollicitude égale et d’attribuer les dignités non pas à la naissance, ou à la richesse, mais au seul mérite ; elle est jusque-là, pour le temps, une doctrine de tolérance et de justice. Mais que penser du moyen préconisé par Morus pour fonder l’égalité ? D’où vient ce rêve de la communauté des biens ? De Platon, avons-nous dit ; mais nous savons de qui Platon le tient ; nous savons que l’origine en remonte aux légendes primitives de la Grèce ; nous retrouvons en lui l’âge d’or d’Hésiode et d’Empédocle. Dans la constitution d’Utopie nous reconnaissons ce régime conventuel de l’Institut pythagoricien qui fut ensuite le régime ecclésiastique, puis monastique de la chrétienté, et dont Morus avait eu sous les yeux l’image affaiblie à l’Université d’Oxford. Bref nous sommes en présence d’un système social progressif dans ses tendances, régressif dans ses moyens.

Le soulèvement anabaptiste, qui fut très étendu, sinon très profond, et qui agita la Saxe, la Thuringe, la Suisse, la Moravie, la Westphalie et la Hollande, dérive du même ébranlement des esprits lancés en pleine révolution religieuse et prompts à transformer l’égalité spirituelle, proclamée par la Réforme, en égalité sociale. Conduit en général par des humanistes, par des lettrés, mais mystiques, ce mouvement est un véritable accès de millénarisme. Les populations, exaltées par la prédication des prophètes, se croient près d’entrer dans le royaume du Christ réalisé ici-bas. Plus de magistrats, plus de châtiments ni de procès les biens communs à tous ; l’impeccabilité, l’innocence et l’amour libre, c’est toujours le même tableau de vie sociale maximum dans la négation des conditions de toute société, qui sont l’inégalité initiale et l’effort individuel rendu convergent par l’échange. À travers cette fantasmagorie mystico-naturaliste, qui finit, au bout de peu de temps, par des noyades, des têtes coupées et l’exode lamentable des survivants, on entrevoit des faits économiques significatifs : la moitié de l’Allemagne entre les mains de la féodalité ecclésiastique ; un surcroît de population inemployée ; des bergers et des bouviers, en Franconie, dépouillés de tout moyen de subsistance par la vente ou l’usurpation des pâturages communs, et se jetant dans la guerre civile ; bref, tous les éléments d’une crise sociale, dont la crise religieuse n’a été que l’occasion. Inutile d’insister sur le caractère régressif de cette révolte, qui ne fit qu’ajouter des souffrances à des souffrances.

De même que la manifestation doctrinale du socialisme à la Renaissance avait été littéraire et esthétique, non pratique ; de même, son essai de réalisation par la force resta stérile. Ce fut, pour les principautés protestantes d’Allemagne, une sorte de fièvre de croissance, une crise de formation rapidement surmontée. En fin de compte, le résultat de ces mouvements tumultueux, en Allemagne, fut le passage de la grande propriété des mains du clergé féodal à celles des seigneurs laïques. Si la situation générale du peuple fut améliorée, ce fut par le progrès naturel des moyens de production, de l’administration et de la richesse publiques, et les convulsions de l’anabaptisme en Allemagne, les guerres religieuses en France retardèrent ce progrès au lieu de l’accélérer.

Pendant un siècle et demi, le socialisme platonicien ou chrétien n’eut plus d’écho que dans les œuvres de Campanella, de Bossuet, de Fénelon. Campanella compte sur l’avènement prochain d’un siècle d’or et d’une République céleste, qui annonceront la fin du monde. C’est encore un millénaire. Sa Cité du soleil imite à la fois l’Utopie de Morus et la République de Platon. Elle est destinée à préparer le retour du, Unum ovile et unus pastor ! Bossuet et Fénelon croient avec tous les théoriciens de la politique du xviie siècle à un état de nature, état de liberté et d’égalité absolues, état d’innocence et de bonheur, fondement d’un droit naturel, type biblique et chrétien d’organisation sociale. Rousseau les suit ; il annonce une nouvelle période qui occupe la seconde moitié du xviiie siècle et comprend la crise révolutionnaire de 1789 à 1797.


4° LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION DE 1789


Le théisme de Rousseau n’est pas très différent de celui le Morus. De l’existence d’un Dieu juste et de celle d’une substance spirituelle en chacun de nous, le citoyen de Genève ne pouvait tirer que l’égalité des hommes et la présomption que la société humaine, sortie des mains de Dieu, avait dû consacrer cette égalité ; partant l’obligation pour la société actuelle de se rapprocher autant que possible de cette perfection primitive. Ne nous lassons pas d’enregistrer ces redites de l’histoire : une preuve ne se compose que de faits accumulés.

On sait que l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes distingue quatre périodes dans la vie de l’humanité. La première est l’état de nature, elle est antérieure à la propriété individuelle ; les hommes y sont libres, ils y jouissent en commun des biens naturels : ils y sont heureux, bien que d’un bonheur sans conscience. La seconde est une corruption de l’état de nature, elle commence avec l’accaparement du sol et de ses produits, avec le travail salarié, et ouvre une ère de conflits acharnés ; les hommes sont impatients d’en sortir. La troisième est celle où s’organisent le droit et la loi, où un pouvoir régulier se dégage de la volonté générale, où la société civile est fondée sur le contrat. Voici comment en parle Rousseau : Ces institutions « donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité – d’une adroite usurpation tirent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. » La quatrième est celle où nous nous trouvons aujourd’hui ; les sociétés actuelles sont une corruption de l’Etat civil ou régulier, les lois y sont remplacées par l’arbitraire des souverains et il y règne un affreux désordre. Conclusion : il faut revenir en arrière. À quelle période ? Au régime du contrat ? — Sans doute c’est celui qui est à notre portée. Mais on vient de voir qu’il n’est que l’usurpation consolidée, le règne des riches et des ambitieux ! Si donc nous voulons être conséquents, remontons encore, ne nous arrêtons pas à la seconde période. Allons au delà, jusqu’à l’état de nature, antérieur non seulement aux lois, mais à la propriété ; non seulement à la propriété, mais à la société même ! Rousseau reconnaît que cela est impossible. Tantôt il cherche un milieu entre l’état primitif et l’état social actuel, c’est la cité antique, tantôt il désespère de le trouver et « se roule par terre », et gémit d’être homme. Il n’en est pas moins vrai que son discours sur l’Inégalité inspirera pendant un demi-siècle un enthousiasme sans bornes pour l’état de nature à tous les esprits en quête de réformes.

Sur l’indication de Pascal, Turgot, puis Condorcet orientent définitivement, ce semble, l’idéal humain vers l’avenir. Avec eux, commence la singulière fortune de cette image d’une marche ou progrès, universellement employée de nos jours pour désigner l’ensemble des changements de l’humanité. Condorcet croit que les inégalités sont inévitables, mais il espère que le temps les atténuera indéfiniment. Il ne compte point sur un cataclysme pour guérir des maux dont la gravité ne lui échappe pas. Il compte sur le progrès des lumières. Il ne cherche pas à retenir l’humanité dans sa voie ; il considère que ses derniers changements sont aussi naturels que les changements antérieurs.

Mais, à mesure que la Révolution se précipite vers son terme, l’influence de Rousseau, de Mably et de Morelly remportel (sur celle de Condorcet. Elle se fait sentir déjà par la théorie de l’assistance illimitée dans la Constitution de 1791 ; elle oblige la Convention à céder à des tendances de plus en plus résolument égalitaires, où le communisme est en germe : à partir du 10 août qui marque le passage de la révolution politique à la révolution sociale, le mouvement qui allait aboutir à la conspiration des Egaux s’affirme et s’accélère. Sait-on sur quoi roulait la polémique entre le groupe révolutionnaire, qui avait à sa tête Gracchus Babeuf, et un groupe relativement modéré, dont le chef était Antonelle ? – Le premier tenait pour la République de Platon ; le second, pour les Lois. C’est dire assez combien les conspirateurs s’écartaient des directions indiquées par les républicains progressistes. Leur idéal était dans le passé. Ils voulaient restaurer la cité antique par le force. Leur doctrine est un véritable humanisme politique. Toute violence est réactionnaire. La répression du complot fut certainement l’une des causes qui poussèrent Bonaparte à la dictature.


5º LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION DE 1848


Ainsi, dès avant l’Empire, on pouvait discerner deux tendances dominantes dans les débats ouverts sur la propriété. Du commencement du siècle à la Révolution de 1848, ces deux tendances continuent à se trouver en conflit. D’une part, nous voyons des novateurs qui sont frappés surtout de l’organisation insuffisante du monde du travail et de l’échange, qui veulent transporter dans les œuvres de la paix le type de hiérarchie centralisée, auquel les armées révolutionnaires avaient dû leurs victoires, et proposent des plans divers de coopération et de consommation commune sans exiger des membres des sociétés idéales ni l’égalité ni la renonciation à leurs biens propres. C’est Saint-Simon, c’est Fourier. Leurs conceptions sont progressives en ce qu’ils admettent l’industrie moderne, la suprématie de la science, les supériorités sociales, la nécessité d’une organisation et l’idée même du progrès ; régressives en ce que, comme les romantiques, ils placent leur idéal dans le moyen-âge et proposent de revenir à une sorte de saint Empire économique, dont le « catholicisme » positiviste d’Auguste Comte est le pendant. D’autre part, nous comptons les Cabet, les Proudhon, les Louis Blanc : Cabet qui plagie l’Utopie de Morus, Proudhon qui veut Cabet qui plagie Y Utopie de Morus, Proudhon qui veut supprimer la monnaie et reprend pour son compte l’antique condamnation du prêt à intérêt, Louis Blanc enivré de métaphysique qui déclare continuer les traditions de « la philosophie platonicienne, du christianisme, des Albigeois, des Vaudois et des anabaptistes » esprits négatifs, qui triomphent dans la destruction et pour qui la fusion instantanée en un seul bloc de toutes les propriétés et de toutes les énergies productives est l’alpha et l’oméga de toute science sociale. Les premiers de ces hommes sont des intuitifs ; ils ont le sentiment confus des réalités prochaines. Les seconds sont des logiciens, ils sont rivés à l’idée fixe de l’expropriation et de l’égalité. Malheureusement, tandis que les Saint-Simoniens hâtaient de leurs vœux et de leurs efforts l’organisation du monde industriel et l’ouverture des travaux qui devaient changer la face de la planète, ils réclamaient souvent aussi la suppression de l’héritage et l’égalité de jouissances. Plusieurs d’entre eux passèrent à l’Ecole de Fourier, qui avait traité de doctrine cosaque la négation du droit d’héritage. C’est ainsi que les derniers venus de cette Ecole se sont laissé gagner à l’ébranlement général ; ils ont préconisé, eux aussi, la commune et la communauté ; ils ont, eux aussi, voulu faire du neuf avec du vieux. Pierre Leroux n’a fait qu’augmenter la confusion en mêlant a ces conceptions ses effusions panthéistiques et religieuses et, le socialisme chrétien s’étant mis de la partie, la bourgeoisie elle-même ayant fait au roman socialiste un accueil enthousiaste, tandis que le peuple s’enflammait aux accents indignés de Lamennais, le vieux parti révolutionnaire put non seulement renverser un gouvernement désemparé, mais reprendre la tradition de Babeuf et organiser un nouvel assaut contre la propriété individuelle : au nom de quel principe ? — Au nom du droit de l’individu au bonheur. Ni la France, ni l’humanité n’ont gagné quoi que ce soit à cette large effusion de sang. Le second Empire est né des journées de juin.

Il semble donc qu’il y ait deux sortes de communauté : celle qui résulte du groupement des efforts et des capitaux solidarisés, mais restant distincts, en diverses unités organiques sous l’égide des nationalités et qui fonde les individualités personnelles et collectives sur les lois de la vie et de l’esprit social, sans méconnaître aucune des nécessités de la nature et de l’histoire, et celle qui les confond tous en une masse homogène, où règnent des concepts abstraits et arbitraires, où rien ne reste de personnel et de vivant. Le premier mode de groupement est une nouveauté et un progrès comme la délégation des pouvoirs en politique, il a été rarement essayé dans l’antiquité il est l’acquisition propre du monde moderne. Avec l’aide modératrice de l’Etat, il a déjà produit des merveilles, il en produira que nous concevons à peine. Le second mode de groupement est, comme le gouvernement direct, une régression qui se donne pour un progrès ; il a été jusqu’ici stérile et malfaisant.

Les retours offensifs du socialisme s’expliquent assez par le mouvement précipité dans lequel les populations modernes sont entraînées depuis la découverte des machines. Ce qui s’est produit au xvie siècle s’est renouvelé évidemment de nos jours. Les changements rapides ont suscité l’espoir de changements plus rapides encore : une fois de plus, on a cru qu’on allait s’élancer dans l’absolu, et boire tout le bonheur social d’un trait dans la coupe de la fraternité. De 1830 à 1848, l’exaltation, le vertige millénaire atteignirent un tel degré qu’on se serait cru revenu au temps des anabaptistes. Les mêmes effets suivent les mêmes causes.

Cependant il s’en faut que jusqu’ici, et s’il n’est pas destiné à consommer lentement par la ruine des nations l’unité de la vieille Europe, le socialisme soit aussi redoutable dans le monde moderne que dans le monde ancien. Les crises produites par des essais de retour au régime primitif de la propriété ont été mortelles aux corps sociaux dans l’antiquité ; elles ont été seulement, depuis le xvie siècle, des « accidents » déformation ou de transformation ; elles sévissent par intervalles, elles paraissent prendre une forme périodique. La démocratie s’entrave dans cette antique illusion à chacune de ses étapes. Mais, après la révolution de 1848 comme après celle de 1789, le socialisme utopique a été oublié. À chaque fois, il s’était promis la conquête du monde et l’installation définitive. À chaque fois, il a subi une défaite, entraînant dans sa chute les libertés publiques. La propriété individuelle tient aux entrailles de la société moderne, et, quand elle la croit menacée, il n’est point de sacrifice auquel elle ne soit prête pour la défendre. C’est une conquête définitive de la civilisation.


III


Une expérience nouvelle se tente en ce moment. D’autres que nous en feront l’histoire ; c’est le présent, il ne nous appartient pas. Mais peut-être y a-t-il quelque indication à tirer, sur son issue possible, des cinq observations que nous avons relatées très sommairement. Cinq cas ne suffisent pas pour établir une loi, nous le savons. D’ailleurs l’histoire ne se répète pas absolument ; elle est une création incessante de types qui apportent leur loi avec eux en venant au monde, du moins leur loi spéciale avec leur structure propre. Mais il n’y aurait pas de science sociale, si ces espèces et ces lois particulières ne se rattachaient à des formes et à des successions plus générales, et si aucune prévision n’en pouvait être tirée.

En ce qui concerne le passé, nous savons que le socialisme, jusqu’en 1848, a toujours consisté en un effort pour revenir à un état social qui serait un état de nature, c’està-dire un état parfait, ou une forme médiévale à jamais disparue. C’est là l’essence de l’utopie. Elle applique à une période de l’évolution sociale des pratiques et des institutions qui conviennent à une période antérieure. Or, ce procédé serait opportun si l’humanité était, comme on l’a cru jusqu’au xviiie siècle, comme le croyaient encore nos pères, soumise à la loi des ricorsi, si elle tournait dans un cercle à partir d’un état de perfection. Nous ne le croyons plus. Et nous échappons ainsi à cette très dangereuse erreur de croire que l’état présent est nécessairement pire que ceux qui l’ont précédé. Admettons que la théorie de l’évolution soit encore très incomplète ; elle l’est comme la science même, en qui elle s’est incorporée. Du moins nous savons que l’organisation sociale est toujours allée en se compliquant et s’intégrant dans son ensemble, et nous ne pouvons plus regarder les formes actuelles de l’industrie et de la vie sociale en général comme des monstruosités, comme des phénomènes contre nature. Les grandes agglomérations humaines, les grands ateliers et les grands magasins sont aussi naturels que les cités lacustres, les métiers à tisser et les trocs primitifs. C’est là une des idées géniales de ce siècle, que nous ne devons pas laisser s’obscurcir. On peut, on doit admettre que toute institution nouvelle entraîne des perturbations dans le milieu où elle se produit ; que son apparition exige des réadaptations et des transformations parfois douloureuses. Il n’en est pas moins vrai que c’est une déplorable manie que de déclarer toute nouveauté anormale et de vouloir la remplacer aussitôt par quelque restauration de l’antique. Les rapports du travail avec le capital sont difficiles dans la grande industrie. Assurément. Ce n’est pas une raison pour condamner la grande industrie et vouloir réinstaller l’état de choses primitif, où tout homme était propriétaire e des chétifs instruments de production qu’il mettait en œuvre. Karl Marx n’est-il pas tombé dans une erreur semblable ? Sa construction n’est-elle pas pénétrée de l’esprit de Rousseau et de Vico ? N’implique-t-elle pas la vérité du système des ricorsi ? Ne tend-elle pas à la suppression des nationalités ? L’Etat moderne n’est-il pas pour l’auteur un moyen provisoire de supprimer le capital, et ne doit-il pas céder la place à une organisation industrielle qui serait la même pour le monde entier ? Ne souhaite-t-il pas lui aussi qu’on en revienne sinon à l’état de nature, du moins à une sorte de régime politique amorphe à centres dispersés dont les grands ateliers seraient les unités élémentaires, assez semblable à la distribution sporadique des centres de culture et de fabrication du moyen-âge, et renouvelé du moyen-âge industriel de Saint-Simon ? Notre revue sommaire nous a montré que le socialisme a l’obstination de ces retours. Et nous avons vu que l’application à un état social avancé d’une institution disparue depuis de longs siècles est un signe et une cause de dissolution, ou du moins un symptôme de crise et une cause de retard dans une société en voie de croissance. Régression, dissolution, les deux phénomènes sont liés. Il faut accepter résolument les obligations du temps où l’on vit, et à des maux nouveaux chercher des remèdes neufs.

Et pourtant, si nous pouvons affirmer quelque chose de l’avenir, c’est précisément qu’il sera, dans ses lignes générales, et en un sens différent, semblable au passé. Il n’y a pas de temps nouveaux absolument ; il n’y a que des événements nouveaux, rentrant en somme dans les conditions communes de la vie humaine. On ne verra pas les étoiles tomber du firmament ni les montagnes s’entre-choquer ; mais on ne verra pas non plus, à un signal donné, les hommes renoncer à la distinction du mien et du tien, et la souffrance disparaître du milieu de nous. Point de cataclysme, mais point d’Eden. Le monde ne finira pas, il ne fera pas place non plus à un monde radicalement différent de celui-ci.

C’est un spectacle étrange pour nous que de voir l’illusion millénaire renaître dans les esprits d’une partie de la jeunesse. Y prendra-t-elle corps ? N’est-elle qu’un mirage momentané ? Nul ne le sait. Mais ce qu’on sait, et en toute certitude, c’est que, si elle se répand, si elle se solidifie en une utopie nouvelle, exigeant l’expropriation révolutionnaire, elle sera un jour dissipée par les événements.

La théorie de l’évolution ne peut nier les crises comme faits, mais elle enseigne à les redouter et à les prévenir. Elle enseigne surtout qu’elles ne sont que des moments dans la vie de l’humanité. Une crise ultime, suivie d’un état de choses définitif, est une conception contradictoire. Tout change, tout progresse ou s’altère ici pour progresser ailleurs : si la société idéale était réalisée demain, outre qu’on y souffrirait d’une vive peine, celle de ne pouvoir travailler à son perfectionnement, on éprouverait certainement l’angoisse d’avoir à la retenir sur la pente de son déclin ; bref, la tâche qui est la nôtre, comme membres d’une société, n’est pas d’en finir une bonne fois avec l’ignorance, la misère, le vice, l’oppression et la révolte ; c’est de combattre pied à pied, incessamment, sans fin, pour atténuer ces causes de division et de destruction dans le corps social auquel nous appartenons, et d’abord en nous-mêmes.

L’homogénéité du temps et de l’espace est le fondement de toute science et le postulat de toute activité éclairée par la science. Ne ressemblons pas à ces hommes d’autrefois qui espéraient ou redoutaient, à chaque moment, quelque chose d’inouï et de miraculeux. Quand Christophe Colomb partit pour les Indes, il s’attendait, avec tous les hommes de son équipage, à trouver de nouvelles terres, de nouveaux cieux, des plantes et des animaux qui ne ressembleraient en rien aux plantes et aux animaux de l’ancien monde. Il fut surpris de voir que tout rentrait dans les formes générales déjà connues des navigateurs. Si vous partez à la découverte d’un nouveau monde politique et social, épargnez-vous une déception un peu humiliante pour un voyageur du xixe siècle, qui croit procéder en tout scientifiquement et sachez que ce nouveau monde ne peut naître que d’une transformation graduelle du monde présent.




III

LA PHILOSOPHIE SOCIALE
DU XVIIIe SIÈCLE EN FRANCE



Messieurs[20],

Maladies des sociétés ou remèdes sauveurs selon le point de vue, les doctrines dont nous esquissons l’histoire n’apparaissent qu’en temps de crise. Il est donc naturel que peu à peu notre attention se porte sur l’étude des crises mêmes dont la transformation des idées sur la propriété est, sinon la cause, du moins le symptôme assuré, et l’un des traits caractéristiques. Car il ne paraît guère possible qu’une révolution de quelque importance ne tende pas à un changement dans l’assiette de la propriété, et inversement, il ne peut y avoir de tentative plus grave dans l’ordre politique que celle d’une répartition nouvelle de la richesse par voie d’autorité publique.


I


Nous avons déjà étudié à ce point de vue la crise qui s’annonça tout d’abord à la Renaissance par l’Utopie de Morus et qui éclata sous forme de guerre civile et religieuse en divers pays germaniques sous le nom d’Anabaptisme. Nous avons ensuite considéré attentivement, malgré ses effets limités au pays napolitain, et même à une petite partie du Napolitain, malgré son avortement, la révolution tentée par Campanella, contre le gouvernement espagnol avec la théorie communiste de la Cité du Soleil pour drapeau, épisode tragique, beau sujet de drame ou d’opéra, mais qui a pour nous cet intérêt que des idées essentielles à la monarchie de droit divin — hégémonie universelle au dehors et propriété universelle au dedans — s’y dégagent peut-être aussi nettement pour la première fois. Nous en venons maintenant à la Révolution française, dont nous ne séparons pas le mouvement socialiste du xviiie siècle, et nous nous proposons de déterminer dans quelle mesure cette crise prolongée, qui paraît d’abord avoir été presque exclusivement politique, a été une crise sociale, si bien que la révolution de 1848 n’en est, à nos yeux, que la reprise et l’annexe. Nous cherchons à travers les faits une loi, nous voudrions dégager la courbe de ces périodes troublées, nous aimerions à pouvoir retracer les actes principaux de ces drames de l’histoire où l’on voit, ce semble, un idéal de bonheur se former à l’état de rêve, puis prendre consistance dans un plan politique, le plus souvent irréalisable, qui rallie des adhésions et soulève des oppositions passionnées, jusqu’à ce que la lutte s’apaise et qu’on se trouve en présence de résultats modestes, disproportionnés aux sacrifices consentis, très différents des métamorphoses espérées, et que la marche pacifique des choses aurait amenés d’elle-même, tôt ou tard, peut-être un peu plus tôt. Bref, tout grand désir collectif impliquerait, comme la passion individuelle à son paroxysme, l’appel à des moyens contradictoires et la négation de son objet. La violence du sentiment intensifie le vouloir, mais elle compromet plutôt qu’elle ne favorise l’exacte adaptation des moyens aux fins. Cette tentative de généralisation est peut-être risquée ; mais nous ne pouvons nous résigner à nous passer d’une vue d’ensemble au moins provisoire, que l’examen des faits confirmera, rectifiera ou écartera définitivement. Si la philosophie sert à quelque chose, c’est, sans doute, à nous mettre en garde contre nos hypothèses, mais c’est aussi à nous apprendre qu’il ne faut pas avoir peur des idées.

Une objection préalable nous arrête. Vous vous trompez, nous dit-on, sur le compte du xviiie siècle. Si les doctrines qui sont professées par les écrivains de ce temps témoignent d’incontestables préoccupations sociales, s’ils ont désiré peut-être plus passionnément l’égalité que la liberté, ce serait commettre un anachronisme que de les appeler socialistes ; les auteurs du xviiie siècle sont des précurseurs du socialisme, rien de plus. Le vrai socialisme, le seul, est celui de Karl Marx ; le mouvement auquel cette doctrine a donné lieu est un fait unique dans l’histoire, incomparable et inassimilable à aucun autre : par suite toute généralisation portant sur les doctrines antérieures, où vous cherchez à l’embrasser par avance, est chimérique.

Quand une discussion de cette sorte s’élève, on a l’habitude de recourir à une définition qui semble devoir trancher le débat. On ouvre un dictionnaire autorisé, et l’on allègue victorieusement la réponse de l’oracle. Ou bien on cherche ce que les socialistes ont pensé d’eux-mêmes et l’on dit : Voilà la solution objective de la difficulté. Malheureusement il arrive d’ordinaire que la discussion, après ces consultations, recommence de plus belle. C’est que le sens d’un mot n’est un objet de discussion que parce qu’il n’est pas encore fixé. Le dictionnaire e ne nous donne après tout qu’une opinion comme une autre et quant à l’idée qu’ont de leur doctrine les socialistes, il faudrait d’abord savoir s’ils méritent eux-mêmes le nom de socialistes avant de leur demander leur avis, ce qui suppose la question résolue. D’ailleurs eux aussi, au moment où ils émettent leur définition, expriment une opinion personnelle : ils proposent en réalité leur exemple à l’imitation des hommes, et cet exemple peut ne pas être suivi. Toutes nos interprétations sont subjectives ; le seul sens objectif d’un mot est celui qui se trouve généralement adopté ; mais alors on n’en discute plus. Jusque-là, chacun peut proposer à titre égal son exemple aux autres. J’ai besoin d’un mot qui désigne ce qu’il y a de commun à toute une famille et à toute une série historique de solutions pratiques concernant le rapport des hommes avec les choses ; je prends le parti de me servir pour cela du mot socialisme. Essayez-en ; si vous êtes compris, c’est que le choix est bon. En fait, c’est celui qu’on emploie presque partout.

La question, en ce qui concerne le xviiie siècle, est de savoir s’il y a eu, au cours de ce siècle, un groupe de doctrines critiques touchant la propriété qui se soit formé peu à peu, en qui se soient incorporées successivement des théories partielles, qui ait eu son individualité et se soit opposé par là à d’autres groupes suffisamment tranchés ; si ce groupe de doctrines a été adopté comme un programme politique par un certain nombre d’hommes d’action, et si, au cours des grands événements qui suivirent, ces mêmes hommes ou leurs successeurs immédiats ont essayé de l’appliquer, ont tenté de le traduire en réalités concrètes. C’est parce qu’on nie qu’un tel groupe de doctrines ait existé, c’est parce qu’on ne croit trouver au cours du xviiie siècle que des velléités disparates et discontinues de réforme sociale, qu’on se refuse à voir dans les philosophes de ce temps autre chose que des précurseurs du socialisme moderne[21].

Si nous parvenons à montrer l’unité et la continuité du mouvement, alors sa parenté avec les mouvements similaires antérieurs et postérieurs apparaîtra à tous les yeux. Essayons de tracer les grandes lignes de cette démonstration.


II


Disons d’abord que la propriété dont il s’agit est la propriété territoriale. La grande industrie commençait à peine. Son essor ne date en France que de la multiplication des machines[22]. De même que l’économie politique française, dans la seconde moitié du xviiie siècle, est surtout une théorie de la richesse agricole ; de même les doctrines sociales d’alors en notre pays visent un changement dans le régime de la propriété des terres[23]. C’est ce qui établit une différence réelle entre le socialisme du xviiie siècle et celui du siècle présent. Est-ce assez pour effacer toute ressemblance ? vous en jugerez tout à l’heure.

Le noyau de la doctrine, le point par où elle se rattache au passé, est la conception chrétienne d’un état de nature antérieur à la chute de notre premier père, état de liberté, d’égalité, de vertu et de bonheur. « Qui l’ignore, » dit Massillon, reproduisant l’enseignement unanime des prédicateurs du xviie siècle, « qui l’ignore, que tous les biens appartenaient originairement à tous les hommes en commun, que la simple nature ne connaissait ni de propriété ni de partage et qu’elle laissait chacun de nous en possession de tout l’univers ? » C’est le péché qui a introduit dans le monde, avec la société civile, la propriété personnelle et l’inégalité des conditions. La richesse est donc coupable : le riche est maudit par l’Evangile. Mais l’institution du christianisme permet au riche de se racheter en partageant avec le pauvre, en sorte que l’égalité primitive soit rétablie volontairement. Le pauvre représente le Christ dans la société chrétienne ; il est revêtu d’une éminente dignité la grâce renverse les rangs comme elle égalise les fortunes et restaure l’état de nature. Cette doctrine a été, qu’on ne l’oublie pas, enseignée plusieurs fois par an dans chaque église pendant tout le xviie siècle, en un temps où les offices étaient beaucoup plus fréquentés que de nos jours. Non seulement, au début du siècle, élle est présente à tous les esprits, comme Massillon vient de nous le montrer ; mais en 1745, l’Académie française, répondant aux préoccupations de l’esprit public qui fixèrent également, en 1748, le choix de l’Académie de Dijon, proposait au concours le sujet suivant « La sagesse de Dieu dans la distribution inégale des richesses, suivant ces paroles : Dives el pauper obviaverunt sibi : utriusque operaior est Dominus. » Vauvenargues envoya un mémoire où il emprunte presque les paroles de Bossuet pour déclarer que le riche n’est que dépositaire des biens du pauvre et le sommer de restituer ce qui ne lui appartient pas. Il n’obtint pas le prix. Le mémoire couronné (ce n’est pas un chef-d’œuvre), se termine par une prière à Jésus-Christ où nous lisons : « L’homme étant sorti des mains de Dieu par la création pour être éternellement heureux, toutes les richesses de l’univers lui étaient… abandonnées alors, comme une anticipation et un commencement de son bonheur éternel… mais ayant consenti à désobéir à Dieu, ils (les hommes) conçoivent une passion violente pour les richesses… » Le dogme chrétien de l’état de nature et de l’inégalité dérivée du péché était donc pour presque tout le monde une sorte d’axiome au moment où Rousseau, Morelly et Mably commençaient à écrire. À la veille de la Révolution, l’accent des prédicateurs revendiquant les droits du pauvre se fera plus impérieux et plus âpre ; mais alors ils subiront l’influence du milieu, tandis que dans la première partie du siècle, c’est l’Eglise qui prête sa conception paradisiaque à la philosophie sociale. Tel est le point de départ du mouvement.

Ce n’était là qu’une vision rétrospective, bonne tout au plus à susciter des regrets, indifférente pour l’action, du moins pour l’action politique. Nous la voyons peu à peu, sous l’empiré de causes diverses, se transporter du passé dans l’avenir et sourire aux espérances. D’abord les missions font connaître les peuples sauvages l’expérience du Paraguay, très admirée même de Montesquieu, et qui fit une grande impression sur les esprits, semble prouver qu’un régime d’égalité et de travail en commun est possible, du moins pour ceux qui sauraient se faire simples comme les sauvages et revenir à la nature. Ensuite, la littérature multiplie à ce moment les fictions où prend corps, pour ainsi dire, le rêve d’un bonheur social fondé sur l’égalité. L’état de nature se peint déjà plus distinctement dans les imaginations grâce aux œuvres de Vairasse (les Sévarambes), de Foë (Robinson Crusoé), de Terrasson (Séthos). La Basitiade de Morelly, suivie bientôt du Code de la nature, nous montre chez le même auteur la conception communiste d’abord à l’état esthétique, puis tendant à se transformer en une conception pratique. Le théâtre exalte les joies et la pureté de la vie sauvage. En même temps la vénération universelle pour l’antiquité fait de la cité spartiate un modèle réalisable, au moins en partie, chez les peuples modernes. Enfin les esprits imbus de philosophie cartésienne et platonicienne voient dans l’état de nature un état dérivé de l’essence des choses et conforme à l’éternelle raison : en sorte qu’il dépend de nous de nous en rapprocher, et que la perfection des lois, l’établissement de la liberté et de l’égalité paraissent de plus en plus l’œuvre d’un avenir lointain peut-être, mais accessible.

Ainsi ce rêve rétrospectif d’une société égalitaire, en même temps qu’il devient un idéal placé dans l’avenir et qu’il revêt des formes plus concrètes par son assimilation aux sociétés antiques et aux sociétés sauvages, se laïcise rapidement. La conception cesse d’être théologique pour relever de la raison et de la philosophie. Mais si les philosophes oublient son origine religieuse, si les incrédules la prônent, elle ne cesse pas d’être en crédit auprès des chrétiens. C’est ce qui explique que les ouvrages favorables à l’abolition de la propriété n’aient pas été condamnés et qu’ils n’aient causé quelque scandale, comme ce fut le cas des ouvrages de Meslier et de Raynal, que quand ils étaient d’ailleurs ouvertement antireligieux. Les écrits s, supprimés ou brûlés étaient surtout jugés au point de vue’de l’orthodoxie. C’était celui de la Sorbonne. Or la théorie de l’égalité, bien qu’acceptée par les philosophes, n’avait pas, nous l’avons vu, cessé d’être conforme à l’enseignement de l’Eglise. Pourquoi le bon public se serait-il indigné contre des doctrines que couvraient tant d’autorités imposantes, celles de Bossuet, de Bourdaloue et de Fénelon ; au delà, celle des Pères, celle des apôtres ; enfin plus au delà encore, celle des sages et (on le croyait) celle des Républiques de l’antiquité[24]

À partir de 1748, l’image d’une cité fondée sur l’égalité des biens et des rangs est tellement familière à la majorité des esprits cultivés qu’on s’occupe, de lui donner une constitution et des lois. Montesquieu, qui déjà l’avait célébrée dans les Lettres persanes, décrit dans l’Esprit des lois ses institutions fondamentales ; ce sont celles du Paraguay et des cités antiques la « vertu » ou « la probité » ou « l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité » est son ressort essentiel. « Ceux qui voudront faire des institutions pareilles, dit Montesquieu, établiront la communauté des biens de la république de Platon… cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens (liv. IV, chap. vi. Ils proscriront l’argent dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au delà des bornes que la nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs et de suppléer à la nature, qui nous avait donné les moyens très bornés d’irriter nos passions éî de nous corrompre les uns les autres. » L’éducation dans cette république tend avant tout à inspirer l’amour de la frugalité. Il y a, il est vrai, des démocraties commerçantes. Mais il faut que les lois « y divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit. » La loi ne doit « donner à chacun que te nécessaire physique. » Le luxe, en effet, c’est le travail des autres ; on ne s’enrichit qu’en enlevant à une partie de ses concitoyens leur nécessaire physique. Si les partages qui ramènent l’égalité sont dangereux, c’est « comme action subite ; » ils sont donc bons en soi. Malheureusement, ces institutions salutaires ne sont possibles que dans de petites républiques, et les États se corrompent inévitablement inévitablement en grandissant ; mais grands ou petits, tous « doivent à tous les citoyens, en échange de leur travail, une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé » (XXIII, xxix).

Voilà les principes, selon Montesquieu. Ils ne sont pas autres pour Morelly, pour Rosseau, pour Mably. Nous avons pris la cité idéale de Montesquieu comme type parce que, d’ordinaire, on le sépare de ses contemporains. Au fond, une seule et même conception sociale habite ces esprits de physionomies si diverses, c’est celle d’une « ménagerie d’hommes heureux » (d’Argenson), d’une petite république égalitaire où l’État règle les fortunes à son gré, distribue les terres et les tâches, préside aux échanges et veille à ce qu’il n’y ait sur son territoire ni riches, ni pauvres, ni paresseux. Relisez le projet de| constitution rédigé par Rousseau pour les Corses en 1765, rapprochez ce projet de l’article sur l’Economie politique publié dix ans auparavant et des parties du Contrat social qui traitent soit de la propriété et de la richesse, soit de l’étendue des États démocratiques : partout vous verrez la cité parfaite de Rousseau, qui est semblable à celle pour laquelle Morelly a rédigé son Code antipropriétaire, semblable aussi à celle de Montesquieu.

Est-ce là une Ecole ? Rousseau a certainement beaucoup pris à Montesquieu, et Mably suit Rousseau mais le Code de la nature est, comme l’Esprit des lois, un produit spontané[25] de l’état de conscience collective dont nous venons d’indiquer la genèse. Plus les manifestations de cet état de conscience sont indépendantes les unes des autres, plus elle se répètent malgré leur isolement, et plus elles attestent la grandeur, la force et l’unité du courant d’opinion qui entraîne le siècle ; toutes sont les échos multiples d’une seule voix anonyme qui parie au nom du passé.

Maintenant ce courant d’opinion va se déterminer et le groupe des réformateurs égalitaires va revêtir les apparences d’une école par son opposition avec une école véritable, qui a pris conscience de son unité dès sa première heure, l’école des Economistes. Rousseau a vu nettement l’incompatibilité de ses principes avec ceux des physiocrates. Il l’a signalée dans ses Lettres au marquis de Mirabeau et aux membres de la Société économique de Berne. À son exemple, les apôtres de l’austérité et de la vertu prennent les armes contre les apologistes de la richesse et du progrès. Mably, dans ses Entretiens de Phocion (1763) composés après une conversation contradictoire avec de Chastellux, et dans ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, qui s’oppose symétriquement au traité de Mercier de la Rivière (1768), Mably ouvre le débat. Linguet le poursuit contre Turgot dans sa Théorie des lois civiles. Necker s’y mêle à son tour à propos de la Législation et du commerce des grains, et enfin Graslin, qui publie, en 1779, sa Correspondance contradictoire avec l’abbé Beaudeau sur un des principes fondamentaux de la science économique. De quel nom nous devons appeler ces polémistes disciples de Rousseau, jugez-en par les idées qu’ils défendent, mises en regard de celles de leurs adversaires.

Les Economistes placent le bonheur dans la richesse ; c’est, selon eux, en accroissant la puissance de la production, et en accélérant la circulation des produits oude leurs signes qu’on multipliera la richesse tel est le but de toutes les institutions politiques. Ils proposa comme moyen principal d’atteindre ce but, l’extension des lumières, la propagation des vérités évidentes, le progrès des sciences et des arts ; ils affirment la nécessité de la propriété individuelle ; ils maintiennent les grands États et la monarchie, tout en insistant sur les ressources de la liberté et sur l’efficacité de l’intérêt personnel comme aiguillon de l’activité productive et commerciale. Ils acceptent l’inégalité. La grande propriété leur paraît indispensable à la mise en valeur du sol dans l’intérêt même du public, de la nation tout entière. Les disciples de Rousseau, au contraire, placent le bonheur dans la vertu et la justice à l’exclusion de la richesse, comptant plus sur l’abstinence et le bon ménagement dans la consommation que sur la multiplication des produits pour la satisfaction des besoins. Ils proscrivent le commerce extérieur, à moins que la république ne s’en charge. Ils comptent pour atteindre leur but, qui est moral, sur une sorte de gestion publique de la moralité ; le gouvernement est investi par eux du rôle de modérateur des passions, ces ennemis éternels de l’austérité et de l’égalité républicaines. Car, à leurs yeux, il n’y a pas de progrès ; l’homme est partout et toujours le même quand il s’est écarté de sa nature, il ne peut y être ramené que par l’action de l’Etat, c’est-à-dire par l’éducation et les lois. L’Etat, propriétaire virtuel unique, établit ou la communauté ou l’égalité des biens ; comme la richesse est la source de toute corruption et de tout esclavage, il n’a qu’à en surveiller les accroissements et à la restreindre par une loi fiscale sur les héritages par des taxes progressives, pour maintenir la vertu. Il exerce un contrôle étroit sur toutes les manifestations de la vie sociale : travail, échange, épargne, luxe et mendicité, éducation, réjouissancés, au moyen de fonctionnaires auxquels il délègue sa souveraineté ; il impose ainsi aux institutions et jusqu’aux constructions destinées aux usages publics, une régularité géométrique et une uniformité imposante : toutes choses qui ne sauraient s’accomplir que dans un groupe politique exigu, où les fonctions productives des citoyens peuvent toujours être sacrifiées à l’accomplissement de leurs droits civiques, continuellement en acte.

À cette période il faut rattacher des publications qui ne sont pas seulement des ouvrages de polémique, mais des ouvrages de propagande et déjà des programmes d’action, comme ceux d’Helvétius dont la maison hospitalière aux gens de lettres était un foyer de diffusion pour les idées démocratiques, ceux de Raynal, de Mercier (1770) et de Restif de la Bretonne (1776-1782), autres, disciples de Rousseau. C’est au cours de cette période que se perfectionne la théorie égalitaire, qu’on voit les thèses essentielles du socialisme au xvme siècle, celle de la propriété collective (Mably), de l’impôt progressif et de l’exhérédation légale (Helvétius), de la responsabilité du riche dans la misère du pauvre, de la loi d’airain (Linguet), de la plus-value, de la commune et du phalanstère rural (Restif de la Bretonne), de l’assistance publique obligatoire, de la terre au cultivateur (Graslin), des dangers de la concurrence, du paiement des fonctionnaires, c’est-à-dire de tous les travailleurs, par des bons de travail (Mercier) ; c’est alors qu’on voit toutes ces thèses, plus ou moins impliquées dans les ouvrages des périodes précédentes, se préciser, s’affirmer avec des arguments nouveaux et une clarté nouvelle. Les physiocrates, qui attribuaient les maux de la société à la méconnaissance ou à l’effet inévitable de lois naturelles, croyant au progrès et pouvant compter sur tout l’avenir pour l’atténuation graduelle de ces maux, trouvaient dans leur espoir des motifs dé patience et de résignation. Les apôtres de la « vertu », qui attribuaient la structure de la société a l’arbitraire humain, et pour qui l’homme était partout et toujours le même, ne pouvaient que maudire les auteurs volontaires de tant de maux et préparer une éclatante expiation. On sait la haine de Rousseau contre les riches. En 1770, Helvétius écrivait « Le luxe excessif, qui presque partout accompagne le despotisme, suppose une nation déjà partagée en oppresseurs et oppressés, en voleurs et en volés. Mais si les voleurs forment le plus petit nombre, pourquoi ne succombent-ils pas sous les efforts du plus grand ? À quoi doivent-ils leur salut ? À l’impossibilité où se trouvent les volés de se donner le mot ! » À mesure qu’on s’approche de la Révolution cette haine devient de la fureur. Une guerre de brochures se déchaîne, où l’on entend des protestations indignées, des sommations impérieuses. Les idylles continuent en l’honneur de la vie rustique, mais il y en aura jusque sous la Terreur, et tel avait été précisément à l’origine l’idéal des communistes agraires. Elles sont un ressouvenir de la période esthétique par laquelle le mouvement avait commencé. Mais ce qui domine de plus en plus, c’est l’accent désespéré et irrité de la misère, c’est le cri de la faim. Comment ne pas s’irriter quand on souffre et qu’on croit que toute souffrance est le produit de la méchanceté et de l’égoïsme ; comment ne pas se révolter quand on est sûr que la société peut être, dès qu’on le voudra vraiment, changée de fond en comble et le bonheur originel rendu à l’humanité ? Maintes fois les révoltés se comptent comme à la veille d’une bataille. Dès 1770, c’était par toute la France un cri général et puissant contre la cherté du pain. Les placards séditieux se multipliaient dans Paris. On lisait dans l’un d’eux « Si l’on ne diminue le pain et si l’on ne met ordre aux affaires de l’Etat, nous saurons bien prendre notre parti ; nous sommes vingt contre une baïonnette. » En 1776 « le Monarque accompli traçait un tableau lugubre de la misère des peuples et, appelant ceux-ci à la révolte, les poussait à égorger les monstres qui dévoraient leur substance[26]. » « Nous sommes trois contre un, écrit en 1788 Sylvain Maréchal, l’un des futurs doctrinaires de la conspiration de Babeuf ; notre intention est de rétablir les choses sur leur ancien pied, sur Fétat primitif, c’est-à-dire sur la plus parfaite et la plus légitime égalité. »

La condamnation de toute propriété dépassant une infime moyenne, la haine du riche sont au fond même de la doctrine que nous avons exposée. Rousseau, dès le Discours sur l’influence des lettres et des sciences, stigmatise les oisifs ; et quels sont les oisifs pour lui ? tous ceux qui ne travaillent pas de leurs mains et les savants eux-mêmes. La vertu, à ses yeux, n’a rien de commun avec les lumières ; il y a quelque part dans son œuvre (Lettres sur la vertu et le bonheur) un réquisitoire en règle contre la science et on sait que pour lui les livres ne servent de rien (Lettre au marquis de Mirabeau et Emile). Ailleurs (Constitution de la Corse), il déplore l’existence des villes mêmes « Elles sont nuisibles, dit-il expressément, au système que nous avons adopté. » C’est la civilisation tout entière qui est condamnée. Où s’arrête Rousseau dans cette proscription de ce qu’il appelle l’oisiveté et le luxe ? « On croit m’embarrasser, répond-il, en me demandant à quel point on doit bannir le luxe. Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tout. Tout est source de mal au delà du nécessaire physique… Il y a cent à parier contre un que le premier qui porta des sabots était un homme punissable, à moins qu’il n’eût mal aux pieds » (Dernière réponse à M. Borde).

Par cela même que tout homme appliqué à la culture du « commerce et des arts » est un oisif, dangereux à la république, le seul citoyen utile, le seul digne serviteur de l’Etat est le travailleur manuel dont le cultivateur est le type selon les idées du temps ; c’est l’homme antique, l’homme de la nature. Tout homme qui ne conduit pas la charrue est suspect. Il appartient à l’humanité déchue. « C’est un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois. Ce n’est rien ! » Faut-il dire que Jean-Jacques est le précurseur du sans-culottisme, ou qu’il en est le père ?


III


Telle est, dans ses grandes lignes et dans les principales phases de son développement, la doctrine que nous avons exposée pendant l’année dernière. Vous pouvez apprécier maintenant la vérité de ce que nous vous avons dit de son homogénéité et de sa continuité. Si le sentiment que nous en avons est juste, cette politique égalitaire, qu’on l’appelle socialiste ou autrement[27]si on lui refuse ce nom, il faudra renoncer à appeler ainsi la doctrine de Campanella, celle de Morus et celle de Platon ; mais laissons cette querelle — cette politique égalitaire, disonsnous, a eu, par les passions tout ou moins qu’elle a suscitées, sa part d’action dans le soulèvement révolutionnaire. Plusieurs des hommes qui ont figuré au premier rang parmi les acteurs du grand drame, girondins aussi bien que montagnards, en ont été les partisans. Comment se fait-il dès lors que la Révolution française, de la distance où nous la regardons, nous paraisse dans son ensemble aussi peu socialiste, et comment se fait-il qu’elle aboutisse à une diffusion et à une consolidation de la propriété individuelle ? Voilà le problème qui s’impose à nous. Plus particulièrement, quelle a été l’économie sociale de la Révolution ? De quelles doctrines s’est-elle inspirée ? A-t-elle eu en vue les principes dont nous venons de voir grandir l’autorité ? Si ces principes ont été rappelés et invoqués dans ses assemblées, et ils l’ont été presque chaque jour, s’ils figurent en toutes lettres dans ses constitutions, dans quelle mesure en a-t-elle tenu compte pratiquement ? Qu’a-t-elle fait pour réaliser le programme presque unanime des philosophes, pour changer l’assiette de la propriété, pour assurer la circulation des richesses, pour régler les transactions et moraliser le commerce, pour nourrir les pauvres, pour donner du travail à tous ceux qui en réclamaient, pour niveler les conditions ? Qui l’a empêchée d’aller plus loin qu’elle n’est allée dans la voie de l’égalité de fait, si difficile à séparer de l’égalité de droit ? Quelles causes ont fait souvent prédominer dans ses conseils soit un socialisme timide, soit même les maximes économiques inspirées par les physiocrates ? Le socialisme du XVIIIe siècle a-t-il disparu au cours de ces événements où il a été si souvent mis en échec ? Son réveil en 1796 sous la forme d’une redoutable conspiration est-il un accident ? Epuise-t-il sa vitalité dans ce suprême effort ? Quels rapports a conservés avec lui la pure doctrine révolutionnaire ? Est-elle rigoureusèment individualiste ou cet individualisme ne renfermerait-il pas, depuis l’origine, un socialisme latent ? Toutes ces questions sont aussi délicates que difficiles. Nous ne vous promettons pas plus aujourd’hui qu’au jour où nous sommes monté dans cette chaire de les examiner avec indifférence. Quand il s’agit de problèmes de cette sorte, promettre la neutralité, c’est se tromper soi-même et risquer de tromper les autres. Si quelqu’un vous dit qu’en ce moment il est neutre entre le socialisme révolutionnaire et son contraire, prenez garde : on n’est pas neutre en de pareilles matières, à moins de ne pas penser. Il est plus viril de déclarer franchement tout d’abord quelles sont les tendances auxquelles on obéit ; c’est ce que j’ai fait, et je n’ai nulle envie de m’en repentir.

Cela n’empêche pas de chercher sincèrement la vérité historique et de s’efforcer à saisir ces notions générales, ces ébauches de lois sous lesquelles, à mesure que nous nous éloignons des événements et que le caractère irrévocable du passé s’enfonce dans les esprits, la chaleur des passions d’autrefois s’éteint peu à peu. Une observation entre autres me paraît devoir se dégager des faits tels que je les entrevois ; c’est que la conscience sociale est le théâtre de mouvements dont le terme est très difficile à discerner pour les contemporains, et que, d’époque en époque, les nations, comme l’a bien dit Hartmann, veulent une chose et en exécutent une autre, en sorte que les doctrines pratiques les plus rationnelles ont toujours, vu l’ignorance où sont les individus de leur effet ultime, un côté inconscient. On ne sait vraiment pas ce qu’on veut quand on ne peut absolument pas prévoir les conséquences de ce qu’on fait.

Si l’on compare l’issue de la Révolution et l’état d’opinion qui lui a donné naissance, quel contraste entre les résultats et les projets ! On rêvait une Salente ou une Bétique ; on a préparé pour l’avenir une démocratie industrielle et commerçante. On voulait de petites communes rurales ; on a fait l’Empire. On avait l’âme cosmopolite ; on a commencé vingt ans de guerre. On rédigeait le Code de la nature avec la suppression de la propriété comme premier article ; on a fondé le Code civil. On croyait toucher de la main le bonheur absolu ; on a eu à traverser de longues années d’angoisses et, de détresse. La Révolution, en tant que changement politique, a, sans doute, indirectement, et surtout par un puissant effet d’opinion, amélioré le sort du travailleur manuel ; elle n’a pas guéri la misère ni détruit l’inégalité des fortunes. Elle a achevé de déplacer la richesse ; elle ne l’a pas abolie. C’était pourtant ce que ses instigateurs premiers et la plupart de ses chefs avaient à cœur autant que l’abolition de toute contrainte politique et l’affranchissement total des individus. Pour les peuples comme pour chacun de nous, il y a loin de la coupe aux lèvres. De telles observations, que la Révolution de 1848 nous donnera peut-être l’occasion de renouveler, ne sont pas inutiles à la théorie des crises sociales.

Elles nous conduisent de plus à cette réflexion : puisque nous ne savons pas la figure que nos efforts doivent donner au jour de demain, c’est donc que nous n’avons ni les uns ni les autres la vérité absolue dans l’ordre pratique. Peut-être même, à parler exactement, n’y a-t-il pas, dans cet ordre, de vérité du tout. Je me hâte d’expliquer ce mot. Veuillez remarquer que ce que nous faisons est choisi, non comme vrai, mais comme bon, que ce que nous évitons est écarté, non comme faux, mais comme mauvais, et que l’utilité ou la nocuité d’un acte ne peuvent être évaluées exactement que quand les répercussions les plus lointaines de cet acte sur toutes les consciences individuelles et sociales qu’il doit ébranler sont définitivement épuisées. Or ces répercussions vont à l’infini et pour les apprécier au moment où nous agissons, il nous faudrait non seulement les connaître dans leur détail, ce qui est impossible, mais encore nous mettre à la fois aux lieu et place de toutes ces consciences dont les intérêts sont opposés, car ce’qui est avantageux à l’une nuit à l’autre, et, comme première condition, sympathiser avec une multitude d’êtres qui n’existent pas encore, dont nous n’avons par suite aucune représentation, même confuse : double impossibilité !

Par exemple, ceux qui ont fait la Révolution française n’auraient pu apprécier scientifiquement la valeur de leurs résolutions que s’ils avaient pu en connaître les suites pour tout le temps qui s’est écoulé depuis, et pour tous les individus et toutes les nations qui en ont subi le contrecoup : problème presque insoluble pour ceux d’entre nous qui savent l’histoire de ces cent années, à plus forte raison pour nos pères qui ne pouvaient s’en faire la moindre idée. Et s’il nous est difficile de nous placer à la fois, pour obtenir une évaluation approximative des mérites ou des torts de cette grande entreprise politique, au point de vue des Français de toutes les conditions qui depuis cent ans en ont profité ou souffert, au point de vue de la France dans son ensemble, au point de vue de l’Europe, au point de vue du monde civilisé tout entier (car tels sont les éléments du problème), comment ceux qui l’ont conduite au jour le jour, nécessairement enfoncés dans la préoccupation de leurs intérêts personnels ou des intérêts de leur parti, auraient-ils pu réaliser cette ubiquité de point de vue et se faire une conscience pour ainsi dire adéquate à celle de l’humanité pendant les vicissitudes de ce siècle ? Ceux donc des membres des assemblées révolutionnaires qui parlaient alors des principes de leur conduite comme s’ils en avaient une science certaine, et se flattaient de posséder toute la vérité politique parce qu’ils combinaient en syllogismes quelques concepts vagues, imitant la prétendue géométrie du Contrat social, ceux-là étaient le jouet d’une illusion d’autant plus funeste qu’ils puisaient dans cette certitude imaginaire le triste courage de se supprimer les uns les autres quand ils ne tiraient pas des mêmes éternels principes les mêmes théorèmes et les mêmes corollaires !

Osons donc dire que dans l’ordre de l’action — à moins peut-être qu’il ne faille adapter les moyens aux fins déjà posées pour l’instant le plus voisin de nous — ce n’est pas de vérité ni d’erreur qu’il s’agit. Il y a là des désirs et des volontés qui s’unissent ou se heurtent, et les dogmes politiques dont on a pendant trop longtemps célébré l’évidence, non seulement sont liés arbitrairement à une métaphysique très discutable — la métaphysique contraire est maintenant invoquée pour légitimer les mêmes conclusions il y a un socialisme matérialiste comme il y a un socialisme chrétien — mais n’ont aucun droit à se présenter comme des connaissances scientifiques, n’étant en somme que des vœux ou des résolutions conformes à un certain idéal et à de certaines règles que les consciences sociales élaborent obscurément.

Et quand nous luttons les uns contre les autres sur le terrain politique, cessons enfin de nous lancer l’anathème, comme si nous étions autant de raisons infaillibles en possession du dernier mot des choses, et que nos adversaires fussent des criminels ou des insensés ! Mais je ne me dissimule pas que l’enthousiasme a toujours engendré la certitude, et l’étude des crises sociales ne me montre que trop clairement l’immortalité de l’illusion, qui est celle de la vie même.





IV

LE SOCIALISME
ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE[28]



L’Economie sociale en France pendant la Révolution, tel a été l’année dernière le sujet de nos leçons. Bien que nous ne l’ayons pas parcouru tout entier, et qu’il nous reste à étudier les idées de Babeuf et de son groupe, nous pouvons dès maintenant embrasser d’un seul regard ce grand mouvement qui pendant sept ans entraîna les esprits de nos pères à la poursuite du bonheur universel. Deux leçons nous suffiront à peine pour ce laborieux résumé. Quoi qu’il nous ait coûté, nous ne l’offrons pas sans appréhension à vos réflexions et à vos critiques. Il soulève une question grave. La Révolution est encore aujourd’hui, chez nous, invoquée comme une autorité imposante par les partis adverses. À la nouvelle que nous instituons une recherche sur les doctrines sociales professées par les trois fameuses assemblées, plusieurs d’entre vous penseront sans doute : « Enfin nous allons savoir lequel du socialisme ou du libéralisme traditionnel peut légitimement se réclamer de la Révolution ! » Et en effet la question est une de celles qui tient l’opinion en suspens. Il semble que celui des deux partis qui aura avec lui le Palladium révolutionnaire ne manquera pas de l’emporter sur l’autre. Présomption fort incertaine ! Il se peut qu’être d’accord avec ces restaurateurs de la cité antique soit une force il se peut que cela devienne une faiblesse. Il se peut qu’il soit plus fâcheux pour le prestige de la Révolution qu’elle ait été à ce point exaspérée et dévoyée par l’ombrageuse passion de l’égalité, qu’il ne sera avantageux au socialisme contemporain de pouvoir se parer de ces tristes souvenirs. L’événement décidera. Pour le moment nous ne nous dissimulons pas qu’en déniant, comme nous allons le faire, aux économistes libéraux le droit de se dire les véritables continuateurs de la Révolution, et en accordant ce droit aux socialistes, mais à titre onéreux, nous risquons de mécontenter les uns et les autres. Si encore nous pouvions exposer à loisir les preuves sur lesquelles notre jugement se fonde ! Mais un résumé se défend mal. Et de plus, pris en soi, il est toujours périlleux. Ce n’est pas le caractère actuel de la question qui nous préoccupe le plus ; notre grand souci est sa difficulté scientifique. Tenter de ramener à quelques lignes simples la masse confuse des événements et des idées ayant trait à l’Economie sociale pendant cette période est une témérité qui n’a d’excuse que dans les exigences de l’enseignement. Il faut bien que nous tentions cette synthèse, si nous voulons nous mettre en état de comprendre non seulement le Babouvisme, mais J. B. Say, Sismondi et Saint-Simon, dont nous abordons l’étude.

La philosophie politique et sociale du xviiie siècle présente deux courants d’idées parallèles ; on y reconnaît d’un côté les Economistes ou Physiocrates pour lesquels le droit primordial à l’appropriation individuelle illimitée, la richesse et l’inégalité qui s’en suivent sont autant de nécessités naturelles, en somme plutôt bienfaisantes, parce qu’elles sont les conditions d’une production abondante et que l’accroissement de la richesse générale est le plus sûr moyen d’assurer le bien-être de tous ; de l’autre côté les moralistes, les philanthropes, plus ou moins entichés de préjugés antiques, ou selon les points de vue, plus ou moins épris d’un idéal de justice et de générosité, qui, considérant la propriété individuelle comme un produit du contrat social, comme un artifice humain, et son extension indéfinie comme la source de la plupart des maux qui affligent les sociétés, chargent l’État d’en surveiller l’accroissement. Ceux-ci ne doutent point que la surabondance des riches ne cause directement la détresse des pauvres, et Rousseau déclare sans sourire que toutes les fois qu’un élégant fait poudrer sa perruque, il affame un indigent. Or si les Economistes ont eu vers le milieu du siècle leur moment de faveur auprès du public, plus tard ce sont les moralistes qui ont pris l’avantage et une vive admiration s’est attachée à leurs conceptions si engageantes et si simples : l’état de nature primitif avec la liberté absolue et l’égalité absolue ; la propriété personnelle et la servitude naissant ensemble ; la déchéance de l’humanité s’aggravant avec l’extension des empires et des richesses ; d’où le rêve d’une organisation sociale étroite par laquelle l’humanité régénérée reviendra autant qu’il est possible à son innocence native sous l’action de l’État, restaurateur de la vertu.

Les Physiocrates et Voltaire[29] exceptés, les tendances dominantes de la philosophie au xviiie siècle sont donc, disions-nous, socialistes. Montesquieu, Rousseau et Mably, qui furent les grandes autorités de ce temps, Montesquieu avec des hésitations et des retours, Rousseau et Mably avec des restrictions de pure forme, s’accordent pour préférer aux monarchies modernes les démocraties égalitaires de l’antiquité. Eh bien ! les hommes politiques de la Révolution sont nourris de leurs ouvrages. Ils les lisent et les relisent chaque jour ; ils y trouvent comme Pascal et Bossuet dans saint Augustin, une évidence inépuisable. Quand on vient d’étudier le xviiie siècle, et qu’on achève cette étude par celle de la Révolution, on voit leurs maximes comme transparaître à travers chaque discours, et chaque proposition de loi. Comment se fait-il, et voilà le problème qui se posait à notre esprit dès le début de nos études sur le xviiie siècle, comment se fait-il que cette longue crise ait abouti à une éclatante consécration de la propriété individuelle et qu’elle ait donné naissance à une société où la richesse n’a rien perdu de son prestige ? Comment ces Economistes qui ne pouvaient ouvrir la bouche dans les deux dernières assemblées sans être accueillis par les huées des tribunes et les protestations de la majorité, ont-ils fini par avoir gain de cause ? Comment leurs doctrines ont-elles obtenu dans le parti libéral, dans le parti qui se prétend dépositaire des principes de la révolution, un tel crédit, qu’elles se sont incorporées à ces principes et confondues avec eux ? Nous avons commencé de répondre à ces questions et voici ce que nous pouvons vous découvrir sommairement des résultats obtenus.


I


En 1789, les formules communistes par lesquelles le mouvement de réforme avait débuté, étaient déjà bien loin. À la négation de la propriété avait succédé de bonne heure le vœu de la propriété égale pour tous. Par exemple, Montesquieu commence par la peinture des Troglodytes, chez lesquels la propriété individuelle n’existe pas ; c’est le régime du Paraguay qui le séduit tout d’abord (Lettres persanes, 1721) puis il y substitue (au début de l’Esprit des Lois, vers 1729), une conception démocratique empruntée à l’antiquité et selon laquelle toutes les propriétés sont réduites ou relevées par l’Etat au niveau du « nécessaire physique. » Plus tard enfin il ne met plus en garde le législateur que contre l’absorption de tout le sol par les grands propriétaires, auquel cas il ne connaît qu’un remède l’expropriation et le partage. Rousseau commence par les imprécations du Discours sur l’Inégalité contre la propriété en général ; puis il se contente dans le Contrat social de prescrire des bornes à la richesse au profit des misérables il déclare que le rôle de l’Etat en matière économique consiste à maintenir la vertu politique, c’est-à-dire à empêcher l’extrême richesse et l’extrême pauvreté, également contraires à la liberté telle qu’il l’entend. Plus tard encore (Constitution de la Corse) il distingue nettement le domaine de l’Etat de celui des individus et veut seulement « subordonner au bien public » la propriété particulière dont la destruction lui semble impossible. Mably n’est pas plus intransigeant. Après avoir dit : « Je crois que les hommes sont sortis parfaitement égaux et parfaitement libres des mains de la nature et par conséquent sans droits les uns sur les autres : tout appartenait à chacun d’eux ; tout homme était une espèce de monarque qui avait droit à la monarchie universelle, » il reconnaît qu’ « une fois la sottise du partage des biens consommée, il est chimérique de penser à rétablir l’égalité » (absolue). Il veut que le législateur louvoyé ; « il faut faire de la propriété la base de la société » pour arriver graduellement à en empêcher les excès. L’Etat de nature ne figure plus dans la croyance commune de la fin du siècle (avant 1789), que comme une justification suprême, d’ordre théorique, des remaniements que le régime actuel de la propriété nécessite et aussi comme le fondement du droit à l’insurrection armée qu’on appelle le retour à la nature. Au fond, ce qu’on veut, c’est la suppression de la classe indigente, mais comment ? Apparemment par un emprunt aux classes qui possèdent. Loin de songer à détruire la propriété en général, la masse la convoite. Cela, dit-on, ne se voit pas dans les cahiers ? Qu’y a-t-il autre chose dans la demande unanime de l’abolition des droits féodaux que l’aspiration à une propriété complète, remplaçant la propriété précaire et limitée du cultivateur censitaire ? Les prolétaires n’étaient pas électeurs ; leurs vœux ne figurent pas dans les cahiers. L’abolition des droits féôdaux était tout ce que pouvait souhaiter le demi-propriétaire appelé à formuler ses vœux dans les campagnes où l’influence des philosophes n’avait pas pénétré. Plus près de Paris, on proteste contre les grandes propriétés et les grandes fermes, autour de Versailles on demande sans détour la vente par petits lots du domaine royal. On a souvent décrit la poussée énergique du tiersétat vers la propriété territoriale pendant la seconde partie du xviiie siècle. C’était surtout chez la petite bourgeoisie rurale que cette convoitise de la terre atteignait un degré aigu : moins le but est lointain, plus les obstacles irritent. Mais si les non-propriétaires étaient absents des assemblées, et trop misérables d’ailleurs pour croire que leur condition pût changer, les philosophes et les politiques élevaient la voix en leur nom. Et comme la terre était alors le type de propriété le plus connu, comme un homme aisé était pour la majorité un homme qui avait des terres, on réclamait pour les pauvres une part de ce sol autrefois commun et méchamment dérobé à la communauté par les ancêtres des propriétaires actuels. Ainsi le mouvement socialiste du siècle aboutissait à un programme d’appropriation pour une classe d’individus, c’est-à-dire à une menace d’expropriation pour les autres, puisque on ne pouvait donner des terres aux « cinq millions de pauvres » (ailleurs on parle de dix-huit et de vingt-cinq millions), dont on prenait en main la cause, sans enlever ces terres quelque part à des gens ou à des corps qui en étaient jusqu’alors légalement détenteurs.

Telle est la marche ordinaire des révolutions sociales. Le communisme — le collectivisme n’en est que la forme récente adaptée au régime industriel — n’est qu’un symbole et un symptôme : il n’à point de place dans la réalité moderne. Il est le prélude de l’expropriation. En condamnant la propriété en général, il prépare, quelquefois sans le vouloir expressément, la suppression de la propriété des tons au profit des autres, Son rôle historique est de faciliter le transfert. Quand il a déconsolidé l’espèce de propriétés considérée comme néfaste, il cède la place naturellemen à une doctrine qui exalte l’espèce de propriétés considérée comme innocente. À moins que les deux doctrines ne se produisent à la fois. Dans ce cas, il suffit de sous-entendre que la propriété niée et la propriété célébrée ne sont pas celles des mêmes gens. La thèse est : La propriété (la vôtre) est un vol ; l’antithèse, la propriété (la nôtre) est sacrée ; la synthèse, c’est le changement de mains.

Mais pour que ce transfert ait lieu, il faut qu’un pouvoir irrésistible s’en charge. L’Etat doit être investi d’un dominium effectif sur les biens de tous les individus. De Tocqueville a bien montré que les derniers rois étaient d’accord pour s’attribuer la disposition souveraine des propriétés. Aussi pendant que la philosophie du xviiie siècle passait de la communauté primitive à l’appropriation individuelle, autorisant celle-ci par celle-là ; elle passait en même temps de ce que nous appelons l’individualisme au socialisme. Les mots sont ici d’une élasticité déplorable. Il est évident pourtant que le socialisme n’est pas autre chose que la subordination et au besoin l’immolation de l’Etat aux fins morales ou autres de la vie individuelle. Depuis que nous l’avons fait remarquer, un auteur placé à un point de vue tout à fait opposé[30] a soutenu également que le socialisme est un individualisme excessif. On s’accoutumera à cette vue[31] qui semble paradoxale, mais qui explique si naturellement les affinités dogmatiques et l’alliance de fait de la démocratie radicale avec les apôtres du collectivisme. Assurément le pivot de la philosophie sociale du dernier siècle a été le droit de l’individu, considéré comme absolu et souverain, supérieur à toutes les contingences sociales. Nous venons d’entendre Mably parler de l’individu roi, tel qu’il est dans l’état de nature, affranchi de toute contrainte et largement pourvu de tout le nécessaire. L’homme de la nature que le Discours sur l’Inégalité nous fait connaître, n’est pas moins investi de droits au moins virtuels antérieurs à la naissance de toute coutume et à la rédaction de tout code. Quand la société intervient, ce ne peut être que pour reconnaître le droit de l’individu à garder sa part des fruits de la terre commune et empêcher que d’autres individus mieux armés ne la lui dérobent. Mais quand elle intervient, elle le fait avec l’autorité que lui communiquent les droits individuels qui l’ont chargée de leur défense. Elle est souveraine en matière de propriété. « L’institution des lois qui règlent le pouvoir des particuliers dans la disposition de leur propre bien n’appartient qu’au souverain. » Rousseau persévéra jusqu’à la fin dans cette doctrine. « Loin de vouloir, dit-il dans la Constitution de la Corse (1765)[32], que l’État soit pauvre, je voudrais au contraire qu’il eût tout et que chacun n’eût sa part aux biens communs qu’en proportion de ses services. » Quel souverain et quel État ? Le souverain collectif, l’État moderne, la Nation ou le peuple, à savoir ce pouvoir nouveau, formé du concours formel des volontés libres, plus absolu si cela peut se dire et plus légitimement absolu que le pouvoir monarchique limité par tous les pouvoirs de même origine féodale, parlement, clergé, communes, corporations, qui prétendaient tous à la souveraineté dans leur sphère. La monarchie avait déjà pu détruire à son profit non seulement certains hauts barons, non seulement certaines corporations expirantes, mais même le corps redoutable de la Compagnie de Jésus. La Nation pourra faire davantage. Elle disposera souverainement, selon Rousseau et ses nombreux admirateurs, de toutes les propriétés. Et pourquoi ? Parce que le droit des individus à la satisfaction de leurs besoins est absolu et que si l’Etat issu du contrat ne se chargeait pas de maintenir ou de rétablir l’égalité, s’il n’était pas « la mesure, la règle, le frein » (Rousseau) des prétentions de chacun à l’accumulation, cause de la misère, il ne justifierait pas l’abandon de l’état de nature et manquerait à la fonction pour laquelle il a été institué. Il est le ministre de la justice, l’instrument de l’égalité, le défenseur des droits de l’individu, ou il n’est rien[33]. Rousseau, nous l’avons vu, préconise certains ménagements. Il ne veut pas qu’on « enlève leurs trésors à leurs possesseurs » actuels. L’action de la loi est, selon lui, préventive, et l’impôt progressif, les lois somptuaires ont surtout pour but d’empêcher les accumulations dans l’avenir, du moins au sein des vieilles sociétés. Mais il prescrit nettement à l’Etat, quel que soit le moyen d’exécution adopté, de « rapprocher les degrés extrêmes autant qu’il est possible, » de ne « souffrir ni des gens opulents, ni des gueux. » Toute la troisième partie de l’article Economie (1755) est consacrée à l’exposé des moyens par lesquels la politique doit subordonner les intérêts à la vertu dans cette question des subsistances. Ni Montesquieu, ni Mably, encore moins Morelly, dont on attribuait l’ouvrage à Diderot, ne pensent autrement ; la souveraineté de l’Etat comme répartiteur des propriétés selon les exigences du droit individuel, est un des dogmes fondamentaux de la philosophie de ce temps.

Hors les Physiocrates, les théoriciens de la politique au xviiie siècle acceptaient donc comme autant de vérités évidentes ces trois propositions dont ils ne voyaient pas le désaccord : 1° la propriété doit rester individuelle ; 2º les propriétés doivent être égales ; 3° l’Etat est le régulateur de la propriété individuelle ; il lui appartient de maintenir ou de rétablir l’égalité. C’est ce qu’on trouve au fond de tous les programmes de la Révolution.

Seulement les philosophes voulaient qu’on maintînt l’égalité autant que possible et par des moyens doux. De telles réserves et de tels ménagements ne sont pas le propre des révolutions. D’ailleurs, eux-mêmes préconisaient ces réserves et ces ménagements sur un ton de colère, et c’est le ton qui donne aux paroles leur vrai sens. Le mouvement, comme toujours, a commencé au sein de la classe bourgeoise déjà émancipée et en train de s’emparer des domaines chargés d’hypothèques, du clergé et de la noblesse. Mais qu’on juge de ce que devaient être les sentiments des pauvres, quand on leur apprenait que toute richesse est une usurpation ! De père en fils, ils avaient souffert les maux inouïs que vous savez il y avait eu depuis le début du siècle famine sur famine ; dès qu’on sut que l’usurpation pouvait cesser si la nation souveraine le voulait, que la liberté et l’égalité étaient immédiatement réalisables, on y tendit avec une passion anxieuse, exaspérée par la menace d’un retour offensif des anciens propriétaires. Le bonheur était là, il n’y avait qu’à vouloir pour le saisir l’espoir et la crainte, les convoitises et les haines se déchaînèrent dans les cœurs. Une fois en train, au lieu de s’en tenir au maintien de l’égalité et de viser au relèvement des conditions inférieures jusqu’à un niveau moyen, on entama une guerre à fond contre les riches et on installa le règne des sans-culottes à quarante sous par jour, qui ne pouvait être durable. Ce fut comme un mouvement de bascule violent imprimé à la société entière. Il ne devait s’arrêter que quand la société serait sens dessus dessous et que serait réalisée la menace figurative de ces va-nu-pieds qui montaient au printemps de 1789, pendant la promenade de Longchamps, sur le marchepied des carrosses, en criant « Bientôt c’est nous qui serons dans vos carrosses et vous derrière ! »

De ce point de vue la Révolution se présente à nous comme un effort désespéré pour mettre fin instantanément à toutes les infortunes, pour faire en une fois le bonheur du peuple français et comme on disait alors de l’humanité ou du monde, en supprimant l’inégalité des conditions. Voyons ce qu’elle a tenté pour y réussir, dans quelle mesure elle y a échoué, et comment elle a trouvé elle-même sa limite dans la durée de l’illusion qui l’a provoquée.

Nous vous prions de ne pas croire que nous condamnions toutes les institutions qui figurent au programme de la Révolution ; quelques-unes élaborées au cours de ce siècle, amendées, complétées peu à peu sous la pression lente des besoins, à mesure que le temps en rendait la réalisation inoffensible et possible, ont porté d’heureux fruits dans la société française moderne. Telles sont par exemple l’idée d’une université d’Etat et d’une assistance publique. Nous n’excluons pas davantage des fins de l’Etat la recherche du bonheur, c’est-à-dire en réalité les efforts des législateurs pour rendre, par des réformes techniques mûrement étudiées, chacun autant que possible content de son sort, la mesure du possible étant ici l’intérêt de la paix sociale elle-même, et les conditions générales de l’existence et de la défense du groupe national. S’il nous arrive de vous laisser voir par le ton de notre exposé que nous n’approuvons pas tout ce que la Révolution a fait, entendez que c’est la méthode révolutionnaire, que c’est l’emploi systématique de la violence, que c’est la croyance à l’efficacité des crises soudaines et des changements instantanés que nous réprouvons de toute notre énergie. Le reste est l’affaire des parlements.


II


L’Assemblée Constituante commença par abolir tout ce qui subsistait du communisme du moyen-âge. Il y en avait deux vestiges : 1º la propriété féodale et 2° la propriété de l’Eglise et des corporations. Elle détruisit ces deux formes de propriétés pour y substituer la propriété individuelle. Mais elle ne put le faire qu’en investissant l’Etat du droit de disposer souverainement des biens des citoyens et d’exproprier les uns pour assurer l’appropriation des autres.

Le seigneur était propriétaire virtuel de toutes les terres qui dépendaient de sa mouvance. Quand il donnait un domaine à charge de rente, le censitaire et sa descendance en avaient la jouissance indéfiniment, mais le droit du seigneur continuait à s’affirmer non seulement par les redevances qui n’étaient pas rachetables, mais encore par le retrait lignager et les cérémonies d’hommage dont la signification peu à peu oubliée était de rappeler la concession primitive. Il y avait, à côté des censives, des rentes foncières consenties librement, véritables contrats privés, simples moyens d’emprunt en un temps où le prêt à intérêt était défendu ; elles se confondirent rapidement avec le cens primitif parce que dans la conception féodale il n’y avait pas de terre sans seigneur. C’est ce que firent valoir les nobles dans la réaction aristocratique de 1779, au moment où sous la menace de la propagande socialiste que nous avons décrite, fut entreprise la révision générale des terriers. À ce moment ceux qui cultivaient les terres en très grand nombre auxquelles une rente était attachée, sentirent qu’ils n’en étaient pas les seuls propriétaires et que la propriété en était commune entre eux et un suzerain quelconque, quelquefois fort éloigné. Il fallait que le droit changeât, pour que la vente fût définitive et l’appropriation complète.

L’abolition des droits féodaux qui fut réalisée par les décrets du mois d’août 1789 opéra ce changement. Ces décrets révélèrent un état de choses politique et social vraiment nouveau quoi qu’on en ait dit. La directe, c’est-à-dire le droit éminent que le roi prétendait avoir sur toutes les terres du royaume, la Nation par ses représentants l’exerçait dans sa plénitude et le socialisme d’Etat était l’instrument avec lequel les derniers vestiges du communisme du moyen-âge étaient effacés.

En effet, si la Constituante exigea le rachat des droits contractuels, elle abolit simplement les droits de suzeraineté qui n’étaient pas tous, tant s’en faut, purement honorifiques. Or les arguments par lesquels on essaya de démontrer l’illégitimité des censives qui depuis des siècles attestaient la communauté entre le seigneur et son tenancier, n’avaient aucune valeur historique ni théorique. En supposant que toute propriété féodale remontât à l’invasion, il eût fallu pour que la thèse des publicistes d’alors fût vraie, qu’il fût démontré que les terres conquises appartenaient aux ancêtres des paysans actuels, nominativement en toute propriété, démonstration impossible : la transmission de la tare provenant de la conquête dont on prétendait que la propriété des nobles était frappée, supposait l’hérédité, dans les familles roturières prétendues dépouillées, d’un droit défini qu’aucun titre ni juridique ni moral n’établissait. Affirmer d’autre part le droit de nature du travailleur sur la terre, c’était simplement dire qu’il entendait l’avoir à lui toute, parce que cela lui était agréable. La distinction ne tenait pas. Il fallait indemniser les nobles pour les deux sortes de revenus qu’on leur enlevait, ou les leur enlever de vive force à la fois. C’est ce qui arriva d’ailleurs. En fait, les indemnités promises aux propriétaires nobles ne furent jamais payées les seigneurs avaient essayé en 1779, lors de la révision des terriers, de faire passer les rentes foncières pour des redevances féodales ; les paysans les prirent au mot à la Révolution et sur tout le territoire il n’y eut plus en effet que des rentes féodales, c’est-à-dire des rentes qui tombaient sans rachat. Ils refusèrent de payer les unes et les autres. Pour les unes comme pour les autres l’expropriation est évidente. L’Etat la consacrait par la loi pour la féodalité dominante, il ne la consacrait pas moins par son silence et son refus de poursuites pour la féodalité contractante. Quand on dit que la Constituante a fondé la propriété individuelle, il ne faut pas oublier d’ajouter qu’elle a fondé la propriété des uns — la majorité il est vrai — aux dépens de la propriété des autres.

Il en fut de même des propriétés des corporations et en particulier de celles de l’Eglise.

Les corporations étaient les héritières fort amoindries des anciennes communes ou corps de métiers du moyenâge. Leur propriété collective, indépendante à l’origine, participant jadis comme celle des Parlements et des Universités de la souveraineté morcelée des temps féodaux, avait été déjà dans bien des cas entamée par le pouvoir central (création d’offices nouveaux, taxes énormes réitérées pour rachat de ces créations, etc.) Elle se composait de deux parts : les maîtrises et jurandes qui s’achetaient et représentaient une valeur en argent aux mains des titulaires actuels, et les fonds communs, valeurs mobilières ou immobilières, appartenant à la corporation. L’institution était en pleine décadence ; mais tel était l’état du droit, qui à aucun point de vue ne pouvait être contesté. Le comité des contributions au sein de la Constituante s’inspira, pour réclamer un régime nouveau, des doctrines des Physiocrates ; il proclama la liberté de l’industrie et du commerce et soutint que le nombre des commerçants et des fabricants en chaque profession se mettrait naturellement d’accord avec les besoins des consommateurs. Doctrines respectables. Mais pour assurer à chacun dans l’avenir la propriété de son travail, le législateur méconnut étrangement les droits du travail passé et les principes juridiques les plus évidents. L’assemblée supprima les maîtrises et les jurandes ; elle promit aux titulaires de ces charges une indemnité des deux tiers de leur prix (40 millions) pourquoi des deux tiers ? – qui ne leur fut payée qu’en assignats ; et quant aux propriétés des corporations, elles furent confisquées au profit de l’Etat. Encore une expropriation ! À cette occasion se manifesta tout naturellement dans un journal la tendance à une réglementation socialiste de l’industrie qui devait s’accentuer plus tard au cours de la Révolution : on demanda qu’un minimum fût fixé pour les salaires et qu’il fût donné aux ouvriers a qui se seraient distingués par leur habileté et leur sagesse », « les moyens de s’établir pour leur compte. » Ce journal était l’Ami du Peuple, et l’auteur de l’article était Marat.

Les biens de l’Eglise étaient essentiellement collectifs. Ils appartenaient simultanément à un groupe plus ou moins considérable de personnes et passaient de génération en génération par une continuité tacite, sans testament. C’était la seule réponse à faire à ceux qui voulaient supprimer la propriété ecclésiastique, parce qu’elle n’était point la chose d’un ou de plusieurs individus déterminés. Où est le propriétaire ? demandait-on. « S’il s’agit d’un individu isolé, au sens physiologique, eussent pu répondre les membres du clergé séculier comme les membres des Ordres, en effet il n’y en a point. Nous sommes un corps. Nous n’avons pas oublié le passage des Actes des Apôtres : « Et tous les croyants vivaient unis et tout était commun entre eux, » ni la lettre de saint Paul aux Corinthiens « De même que le corps est un et a plusieurs membres, et que, les membres du corps étant plusieurs, il n’y a cependant qu’un corps, ainsi le Christ, » c’est-à-dire e l’Eglise incorporée au Christ, la Chrétienté. « Car nous avons été tous, Juifs ou Hellènes, esclaves ou hommes libres, fondus en un seul corps et absorbés en un même souffle. » Ils eussent pu ajouter : « L’Eglise est à ce titre une personne vivante et réelle ; elle est pour nous la source de tout droit, du droit de propriété comme de tous les autres. La nation au contraire, au nom de qui vous voulez nous dépouiller, n’est pour nous qu’une abstraction, un mot elle n’a point de droits et n’est pas source de droits, puisque votre loi ne connaît que des individus ! » Maury semble avoir entrevu cette argumentation, quand, à ceux qui disaient que les corps sont des personnes morales créées par la nation et que la nation peut les détruire puisqu’elle les a faites, il répondit : « Un corps moral ! La nation est-elle donc autre chose ? » Mais le clergé du xviiie siècle avait perdu le sens des traditions primitives ; il était dévoré d’individualisme ; les Jésuites avaient réalisé en Amérique d’immenses bénéfices comme compagnie commerçante et industrielle, un de leurs préfets avait pu faire une faillite de trois millions ; les monastères, en France, n’étaient plus qu’une collection de personnes distinctes, richement rentées, vivant pour ellesmêmes et, hautement conscientes de leur séparation. La philosophie individualiste avait gagné les dignitaires les plus élevés de l’Eglise, et c’est l’évêque d’Autun qui avait l’un des premiers posé la question de la légitimité de la propriété ecclésiastique : il admettait, et plusieurs représentants du clergé admettaient comme lui, qu’il appartenait à l’Etat de faire une révision des propriétés, et d’opérer un triage entre elles selon le principe de l’utilité publique, c’est-à-dire du plus grand bonheur individuel. Nous nous trompons en disant que les ecclésiastiques présents eussent pu prononcer devant l’assemblée le discours chrétien que nous supposions tout à l’heure : ni eux ne concevaient ces idées, ni personne ne se fût trouvé pour les comprendre. On ne voulait de toutes parts entendre parler que de droits individuels ; simultanément, tout le monde admettait que la Nation était souveraine en matière de propriété comme en tout le reste, mais le droit souverain qu’on lui attribuait venait des individus et retournait à l’individu.

Hors l’Etat, un corps durable, consacré à travers les générations au service d’une idée, était une chose que l’individualisme et si vous me permettez ce mot barbare, le momentanéisme du xviiie siècle ne pouvait concevoir et ne voulait en aucune façon admettre. Avant d’être inscrite dans la loi des 14-17 juin 1791, comme l’une des bases de la Constitution française, cette négation du droit des associations à posséder, c’est-à-dire à vivre, fut exprimée avec une vigueur singulière par Mirabeau dans la discussion sur les biens du clergé. » L’utilité publique est la loi suprême et ne doit être balancée ni par un respect superstitieux pour ce qu’on appelle intention des, fondateurs, comme si des particuliers ignorants et bornés avaient eu le droit d’enchaîner à leur volonté capricieuse les générations qui n’étaient point encore, ni par la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l’Etat. — Mais les corps particuliers n’existent pas par eux-mêmes ni pour eux ils ont été formés par la société et ils doivent cesser d’être au moment où ils cessent d’être utiles. Concluons qu’aucun ouvrage des hommes n’est fait pour l’immortalité. Puisque les fondations multipliées par la vanité absorberaient à la longue les propriétés particulières, il faut bien qu’on puisse à la fin les détruire. Si tous les hommes qui ont vécu avaient un tombeau, il aurait bien fallu pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants. » Mais, affirmé avec cette intensité, le droit exclusif de l’Etat à fonder par une attribution momentanée et précaire toute possession individuelle, allait dans la pensée de Mirabeau jusqu’à la négation de toute propriété et le socialisme sortait encore ici de l’individualisme, puisque le même orateur disait dans la même discussion avec l’assentiment de l’assemblée : « Il serait temps que l’on abjurât les préjugés d’ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaire et salariés. Je ne connais que trois manières d’exister dans la société : il faut y être mendiant, voleur ou salarié. Le propriétaire n’est lui-même que le premier des salariés. Ce que nous appelons vulgairement la propriété, n’est autre chose que le prix que lui paie la société pour les distributions qu’il est chargé de faire aux autres individus par ses consommations et ses dépenses ; les propriétaires sont les agents, les économes du corps social. » Maury n’avait-il pas raison de s’écrier qu’en touchant à la propriété du clergé, on risquait d’ébranler toutes les autres ? Vous nous prenez nos biens ; le peuple un jour vous prendra les vôtres. « Il dira aussi qu’il est la Nation ! » « Vous nous conduisez à la loi agraire ! » Dans le langage du temps c’était dire : Prenez garde au socialisme futur ! C’est dans cet esprit et en se fondant sur ces raisons que la Constituante confisqua les trois milliards de propriétés ecclésiastiques. À ce moment (2 nov. 1789), il n’y avait point de guerre extérieure, point d’insurrection, point de tribunes dont la pression pesât sur l’assemblée. La Révolution, en affirmant dès son début que la propriété était une délégation expresse de la loi, un don de l’Etat, toujours révocable, une sorte de fonction essentiellement viagère, confiée tantôt à l’un, tantôt à l’autre des citoyens au prorata des services, obéissait à son génie propre, c’est-à-dire qu’elle marchait dans la voie que la philosophie antérieure lui avait tracée.

Comment procèderait-on à la vente des biens de l’Eglise auxquels se joignirent ceux de la couronne ? Plus particulièrement quel mode de lotissement allait-on adopter ? Viserait-on à obtenir le plus haut prix possible en vue de combler le déficit ? Chercherait-on, comme le voulait Talleyrand, à grouper les terres et les bâtiments d’exploitation de telle sorte que la grande culture, chère aux Physiocrates, et par elle l’augmentation de la richesse publique fussent favorisées ? Ou au contraire chercherait-on, selon les vues de la philosophie politique égalitaire, à mettre par un morcellement indéfini le plus grand nombre de parcelles à la portée du plus grand nombre possible d’acheteurs ?

Dans la pensée de ses promoteurs, l’aliénation des biens nationaux était liée à la création des assignats. Les biens du clergé seraient avant tout le gage d’une émission de papiers fiduciaires, qui donnerait à la Révolution un trésor pour ainsi dire inépuisable et permettrait au régime nouveau non seulement de payer les dettes de l’ancien sans inquiéter la bourgeoisie libérale, mais encore de considérer toute autre source de recette comme une quantité négligeable. On raconte que quelqu’un ayant objecté à Mirabeau qu’on trouverait difficilement des acquéreurs pour la masse énorme des biens nationaux, surtout pour ceux du clergé, il répondit « Eh bien nous les donnerons ! » Nous verrons combien cette expression se vérifia par la suite. On comprend du moins que pour le moment le produit à obtenir de la vente en vue de combler le déficit n’ait pas été, comme on le croirait, le seul mobile des liquidateurs. L’assemblée déclara elle-même qu’elle poursuivait un double but : par les moyens adoptés, elle pensait, est-il dit dans la loi des 14-17 mai 1790, « remplir en même temps les deux objets proposés dans cette opération, le bon ordre des finances, et l’accroissement heureux, surtout parmi les habitants des campagnes, du nombre des propriétaires. » Elle espéra atteindre ce double but par les dispositions suivantes : 1° on essayerait des enchères pour les exploitations rurales prises dans leur ensemble ; 2° là où l’enchère globale n’aurait pas réussi, on essayerait des enchères partielles ; 3° et enfin « si au moment de l’adjudication définitive, la somme des enchères partielles égale l’enchère faite sur la masse, les biens seront de préférence adjugés divisément. » Des délais (pour les onze versements postérieurs au premier, ils allaient jusqu’à douze années) étaient accordés aux acquéreurs. On entrait en possession dès le premier versement. Il est douteux, en dépit des menaces de déchéance, que les autres aient été rigoureusement exigés. Nous allons voir qu’à mesure que l’émission des assignats paraît avoir le plus de chances de réussir, le premier souci apparent du législateur, l’intérêt du trésor, cède de plus en plus la place au second, la diffusion de la propriété territoriale. La loi des 10-20 août 1790 accuse cette préoccupation démocratique que notre culte pour la Révolution nous fait trouver toute naturelle. « On ne peut trop, dit-elle, recommander aux directoires de faciliter les petites acquisitions ; comme c’est une des vues principales de l’opération, c’est aussi vers son accomplissement que les moyens doivent surtout être dirigés. » La loi des 3-6 juillet 1891 résume sur ce point la politique de la Constituante. Elle s’excuse en quelque sorte de penser à l’avantage de l’État : « Constamment occupée du désir de multiplier le nombre des propriétaires, l’assemblée nationale n’a cessé de tendre par toutes ses dispositions à la plus grande division possible des domaines nationaux ; cette vua n’a été subordonnée qu’aux devoirs plus impérieux, plus sacrés encore, de l’extinction de la dette. » La Législative et la Convention ne s’embarrassèrent pas de ce souci : les deux milliards de la dette ne furent jamais payés et la vente des biens nationaux ressembla de plus en plus à une distribution gracieuse en faveur de ceux qui s’enrôlaient ainsi définitivement sous la bannière de la Révolution.

Avec du temps et un régime sévère d’économies, l’extinction de cette dette n’eût pas été au-dessus des ressources nationales. Mais on avait au xviiie siècle de singulières idées en matière d’impôts. Quand Necker voulut faire appel au crédit public par un emprunt à 5 0/0, on lui répondit par des déclamations contre les capitalistes. Rousseau avait dit que le mot de finances est un mot d’esclaves. Deux emprunts échouèrent. On recourut à une contribution patriotique. C’était un axiome que dans un État libre, le citoyen va de lui-même au-devant des appels du trésor public : Mercier avait, dans L’an 1440 (1770), représenté les riches venant « d’un air libre, aisé, content, » jeter leurs dons dans un grand coffre et les citoyens couronnés de fleurs apportant leurs tributs sur des troncs roulants ornés de lauriers. « Nous aimons être libres dans nos dons, fait-il dire aux riches, et notre générosité ne veut d’autre motif que la raison et l’amour de l’Etat. » « Ce que nous donnons est de bon cœur ; notre tribut n’est pas forcé ; il est fondé sur l’équité ainsi que sur la droite raison. » On sait que cette contribution patriotique avait produit avec peine 30 millions en 1792 ! Dès le début de la Révolution les impôts cessèrent de rentrer. « Les revenus de l’Etat sont anéantis, le Trésor est vide ; la force publique est sans ressort ! » s’écriait Mirabeau en septembre 1789. Il fallut, malgré les grandes espérances fondées sur la vente des biens nationaux, et au moins pour l’avenir, établir des impôts. En 1791, l’assemblée supprime définitivement les impôts directs sur les facultés individuelles. La capitation de l’ancien régime semble disparaître. Mais l’impôt sur les signes extérieurs du revenu réintroduit indirectement le principe de la progression, et substitue l’impôt personnel à l’impôt réel. Se fondant sur ce qu’on met une part d’autant plus forte de son revenu à son loyer qu’on est moins riche, la loi de janvier-février 1791 présumait un revenu double, triple, quadruple selon que les loyers étaient de 100 livres ou de 100 à 500, ou de 500 à 1,000 livres, et elle frappait ce revenu d’une taxe proportionnelle. Ce n’est pas là un impôt proportionnel véritable, c’est le frein demandé par Rousseau. C’est un impôt progressif de tendance. Tous les autres impôts de la Révolution l’ont été de fait.

Par l’aliénation des biens de l’Eglise, par cette première tentative pour restreindre au moyen de l’impôt l’accroissement des fortunes, la Constituante préparait le retour à l’égalité primitive. Elle travailla non moins consciemment à la même œuvre en proclamant les 8-15 avril 1791 le principe de l’égalité des partages dans les successions ab intestat, et en abolissant en particulier toute inégalité « résultant de la distinction des sexes. » Elle répondait par cette dernière mesure à un mouvement féministe très énergique qui avait eu lieu dès 1789 et auquel avait participé Condorcet. La discussion qui s’ouvrit à la même date (le 5 avril) sur le droit de tester, n’aboutit pas ; mais des discours furent prononcés qui nous éclairent sur les doctrines sociales alors généralement reçues parmi les législateurs. Robespierre déclare qu’il faut repousser la liberté de tester, non parce que « le vœu de la nature exige l’égalité entre les enfants d’un même père, » mais parce que « la base de la liberté, la base du bonheur social, c’est l’égalité. » « Je sais, ajoute-t-il, qu’il est impossible I d’établir l’égalité parfaite ; je sais que plusieurs causes différentes tendent à déranger l’égalité des fortunes ; mais il n’en est pas moins vrai que les lois doivent toujours tendre à la maintenir autant que la nature des choses peut le permettre et qu’elles iront directement contre leur but, contre le but de toute société, lorsqu’elles tendront à la violer. L’égalité est la source de tous les biens, et l’inégalité est la source de tous les maux politiques… etc. Vous n’avez donc rien fait pour le bonheur public, pour la régénération des mœurs, si vos lois ne tendent à empêcher par des voies douces et efficaces l’extrême disproportion des fortunes… » Ce sont presque les termes dont se sert Montesquieu. Et Robespierre n’oublie pas d’invoquer le principe individualiste, que la propriété est viagère et discontinue, d’où il tire immédiatement la conséquence socialiste qu’elle doit après la mort de chaque homme « retourner au domaine public de la société. Ce n’est que pour l’intérêt public qu’elle transmet ses biens à la postérité du premier propriétaire or l’intérêt public est celui de l’égalité. » Que le nom de Robespierre ne nous trompe pas. Des membres les plus considérables de la Constituante souscrivaient aux principes d’où cette doctrine découlait. Tronchet fut appelé par un vote exprès de l’Assemblée à donner son avis. Bien que moins passionné pour l’égalité, il n’est pas moins fidèle à l’orthodoxie philosophique que Robespierre. Il commence par invoquer l’état de nature : « La nature a donné en commun la terre et ses dons à tous les hommes… Mais elle n’a donné à aucun homme tel ou tel domaine particulièrement… La propriété naît de l’occupation… Elle est moins un droit qu’un fait impossible d’attribuer à l’homme dans l’état de pure nature un véritable droit de propriété, il est encore plus impossible de donner à ce droit un caractère de perpétuité et de transmissibilité… C’est l’établissement des sociétés civiles, c’est la réunion conventionnelle des hommes en société qui est la seule source véritable du droit de propriété et de la transmissibilité d’un individu à un autre après le décès du possesseur. » Il est vrai qu’il aboutit à des conclusions différentes de celles de Robespierre en ce qui concerne la liberté de tester (il accorde au père la disposition du quart de ses biens) ; il y a là une trace de l’influence des Physiocrates ; mais que ce soit lui qui se contredise ou le député d’Arras, nous n’avons pas à le rechercher en ce moment : l’intérêt de son intervention est dans l’hommage qu’il rend, d’accord avec la grande majorité de l’Assemblée, aux principes posés par les philosophes, à savoir que la propriété est une délégation de l’Etat, que sa transmissibilité résulte d’une volonté expresse du législateur, qu’elle est enfin, même dans la famille, personnelle et momentanée ; ce qui constitue l’Etat l’unique détenteur permanent et le dispensateur de tous les biens. D’autres reprendront bientôt les conséquences que Robespierre en tirait dès 1791 en faveur de l’égalité absolue et de la division des biens à l’infini.

Sur les devoirs de l’Etat en matière d’assistance, (devoirs si résolument proclamés par Montesquiu[34] et Rousseau, tout le monde était d’accord dans la Constituante. Le comité pour l’extinction de la mendicité chargea le duc de La Rochefoucauld-Liancourt de présenter à l’assemblée plusieurs rapports sur ses travaux : au début du premier (Plan de travail du comité, etc.), la doctrine du comité se trouve exposée dans ces paroles qui furent unanimement approuvées : « Tout homme a droit à sa subsistance. – Cette vérité fondamentale de toute société et qui réclame, impérieusement une place dans la déclaration des droits de l’homme, a paru au comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se propose d’éteindre la mendicité. Le devoir de la société est donc de chercher à prévenir la misère, de la secourir, d’offrir du travail à ceux à qui il est nécessaire pour vivre ; de les y forcer, s’ils refusent ; enfin, d’assister sans travail ceux à qui l’âge ou les infirmités ôtent tout moyen de s’y livrer. » En conséquence, La Rochefoucauld propose un vaste plan d’organisation administrative de l’assistance dont nous pouvons à peine esquisser les grandes lignes : l’Etat chargé des principales dépenses, et réparaissant un fonds annuel de 50 millions entre les départements ; un hospice par 16, 000 habitants, les hospices et les hôpitaux existants, maintenus par exception dans l’administration de leurs biens, la surveillance des établissements de charité confiée aux administrations civiles, l’établissement d’ateliers et de chantiers publics destinés jà fournir du travail aux indigents valides, des peines édictées contre ceux qui refuseraient le travail offert. De ce vaste programme, la dernière partie fut seule réalisée ou plutôt elle l’avait été déjà, mais pour la commune de Paris seulement, avant le dépôt des rapports du comité ; tant cette théorie de l’assistance paraissait évidente a tous les administrateurs, en présence de la détresse générale ! Trente mille ouvriers avaient été employés à des travaux de terrassement à raison d’un franc par jour pendant plusieurs mois, au moment de la plus grande pénurie du trésor ; les enfants, les femmes et les vieillards avaient été admis au nombre de plusieurs milliers dans des ateliers de tissage. Puis il avait fallu se rendre à l’évidence, la plupart des prétendus ouvriers n’étaient réguliers que pour toucher la paye ; des troupes de vagabonds et d’étrangers accouraient à Paris pour profiter de l’aubaine, une redoutable armée insurrectionnelle se formait en réalité dans ces chantiers livrés à une scandaleuse indiscipline ; on avait été contraint de licencier cette foule de parasites au milieu de difficultés sans nombre. La première expérience tentée pour appliquer le droit au travail n’avait réussi qu’à achever la ruine publique et à hâter les plus graves explosions révolutionnaires.

« Les hommes sont reconnus égaux, et pourtant combien cette égalité de droit serait peu sentie, serait peu réelle au milieu de tant d’inégalités de fait, si l’instruction ne faisait sans cesse effort pour rétablir le niveau et pour affaiblir du moins les funestes disparates qu’elle ne peut détruire ! » Ainsi parlait Talleyrand dans son rapport sur l’Instruction publique à l’Assemblée constituante, où vous voyez que ce n’est pas d’une égalité de droit qu’il est question, mais d’une égalité de fait, d’une égalité réelle. Le projet qui en formait la conclusion établissait une vaste hiérarchie d’écoles, accordait la gratuité à tous les enfants des écoles du premier degré ; et décernait des bourses aux élèves les plus méritants du second et du troisième, de manière à assurer la sélection des talents au profit de la société tout entière. L’Institut national, sorte d’université centralisée, couronnait ce système d’instruction publique, qui faisait pendant au système d’assistance. L’égalité n’y régnait qu’à la base, il n’admettait point d’illettrés et joignait l’obligation à la gratuité ; mais, d’étage en étage de la construction projetée, l’inégalité reprenait ses droits. Les assemblées ultérieures corrigeront ces dérogations timides au principe de l’égalité absolue.

En résumé, les doctrines de la Constituante, inspirées par les tendances dominantes de l’opinion éclairée, toute acquise elle-même à la philosophie politique et sociale du siècle, offrent, en dépit des résistances encore opposées à leur envahissement par les Physiocrates, un ensemble cohérent. Elles font de l’Etat le tributaire de l’individu pour la satisfaction normale de tous ses besoins y compris éventuellement les besoins physiques, et par cela même, comme ces besoins sont autant de droits, elles investissent l’Etat par un retour inévitable de pouvoirs sans bornes : comme le veut le Contrat social, quand le citoyen a exercé sa souveraineté en acceptant le pacte fondamental et en donnant son suffrage pour constituer l’assemblée souveraine, il devient tout à coup le plus humble des sujets ; s’il est riche, rien n’est plus à lui ; sa possession est un fait qui ne peut revêtir un caractère légal que par une investiture nouvelle et l’Etat, responsable de l’inégalité des conditions, dispose sans réserve de ses propriétés selon les exigences du bonheur public, entendez : selon la mesure à laquelle l’immense majorité des non-possédants veut bien fixer le minimum des satisfactions qu’elle estime nécessaires. Ces revendications sont encore modérées ; qu’elles se fassent plus pressantes et la doctrine devra y souscrire l’Etat s’y plier, les ci-devant, les aristocrates s’y soumettre. Ils sont livrés, « la bête est dans le piège, écrit Camille Desmoulins, qu’on l’assomme ! » Les châteaux brûlent, les pillages commencent ; l’Assemblée constituante, qui a tous les pouvoirs, est satisfaite. « L’assemblée, dit un des collaborateurs de Mirabeau (Dumont), avait tellement peur d’offenser le peuple, qu’elle regardait presque comme un piège toutes les motions tendant à réprimer les désordres. Quoique elle déclarât souvent dans ses préambules qu’elle était profondément affligée et même irritée des violences commises par les bandits et les brigands qui brûlaient les châteaux et insultaient la noblesse, on jouissait en secret d’une terreur qu’on croyait nécessaire. On blâmait par décence, on ménageait par politique ; on donnait des compliments à l’autorité et des encouragements à la licence… » L’Europe applaudissait à la victoire du « parti démocratique de l’assemblée… » « C’était le procès du genre humain contre les classes usurpatrices et dominantes… Je ne sais quelle joie était répandue partout dans les états les plus nombreux de la société. Il y avait une fermentation générale, une sorte d’ivresse dans les espérances, et l’enthousiasme excité par la grandeur de l’objet rendait presque insensible pour des désordres qu’on regardait du même œil que des accidents malheureux dans un triomphe national. Tout l’échafaudage d’un édifice antique et ruineux pouvait-il s’écrouler sans blesser quelques infortunés et quelques opiniâtres qui s’obstinaient à le soutenir ? Voilà (conclut notre auteur), ce que pensaient les meilleurs esprits de l’Europe, les meilleurs philosophes, tout ce qu’il y avait de philanthropes et d’amis de la liberté… » Disons donc que si la révolution a rendu heureux les Français (nous ne parlons pas de l’humanité), ce fut de 1790 à 1791, alors qu’elle n’avait donné que des promesses. Tous les grands mouvements de passion débutent par ces ravissements. Les visites en armes des gardes nationales de ville à ville sur tout le territoire, les vastes farandoles, les danses, les chants, les embrassades de la Fédération symbolisent cette union et cette égalité idéales, dont on savourait par anticipation la douceur comme dans un rêve, sans vouloir penser aux obstacles possibles. Heureux ! non pas tous assurément, car toute une classe dès lors était traquée, menacée de pillage, d’incendie ou de supplices sans nom : durs ou généreux, courtisans ou bons serviteurs du pays, au fond de leurs châteaux, les nobles, chaque nuit, écoutaient les bruits du dehors ; ils veillaient dans l’angoisse et l’alerte, et sur ce sol français souvent défendu par eux ne savaient où fuir, puisque même après une renonciation totale à leurs privilèges, les pouvoirs nationaux ne les protégeaient plus, puisque partout ils étaient traités comme déjà hors la loi. Eh bien ! ce n’était pas assez et tous les riches allaient subir le même sort en vertu sans doute de la Déclaration des droits de l’homme, article 17 « La propriété est un droit inviolable et sacré. »

Vous le voyez, Messieurs, ce n’est pas dans les groupes dissidents, dans les tentatives avortées des partis extrêmes que nous cherchons la véritable pensée de la Révolution en matière d’Economie sociale. Nous la cherchons et nous croyons la trouver dans les discussions des assemblées et dans leurs actes, c’est-à-dire dans les discours et les résolutions du parti prépondérant[35]. Cependant il ne faut pas négliger les manifestations d’opinion qui devancent les décisions futures et qui sont des symptômes précurseurs. Ainsi nous mentionnerons une proposition de l’abbé Maury, du 18 janvier 1790, tendant à l’établissement d’une loi contre le luxe. Son discours fut attaqué par un député nommé Blin, au nom de l’économie politique, et il retira sa motion ; mais l’idée de sévir contre la richesse qui commet le crime de se laisser voir allait devenir populaire et provoquer les lois somptuaires de la Convention. Mentionnons encore le succès du Cercle social, issu dès 1790, avec la société des Jacobins, du Club Breton qui siégeait à Versailles. On sait que l’abbé Fauchet fut le fondateur du Cercle social et lui donna pour organe La Bouche de Fer. Aux premières séances l’orateur préconisa « la loi agraire, » c’est-à-dire le socialisme, devant un auditoire immense ; bientôt des protestations se produisirent, mais la société garda 3, 000 adhérents. Le bruit ayant couru de la fusion prochaine de ce club avec les Jacobins, ceux-ci s’alarmèrent et le dénoncèrent au comité des recherches comme demandant la loi agraire. Camille Desmoulins s’interposa, un accord fut conclu, et l’abbé Fauchet, nommé évêque constitutionnel du Calvados, dut en retour faire amende honorable devant les Jacobins. « Je dois, dit-il, consigner ici ma profession de foi sociale… » Le principe qui « renferme toute bonne institution de l’ordre social, » c’est « l’assurance des moyens de la suffisante vie à tous les individus de la société, de l’aisance proportionnelle au travail et à l’industrie, de la grande abondance aux travaux largement productifs et à l’industrie supérieure. » Comme sans aucun doute l’Etat devait être chargé selon l’abbé Fauchet d’assurer aux citoyens ces avantages, ce programme considéré comme officiellement orthodoxe par la société encore monarchique des Jacobins, le 18 mai 1791, mérite d’être rappelé. On’ne voit pas en quoi cette organisation du salariat public universel eût été moins hardie que la distribution de terres qui commençait alors sous forme de vente au rabais des biens nationaux, distribution des articles de la Bouche de Fer pouvaient passer pour le panégyrique. « Etre libre, raisonnable et bon, ranime ton existence, arme ta pensée, relève ton cœur et recouvre ton domaine. La nature te le garde, elle a fixé le temps de ton réveil et la fin de ses vengeances… Toute la terre se soulève pour remonter à son maître et reprendre sous son empire renouvelé un aspect plus heureux. Sublime Rousseau ! âme sensible et vraie ! tu as entendu l’un des premiers l’ordre éternel de la justice ! Oui, tout homme a droit à la terre et doit y avoir en propriété le domaine de son existence. Dans le pacte associatif qui constitue une nation selon les souverains décrets de la nature et de l’équité, l’homme se donne entièrement à sa patrie, il reçoit tout d’elle ; chacun lui livre ses droits, ses forces, ses facultés, ses moyens d’existence et il participe aux droits, aux forces, aux facultés, aux moyens d’existence de tous : grande unité d’où résultent une puissance harmonique, une sécurité entière, toute la somme de bonheur dont chacun est susceptible et le complément parfait des volontés de la nature. » C’est du mauvais Rousseau, mais c’est encore du Rousseau. Le Contrat social a été l’évangile de la Révolution et les Jacobins quand il ne s’agissait pas de faire fermer un cercle rival, étaient moins prompts à se scandaliser. Ils applaudissaient quelques jours après (le 19 juin 1791) une proposition de Robespierre en vue des élections prochaines qui ne le cédait pas en gravité aux élucubrations de l’abbé Fauchet. Robespierre voulait qu’on demandât à l’Assemblée constituante une indemnité pour les électeurs sur toute la surface de la République. « Il ne doit pas être douteux, disait l’orateur, que les électeurs soient payés, afin que la classe nombreuse et intéressante pour qui je parle soit dédommagée des sacrifices qu’elle est forcée de faire à la chose publique. Lorsqu’on assure des traitements aux représentants du peuple, aux juges, à des places de finances, lorsqu’on donne 25 millions au chef du pouvoir exécutif, pourquoi n’en donnerait-on pas à la partie intéressante des citoyens, lorsqu’elle sacrifie son temps et ses travaux ? » Ce langage et les applaudissements qui l’accueillaient aux Jacobins, mais surtout le fait allégué par Robespierre que la proposition avait déjà été faite à la Constituante et avait donné lieu à un rapport favorable[36], révèlent un état d’esprit général bien propre à expliquer la politique sociale de l’Assemblée législative et de la Convention. Le règne de l’Egalité allait commencer.


III


L’Assemblée législative poursuit le plan inauguré par la Constituante tendant à la multiplication des petites propriétés et par les mêmes moyens. Elle décrète l’abolition sans indemnité des redevances censuelles (août 1792). Elle présume que toutes les rentes dues à des nobles sont féodales et met la preuve du contraire à la charge du créancier ; or cette preuve était impossible dans la plupart des cas, surtout depuis que les paysans soulevés avaient brûlé les chartriers ou les châteaux (juin 1792). Elle met sous séquestre les biens de tous les émigrés indistinctement, aussi bien de ceux qui avaient fui sous le coup de menaces et de mauvais traitements, de ceux mêmes qu’on n’avait violentés que pour les contraindre à l’émigration et parce que l’on convoitait leurs biens, que de ceux qui s’étaient hâtés par point d’honneur de se rendre à l’appel des princes (août et septembre 1792). Elle confisque les biens des hôpitaux (août 1792). Elle décrète que les biens communaux seront partagés entre les habitants de chaque commune. Elle divise pour la vente les biens des émigrés en petits lots de deux, trois ou au plus quatre arpents : en sorte que grâce à la baisse déjà prononcée des assignats (ils perdaient 38 pour cent en 1792), les plus petites économies ou un léger emprunt permissent à tous de devenir propriétaires. Cependant, dit la loi, s’il y a des amateurs offrant d’acquérir argent comptant des portions plus étendues, ils seront admis à l’enchère : est-ce pour sauvegarder les intérêts du Trésor ou pour assurer dans tous les cas le changement de mains que cet article a été introduit ? Le décret ne porte qu’un seul considérant et le voici. « Dans la vue de multiplier les petits propriétaires. » De la dette de l’Etat il n’est plus question, et jusqu’à la fin de la Révolution personne ne s’en souciera.

C’est en 1792 que commence à se dessiner la position respective des divers partis sur ce qu’on a appelé depuis la question sociale ; à vrai dire, c’est cette position même qui fait leur différence et qui explique le mieux leur conflit. Ce n’est pas que la doctrine diffère beaucoup de l’un à l’autre ; ils sont seulement plus ou moins rigoureux, plus ou moins impatients dans l’application des principes, c’est-à-dire dans l’exécution du programme égalitaire que leur léguait la philosophie.

Les Girondins étaient divisés sur ce point comme sur les autres ; il y avait encore parmi eux, et c’était le cas de Roland, des Physiocrates ; mais les plus écoutés dans la Convention s’attachaient à la distinction invoquée par Montesquieu et Rousseau pour autoriser la richesse et l’inégalité dans les États modernes ; l’égalité, pensaient-ils a ne convient qu’aux petites républiques. C’est Vergniaud qui exprime le plus nettement cette distinction. « Rousseau, Montesquieu et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements, nous disent que l’égalité de la démocratie s’évanouit là où le luxe s’introduit que les répuibliques ne peuvent se soutenir que par la vertu et que la vertu se corrompt par les richesses. — Pensez-vous que ces maximes appliquées seulement par leurs auteurs à des États circonscrits, comme les Républiques de la Grèce, dans d’étroites limites, doivent l’être rigoureusement et sans modification à la République française ? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier comme celui de Sparte ? » Oui ? « Alors soyez conséquents comme Lycurgue ; comme lui, partagez les terres entre les citoyens, » proscrivez l’or et l’argent, étouffez l’industrie et les arts, ressuscitez l’esclavage, suspendez les impôts, alimentez le trésor public avec les tributs des cités étrangères… mais cette politique est contradictoire autant qu’impossible (disc. du 8 mai 1793)[37]. La constitution devra « dissiper les alarmes que des discours insensés jettent dans l’âme de tous les propriétaires… Elle fera cesser l’émigration des capitaux… Chaque déclamation contre les propriétés voue quelque terre à la stérilité, quelque famille à la misère. »

Mais cette distinction entre le régime économique qui convient aux petites républiques et celui qui convient aux grands États était une barrière fragile contre le socialisme d’alors. Montesquieu lui-même partant des mêmes principes avait pensé que dans les États modernes un partage des terres peut être quelquefois nécessaire[38]. Et Vergniaud d’ailleurs, en terminant le même discours, chantait le couplet obligé en l’honneur des droits de la nature, de l’assistance obligatoire et de la limitation des fortunes. Il résumait en une phrase ses contradictions quand il disait : « Si la constitution doit maintenir le corps social dans tous les avantages dont la nature, l’a mis en possession, elle doit aussi, pour être durable, prévenir par des règlements sages la corruption qui résulterait infailliblement de la trop grande inégalité des fortunes ; mais en même temps, sous peine de dissoudre le corps social lui-même, elle doit la protection la plus entière aux propriétés. » Etrange constitution qui protège la propriété et, en même temps, en dispose sans limite !

Au fond, sauf quelques Physiocrates irréductibles comme Roland et Thibaudeau, les Girondins et les Jacobins professaient les mêmes dogmes. Le Girondin Rabaut-Saint-Etienne écrivait dans la Chronique de Paris : « On ne peut obtenir l’égalité par la force, il faut donc l’obtenir des lois et les charger de deux choses : 1° de faire le partage le plus égal des fortunes ; 2° de créer des lois pour le maintenir et pour prévenir les inégalités futures. — Le législateur devra marcher à son but par des institutions morales et des lois précises sur la quantité de richesses que les citoyens peuvent posséder ; ou par des lois qui en règlent l’usage de manière 1° à rendre le superflu inutile à celui qui le possède ; 2° à le faire tourner à l’avantage del celui qui en manque ; 3° à le faire tourner au profit de la société. »

Les Jacobins n’allaient pas tous aussi loin, du moins dans ce qu’ils laissaient voir dejeur pensée. À la première séance de la Convention, Danton croyait nécessaire e de rassurer l’opinion déjà émue par le ton de la presse révolutionnaire. « D’excellents citoyens, disait-il, ont paru présumer que les amis de la liberté pourraient nuire à l’ordre social en exagérant leurs principes. Eh bien ! confondons toutes les idées de désorganisation ! après avoir fait la première déclaration ? que je vous ai demandée (que la constitution prochaine soit soumise au referendum), déclarez également que toutes les propriétés territoriales individuelles et industrielles seront éternellement maintenues. » Et la Convention déclarait en effet : « Les personnés et les propriétés sont sous la sauvegarde de la Nation. » Robespierre venait de faire les mêmes protestations dans son journal le Défenseur de la Constitution le projet d’une loi agraire était à ses yeux également dangereux, injuste et impraticable, l’égalité des biens essentiellement impossible, en ce qu’ « elle suppose la communauté, qui est encore plus visiblement chimérique parmi nous » (nous sommes trop loin de la vertu parfaite !) « Nous voulons, ajoutait-il, l’égalité des droits parcé que sans elle il n’est ni liberté, ni bonheur social. Quant à la fortune, dès qu’une fois la société a rempli l’obligation d’assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail… ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent. Aristide n’aurait pas envié les trésors de Crassus. »

Mais c’est précisément dans cette restriction que se cachait la pensée essentielle de Robespierre et de son groupe, pensée à laquelle l’abbé Fauchet n’avait pas fait difficulté de se rallier. Cette pensée, Robespierre l’avait, quoique toujours prudemment, exprimée dans le projet de Constitution présenté aux Jacobins le 21 avril 1793. Art. 1er : « Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme et le développement de toutes ses facultés. Art. 2 : Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et la liberté… Art. 7 : La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. Art. 8 : Le droit de propriété est borné comme tous les autres par l’obligation de respecter le droit d’autrui. Art. 9 : Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de ses semblables. Art. 10 : Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral. Art. 11 : La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. Art. 12 : Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée. Art. 19 : Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi. Art. 21 : Pour que ces droits ne soient point illusoires et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille. » Le commentaire de ces articles qui paraissent inoffensifs chacun pris à part, se trouve dans un discours du même député, prononcé à la Convention quelques mois auparavant (2 décembre 1793). Il y affirmait déjà que comme le premier droit est celui d’exister, « la première loi sociale est celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister. » Et il ajoutait : « Les aliments nécessaires à la vie de l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide. » En quoi il était d’accord avec le pacifique Necker. Nous voyons dès lors ce qu’est cette portion que la loi garantit. « D’après ce principe, quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence (c’est la première portion) ; aux propriétaires et aux cultivateurs, le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté du commerce ; » voilà la seconde portion. En termes plus clairs, Robespierre a toujours voulu et les Jacobins avec lui, que l’Etat ait une réserve inépuisable pour l’assistance et les ateliers publics, qu’il assure un minimum de bénéfices au cultivateur et au petit commerçant, qu’il forme la réserve commune au moyen de taxes sur les riches, qu’il poursuive comme accapareurs et agioteurs les propriétaires, les commerçants et les industriels qui ont plus que le nécessaire, enfin que les électeurs pauvres soient salariés, à plus forte raison tout le personnel politique du bas au haut de l’échelle. C’est bien là le programme de la Convention. Si l’assemblée rejeta la rédaction de Robespierre et préféra celle de Condorcet, c’est qu’en présence de l’insurrection des départements contre la Commune, il lui parut d’autant plus nécessaire d’affirmer la propriété individuelle qu’elle ne cessait de lui porter de plus graves atteintes.

Pourquoi, dit-on, Robespierre ne s’est-il pas opposé, lui qui était tout-puissant alors, à l’adoption de l’article rédigé par Condorcet : « L’homme est maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie ? » N’a-t-il pas voulu en combattant aux Jacobins cette rédaction conservatrice faire une avance aux Hébertistes dont il souhaitait l’alliance dans sa lutte contre les Girondins et n’est-il pas revenu, en la laissant adopter par la Convention, à sa véritable pensée ? Il y a contre cette interprétation des faits une raison péremptoire. Robespierre avait déjà exprimé, comme nous venons de le montrer, sa conception de la propriété limitée en décembre 1792. La division des biens de chacun en deux portions, l’une qui reste commune jusqu’à complète satisfaction des besoins des indigents, l’autre qui est octroyée par l’Etat à l’individu, est sa doctrine constante et qui ressort de tous ses discours et de tous ses écrits. C’est le silence gardé par lui lors du vote qui allait consacrer la rédaction de Condorcet (23 juin), qui est une attitude nouvelle à expliquer par les circonstances. Or on sait que la Constitution fut votée à la hâte pour conjurer la révolte générale des départements après les journées du 31 mai et du 2 juin. Robespierre, effrayé par la victoire de la Commune, n’avait pas moins besoin alors de ménager la Plaine qu’il n’avait eu intérêt à se concilier les Hébertistes quelques mois auparavant. Il fut même surpris de ne pas voir la fraction modérée voter avec plus d’enthousiasme une constitution d’où il avait consenti à écarter tout ce qui pouvait blesser les susceptibilités de ce parti et il l’en rudoya sévèrement. D’ailleurs les obligations de l’Etat envers les indigents pouvaient lui paraître au 23 juin largement remplies par le décret des 3 et 6 du même mois qui, en offrant des facilités nouvelles aux acquéreurs des biens nationaux, réalisait le programme de la propriété à tous. Une série d’autres mesures que nous exposerons tout à l’heure allaient rendre toute déclaration constitutionnelle en faveur du droit des pauvres parfaitement inutile.

À mesure que se dissipait l’impression d’accablement causée sur le parti gouvernant par les insurrections du 31 mai et du 2 juin, la Convention reprenait conscience des nécessités politiques et tenait compte davantage de l’opinion des départements. Ainsi le 9 juin elle avait décrété en principe, « que tout homme qui n’a aucune propriété ne paye aucune contribution pour la jouissance de ses droits, » et « que l’absolu nécessaire à la subsistance des citoyens serait exempt de toute contribution. » Cette résolution avait été renvoyée au Comité de salut public « pour en faire un article dans la Constitution. » Le 17 juin, la proposition revint devant l’assemblée sur la motion de Levasseur. Robespierre la combattit ; il soutient qu’un citoyen exempté de tout impôt ne tarderait pas à perdre la jouissance de ses droits et serait réduit au rôle d’ilote, de parasite, dirions-nous, dans le corps politique. Il obtint que la Convention se déjugeât à huit jours d’intervalle. Mais ni Robespierre, ni la Convention n’abandonnèrent pour cela la théorie de l’assistance, écrite aussi dans le projet de Constitution. Il fut entendu que « le pauvre qui doit une obole pour sa contribution, la recevrait de la Patrie pour la reverser dans le trésor public. » Il paierait d’une main et toucherait de l’autre. Le comité, à qui avait été renvoyé le vote déclarant « que nul citoyen n’est dispensé de l’honorable obligation de contribuer aux charges publiques, » était fort en peine pour le concilier avec le vote précédent. Il se tira d’affaire en passant sous silence la question dans son rapport, et la Constitution de 1793 se borna à déclarer : Art. 1er. « Le but de la société est le bonheur commun. » Art. 21. « Les secours publics sont une dette sacrée ;… la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant des moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » La Constitution de 1791 ne disait pas autre chose dans son Titre 1er

Cela devait suffire aux plus avancés des montagnards. Car pour subvenir à des droits aussi mal définis, tout le « superflu » des riches pouvait être requis par la loi. Les vues « philosophiques, » les articles de loi rédigés avec la froideur du style lapidaire, se traduisaient dans le langage courant par des maximes plus concrètes que nous rencontrons ailleurs, sous la plume de Robespierre lui-même et de Saint-Just, maximes peu différentes de celles des Hébertistes. « Les dangers intérieurs viennent de la bourgeoisie, écrivait Robespierre ; pour vaincre le bourgeois, il faut rallier le peuple. — Quels seront nos ennemis ? – Les hommes vicieux et les riches. — Quand le peuple sera-t-il éclairé ? — Quand il aura du pain et que l’intérêt du riche sera confondu avec celui du peuple. — Quand sera-t-il confondu ? — Jamais. » Voilà l’expression de sa pensée intime. Et Saint-Just, son ami, dans les Institutions républicaines, après avoir proclamé que la politique a pour objet la vertu et les mœurs, n’hésitait pas à dire : « Pour réformer les mœurs il faut commencer par contenter le besoin et l’intérêt ; il faut donner quelques terres à tout le monde. » — « Il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes et assure l’aisance au peuple tout entier. » — « Il ne faut ni riches ni pauvres. » — « L’opulence est une infamie. » — « Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres. — Tout propriétaire qui n’exerce point de métier est tenu de cultiver la terre jusqu’à cinquante ans. » Ailleurs, dans un rapport à la Convention, il proposait de faire travailler les riches à l’entretien des routes : « Ce serait le seul bien qu’ils auraient fait à la Patrie… Il serait juste que le peuple régnât à son tour sur ses oppresseurs et que la sueur baignât l’orgueil de leurs fronts. » Ainsi serait réalisé le bonheur dans la vertu, la volupté des cabanes[39]. Ces déclarations paraissent subversives de toute propriété individuelle. Elles ne le sont pas, elles ne peuvent pas l’être, puisque sans elle aucune des mesures proposées ne serait intelligible, elles impliquent toutes l’expropriation et l’appropriation, c’est-à-dire des riches qu’on dépouille et des pauvres qu’on pourvoit. Ce socialisme a besoin de la richesse pour la mettre à contribution. Et il s’accompagne de la résolution bien arrêtée chez les nouveaux venus de la propriété de garder à tout prix leur conquête. De sorte qu’on voit les Jacobins en même temps détruire la propriété et la proclamer intangible. « Les propriétés des patriotes sont sacrées, disait Saint-Just mais ; les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. » Le 8 ventôse (28 février 1894), la Convention décrétait « Les biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution seront séquestrés au profit de la République ; ces personnes seront détenues jusqu’à la paix et bannies ensuite à perpétuité » le 13 : « Le Comité de salut public fera un rapport, sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. » Et le Comité envoyait aussitôt aux représentants en mission une circulaire ainsi conçue : « Un grand coup était nécessaire pour frapper l’aristocratie. La Convention nationale a frappé. L’indigence vertueuse devait rentrer dans la propriété que les crimes avaient usurpée sur elle. » Mais le 8 de ce même mois, au début de la loi que nous avons citée, la Convention déclarait « les propriétés des patriotes inviolables, » et le 23, sur la proposition de Barrère, elle décrétait « la peine de mort contre quiconque proposera ou tentera d’établir des lois agraires ou toutes autres lois ou mesures subversives des propriétés territoriales, commerciales ou industrielles. » Cette apparente contradiction ne troublait personne. Les contemporains comprenaient parfaitement de quelles propriétés il était question dans les deux cas… Si Robespierre avait voulu s’opposer à ces doctrines spoliatrices, ni l’occasion, ni le pouvoir ne lui eussent manqué, mais c’étaient celles – des déclarations explicites nous le prouvent — de Marat, de Chabot, de Collot-d’Herbois, de Barrère, de Bourdon de l’Oise, de Le Peletier, de Lequinio, de Fouché, de Joseph Le Bon, de Javogues, Se Tallien, d’Armand de la Meuse, et nous ne pouvons, en présence des majorités qui les ont consacrées, douter qu’elles ne fussent celles de tout le parti Jacobin.

Maintenant nous sommes un peu embarrassé pour dire en quoi les idées des Hébertistes et des Enragés différaient théoriquement, la question religieuse mise à part, de celles des Montagnards. Au moment où l’on discutait aux Jacobins les projets de Constitution, Boissel présenta le sien. « Robespierre, dit-il, vous a lu hier la Déclaration des droits de l’homme, et moi je vais vous lire la déclaration des droits des sans-culottes. Les sans-culottes de la République française reconnaissent que tous leurs droits dérivent de la nature et que toutes les lois qui la contrarient ne sont pas obligatoires. Les droits des sans-culottes consistent dans la faculté de se reproduire, de s’habiller et de se nourrir, dans la jouissance et l’usufruit des biens de la terre, notre mère commune, dans la résistance à l’oppression, dans la résolution immuable de ne reconnaître de dépendance que celle de la nature et de l’Etre suprême. » C’est au fond ce que demandait Saint-Just. Jacques Roux déclamait contre les riches, qu’il appelait des méchants, contre les agioteurs et les accapareurs. Partout les orateurs répétaient à satiété ces déclamations. Et la Convention sévissait contre ces méchants. La seule différence perceptible est que les Hébertistes voulaient la mainmise tumultueuse et anarchique sur les propriétés, tandis que les Jacobins voulaient l’expropriation légale et régulière.

Il n’est pas jusqu’aux déclarations de respect pour la propriété réitérées par la Convention que la Commune ne lui ait empruntées. Boissel avait, en 1789, publié un Catéchisme du genre humain, où il attribuait avec Rousseau la naissance de la propriété à l’avidité, à l’orgueil, à la violence, à la fourberie, à l’imposture, où il disait « La propriété a été inventée pour légitimer l’usurpation des forts et des rusés… Du partage des terres est né le droit exclusif d’en jouir et par conséquent de bannir les races futures du globe terrestre, de faire mourir de faim, de soif et de froid ceux qui n’ont pas de propriété, si mieux n’aiment ces derniers se rendre esclaves des propriétaires… » Quand, la veille du 31 mai, trente-trois sections se réunirent à l’Evêché pour préparer l’insurrection du lendemain, leur premier soin fut de prendre un arrêté par lequel les propriétés étaient mises sous la sauvegarde des républicains sans-culottes. La nouvelle en est portée aux Jacobins. « On propose que la société et les tribunes arrêtent pour première mesure révolutionnaire de périr plutôt que de laisser porter atteinte aux propriétés. Cette proposition est adoptée avec un tel enthousiasme, dit un témoin, qu’on demande que le fait soit consigné dans le procès-verbal et qu’on nomme des commissaires pour rédiger le serment qui a été prêté, pour qu’il soit imprimé et placardé dès ce soir dans tout Paris. » Quel est le citoyen chargé de cette rédaction ? C’est le citoyen Boissel.

On voit donc que dans leur attitude en face de la propriété et du problème social, les différents partis révolutionnaires girondins, jacobins, hébertistes, anarchistes se réglaient sur la même doctrine générale et que cette doctrine est celle des philosophes. Tous regardaient le partage des biens par parties égales entre les individus comme un idéal conforme à l’état de nature, dont l’application peut être différée par la méchanceté des hommes, mais vers lequel toute politique vraiment « républicaine, » au sens qu’on donnait alors à ce mot, doit être vigoureusement orientée. Dès le 7 septembre 1792, Chabot plaidant devant les Jacobins en faveur de Marat, expliquait nettement la raison de cette unanimité et de ces divergences : « Quant au système du partage des terres qu’on lui impute, disait Chabot, il a trop mauvaise idée des mœurs de ses concitoyens pour être tenté de taire jamais une telle proposition, car le partage des terres et des propriétés ne peut avoir lieu qu’au milieu d’hommes parfaitement purs et vertueux[40]. » Chabot comme Fauchet et Jacques Roux était un ancien théologien ; avec tous ses maîtres, avec les métaphysiciens du xviiie siècle et de la Révolution il regardait l’état de nature comme l’état le plus parfait et le plus heureux, et par conséquent il ne pouvait attribuer l’éloignement que ses contemporains ressentaient encore à divers degrés pour l’égalité primitive qu’à la distance plus ou moins grande où ils étaient de la vertu parfaite, du pur amour pour l’humanité, que Marat, comme on sait, se flattait de personnifier.


IV


Le bonheur, disait Saint-Just, est une idée neuve en Europe. Indiquons rapidement les mesures prises par la Convention en vertu des principes que nous venons d’exposer, pour assurer le bonheur du peuple ; nous verrons ce que valaient tous ses serments de respecter la propriété.

La loi du 4 avril 1793 dispose que « les châteaux, les bâtiments… et tous les autres biens (nationaux) d’une grande étendue dont la vente serait reconnue moins avantageuse, seront divisés et vendus par lots séparés… surtout au plus grand avantage de la Nation. » On avait cru jusque-là qu’il y avait opposition entre l’intérêt économique qui semblait lié à l’existence de propriétés étendues et l’intérêt individuel qui réclamait le fractionnement. On feint de croire maintenant que ces intérêts se confondent le plus grand avantage de la Nation, c’est le plus grand avantage des individus qui la composent, c’est-à-dire des patriotes, seuls vrais citoyens. En vertu de la loi du 3 juin 1793, les pères de famille non propriétaires et qui habitent une commune pu il n’y a pas de biens communaux à partager, mais où il y a des biens d’émigrés confisqués, recevront un arpent de terre à titre d’arrentement. Et cette loi est complétée par celle du 13 septembre 1793, qui donne au père de famille la possibilité d’acquérir les biens des émigrés jusqu’à concurrence d’une somme de 500 francs payable par parties égales en vingt ans sans intérêts. À ce moment les assignats n’avaient plus que la moitié de leur valeur nominale. 250 francs à payer en vingt ans pour devenir propriétaire, on ne dit seulement pas de quelle étendue de terres, quel rêve ! Les 24-28 décembre, la faculté offerte à l’acheteur de se libérer en dix échéances est étendue à tous les biens nationaux mis en vente, et ils comprennent maintenant, avec les biens de l’Eglise et de la couronne, avec ceux des émigrés, ceux des exécutés et incarcérés, qui sont nombreux, et ceux des suspects. En 1795, le 31 mai, le système des enchères est complètement supprimé ; la distribution se fait par voie administrative. En 1796, le Directoire promulgue une loi « portant création de 2 milliards 400 millions de mandats territoriaux. » — « Tout porteur de ces mandats pourra se présenter à l’administration de département de la situation du domaine national qu’il voudra acquérir et le contrat de vente lui en sera passé sur le prix de l’estimation qui en sera faite, à la condition d’en payer le prix en mandats, moitié dans la première décade et l’autre moitié dans les trois mois. » En même temps, la loi ordonnait pour la forme la nomination d’une commission chargée de rédiger le projet d’une loi par laquelle des biens nationaux pour une valeur d’un milliard seraient distribués aux défenseurs de la patrie. Les assignats valaient en ce moment 30 centimes pour cent francs ; les mandats territoriaux pouvaient être échangés contre des assignats à raison de 30 capitaux pour un ; on se procurait donc par exemple avec 9 francs en argent, trois mille francs d’assignats qu’on échangeait contre cent francs de mandats territoriaux : les estimations étaient arbitraires ; la vente se faisait à l’amiable dans le cabinet de l’administrateur départemental. Rœderer n’avait-il pas beau jeu à soutenir dans son Journal d’Economie politique quel l’opération était moins une vente qu’une distribution ? « Le gouvernement, écrivait-il, dit : Je vends les biens nationaux. Moi, je veux démontrer qu’il les donne. » La prédiction de Mirabeau s’accomplissait.

En plusieurs endroits il les laissait prendre, ce qui est plus grave. Dans certaines communes, les citoyens armés viennent, le maire en tête avec son écharpe, au son du tambour, se partager les biens confisqués. Ailleurs on se sert des forêts comme d’un bien commun. Tout ce qu’on peut emporter du mobilier et même des bâtiments d’un grand nombre de châteaux est pillé. Dans la plupart des villes des départements, à Paris même, les riches sont pendant toute cette période livrés sans recours aux perquisitions et aux razzias des représentants officiels ou volontaires de la justice du peuple. Le montant de ces taxes locales était déterminé tantôt fetprès le chiffre des impôts, tantôt d’après les talents ou l’instruction, tantôt d’après le degré de l’incivisme. Elles avaient le triple but de punir une opposition présumée, de ramener à l’égalité les fortunes excessives et de subvenir soit aux dépenses de la guerre — ce fut le cas le moins fréquent — soit à des distributions de secours dont profitaient seuls le personnel des sociétés populaires et le public ordinaire des tribunaux révolutionnaires et des exécutions, soit à l’armement et à la solde des bataillons sédentaires de sans-culottes formés partout par les représentants en mission[41] Les valeurs recueillies chez les riches dont on faisait tomber la tête étaient également consacrées à ces divers objets. ; La similitude des arrêtés pris par les proconsuls de la convention dans les départements[42] ne laisse aucun doute sur l’existence d’instructions données à tous par les Comités de gouvernement d’après un plan identique, énoncé d’ailleurs par Robespierre dans le discours du 8 mai 1793 que nous citerons plus loin, et qui devait aboutir aux décrets de ventôse. Ces faits appartiennent tiennent dans leur détail à l’histoire proprement dite ; mais nous devons les mentionner parce qu’ils furent tolérés ou inspirés par les autorités révolutionnaires et que cette indulgence pour le désordre est devenue chez certains auteurs récents presque une doctrine. On était en révolution ! disent-ils. — C’est répondre à la question par la question même.

Les pouvoirs publics en effet avaient entrepris la guerre contre les riches avec résolution. Dès 1792 Cambon avait proposé à la Législative de créer une contribution « qui serait supportée par les personnes aisées et égoïstes, attendant tranquillement dans leurs foyers le succès de la Révolution ou s’agitant pour la détruire. » En 1793, Vernier, député du Jura, ayant publié une brochure intitulée : « Impôt sur le luxe et les richesses établi par les principes qui doivent régir le législateur républicain, » Clavière, ministre des finances, s’empare de l’idée et le 1er février présente un rapport à la Convention où il reconnaît que la proposition de Vernier est conforme aux meilleurs principes sociaux et il ajoute. « Si la classe fortunée se dégage des préjugés de l’égoïsme, elle s’en plaindra d’autant moins que tout ce qui est nécessaire au rétablissement du crédit lui est nécessaire et avantageux. » ) Le 9 mars, la Convention décide « qu’il sera établi une subvention de guerre qui ne pèsera que sur les riches. » Et le 18, « la Convention décrète comme principe que pour atteindre une proportion plus exacte des charges que chaque citoyen doit supporter en raison de ses facultés, il sera établi un impôt gradué et progressif sur le luxe et les richesses, tant foncières que mobilières. » Mais ce principe ne fut appliqué que plus tard. Pour le moment ce fut un emprunt, l’emprunt civique d’un milliard, qui fut imposé aux riches. On connaît les paroles mémorables de Cambon « Tu es riche, tu as une opinion qui nous occasionne des dépenses ; je veux t’enchaîner malgré toi à la Révolution, je veux que tu prêtes ta fortune à la République, » et celles de Danton : « Citoyens, imposer les riches, c’est les servir ! C’est un véritable avantage pour eux qu’un sacrifice considérable… Paris a un luxe et des richesses immenses. Eh bien ! par ce décret cette éponge va être pressée ! » La question première qui se posa à l’assemblée et à la commission fut de savoir si on prendrait le mot riche dans le sens moral ou dans le sens économique. Un sans-culotte, un patriote, vertueux par définition, pouvait-il être dit riche, quand il avait de gros revenus ? Ne devait-il pas en tout état de cause être exempté de l’emprunt forcé ? Collot-d’Herbois divisait les citoyens au point de vue de la taxe à subir en trois classes, « suivant la nuance de leur civisme plus ou moins marque. » La commission ayant repoussé ce mode de classement pour cette raison que « la loi n’a pas à se préoccuper des opinions politiques des prêteurs, » elle se trouva devant un problème économique assez malaisé à résoudre où commence, l’aisance ? qu’est-ce qu’un riche et qu’est-ce qu’un pauvre ? La Convention estima que les revenus nécessaires pour un célibataire étaient de 1,000 livres, et pour les gens mariés dont la femme était vivante et ayant par exemple deux enfants, de 4,500 livres. En assignats, cours de juillet 1793, cela ne faisait que 230 francs environ pour le célibataire et 1,035 francs pour les gens mariés dans l’hypothèse choisie ; à partir de ce minimum non taxé, les revenus dits abondants sont taxés progressivement de 10 à 50 0/0 ; au delà de 9,000 livres de revenu (2,070 francs en tenant compte de la dépréciation des assignats), à quelque somme que ce revenu s’élève, la taxe sera, outre les 4,500 livres dues pour 9,000 livres, de la totalité de l’excédent. De sorte qu’un revenu de 10,000 livres sera taxé 5,500 livres et ainsi de suite. Bien entendu, le prétendu emprunt ne fut jamais remboursé. C’est le second impôt que nous rencontrons depuis le commencement de la Révolution ; il est progressif comme le premier, cette fois directement : il y a plus, en frappant les économies, il atteint le capital même.

Il y eut encore deux autres « emprunts » imposés pour toute la France sur la partie aisée de la population. L’un du 19 frimaire an IV (30 déc. 1795), atteignait seulement une petite partie des citoyens ; il était de 600 millions en numéraire, c’est-à-dire, au cours de 0 fr. 54 c. 0/0, de plus de cent milliards en assignats, plus de quatre fois la valeur de la moyenne des contributions ordinaires de toute la nation : il était payable en un mois. Le rapport présenté par le Directoire à l’appui de cet emprunt disait « Cet emprunt ne portera que sur un million environ de citoyens. Par là il se trouvera que l’immense majorité des citoyens qui ne participera pas à l’emprunt, lui applaudira, en voyant qu’il sauve la chose publique. » Vernier, du Jura, qui se trouvait maintenant aux Anciens, reprenait cet argument au nom des principes constants de la Révolution, contre Dupont de Nemours, qui tenait bon pour les idées des Physiocrates et soutenait qu’il n’y avait pas en France 600 millions de numéraire. « Remarquez, citoyens représentants, disait Vernier, que l’emprunt ne peut atteindre la classe indigente, ni même ceux qui ne jouissent que de l’absolu nécessaire. Il n’est dirigé que contre les riches et contre les citoyens aisés, ce qu’on ne peut trop apprécier parmi des républicains. » Cette taxe extraordinaire divisait le quart le plus imposé ou le plus imposable de chaque département en seize classes : il était encore progressif. Enfin, et c’est le second emprunt du Directoire, les lois du 28 juin et du 6 août 1799, visent de nouveau la richesse par un emprunt forcé de 100 millions. « La classe aisée des citoyens, dit la loi, sera seule appelée à remplir cet emprunt. » La part de chaque citoyen était fixée par un jury d’équité. « Le jury, dit la loi du 19 thermidor, sera composé de l’administration centrale et de six ou huit citoyens pris parmi les contribuables de l’arrondissement non atteints par l’impôt, dont la probité, le patriotisme et l’attachement à la Constitution de l’an III garantissent la fidélité à remplir les fonctions auxquelles ils sont appelés. » L’appréciation de ce que chacun doit payer est laissée « à la décision et à la conscience » de ce jury. Douze citoyens non atteints par l’impôt forment au cheflieu une commission d’appel, ces douze citoyens reçoivent des frais de déplacement. Voilà l’idéal d’un système d’impôt démocratique, dit M. Sturm[43] : les pauvres constitués en assemblée et payés pour taxer les riches !

En dehors de ces taxes intermittentes, et pour mieux assurer l’égalité, à la place de l’impôt de 1791 qu’elle supprima, comme pas assez démocratique, la Convention établit (le 25 juillet 1795) un véritable impôt somptuaire sur les cheminées, les poêles, les domestiques mâles et les chevaux. » Les contributions proposées, disait le rapporteur, doivent paraître tout à la fois morales et politiques ; elles n’atteignent que la richesse, en soulageant l’indigence, en réduisant les jouissances nécessaires à de justes bornes. » Enfin le Directoire s’en prenait non plus aux signes de la richesse, mais à la richesse elle-même par la loi du 1er août 1797, qui revenait à l’impôt personnel et mobilier, et réglait la part de chaque contribuable en raison de ses produits et de ses revenus, déduction faite des charges. Qui fixe cette part, qui détermine les revenus ? Un jury d’équité à la majorité absolue des suffrages. D’après quelle règle ? Sans règle, d’après ses impressions. C’étaient les riches maintenant qui étaient taillables etj corvéables à merci.

N’oublions pas que la guerre a été déclarée par la Convention à « l’aristocratie marchande, la plus vile de toutes » (disait Barère), comme elle l’avait été par la Constituante à l’aristocratie territoriale ; que les taxes collectives et individuelles, frappées sur les riches de toutes les grandes villes, ont été considérables : à Lyon, avant la révolte, six millions ; à Marseille, quatre ; à Lille, 2,400,000 livres, plus, sous le nom de souscription fraternelle, 400, 000 livres ; à Belfort, 136,000 livres ; à Strasbourg, des taxes individuelles variant de 200 à 10,000 livres ; à Troyes, d’autres taxes individuelles qui portent sur 373 personnes et vont de 100 à 50,000 livres, total : un million et demi ; pensons que Bordeaux, Nantes, Lyon[44] et Toulon ont été rançonnées comme villes prises, et nous admettrons sans peine que l’on eût pu dire de toute la France ce que le maire de Strasbourg disait de ses administrés : « L’épuration morale est devenue moins difficile par le nivellement qui s’y est opéré dans les fortunes et par la terreur inspirée à ces hommes cupides. » Dans une république ainsi régénérée, il n’y avait plus de place pour les impures fonctions de banquiers et d’agents de change ; le 8 septembre 1793, la Commune fit poser les scellés chez tous ces conspirateurs et les mit eux-mêmes sous les verrous. Et le 15 avril 1794 un décret fut rendu par la Convention qui supprimait toutes les compagnies financières quelles qu’elles fussent et quelque dénomination qu’elles pussent adopter. La détention de matières précieuses quelconques était considérée comme un crime capital (13 novembre 1793). Du reste une série de banqueroutes effroyables avait mis ou allait mettre bon ordre à l’excès de la fortune publique. La démonétisation des assignats de 100 livres à face royale fut décrétée la première en juillet 1793, parce que les assignats de 100 livres étaient entre les mains des riches et que « ce qui est funeste à ces gens, dit Danton, est avantageux pour le peuple. » Quand la planche aux assignats fut brisée, après un tirage de 45 milliards, la banqueroute atteignit de ce chef une somme qu’il n’est pas possible de calculer, car on ne sait pas combien d’assignats avaient été reçus en paiement des biens nationaux, mais qui dépasse certainement toutes les banqueroutes connues dans l’histoire.

Nous n’avons donc point altéré la vérité quand nous avons dit que la Révolution qui se proposait pour but ( premier le bonheur du peuple, voulut systématiquement et avec la persistance d’une idée fixe supprimer toutes les inégalités, et fut entraînée à faire à la richesse et aux riches une guerre de plus en plus implacable. Nous ne prétendons pas qu’une lutte colossale contre l’étranger et ses immenses besoins furent sans influence sur ces mesures spoliatrices ; mais d’abord la courbe du péril national ne suit point celle des rigueurs exercées contre les riches ; commencées avant la guerre, celles-ci se prolongent longtemps au delà de nos victoires. À vrai dire, et en général, pour les sévices contre les personnes comme pour les sévices contre les propriétés, le péril national fournit plutôt un prétexte et un libre champ aux excès de la démagogie qu’il n’en fut la cause[45]. Si les massacres de septembre ont été en partie provoqués par la peur réelle de complots imaginaires, plus tard, quand la Commune disposa d’une force armée, l’accusation de conspirer contre la République, accompagnement obligé de toutes les harangues par lesquelles les partis cherchaient à pousser leurs adversaires sous le couteau de la guillotine, fut un procédé de rhétorique qui ne trompait plus que les naïfs : c’est quand les anciens citoyens actifs furent tous désarmés et les modérés réduits à l’impuissance, qu’on put en sécurité les incarcérer et taxer les riches comme conspirateurs ; les accusations et les confiscations se multiplièrent et s’aggravèrent en raison inverse des obstacles que les modérés pouvaient opposer à la Révolution, en raison inverse du péril réel qu’ils pouvaient faire courir à ses promoteurs. On ne dépouille que l’ennemi à terre. Et même on peut dire que la seule cause qui arrêta le parti dominant dans la réalisation de son programme économique fut précisément le péril extérieur et intérieur, dans la mesure où ils agissaient encore l’un et l’autre sur les esprits capables de réflexion. Ni Hébert, ni Chaumette ne craignaient de déconsidérer la République : ils la croyaient et ils se croyaient au-dessus de toute atteinte. Robespierre était au contraire très préoccupé du danger qu’il y avait pour le pouvoir nouveau à manquer de tenue. Il est certainement plus circonspect dans les opinions qu’il émit au sujet de la propriété sous la Convention où il avait la responsabilité du pouvoir, que sous la Constituante. « Nos adversaires, dit-il, dans un habile discours tenu aux Jacobins à propos du pillage des épiceries (février 1793), nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ; ils veulent persuader que notre système de liberté et d’égalité est subversif de tout ordre et de toute sûreté. Le peuple doit se lever non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands. » Robespierre essaie de donner satisfaction au parti du pillage par des violences d’expression contre les riches, ces « âmes de boue, » mais il voudrait qu’on évitât à leur égard les mesures compromettantes d’apparence illégale. Le 8 mai, sentant venir l’orage qui éclata à la fin du mois, il cède, il préconise lui aussi la formation d’une armée révolutionnaire (nous verrons tout à l’heure la portée sociale de cette proposition). « Que tous les intrigants dangereux, que tous les aristocrates soient mis en état d’arrestation ; que tous les sansculottes soient payés aux dépens du trésor public, qui sera alimenté par les riches, et que cette mesure s’étende dans toute la République. » Mais en faisant cette concession aux « principes, » il garde toujours le souci des formes légales et de l’effet à produire sur l’opinion au dedans et au dehors : « En prenant toutes ces mesures, sans fournir aucun prétexte de dire que vous avez violé les lois, vous donnerez l’impulsion aux départements qui s’uniront à vous pour sauver la liberté. » Il est certain que, n’eût été cette préoccupation des contre-coups possibles de toute résolution portant atteinte à la propriété, lui et la Montagne avec lui se seraient avancés beaucoup plus hardiment qu’ils ne l’ont fait à la suite des philosophes.

C’est ce qu’on peut observer, si nous ne nous trompons, dans les lois qui furent portées par la Convention sur l’organisation économique de la famille. D’après les déclarations faites en 1791 par Robespierre sur le droit de tester, il semblait que le retour de la propriété au domaine public après le décès de chaque propriétaire dût figurer un jour dans le programme jacobin. Mais pour cette fois tout l’effort de la doctrine individualiste s’épuisa dans la suppression du droit d’aînesse, trait essentiel de la famille féodale. Aucun conventionnel ne réclama la suppression de l’hérédité des biens. On s’applaudit au contraire de trouver dans le partage égal des biens entre les descendants un de ces moyens prudents et efficaces recommandés par Montesquieu pour empêcher l’accumulation des richesses dans les mêmes mains. Le 11 mars 1793, le droit de tester fut aboli. Puis les lois du 5 brumaire et du 17 nivôse an II, rendirent au père une quotité disponible très minime (le dixième), sans lui permettre de l’attribuer à ses héritiers ab intestat ; la part de l’un des enfants ne pouvait donc être grossie de ce dixième laissé disponible. Toujours pour assurer la division, la représentation fut admise à l’infini et les enfants naturels, même les enfants adultérins furent reçus au partage avec les enfants légitimes. Enfin toute distinction entre les biens selon qu’ils venaient du côté paternel ou du côté maternel fut effacée ; ils ne purent remonter en suivant l’une ou l’autre ligne pour reconstituer les ensembles d’où ils avaient été distraits ; toute leur masse dut suivre en se fractionnant sans cesse les ramifications généalogiques. Ces mesures sont contraires à l’esprit général de la législation révolutionnaire. Elles consacrent l’unité et l’homogénéité de la famille. Elles créent un cas de fédéralisme ! Elles ont leur origine d’abord dans la force de la tradition, puisque la plupart sont empruntées au droit coutumier ; ensuite dans la crainte qu’on avait de déconsidérer la Révolution en supprimant l’hérédité des biens, enfin dans le concours qu’elles apportaient aux vues égalitaires des législateurs s en favorisant la division des propriétés.

D’ailleurs, dans d’autres lois sur le même objet, l’individualisme se donna carrière. C’était une très belle conception que de faire reposer l’unité morale de la famille sur la libre volonte-de ses fondateurs et sur les affections naturelles. Malheureusement on fut tenté d’oublier pendant un temps que la volonté n’est pas le caprice, et que la raison publique doit être ici le garant et le témoin des engagements individuels. Saint-Just écrivait « L’homme et la femme qui s’aiment sont époux. » Il ne croyait la déclaration au magistrat nécessaire qu’en cas de naissance d’un enfant. On sait que Rousseau, après vingt-cinq ans de vie en commun et la naissance de cinq enfants qu’il s’était dispensé de déclarer au magistrat, célébra son mariage avec Thérèse par un discours et un dîner. Evidemment il passa quelque chose de cet esprit anarchique dans les lois sur le divorce de la Législative et de la Convention. La souveraineté de la passion tendait à remplacer la souveraineté de la loi inaugurée par le mariage civil. Par réaction contre l’indissolubilité du mariage religieux, la Convention rendit le divorce si facile qu’en l’an VI le nombre des ruptures légales surpassa celui des mariages. L’égalité de droits accordée dans les successions aux enfants naturels et aux enfants adultérins avec les enfants légitimes est significative. Légalement ils sont tous de la famille, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de famille légale. Tout engagement sanctionné par la loi est donc une contrainte et une servitude ! La famille n’a plus de chef. La femme est affranchie ; elle devient l’égale de l’homme dans la gestion des biens de la communauté. Elle a son rôle dans la Révolution. Elle aussi peut aspirer à la vertu civique. Les enfants sont émancipés prématurément ; ils peuvent passer outre dès quinze ans au consentement de leurs parents pour se marier. La Convention rapporta ou atténua elle-même quelques-unes de ces dispositions ; le Code civil abolit les autres. Mais un coup avait été portée à la moralité publique et le nombre des enfants abandonnés se multiplia dans d’effrayantes proportions.

Si on ne considère que l’économie générale des projets d’organisation de l’instruction publique pendant cette période, depuis la Constituante jusqu’à la fin de la Convention, on ne la trouve guère différente de celle de l’université française telle qu’elle était avant la création récente des universités régionales. La résistance vigoureuse opposée par Thibaudeau et Fourcroy au nom des doctrines économiques du laissez faire et du laissez passer contre l’exclusivisme des imitateurs de l’antiquité, fit même triompher, grâce au concours des anarchistes comme Bouquier et des politiques comme Danton, le principe de la liberté de l’enseignement et sauvegarda celle des pères de famille. Mais on retrouve dans l’esprit qui dicta les projets agréés par la Convention en 1793, les tendances socialistes que nous avons vues dominer dans les débats sur la propriété. On voulut faire de l’école un instrumenté de nivellementet un prétexte à taxation sur les riches.

Nous ne parlons pas des projets anarchistes qui, eux, aussi, eurent les honneurs du vote (29 frimaire et 5 nivôse an II), et qui réduisaient l’instruction à la fréquentation des séances des comités révolutionnaires, du projet de Bouquier par exemple qui, très goûté à la Convention et aux Jacobins, s’inspirait de l’hostilité inaugurée par Rousseau contre la science et les livres et proscrivait à jamais toute idée de corps académique, de société scientifique, de hiérarchie pédagogique… » « Les sciences spéculatives, disait Bouquier, détachent de la société les il individus qui les cultivent. Les nations libres n’ont pas p besoin de savants spéculatifs dont l’esprit vague constamment par les sentiers perdus… Les véritables écoles, les plus belles, les plus utiles, les plus simples, sont les séances des comités. La Révolution, en établissant les fêtes nationales, en créant des sociétés populaires, des clubs, a placé partout des sources inépuisables d’instruction. N’allons pas substituer à cette organisation simple et sublime comme le peuple qui l’a créée, une organisation factice, basée sur des statuts académiques qui ne doivent plus infecter une action régénérée » Ces idées comptaient il est vrai de nombreux partisans et elles avaient été applaudies aux Jacobins dès 1791. Mais elles ne prévalurent pas. Nous parlons du projet de Le Peletier et de celui de Rabaut-Saint-Etienne repris par Robespierre.

Instrument de nivellement, disions-nous : voici un passage du projet de Le Peletier « Depuis longtemps elle est attendue, cette occasion de secourir une portion nombreuse et intéressante de la société ; les révolutions qui se sont passées depuis trois ans ont tout fait pour les autres classes de citoyens, presque rien encore pour la plus nécessaire peut-être, pour les citoyens prolétaires, dont la seule propriété est dans le travail. La féodalité est détruite, mais ce n’est pas pour eux, car ils ne possedent rien dans les campagnes affranchies. Ici est la révolution du pauvre… ; mais révolution douce et paisible qui s’opère sans alarmer la propriété et sans offenser la justice. Adoptez les enfants des citoyens sans propriété et il n’existe plus pour eux d’indigence. » Et Robespierre, soutenant ce projet, disait « Je demande que vous décrétiez que depuis 5 ans jusqu’à 12 pour les garçons, jusqu’à 11 pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception seront élevés en commun aux dépens de la République et que tous, sous la sainte loi de l’Egalité, recevront mêmes vêtements même nourriture, même instruction, mêmes soins. » Que n’est-il possible de maintenir les générations sous cette douce loi de la communauté jusqu’à l’âge viril ! « Quelquefois nous l’avons rêvé délicieusement avec Platon. »

Prétexte à taxation, avons-nous ajouté, car les riches seuls dans le projet de Le Peletier sont appelés à subvenir aux dépenses de l’école. « Ainsi la pauvreté est secourue dans ce qui lui manque ; ainsi la richesse est dépouillée d’une portion de son superflu et, sans crise ni convulsion, ces deux maladies du corps politique (Le Peletier aussi avait lu la République de Platon) s’atténuent insensiblement. » Mais ce qui achève de caractériser ce groupe de projets, c’est que l’école ; la maison commune y est en effet soumise au régime de la communauté, qu’elle devient un petit phalanstère. Les vieillards y sont nourris ; il n’y a pas de domestiques, ce sont les enfants qui servent les vieillards et accomplissent toutes les besognes intérieures. De plus l’école est alimentée par le travail des élèves, travail agricole bien entendu, qui emploie presque tout leur temps, et par le revenu personnel des élèves riches, qui est versé à la masse. Il faut croire que l’auteur du projet ne compte pas sur des bénéfices considérables, puisqu’il annonce que les riches du canton seront appelés à combler le déficit du budget scolaire et qu’ils seront ainsi soulagés de leur superflu. « Le surplus sera fourni par les produits d’une taxe imposée sur tous les citoyens du canton, chacun dans la proportion de ses facultés. » La Convention, en adoptant le 27 brumaire an III le projet modeste, mais pratique de Sieyès auquel Lakanal avait prêté son nom, qui devait être corrigé encore par la loi du 3 brumaire an IV, renonça définitivement à cette utopie qui eût fait de l’Ecole à la fois un établissement d’assistance enfantine, un asile de vieillards, une colonie agricole et une société coopérative de production subventionnée par l’impôt progressif cantonal. En réalité il n’y eut qu’un très petit nombre d’écoles populaires établies par la Convention et là où ces créations eurent lieu, l’instituteur soumis à l’obtention d’un certificat de civisme, agréé et surveillé par la société jacobine de l’endroit, inspira aux familles une défiance la plupart du temps méritée. L’Ecole de Mars fut l’application désastreuse de ces principes[46].

Si donc les résistances que nous avons signalées ne s’etaient pas produites, l’école l publique obligatoire fût devenue entre les mains du parti jacobin un moyen d’humiliation et de vexation pour le riche, une dispense pour les parents pauvres des sacrifices qui font la famille. C’est à cette fin de l’assistance que toutes les institutions de cette époque se ramènent. La question sociale est au premier plan de la politique pour les clubs révolutionnaires, Cordeliers et Jacobins, pour la Commune, pour la Convention elle-même. Déjà instante en 1790 et 1791, elle devient aiguë en 1793 et reste redoutable jusqu’en 1796. Il s’agit pour tous de ne pas mourir de faim ; naturellement le problème est plus tragique pour le pauvre que pour le riche, bien que en partie dépouillé. La guerre mise à part, deux causes aggravent le péril : les assignats et le maximum. Nous n’avons pas à dire comment les assignats tombèrent peu à peu jusqu’à 30 centimes pour cent francs sans que les lois les plus draconiennes parvinssent à les relever ; ni comment le maximum, un instant efficace, finit, avec les mesures prises contre l’accaparement des grains par paralyser tout commerce et affamer le pays. Du point de vue de l’histoire des idées économiques qu’étaient-ce que ces mesures ? Des expédients empruntés à des doctrines surannées et dépassées, un retour au mercantilisme du xvie siècle, à la théorie du juste prix de saint Thomas, la réapparition, grâce à l’abaissement du niveau intellectuel et au triomphe des préjugés populaires, de pratiques rétrogrades impliquant la persuasion que l’action de l’Etat peut se substituer à toutes les fonctions économiques et qu’il appartient au souverain de déterminer arbitrairement la valeur des objets à échanger et des moyens d’échange eux-mêmes, même d’effectuer directement la circulation des richesses. De même que le Contrat social chancelle entre l’anarchie et le pouvoir absolu, la Révolution a été tour à tour une orgie de liberté et une orgie d’autorité : ce gouvernement qui n’est qu’un commis, un serviteur que l’insurrection piétine, un instant après est jugé capable de fabriquer du crédit avec des menaces et de régir d’autorité toutes les transactions. Un moment vint où sous cette pression, les multiples organes de la circulation, qui d’ordinaire vont tout seuls, s’étant arrêtés, l’Etat eut à pourvoir à l’alimentation de la plupart des villes. Toutes ses forces durent s’employer chaque jour, à chaque moment, à l’entretien des vies individuelles. Moment d’angoisse pour les clairvoyants et de souffrances pour tous.

La grosse affaire des amis du régime nouveau fut dès lors de se faire agréer parmi ceux qui participaient de plus près et le plus largement aux libéralités du pouvoir. Une fièvre de parasitisme gagna tout le personnel révolutionnaire. Il s’aperçut vite que la Convention non seulement était désarmée contre l’insurrection, mais voulait maintenir à tout prix l’unité apparente du parti en face de l’étranger. On avait le champ libre ! Il fallait en profiter. Hébert donna le signal le 28 mars 1793. « Je vois toujours, dit-il aux Jacobins, les mêmes hommes disposer de toutes les places. Rien n’a changé, si ce n’est la situation du peuple dont les malheurs vont toujours croissant. Il est temps de s’occuper du bonheur public ; il faut que le peuple qui a fait la révolution jouisse des fruits de cette révolution. » Le 25 mars, Desfieux demande qu’on fasse une dernière révolution pour « détruire le parti des riches, que tous les traîtres soient exterminés et qu’il ne reste plus qu’un parti, celui des sans-culottes ! » Le 10 mai, une députation du club des Cordeliers et de citoyennes de la société révolutionnaire des femmes se rend aux Jacobins, et son orateur s’exprime ainsi « Législateurs, frappez les agioteurs, les accapareurs et les égoïstes marchands. Il existe un complot affreux de faire mourir de faim le peuple en portant les denrées à un prix énorme. À la tête de ce complot est l’aristocratie mercantile d’une caste insolente qui veut s’assimiler à la royauté et accaparer toutes les richesses en faisant hausser le prix des denrées de première nécessité au gré de sa cupidité. Exterminez tous ces scélérats ; la patrie sera assez opulente s’il lui reste les sans culottes et leurs vertus. Législateurs, venez au secours de tous les infortunés ; c’est le cri de la nature, c’est le vœu des vrais patriotes ! Notre cœur est déchiré par le spectacle de la misère publique. Notre intention est de relever l’homme, nous voulons qu’il n’y ait pas un malheureux dans la République. » En conséquence, il propose que l’armée de Paris soit portée à 40,000 hommes payés aux dépens des riches à raison de 40 sous par jour. L’effervescence s’accélère jusqu’au 31 mai. Robespierre, qui n’eût pas été fâché sans doute de voir le plus grand nombre possible des anarchistes quitter Paris, hurle avec les loups et demande fréquemment aux Jacobins la création d’une armée révolutionnaire payée par les riches (8 et 12 mai). Dès que les mesures de spoliation revêtent un caractère politique, elles ne l’effrayent plus. Le 13 mai, à la séance du Conseil général de la Commune, les administrateurs de police qui avaient eu une part prépondérante dans les massacres de septembre, « rendent compte, dit-on dans la Chronique de Paris, de la situation de la ville et soumettent au Conseil des mesures liées à la tranquillité publique… Nos frères qui partent pour la Vendée, 1 (6 francs par jour, 20 sous aux femmes, 10 sous par enfant) et ceux qui ont déjà combattu, laissent des familles peu fortunées ; il faut venir à leur secours ; le sybarite voluptueux, le riche égoïste doit surtout payer le repos dont il jouit et la défense de sa propriété. Il est donc instant de déterminer le mode de répartition de l'emprunt forcé. La Révolution, en nivelant les fortunes, prive nécessairement la classe intéressante des ouvriers du travail qui les nourrissait. Le devoir des magistrats du peuple est de venir au secours des indigents. Nous croyons utile de chercher les moyens d’établir à Paris une armée révolutionnaire soldée, composée seulement de patriotes peu fortunés, de véritables sans-culottes, que l’impérieuse nécessité a pu seule retenir dans nos murs. Nous pensons qu’une mesure e indispensable, c’est le désarmement et l’arrestation… de tous les gens suspects qui abondent à Paris et qui naguère ont failli y allumer la guerre civile. » Le Conseil général prend un arrêté conforme et décide que les mesures relatives au désarmement et à l’arrestation seront discutées dans le secret. Le 20, l’emprunt forcé d’un milliard est décrété. Des transports de joie éclatent aux Jacobins et se prolongent pendant un quart d’heure. Le 28 (mai), un rapport de police adressé à Garat raconte : « J’ai entendu dire dans un groupe que l’on n’avait besoin dans un État libre que d’ouvriers et de cultivateurs, et qu’il fallait piller et détruire tous les marchands, tous les artistes (ouvriers de luxe), tous les banquiers, tous les gens d’affaires… Le groupe lui-même paraissait n’obéir qu’à cette antique plaine du pauvre contre le riche. Il faudrait en effet être un bien inepte observateur pour ne pas s’apercevoir à mille symptômes que déjà ces deux ennemis naturels sont rangés en bataille et n’attendent plus que le signal ou l’occasion. » À l’Evêché, la veille du 31 mai, on annonce que le but de l’insurrection « à grandes mesures » que l’on prépare, est de faire chez les modérés « une visite fraternelle et de leur prendre aujourd’hui leurs fusils, jusqu’à ce que demain on puisse leur prendre leurs assignats et leurs écus. » L’insurrection en train, on accorde « 40 sous par jour aux citoyens peu fortunés, tant qu’ils resteront sous les armes. » Quand la Convention a été suffisamment édifiée sur son impuissance en face de la Commune, les visites « fraternelles » se généralisent et le désarmement s’effectue. Mais le mouvement ne s’arrête pas là.

Le 3 juin, Chabot indique à la société des Jacobins ce qu’il reste à faire « Vous avez donné une grande impulsion c’est’à la Convention à assurer les bases du bonheur public. Rien de plus facile. Il faut faire notre profession de foi : nous voulons que tous les citoyens qu’on qualifie de sans-culottes jouissent du bonheur et de l’aisance. Nous voulons que cette classe utile soit aidée par les riches en proportion de leurs facultés. Nous ne voulons point violer les propriétés. Mais quelle est la propriété la plus sacrée ? C’est celle de l’existence. Nous voulons qu’on respecte cette propriété et qu’on donne du pain à tous les malheureux… Nous laisserons crier ceux qui ont plus de 100,000 livres de rente. Le bonheur public nous consolera de leurs clameurs. Nous dirons à ces hommes : « Convenez que nous sommes les plus nombreux et si vous ne poussez pas à la roue avec nous, nous prendrons vos propriétés, que nous partagerons avec les sansculottes. » Observez, citoyens, que je ne prêche pas ici la loi agraire. Si les riches ne veulent pas partager les bienfaits de notre révolution, ils cessent d’être membres de la grande famille ; ils ne sont plus propriétaires. La Convention a confisqué les biens des émigrés, parce qu’ils ne voulaient pas partager avec nous les périls de la Révolution. Les aristocrates rebelles à la voix du patriotisme (les riches), doivent être assimilés aux émigrés. » Le 5 septembre, maintenant qu’il est établi que ces prômenades sont sans danger, des députations de la Commune, Pache et Chaumette en tête, des députations des Jacobins et des sections, suivies d’une foule en armes, font irruption dans la Convention et lui énoncent les volontés du peuple. Il veut la formation d’une armée révolutionnaire qui pacourra les départements, « suivie d’un tribunal incorruptible et redoutable et de l’instrument fatal qui tranche d’un seul coup les complots et les jours de leurs auteurs. » Une discussion confuse suit cette proposition. Danton se lève et déclare qu’en effet il y a lieu de créer une armée révolutionnaire. Et il ajoute : — il a compris — « Elargissons… ces mesures ! Ce n’est pas assez d’une armée révolutionnaire ; soyez révolutionnaires vous-mêmes ! Les hommes industrieux qui vivent du produit de leurs sueurs ne peuvent aller aux séances des sections : décrétez que l’artisan qui y assistera recevra pour son temps perdu une indemnité de 40 sols par réunion. » À la bonne heure ! Mais qui paiera ? Basire demande qu’on dresse une nouvelle liste de suspects d’après une définition plus exacte et qu’on y comprenne, outre les nobles et les prêtres, « les autres classes de la nation, commerçants, agioteurs, procureurs, hommes d’affaires, boutiquiers même, » qui « renferment leur contingent d’ennemis de la République. » Qu’on les arrête tous ! Mais d’abord, dans les sections, il y a des gens qui gênent et qu’on est obligé de faire taire à coups de chaises ; il y a lieu d’épurer les comités. À cette occasion, on propose de donner aux membres des comités un traitement de 3 livres par jour. La Convention vote ces propositions, et « le bonheur du peuple » est ainsi assuré pour un temps.

Quatre mule volontaires à 40 sols par jour sont ainsi rassemblés non sans peine, car beaucoup préféraient rester à Paris où les places ne manquaient pas. Quelqu’un se chargea aux Jacobins de donner des instructions à l’armée révolutionnaire (14 octobre). « Le guide de ses opérations (dit un nommé Brichet) doit être la fortune des fermiers (sic). Elle peut, en arrivant dans un village, demander : le fermier du village est-il riche ? Sur l’affirmative, on peut le guillotiner : à coup sûr, c’est un accapareur » Aucune protestation.

Au printemps de 1794 la révolution sociale paraît accomplie. Une trentaine de mille sans-culottes sont installés à Paris dans des places rétribuées, — nous en avons à peu près la liste – dont un grand nombre donnent lieu à de copieux bénéfices supplémentaires[47]. Ils ont une part privilégiée dans les distributions de vivres. L’Etat est le grand entrepreneur des transports et des approvisionnements ; il fait d’énormes sacrifices pour l’alimentation ; de la capitale (110 millions en une fois) et accorde des subventions opulentes aux comités, aux sociétés populaires et à leurs chefs. C’est un système, et il est en vigueur dans toutes les grandes villeis. Depuis le mois d’avril une taxe a été établie sur les riches dans toutes les communes afin de proportionner aux salaires le prix du pain, et une autre taxe a été levée sur les mêmes riches pour rétribuer des compagnies de sans-culottes. Le mot de Saint-Just devient une vérité : « Les malheureux sont les puissances de la terre. » Nous assistons à l’apothéose du sans-culotte comme il ne fait que de la politique et vit au jour le jour, loin des affaires, il est vertueux ; il a les poches garnies, se nourrit aussi bien que possible, est omnipotent et exige qu’on le traite avec respect. Légalité triomphe. Le riche ne touche plus aucun de ses revenus ; eût-il de l’argent caché, il ne peut se procurer du pain et de la viande qu’en faisant queue comme le pauvre à la porte du boulanger et du boucher. En réalité il est pauvre. Comme l’Etat est le dispensateur de tous les moyens d'existence et que l’Etat c’est l’ensemble des sans-culottes, le modéré, l’aristocrate, l’homme qui n’assiste pas aux séances des sections ne peut obtenir aucune des choses indispensables à la vie et la permission même de vivre, étant méchant et criminel, qu’en sollicitant un certificat de civisme ; et pour avoir ce certificat, il faut qu’il aille au comité, qu’il se soumette au bon plaisir des autorités révolutionnaires, qu’il prie des hommes de néant, maintenant souverains.

Ainsi se déroulaient, sous l’action de la méthode révolutionnaire, les conséquences du droit à l’assistance illimité proclamé par la Constituante.

Mais enfin, de l’aveu même de Chabot (séance des Jacobins du 22 février 1793), le parti Jacobin n’était dans l’assemblée et dans le pays qu’une minorité. Et par les mesures que nous venons d’exposer, mesures dont il profitait seul, deux catégories de citoyens qui étaient presque toute la nation, étaient mises en demeure ou de tout subir, même la mort, soit par la guillotine, soit par la faim, ou de se délivrer coûte que coûte de la domination jacobine.

D’abord les « riches, » c’est-à-dire non seulement ceux qui en d’autres temps auraient vécu de leurs revenus et qui maintenant étaient réduits à utiliser clandestinement quelques réserves, non seulement les gros boutiquiers qui depuis 1790 avaient réalisé de beaux bénéfices sur le commerce de l’argent, mais aussi et surtout ceux qui vivaient de leur travail, tant bien que mal, car ils étaient contraints de par la loi d’afficher au-dessus de leurs portes ce qu’ils avaient chez eux de matières premières ou de denrées, obligation peu favorable aux affaires. Les rapports publiés par Schmidt établissent que, peu à peu, au cours de 1793, les petits commerçants et les ouvriers travaillant à domicile éprouvent les mêmes craintes que les riches et se solidarisent avec les modérés. Tous ceux qui gagnent leur vie par le travail, même les marchands de vin, même leurs garçons, deviennent des modérés. En voyant le « fracas » fait dans les sections par « les portefaix et les porteurs d’eau, » « les fruitiers, les limonadiers, les tailleurs et les cordonniers » prennent le « dégoût » de la vie civique. Le péril menace toutes les conditions. Le pillage des boutiques en février a laissé un souvenir très présent. Toute la population tranquille et laborieuse vit dans la crainte de nouveaux pillages et de nouveaux massacres, à laquelle s’ajoute maintenant la crainte des arrestations individuelles et des perquisitions domiciliaires. Est riche et se sent suspect ou près de l’être, tout individu qui possède quelques économies ou seulement a pu rassembler quelques provisions. Même après Thermidor, quand la loi des suspects cessa d’être appliquée, les rumeurs annonçant des désordres imminents, la menace d’insurrections exterminatrices, la peur de dangers vagues auxquels les « riches » seraient exposés, reviennent périodiquement. Ni les propriétaires, ni ceux qui aspiraient à le devenir par le travail et l’épargne ne pouvaient retrouver la sécurité que dans la défaite du parti qu’on appelait le parti des terroristes. Dès 1793 les modérés se comptaient ; peu à peu ils s’enhardirent à la résistance et, non sans lutte, le règne des sans-culottes prit fin.

I Il n’est pas étonnant que les riches, contre lesquels tout le système était dirigé, n’aient eu pour « la faction » que de la haine. Mais les pauvres, ceux du moins qui n’étaient pas enrégimentés ou soldés, n’étaient ni plus heureux de cet état de choses, ni plus attachés à sa conservation. À aucun moment de notre histoire ils n’ont plus souffert. Tous les objets nécessaires à la vie étaient distribués selon l’ordre des arrivées, également : queue pour le pain, queue pour la viande et les légumes secs, queue pour le charbon, queue pour le bois, queue pour le billon. Plus de beurre, plus de savon, plus de chandelles. Les rations de pain descendirent à trois quarterons par jour et par tête. Le pain manqua dans certaines villes ; à Bordeaux, on distribua des noix et un peu de riz. Après la désuétude, puis le retrait des lois sur le maximum, l’abondance des vivres, contrebalancée par la rareté du numéraire, ne rabaissa les prix que lentement et ne fit que rendre la misère plus douloureuse par comparaison. Toutes les insurrections des derniers temps se firent au cri : du pain ! du pain ! comme l’irruption de l’assemblée de Versailles en 1789. « J’ose le demander, où sera maintenant l’indigence ? » avait dit Robespierre en présentant le projet de Le Peletier. L’indigence était partout. Dans les campagnes comme dans les rues de Paris, des malheureux tombaient, mourant de faim. C’étaient les petits rentiers qui souffraient le plus, ne recevant plus rien et ne pouvant pas compter, comme les ouvriers de profession, sur l’aubaine de quelques jours de travail rétribué. Tous les témoignages s’accordent à déplorer leur situation qui était navrante. Les fonctionnaires non politiques n’étaient pas plus « heureux. » Un ingénieur mourut de mfeère^dans les Alpes-Maritimes, un autre dans les Basses-Alpes.

On devine ce qu’il devait y avoir de malades dans une population aussi éprouvée. Or les services hospitaliers étaient désorganisés. Le 18 août 1792, la Législative avait décrété : « Au moyenne ce que l’assistance du pauvre est une dette nationale, les biens des hôpitaux, fondations et dotations en faveur des pauvres seront vendus dans la forme qui sera réglée par le comité d’aliénation et néanmoins cette vente n’aura lieu qu’après l’organisation complète, définitive et en pleine activité des secours publics. » La Convention revint aux principes, c’est-à-dire aux oracles de Jean-Jacques, qui avait compté parmi les plus importantes affaires du gouvernement, « de prévenir l’extrême inégalité des fortunes…, non en bâtissant des i hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir[48]. » Ici encore Joseph Le Bon nous fournit un commentaire explicite de la doctrine adoptée par l’autorité centrale. Les administrateurs du district de Calais lui ayant fait part d’inscriptions nouvelles qu’ils se préparaient à poser sur la façade de leur hôpital, il leur répondit : « Ce n’est pas sans une peine très vive que j’ai vu des philosophes tels que vous entreprendre de consacrer par des inscriptions irréfléchies le mensonge et notre honte. Hôpital de la Réunion et de la Fraternité ! Quelle imposture ! puisque les pauvres seuls seront réduits à s’y rendre. Maison destinée à soulager l’humanité souffrante ! O opprobre ineffaçable de notre siècle ! Républicains inconsidérés ! Doit-il y avoir une partie quelconque de l’humanité qui soit en souffrance ? N’est-ce pas là un de nos derniers crimes qu’il faut s’empresser de réparer ? Mettez donc au-dessus des portes de ces asiles des inscriptions qui annoncent leur disparition prochaine. Car si, la Révolution finie, nous avons encore des malheureux parmi nous, nos travaux révolutionnaires auront été vains » (4 nov. 1793). Le rapport de Barrère (6 mars 1794) présente d’après ces vues un vaste plan de pensions et de secours à domicile, qui ne devait laisser aucun vieillard, aucun infirme, aucun malade sans assistance sur toute l’étendue de la République. Il reprenait en réalité la doctrine de la Constituante sur le droit des pauvres. « Oui, je parle de leurs droits, parce que, dans une démocratie qui s’organise, tout doit tendre à élever chaque citoyen au-dessus du premier besoin : par le travail, s’il est valide ; par l’éducation, s’il est enfant, et par le secours, s’il est invalide et dans la vieillesse. N’oublions jamais que le citoyen d’une république ne peut faire un pas sur son territoire sans marcher sur sa propriété. » Ce plan ne reçut qu’un commencement d’exécution, nous avons vu comment ; mais la Convention se crut autorisée par le vote du projet à laisser l’alienation des biens des hôptaux reprendre son cours (11 juillet 1794). Les revenus de ces maisons étaient donc des plus étroits à la fin de la Révolution, leur dénuement était absolu et la plupart des malades n’y trouvaient ni linge, ni remèdes, ni aliments. Les enfants abandonnés mouraient par milliers.

Etreinte par la misère, énervée par l’attente tumultueuse de chaque jour aux distributions de pain, de bois et de charbon, forcée de reconnaître que ni l’exécution du roi, ni celle des Girondins, ni celle des Dantonistes et des Hébertistes, ni celle de Robespierre et tant d’autres, ni les « journées » maintes et maintes fois répétées, ni la guerre aux riches n’avaient changé son sort, avertie d’ailleurs par l’issue des mouvements de prairial que dorénavant elle courrait des risques sérieux en suivant les entrepreneurs d’émeutes, la population ouvrière des grandes villes des départements et de Paris était dans un état de dépression, de découragement et d’amertume difficile à imaginer. Il faut en lire la description réitérée, au jour le jour, dans les rapports de police dont nous avons parlé. Provenant d’agents différents, sous des administrations différentes, ils présentent une concordance et une continuité de ton propres à inspirer la confiance. Il y avait eu dans le peuple, en dehors du parti armé dont le club des Jacobins était la tête, une sourde opposition à la Terreur même. En 1793 les femmes de la halle fouettent des marchands qui veulent maintenir le maximum ; elles « étrillent » celles de leurs compagnes qui portent la cocarde, elles ont un verbe à la Cambronne pour exprimer leur sentiment sur la République. Hébert, ne l’oublions pas, tombe sous le poids de l’impopularité. Ce n’est pas que l’ouvrier soit disposé alors à abandonner la République ni la Convention. Mais toute affaire hors la question des vivres et la reprise du travail lui est insupportable. Ne lui parlez plus de droits à conquérir ni de mouvements à faire. Il est morne ; il va devant lui à travers les rues, il regarde avec une résignation farouche les escadrons de cavalerie qui balaient brutalement les quais au moindre attroupement (avril et mai 1796). Il a trop souffert et depuis trop longtemps après avoir tant espéré, pour ne pas éprouver une déception immense. Il se prend à dire « Nous étions plus heureux avant la Révolution ! » C’est un cri général, Babeuf l’atteste, d’accord avec les rapports de police[49]. Toute association étant interdite, chacun se sent seul, en tête à tête avec la misère. Les tristes fêtes du décadi n’attirent plus personne. Quelques femmes y vont voir les mariages civils qu’on place à ce moment pour conjurer la solitude. Les fonctionnaires seuls y montrent régulièrement leur air ennuyé. Les pompes patriotiques, les cortèges savamment combinés à grands frais se déroulent devant des spectateurs indifférents. Il y a dans toutes les âmes un grand vide. « Les non-propriétaires, dit durement Saint-Simon, avaient supporté presque en totalité le poids de la famine, que les mesures extravagantes auxquelles ils s’étaient livrés avaient fait naître. Ils étaient matés. »

Même le personnel révolutionnaire est las. Les séances des sections sont de bonne heure délaissées. Les 40 sous par séance les raniment un instant, puis le vide se fait de nouveau. Les comités sont supprimés sans résistance. Les Cordeliers se sont aplatis devant la Convention victorieuse ils comptent une quinzaine d’assistants : ils déménagent avec les bustes de Marat, de Le Peletier « et autres, » pour trouver un quartier plus favorable, mais sans succès. Le redoutable club meurt de sa belle mort, parce que rien d’extrême ne dure et que les passions politiques ont leur terme comme les autres. Ainsi des Jacobins. Leur suppression ne provoque qu’une agitation superficielle. Plusieurs patriotes réussissent à se caser dans les administrations peu à peu reconstituées, qui dans les préfectures, qui dans les mairies, qui dans les finances — mais le gros du personnel révolutionnaire est sans emploi. Il a l’habitude et le besoin non seulement des traitements réguliers, mais de l’agitation et des discussions théâtrales qui sont comme l’atmosphère de la Révolution. Comme il est poussé dans ses derniers retranchements par la disette, il crie bien haut que le bonheur du peuple reste à faire et que la Révolution ayant eu pour but de rendre le peuple heureux et n’ayant pas achevé sa tâche, il faut la recommencer. D’ailleurs il y a parmi ces survivants du Jacobinisme qui s’assemblent près du Panthéon, dans le réfectoire des Génovéfains, et se retrouveront dans la salle du Manège, un certain nombre d’hommes de foi, héroïques dans leur folie destructive, et leur credo, puisé dès avant 1789 aux sources de la « philosophie, » est au fond le même que celui des politiques avisés dont ils répudient les concessions : eux restent logiques en eux une tradition s’achève et l’idéal du siècle trouve sa dernière expression. — Voilà l’armée de Babeuf. Seulement, tout a changé autour de ces Jacobins de la dernière heure ; leurs doctrines qui étaient, quelques années auparavant, l’évidence même, vont paraître tout à coup horribles et c’est leur réapparition en présence d’une société ébranlée par six ans de luttes sociales, qui déterminera l’adhésion définitive de cette génération à l’inviolabilité de la propriété individuelle. Là est le cran d’arrêt du mouvement socialiste révolutionnaire dont nous avons esquissé l’histoire.

Ni les riches anciens, ni les pauvres, ni même les révolutionnaires par état n’étaient donc satisfaits à la fin de la Révolution. Ceux qui pouvaient se féliciter, c’étaient les nouveaux riches qui s’étaient élevés des débris de l’ancienne opulence. Sans doute des manouvriers et des artisans de village, jsqu’alors dépourvus de toute propriété, avaient pu acquérir en s’associant une part notable des terres mises en vente et le morcellement commencé depuis un siècle avait fait un pas de plus[50] ; le partage des biens communaux avait aussi dans quelques localités créé un certain nombre de propriétaires. Mais la situation générale du prolétariat rural n’avait pas sensiblement changé. On avait plus de besoins. La promotion de nouveaux propriétaires, quelque large qu’elle apparaisse d’après les recherches les plus récentes, avait fait plus d’envieux que de satisfaits. D’ailleurs, à défaut de capital, que faire même d’un petit champ ? Et l’on avait vu les habitants de cinq communes voisines de Versailles, à qui un arpent de terre avait été attribué, se plaindre avec aigreur que cet arpent « leur fût plus onéreux que profitable, » et le vendre à des compagnies. Le passage de l’aisance à la richesse avait été plus fréquent que le passage de la misère à l’aisance. De 1795 à 1796, cette situation se révèle. Des bourgeois campagnards avaient gagné de grosses sommes dans la disette permanente en vendant le plus cher possible, en dépit du maximum, leurs bestiaux, leur blé, leur vin ; ils s’étaient largement arrondis. Des procureurs, des clercs d’huissiers, des praticiens de la basoche, des prêteurs sur gages, des commissaires à terriers qui avaient rempli insensiblement les comités révolutionnaires, étaient devenus des puissances et allaient faire souche quasi patricienne. Des affiliés aux bandes noires avaient réalisé ou escomptaient de magnifiques bénéfices. Les fournisseurs des armées battaient leur plein. L’agiotage, dont s’était plainte déjà l’Assemblée constituante à propos de la vente des biens nationaux[51], reprenait avec fureur sous toutes les formes ; des milliers de spéculateurs bourdonnaient chaque jour sur la terrasse des Tuileries et s’agitaient sur tout le territoire. Le luxe s’affichait audacieusement à côté de la misère générale. Peu à peu, les nouveaux riches allaient se fondre avec la bourgeoisie ancienne : parlementaires qui avaient vaincu les Jésuites et acheté leurs biens sous l’ancien régime, commerçants enrichis de longue date par le travail et l’épargne, fonctionnaires et rentiers dont la culture et les manières s’étaient haussées graduellement au ton de la noblesse, souvent impatients de réparer par la production artistique, scientifique ou industrielle, des années d’agitation désastreuse, mais, trop souvent aussi, prompts à imiter ceux qu’ils remplaçaient, avides comme eux de privilèges et entichés de préjugés domestiques, doctrinaux et autoritaires. En somme, mêlée dans ses origines d’éléments de valeur diverse, nécessaire, quoi qu’on en pense, comme étape historique entre le règne de la féodalité et celui de la démocratie, à la fin de l’an III l’aristocratie censitaire, qui a gouverné la France pendant cinquante ans, commençait à se constituer, parce qu’elle était seule capable de suffire aux tâches multiples de la réorganisation nationale. Voilà quel était le résultat de cette terrible guerre contre la richesse ! Voilà ce qu’amenait cette ère nouvelle, cette ère de l’Égalité célébrée en 1792 !

On pense quel effroi dut causer dans un pareil milieu la reprise en 1796 des projets de nivellement déconcertés par la chute de Robespierre. À partir de ce moment, les nouveaux propriétaires tremblèrent à leur tour pour leurs fortunes : ils ne contribuèrent pas moins que les anciens au succès de l’entreprise dictatoriale qui devait écarter définitivement le cauchemar du pillage et de la confiscation. La fermeture du club des Egaux, qu’on appelait le club du Pantheón, désigna à la sympathie de tous les républicains réconciliés avec la richesse, le vainqueur de Vendémiaire. Il y a plus qu’un symbole dans le geste de Bonaparte tournant et emportant les clefs du club du Panthéon. Ce fut un acte décisif, dont la conjuration de Babeuf et l’indignation qu’elle souleva allaient révéler la portée, peut-être à son auteur même. Babeuf appelle Bonaparte. Qu’importait un nouveau coup de force ? on ne les complaît plus. Quand l’homme de Brumaire fit entendre clairement qu’il s’opposerait à tout remaniement de la propriété en quelque sens que ce fût, comme il parlait au nom de la République, comme, tout en amnistiant la plus grande des audaces révolutionnaires, à savoir la vente des biens du clergé et de la noblesse, il calmait du même coup les craintes de ceux que les babouvistes menaçaient, de toutes parts on se sentit rassuré et on en reporta le mérite au nouveau régime. On se persuada que la Révolution elle-même voulait la stabilité des fortunes et consacrait la propriété individuelle. On ne vit pas que là était justement le signe que la Révolution finissait. Par une sorte de monoidéisme social, les esprits tournés ailleurs cessèrent de percevoir le sens des déclarations et des constitutions révolutionnaires. Ils crurent, par exemple, que le droit à la propriété inscrit dans les Constitutions était la faculté de défendre la propriété qu’on a, alors qu’il exprimait la faculté pour celui qui n’en a pas d’en réclamer une de l’Etat aux dépens de celle des autres. Ainsi s’établit la légende de la bonne, de la bienfaisante révolution, fondatrice de la propriété individuelle, et les Economistes comme Dupont de Nemours, qui avaient eu la chance de sauver leur tête, ne furent pas fâchés de parer du prestige que conservait la Révolution, des doctrines au nom desquelles ils avaient combattu maintes fois les théories révolutionnaires. La nation tout entière, ignorants et penseurs, par crainte du retour du régime féodal, se solidarisa de plus en plus avec les acheteurs des biens nationaux, comme tous les hommes portèrent dès lors des moustaches et des pantalons.

Dans l’abattement et la rancœur de tous, faisant contraste avec la troupe cyniquement joyeuse des aigrefins, il y avait en France un autre groupe satisfait. C’était l’armée. Elle avait perdu un million d’hommes. Les survivants étaient à peine vêtus, pieds nus ou en sabots, et manquaient de tout. Ils étaient heureux ! Peut-être les vieux adages qui nous disent que c’est une duperie pour les peuples de placer leur espoir de bonheur dans la conquête violente d’avantages matériels, ont-ils raison. Toujours est-il que les ouvriers plus ou moins intéressés, plus ou moins sincères de la révolution sociale étaient, à la fin de cette révolution, déçus, irrités, mécontents des autres et d’eux-mêmes, tandis que ceux qui s’étaient exposés à tous les périls et à toutes les souffrances pour la défendre, mais surtout pour défendre la patrie, souvent en dépit de leurs sentiments politiques, ceux-là étaient jeunes de cœur et rayonnaient. Leur cohésion, la décision de leur obéissance à un devoir clair et précis les distinguaient de la masse énervée et à bout d’agitations. Ils étaient l’autorité et la discipline. Ils sentaient en eux la seule force sociale survivante. On la sentait autour d’eux ; on les redoutait et on les adorait. C’était pour plaire à ces héros chamarrés et empanachés que les femmes se paraient de leurs toilettes transparentes aux anneaux d’or, unique et ironique vestige de tant d’imitations qui se croyaient plus sérieuses de l’antiquité : c’était leur manière à elles de retourner à la nature ! Le rêve du bonheur commun à la spartiate selon le programme de Marat et de Saint-Just, c’est-à-dire du brouet pour tous et de la vertu en bonnet de laine, était dissipé et un nouveau rêve commençait à resplendir dans les âmes, celui d’une France où il fait bon de vivre, puissante par sa richesse comme par ses armes, d’une France industrieuse et émancipatrice, pour laquelle on sacrifie sans regret les joies de la vie. Seulement une telle armée voulait de grandes guerres, des récompenses sonnantes et des distinctions honorifiques, une cour, un maître. C’en était fait pour longtemps non seulement de l’égalité réelle, mais même des libertés politiques élémentaires, première et inoubliable conquête de la Révolution, seule sauvegarde durable des États modernes !




V

BABEUF ET LE BABOUVISME


AVANT LA RÉVOLUTION — PENDANT LA RÉVOLUTION JUSQU’À THERMIDOR — DE THERMIDOR JUSQU’À LA FIN DE LA CONVENTION — LA CONJURATION — LES « PRINCIPES » — LA SOCIÉTÉ FUTURE — LE PROCÈS DE VENDÔME.


« Ce fut surtout après le 10 août 1792 que les hommes que je viens de désigner (les amis de l’égalité, c’est-à-dire de la justice) conçurent les plus flatteuses espérances et redoublèrent d’efforts pour assurer le triomphe de leur cause sublime. Au mérite des conceptions de Jean-Jacques, ils ajoutèrent la hardiesse de l’application à une société de vingt-cinq millions d’hommes. » Buonarroti, t. I, p. 14.


« L’égalité sans restriction, le plus grand bonheur de tous et la certitude qu’il ne leur serait jamais enlevé, étaient les biens que le Directoire secret de salut public voulait assurer au peuple français ; il voulait reprendre l’ouvrage brisé le 9 thermidor et, à l’exemple des victimes de cette funeste journée, ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs, celle incomparablement plus juste, dont l’impartiale distribution des biens et des lumières eût été le résultat final. » Buonarroti, t. I, p. 116.


Nous n’apportons sur Babeuf aucun document nouveau de grande importance[52]. Nous voulons surtout nous servir des documents publiés jusqu’ici pour achever la démonstration de notre thèse : qu’en fait d’Economie sociale, la Révolution est tributaire de la philosophie antérieure et qu’elle a voulu opérer un changement dans la distribution des biens selon le programme que cette philosophie lui avait légué. Bref, Babeuf et Robespierre se sont abreuvés aux mêmes sources et l’un achève l’autre. Le Babouvisme n’est pas un mouvement excentrique un accident, une bizarrerie de l’histoire, une curiosité révolutionnaire ; il est l’aboutissant naturel et la dernière expression du Jacobinisme. Nous ne pouvons justifier cette assertion qu’en esquissant l’histoire du mouvement les doctrines ne s’expliquent jamais complètement par leurs antécédents théoriques ; il faut connaître encore les circonstances où elles sont nées et les hommes qui les ont conçues.


I

AVANT LA RÉVOLUTION


Le village de Bobeuf, en Picardie, aurait été, d’après des traditions sans preuves, peuplé, au retour de l’émigration qui suivit la révocation de l’Edit de Nantes, par un certain nombre de calvinistes, que l’agriculture mit bientôt à l’aise. Ils voulurent, dit-on, entrer en relations avec les autres communautés protestantes et choisirent un de leurs jeunes gens auquel ils firent donner quelque instruction pour qu’il fût un jour leur ambassadeur auprès des frères lointains. C’était le père de notre Babeuf, Bobeuf dit L’Epine. Le futur missionnaire commença par être soldat au régiment de cavalerie Dauphin étranger. Puis il déserta, pour accomplir sa mission sans doute (1738). Il parcourut la Suède, la Hongrie, la Saxe et l’Autriche et se laissa entraîner à prendre du service dans les armées de Marie-Thérèse. Là, élevé au grade de major, il fut appelé à enseigner le français (et ce qu’il pouvait savoir par ailleurs) au prince qui devait être Joseph II. Bientôt il revint en France. Menacé de subir la peine de sa désertion, il fait intervenir sans doute l’ambassadeur d’Autriche, car on a des lettres royales de 1755 qui l’amnistient de ce délit et déclarent que le roi veut « pour des considérations particulières le traiter favorablement. » De fait, quand Joseph II visite la France, il se détourne de sa route pour aller voir son ancien maître le vieux major et pousse même jusqu’à Roye, pour faire à sa famille des offres de service que le futur tribun du peuple aurait repoussées d’un ton arrogant. Cette démarche atteste chez l’empereur un souvenir très personnel : est-ce que le père de Babeuf serait pour quelque chose dans le libéralisme et les sympathies françaises de Joseph II ?

Les mêmes influences avaient fait obtenir à L’Epine le commandement d’une brigade dans les gabelles. Il se maria à 60 ans et devint père d’une nombreuse famille. Mais soudain destitué de son emploi, il tombe dans la misère et est obligé de travailler comme terrassier aux fortifications de Saint-Quentin. Même dans cette détresse, il n’oublie pas sa grandeur passée. Son fils dit de lui : « Cet homme, fier comme un Castillan, se croyait riche et heureux, malgré sa profonde misère ; il n’allait jamais au cabaret, mais, aux grandes solennités, il endossait son brillant, uniforme qu’il avait conservé, au chapeau galonné d’or et à panaches, et ceignait alors suivant les circonstances ou sa Rouillarde en forme d’épée, suspendue à un large baudrier, ou sa Rollande, qui était un sabre énorme par son volume et sa largeur, et qu’il maniait cependant encore facilement à pied. » N’oublions pas ce galon d’or, ce panache, cette grande épée et ce grand sabre.

François-Noël Babeuf, naquit en novembre 1760. Son enfance fut misérable. Pourtant, à défaut de pain et de vêtements, il reçut de son père quelques leçons de mathématiques, de latin et d’allemand ; la culture générale du xviiie siècle, à laquelle il n’était pas étranger, ne put lui être communiquée que par ces leçons paternelles. « Voici, aurait dit à son fils le vieux major avant de mourir, voici le seul trésos que je puisse vous léguer ; c’est le grand Plutarque ; sa lecture a fait toute la joie et les malheurs de ma longue et pénible carrière. C’est à vous de choisir parmi les vies des hommes de l’antiquité, le rôle que vous désirez suivre… Pour moi, celui auquel j’aurais voulu le plus ressembler est Caïus Gracchus, quand même j’aurais dû périr comme lui et les siens, pour la cause la plus belle, celle du bonheur commun ! » Et il lui fait jurer sur la grande épée de ne jamais abandonner les intérêts du peuple. La scène a certainement été arrangée par Gracchus Babeuf, mais qu’il y ait eu dans son âme comme dans celle de Rousseau un fonds de souvenirs de Plutarque, cela n’est pas pour nous étonner.

Petit clerc, commis chez un commissaire à terriers, peut-être domestique dans une famille noble, François-Noël ne néglige aucune occasion de s’instruire. Il se fait aimer ; la femme du commissaire à terriers se plaît à lui nouer des rubans dans les cheveux. Il est bon fils la détresse de sa famille ne cesse de lui serrer le cœur et il écrit à son père une lettre touchante où il refuse de rien accepter de lui. « Non, mon père, je n’entends pas que vous ajoutiez à vos privations, déjà si grandes, et je crois que vous ne trouverez pas mauvais que je refuse vos offres trop libérales ; si peu que vous voudriez me donner, cela vous gênerait trop… » Même il projette de faire des démarches pour obtenir la réintégration de son père dans le corps des fermes royales.

Son père mort (1781), il épouse « après s’être approché des sacrements de pénitence et d’eucharistie » la fille de chambre du comte de Bracquemont, chez lequel il est lui-même domicilié. « Il est faux que ma mère fût femme de chambre, » écrivit plus tard Émile Babeuf, fils du conspirateur. L’acte authentique qui nous a été conservé ne nous permet pas d’en douter. Émile Babeuf ajoute qu’elle fut femme dévouée et excellente mère ; il a manifestement raison. Cette « femme de la nature, » comme l’appelait son mari, avait peu d’orthographe mais elle supporta vaillamment les tribulations que lui imposa la vie aventureuse de Gracchus et ne manqua à aucun de ses devoirs.

En 1785, Babeuf est commissaire à terriers ou feudiste dans la ville de Roye. On sait que le feudiste recherchait dans les Chartriers tous les droits ou privilèges qui avaient pu tomber en désuétude ou qui n’étaient plus exigés dans leur intégrité. L’opération était dispendieuse ; mais d’abord, dans certains pays, on la faisait payer aux paysans, ensuite le seigneur même qui la rémunérait en était largement dédommagé par l’augmentation de revenu qu’il en tirait. La féodalité du nord était dure. Elle saisit avec empressement le moyen qui s’offrait de remettre à neuf sa machine à pressurer le paysan. Babeuf eut jusqu’à vingt employés dans son agence. Le voilà, ce semble, délivré du besoin. Des enfants lui naissent ; il se fait, comme tous les pères, à leur sujet, des illusions qui l’enchantent. La besogne est rude, mais il a une telle activité intellectuelle et un tel désir de s’élever qu’il trouve le temps de concourir pour un prix de l’Académie des Lettres d’Arras, fait à cette occasion la connaissance du secrétaire perpétuel et entretient avec lui une correspondance des plus copieuses, très douce à son amour-propre. Nous y voyons un Babeuf qui a souffert, mais qui commence à goûter un sort plus heureux et ne soupçonne guère que la révolution soit proche pourtant ce Babeuf est déjà nettement socialiste.

Il est socialiste, simplement parce qu’il est enthousiaste « de cette philosophie moderne, de cette philosophie si conforme aux droits de l’humanité, de cette philosophie enfin qui fait l’honneur de notre siècle et qui produira nécessairement l’entière félicité de ceux à venir[53] » Il connaît bien Rousseau ; non seulement il donne à son fils le nom d’Emile, mais il analyse un long passage du livre auquel il emprunte ce nom et fait une allusion précise a une théorie du Contrat social, « ce système si connu, lequel prend sa source dans l’idée du bonheur social et consiste dans la prétention que lapopulation est la mesure… de la richesse commune[54]. » Il paraphrase longuement le Discours sur l’Inégalité. Quand son correspondant plaide en faveur de l’uniformité de législation, Babeuf ne manque pas d’observer que ce n’est là qu’un palliatif, et qu’il serait bien préférable encore « de procurer à tous les individus indistinctement, dans tous les biens et les avantages dont on peut jouir en ce bas monde, une portion absolument égale[55]. »

Mais le plus étonnant est que le pacifique correspondant de Babeuf, secrétaire perpétuel de l’aristocratique académie, échevin d’Arras, est au moins aussi socialiste que lui. Il imagine (c’est une précaution prise contre les indiscrétions possibles de la police) qu’un ouvrage en huit volumes est mis en souscription sous les titres suivants : Le changement du monde entier ou Le Réformateur du monde entier ; et spontanément, sans y être provoqué par Babeuf, il décrit d’après cet ouvrage fictif, dans tous ses détails, une Utopie communiste à laquelle rien ne manque. Chaque lettre renchérit sur la précédente. Ce n’est pas assez pour lui de donner le menu somptueux du déjeuner et du dîner, de décrire l’habillement et le logement confortables[56] des hommes heureux de sa société idéale. Il fixe le nombre des villes et des villages dont le plan est prêt et qui seront construits par la société à la place des villes et des villages actuels. Il prévoit un système d’éducation en commun très semblable à celui qui sera proposé plus tard par Le Peletier et Robespierre[57], à quoi il ajoute une justice uniforme, expéditive, exacte et gratuite, la liberté de conscience la plus large garantie à tous, etc. Assurément le ton est badin et on voit que l’académicien donne carrière à son imagination ; mais si, quant à la réalisation prochaine de ce programme, il reste sceptique, il ne doute pas que ces réformes soient rationnelles et nécessaires. La première partie de ce beau livre « contiendra, dit-il, un tableau détaillé de tout l’excès de la misère qui afflige aujourd’hui la société des hommes, et des abus, des désordres, des calamités, des passe-droits, des injustices, des banqueroutes, des sujets de désespoir, des brigandages, des vols, des assassinats, des crimes et des horreurs de bien des espèces qui ont lieu. » Voilà une entrée en matières qui ne sent pas trop le vaudeville ! Et Dubois de Fosseux, qui a lu Morelly (alors Diderot), invoque, pour légitimer ses plans de réformes en fait de législation, le caractère déductif de la morale et du droit tels qu’on les concevait au xviiie siècle et l’exemple du Code rédigé sous les yeux de Frédéric, qu’on appelait simplement le Code Frédéric et qui était imité du Code de la Nature. « Parce qu’un géomètre prussien dit que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits, faudra-t-il qu’un géomètre français dise le contraire ? Ou il n’y a pas de morale démontrée, ou elle doit être une comme il n’y a qu’une géométrie » (page 189). L’uniformité et l’égalité s’en déduisent. Ce qui est de droit peut toujours être imposé par le pouvoir, seulement il y a des circonstances plus favorables les unes que les autres. « Ah ! mon cher confrère, le beau moment qu’on a manqué au commencement de ce règne[58]! Oh ! le beau moment ! Celui de donner à la Nation un Code uniforme, d’abroger, d’anéantir ce chaos de coutumes absurdes, ridicules, contradictoires, qui légitiment dans telle province ce qui est défendu dans telle autre, comme s’il n’y avait pas une morale démontrée, comme si les hommes avaient plusieurs consciences différentes, comme si la nature qui défend à un aîné de Picardie de dépouiller ses frères et sœurs, pouvait le permettre à un aîné de Normandie ![59] »

Que répond Babeuf à ces ouvertures alléchantes ? Il compare aussitôt l’idéal du Réformateur à celui qu’il avait dès lors dans l’esprit, à savoir, l’état de nature de Rousseau et il reconnaît que le nouveau est supérieur. « Il me semble que notre Réformateur fait plus que le citoyen de Genève, que j’ai ouï traiter quelquefois de rêveur. Il rêvait bien à la vérité. Mais notre homme rêve mieux. Comme lui il prétend que, les hommes étant absolument égaux, ils ne doivent posséder rien en particulier, mais jouir de tout en commun et de manière qu’en naissant, tout individu ne soit ni plus, ni moins riche, ni moins considéré qu’aucun de ceux qui l’entourent. Mais loin de nous renvoyer comme M. Rousseau, pour exister ainsi, au milieu des bois, nous rassasier sous un chêne, nous désaltérer au premier ruisseau et nous reposer sous ce même chêne où nous avons trouvé d’abord notre nourriture, notre Réformateur nous fait faire quatre bons repas par jour, nous habille très élégamment et donne à chacun de nous autres, pères de famille, de charmantes maisons de mille louis. C’est là avoir bien su concilier les agréments de la vie sociale avec ceux de la vie naturelle et primitive. » Babeuf insiste seulement pour que dans la société future on supprime l’hérédité des biens, parce que chaque enfant ayant une part égale à celle de ses frères et sœurs, les individus qui naissent dans une famille nombreuse sont nécessairement réduits à une faible part, tandis que si « chaque mourant laissait la société entière e héritière de tout son avoir, chaque enfant en naissant se verrait aussi riche positivement que ceux dont il aurait reçu l’être et encore que ses frères, ses voisins et tous les individus de son espèce » (p. 204). Sous cette condition, il goûte fort la société régénérée. « Eh bien ! Vivat ! Pour moi, je suis décidé à être un des premiers émigrants qui iront peupler la République nouvelle ! »

Et sur l’heure, il se préoccupe des moyens à employer pour réaliser cette république. Pour Dubois de Fosseux, elle est un thème à développements littéraires ; pour lui, elle est un projet sérieux, un programme d’action politique. « Que j’aime le Réformateur général ! c’est bien dommage qu’il laisse ses moyens en blanc ! » Il voit en idée le passage d’un ordre social à l’autre. « On a écrit, il y a quelques années, contre les progrès excessifs du luxe. J’espère que quand notre nouvelle république sera formée, on n’agitera plus de semblables questions, puisque tous les états utiles (et il n’y en aura plus sûrement que de tels) seront également honorables. » D’emblée, il se pose le problème de l’organisation sociale selon la rigueur du principe : à chacun selon son mérite. « Tout le monde ne peut pas être magistrat, et tel qui est parvenu à le devenir a eu moins de peine peut-être que tel malheureux ouvrier, envers qui la Nation fut ingrate, n’en eut à apprendre le métier le plus simple. Est-ce la faute de ce dernier, s’il n’a point reçu en naissant des dispositions plus heureuses ? Doit-il pour cela jouir de moins d’avantages que si le sort avait permis qu’il fût capable de gouverner en chef toute la République ? » Donc, à lui comme aux autres, autant de jouissances et surtout autant de considération. Ce problème de la répartition exacte des avantages au prorata des mérites, Babeuf aurait voulu le voir mettre au concours par l’Académie d’Arras : il envoie le texte du sujet rédigé à Dubois de Fosseux, en mars 1787. Le voici : « Avec la somme générale de connaissances maintenant acquise, quel serait l’état d’un peuple dont les institutions seraient telles qu’il régnerait indistinctement entre chacun de ses membres individuels la plus parfaite égalité, que le sol qu’il habiterait ne fût à personne, mais qu’il appartînt à tous ; qu’enfin tout fût commun, jusqu’aux produits de tous les genres d’industrie. De semblables institutions seraient — elles autorisées par la loi naturelle ? Serait-il possible que cette société subsistât, et même que les moyens de suivre une répartition absolument égale fussent praticables ? » Babeuf ne se dissimule pas qu’il faudrait commencer par un branle-bas général. « Il faudrait probablement pour cela que les rois déposassent leurs couronnes et toutes les personnes titrées et qualifiées leurs dignités, leurs emplois et leurs charges. Qu’à cela ne tienne ! Il faut pour opérer une grande révolution exécuter de grands changements. » Et le sage Dubois de Fosseux enregistre la question proposée avec une parfaite sérénité. « La troisième (question) est bien importante, mérite beaucoup de réflexions et serait, je crois, susceptible d’être traitée d’une manière bien satisfaisante. Nous en ferons usage en temps et lieu[60]. »

Ainsi, en 1787, le Babouvisme est nettement formulé. Babeuf est dès maintenant occupé de chercher les moyens de réaliser son idéal social, et l’opinion est si bien préparée aux manifestations de ce genre, que quand il déclare au secrétaire de l’Académie d’Arras ses vœux et ses projets, il n’excite aucun scandale, n’encourt aucune réprobation. La moyenne des esprits cultivés était donc familière avec ces plans de réforme sociale comme avec les plans de réforme politique ; les philosophes ne différaient que par l’impatience avec laquelle ils attendaient leur exécution.

Sur ce point, Babeuf, heureux et « presque dans l’aisance, » est déjà d’une hâte significative. Il va subir des épreuves qui le précipiteront vers l’action révolutionnaire. Il perd de 1787 à 1790 trois de ses enfants. Les nobles qui lui ont demandé la révision de leurs terriers ne le paient pas ou lui imposent des réductions humiliantes. Il se montre insolent et reçoit de dures leçons[61]. Il pense alors qu’il a entre les mains, dans les chartriers dont il a appris à déchiffrer le grimoire, la preuve que la plupart de ces propriétés fastueuses, sur lesquelles repose la puissance des nobles, sont dues à des faveurs ou à des usurpations. Et il s’essaie dans la Correspondance à refaire au nom de l’histoire, mais d’une histoire de fantaisie, le Discours sur les origines de l’Inégalité.[62]. Les institutions sociales fondées sur la propriété individuelle lui paraissent infectées dans leur source de vol ou de brigandage. C’est dans ces dispositions qu’il fait un premier voyage à Paris.

La politique n’est pour rien dans ce premier voyage. Babeuf est en ce moment un écrivain en quête de souscripteurs pour des ouvrages dont il n’a rédigé que le plan[63]. C’est l’Archiviste-terriste, ou traité méthodique de l’arrangement des archives seigneuriales et de la confection et perpétration successives des inventaires, des, titres et des terriers d’icelles, des plans domaniaux, féodaux et censuels. Le prospectus est du 30 octobre 1786. C’est une Histoire de Picardie, également en projet, pour laquelle trente-quatre souscriptions seulement ont été recueillies, alors qu’il en eût fallu six cents pour commencer l’impression du premier volume ; c’est un Mémoire peut-être important pour les propriétaires de terres et de seigneuries, ou idées sur la manutention des fiefs ; c’est le Précis d’un projet de Cadastre perpétuel ; c’est enfin le Cadastre perpétuel lui-même ou Démonstration des procédés convenables à la formation de cet important ouvrage pour assurer les principes de l’Assiette et de la Répartition justes et permanentes, et de la Perception facile d’une contribution unique, tant sur les possessions territoriales que sur les Revenus personnels, avec l’exposé de la méthode d’arpentage de M. Audiffred, par son nouvel instrument dit : graphomètre trigonométrique, etc. Babeuf et Audiffred avaient fait avec succès l’épreuve de cet instrument aux Champs-Elysées, en 1787, lors du premier voyage de Babeuf. En 1789, celui-ci resta trois mois à Paris pour y surveiller l’impression de son ouvrage et conclut un traité avec l’inventeur du graphomètre ; les associés ne doutaient pas que le Cadastre et l’appareil ne dussent être utilisés dans la grande opération de la division de la France en départements, que par suite ils ne dussent recueillir d’importants bénéfices de leur collaboration. Hélas ! le Cadastre ne fut pas plus productif que l’Histoire de Picardie. Et le moment était proche où l’emploi de commissaire à terriers ne serait plus que le vestige d’un ordre de choses disparu. Ainsi, dès le début de la révolution, Babeuf perd ses moyens d’existence déjà problématiques et sa famille tombe dans la plus affreuse misère. S’il voulait faire vivre les siens, il lui fallait s’astreindre à un travail régulier. Mais cela lui paraissait incompatible avec la haute opinion qu’il se faisait de son mérite. Il se jeta à corps perdu dans l’agitation révolutionnaire.

Avant de l’y suivre, jetons un coup d’œil sur le Cadastre publié en 1789, « l’an I de la liberté française. » L’opuscule, « dédié à l’honorable assemblée des représentants de la Nation française, » n’a pas en lui-même d’autre but que de permettre la confection d’un inventaire général de la propriété foncière en France, et de faciliter par là la répartition exacte de l’impôt. Mais il est précédé d’un Discours préliminaire où Babeuf, s’élevant au-dessus des conditions actuelles et renonçant aux palliatifs, déclare que ce n’est pas assez d’imposer des charges proportionnelles à tous ceux qui possèdent, qu’il faut encore empêcher la spoliation des uns au profit des autres et assurer à tous un minimun de propriété. Les arguments qu’il invoque sont en général puisés dans le Discours sur l’Inégalité ; ce sont : l’état de nature, l’égalité primitive, les usurpations des riches consacrées par les lois, la chute de plus en plus profonde des dépossédés dans la misère et le mépris. Mais voici un accent différent. Quinze millions d’hommes en France sont réduits au désespoir par neuf millions de propriétaires qui les ont dépouillés et les tiennent garrottés grâce à leur ignorance et aux superstitions dont ils les abreuvent. L’émancipation des mercenaires doit commencer par l’instruction, parce que l’inégalité dans les connaissances ne favorise pas moins la servitude que l’inégalité dans les ressources. Cette croyance à l’efficacité des lumières n’est pas puisée dans la lecture de Jean-Jacques. Elle vient des Economistes et de Condorcet. Mais ce sont toujours les philosophes qui l’inspirent. Tous ces éléments se mêlent pour former cet état de conscience collectif confus, mais puissant, d’où va sortir la Révolution, et dont le caractère essentiel est, chez les futurs modérés comme chez les futurs Enragés, du moins dans le nord de la France, une tendance énergique à poser comme base de la société future la répartition égale entre tous les citoyens des biens et des jouissances de toutes sortes.


II


PENDANT LA RÉVOLUTION JUSQU’À THERMIDOR


Pendant les trois mois que Babeuf passe à Paris en 1789, nous voyons se dessiner en lui un type particulier du révolutionnaire professionnel, pas sanguinaire et même « sensible, » mais exalté et instable jusqu’à l’incohérence. Erigeant l’insurrection permanente en dogme, déjà de plus en plus acquis à l’anarchie et à la dictature[64], il est l’un des vainqueurs de la Bastille ; mais le lendemain, effrayé, il s’enfuit à Roye, se crée en passant un titre à l’indulgence du pouvoir en sauvant le comte de Lauraguais, revient bientôt et demeure, en apparence pour suivre e l’impression de son Cadastre, en réalité parce que le vertige l’attire et qu’il est à l’affût d’une place qui lui permettra de profiter des événements. Il décrit avec une pitié relative les premières exécutions du peuple, le supplice de Foullon et de Bertier : « J’ai vu passer cette tête du beau-père et le gendre arrivant derrière, sous la conduite de plus de mille hommes armés ; il a fait ainsi, exposé aux regards du public, tout le long trajet du faubourg et de la rue Saint-Martin, au milieu de deux cent mille spectateurs qui l’apostrophaient et se réjouissaient avec les troupes de l’escorte, qu’animait le bruit du tambour. Oh ! que cette joie me faisait mal ! » Mais il rejette la responsabilité dé ces événements sur le régime vaincu : « La justice du peuple pourrait-elle n’être pas cruelle ? Les supplices de tout genre… nous ont fait de si mauvaises mœurs ! » Il va çà et là cherchant à obtenir quelques écus de ses débiteurs et il est partout éconduit comme s’il demandait l’aumône. Il sent que le métier de feudiste est perdu comment le remplacer ? Il se fera publiciste. Il écrit contre e Mirabeau (à propos de la fameuse phrase qu’il ne comprend pas : il ne peut y avoir en France que des voleurs, des mendiants et des salariés)[65] une brochure anonyme injurieuse dont il espère tirer quelques écus, mais qui ne se vend pas. Alors il va trouver Mirabeau en solliciteur pour obtenir qu’il s’intéresse au fameux Cadastre. Il se fait franc-maçon malgré ses répugnances, parce que, à ce moment, tout révolutionnaire de marque doit l’être. Il commence à nouer des relations utiles dans le parti du mouvement qui se constitue. « Je suis à peu près assuré d’un emploi de 800 francs, qui ne m’occupera pas plus de deux jours par semaine et ne m’empêchera pas de faire toute autre chose. Ce serait pour rester à Paris. Du secret sur cela ! » (16 août.) Il semble, d’après la lettre du 4 octobre, que cet emploi ait été une correspondance pour Londres. Mais pendant ce temps sa femme et ses enfants sont dans la détresse ; il paraît avoir souffert de la séparation et s’être décidé enfin à revenir en Picardie, d’abord pour retrouver les siens, ensuite parce que son bureau fonctionnait encore tant bien que mal et qu’il avait comme commissaire à terriers quelques intérêts à défendre. Audiffred restait à Paris pour s’occuper du graphomètre et du Cadastre : bientôt il n’en sera plus question, pas plus d’ailleurs que de la correspondance de Londres : la tête de Babeuf est comme un kaléidoscope où tout change d’aspect d’instant en instant.

Mais un sentiment ne varie pas en lui la haine de la propriété féodale. À peine arrivé à Roye, il prend ouvertement le rôle d’agitateur et commence par une attaque furieuse contre sa vieille ennemie. Nous n’avons pas la brochure intitulée : « Le peuple éclairé sur ses vrais intérêts ou Exposition de la politique captieuse des privilégiés de tous les ordres dans les circonstances présentes ;  » mais lui-même la caractérise ainsi[66] : « J’étais féodiste sous l’ancien régime, et c’est la raison pour laquelle je fus peut-être le plus redoutable fléau de la féodalité dans le nouveau ; ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les affreux mystères des usurpations de la caste noble ; je les dévoilai au peuple par des écrits brûlants, publiés dès l’aurore de la Révolution. Notre département fut électrisé, il se fit une insurrection contre les droits féodaux ; on n’en paya plus trois ans avant le décret définitif qui les supprima ; le peuple me bénit et la horde nobiliaire m’exécra[67]. Sa rage contre moi a augmenté lorsque je prouvai le droit des citoyens à partager les biens communaux et je fis encore effectuer ce partage deux ans avant le décret. Ce fut encore moi, ajoute-t-il, qui insurrectionnai en 1790 contre les aides et gabelles et qui fis donner une chasse générale à tous les préposés publicains de l’ancienne Picardie. » Babeuf se vante peut-être ; il est certain du moins que l’insurrection contre les droits sur les vins et boissons fut son œuvre et se trouve liée à deux de ses publications : 1° la Pétition sur les Impôts, etc. (17 avril 1790), dans laquelle « il est démontré que les aides, la gabelle, les droits d’entrée aux villes, etc., ne doivent et ne peuvent plus subsister même provisoirement chez les Français devenus libres, » et 2° la Réclamation de la ville de Roye, relative au remplacement de l’impôt des aides et à l’exécution des décrets de l’Assemblée nationale, qui prononcent que tous les imapôts doivent être répartis sur chaque citoyen en proportion de ses facultés (octobre 1790). Dans ces brochures deux idées dominent, celle d’un impôt unique et proportionnel qui doit remplacer tous les autres, et celle du droit imprescriptible qu’a tout citoyen de résister à l’oppression. « Jamais, ditil avec Rousseau, joug n’a été porté qu’aussi longtemps que l’animal dompté n’a point vu jour à le rompre. » Et en effet, à sa voix, les cabaretiers de Roye se soulevèrent et refusèrent de payer les anciens impôts avant que les nouveaux fussent établis, prouesse qui suffit, dit Babeuf, « à l’ambition d’une grande âme » et lui permettra dorénavant d’envisager la mort d’un œil satisfait. Toutes les proclamations de la municipalité de la ville de Roye furent rédigées par lui pendant cette période. Enfin, d’août à octobre 1790, il fonda à Noyon le Correspondant Picard, qui fut jusqu’à la fin de 1791 le centre dit mouvement révolutionnaire pour toute la région.

Maintenant ce ne sont plus seulement les nobles, ce sont tous les riches qu’il rêve de déposséder.

En septembre 1791, il se rend à Beauvais, où vont avoir lieu les élections à l’Assemblée législative. Un ancien prêtre, Coupé, était candidat. Dans un manifeste aux électeurs : « Qui faut-il choisir ?[68] » Babeuf paraît bien avoir combattu la candidature de Coupé. « Le charlatanisme et l’intrigue se pareront à vos yeux des couleurs du patriotisme et de la vertu… Tenez-vous en garde contre des apparences trompeuses. Les ennemis et les amis de la liberté, dans les circonstances où nous sommes, se présenteront à vous avec les mêmes dehors, et parleront le même langage, avec cette différence peut-être, que les premiers tiendront de leur ancien genre de vie et des vices mêmes de l’éducation, le talent d’attirer votre confiance par des paroles plus insinuantes et par des manières plus aimables. Pour vous défendre de toute surprise, examinez bien attentivement le fond de leur conduite, comparez les actions aux paroles, arrêtez-vous à rapprocher si tout ce qu’ils ont déjà dit à valu ce que d’autres moins discoureurs ont pu faire. L’homme ne se détache pas tout à coup de tous les avantages qui pouvaient flatter son orgueil, de tous les préjugés qui ont dirigé toute sa vie. En dépit de toute la pompe de leur patriotisme nouveau, beaucoup de gens sont encore ce qu’ils étaient. Les événements, les moyens de parvenir sont changés leur cœur est resté le même. Ils vous opprimeraient si le règne du despotisme durait encore. » Qui faut-il donc choisir ? La désignation est assez claire : « Mais connaissez-vous des hommes qui aient consacré leur vie à la défense du faible opprimé contre l’oppresseur puissant ; qui, dominés par l’ascendant d’une âme fière, courageuse et sensible, ont repoussé la fortune, bravé les tracasseries des petites cabales, ou les persécutions d’un gouvernement tyrannique, pour adorer la vertu et venger l’innocence et l’humanité ? Soyons moins exigeants. Connaissez-vous quelqu’un qui ait montré un caractère ferme et probe, dont l’indignation s’allumait au récit d’une injustice, dont les entrailles s’émouvaient à l’aspect d’un malheureux ? Quelque rude que soit sa franchise, quelque austère que soit son humeur, ne balancez pas à le choisir… Ne vous inquiétez pas si l’on vous dit que de pareils hommes sont exagérés, moroses, extravagants, propres à troubler l’ordre et la tranquillité publique, etc. »

Coupé fut élu. Aussitôt, Babeuf lui écrit deux lettres, dont la seconde, très étendue, nous a été conservée[69]. Tout en prodiguant au nouveau député des compliments hyperboliques, il déclare qu’il n’en a jamais su faire et que ce dédain des superfluités de la politesse lui « donne un air gêné et sauvage, que Rousseau déclarait aussi n’avoir jamais su vaincre. » Puis il rappelle les principes de sa politique, exposés au cours de la lettre précédente : « l’Egalité primitive, l’Intérêt général, la Volonté commune qui décrète les lois et la Force de tous qui constitue fi la Souveraineté, » la subsistance et une éducation égale assurées à tous : nous savons d’où vient ce programme. Il montre alors avec Mably que « tout cela part d’un point commun et va encore aboutir à un même centre, » qui n’est autre que la loi agraire. Là est le « grand mystère, » là est « le secret qui doit briser les chaînes humaines. » Et il essaie de prouver que tous les articles du programme politique nécessaire à l’heure présente supposent ou entraînent la loi agraire. Mais personne n’en veut ? Coupé lui-même n’en est peut-être pas partisan ? Babeuf prévoit des objections. Il répond « que la terre ne doit pas être aliénable ; qu’en naissant chaque homme en doit trouver sa portion suffisante, comme il en est de l’air et de l’eau ; qu’en mourant il doit en faire hériter non ses plus proches dans la société, mais la société entière, que ce n’a été que ce système d’aliénabilité qui a transmis tout aux uns et n’a plus laissé rien aux autres ; qu’un nouveau partage ne ferait que remettre les choses à leur place. » Il assure du reste que, le partage de la terre en lots inaliénables une fois accompli, les transactions pourraient suivre pour tout le reste leur cours ordinaire et que « tout ce qui tient à l’industrie humaine resterait dans le même état qu’auy jourd’hui. » Il n’est donc point encore communiste. Il se Contenterait du partage. Il ne se dissimule pas cependant que ses projets sont hardis ; ce ne sera pas de sitôt qu’il pourra les confier même à voix basse à d’autres qu’à Coupé. Il faut donc travailler sous le masque à leur réalisation. Il faut imiter Robespierre qui, ainsi que Pétion, est agrairien, mais qui est bien « obligé de louvoyer parce qu’il sent que le temps n’est pas encore venu. » Une tactique secrète sera d’autant plus nécessaire, que les riches voient le danger, et savent que c’est à leurs propriétés qu’on en veut. Babeuf clot sa lettre par une offre de collaboration il serait flatté de devenir le secrétaire de Coupé et d’être pour lui ce qu’étaient pour Mirabeau ses « douze faiseurs, » c’est-à-dire de rédiger ses discours et de tenir sa correspondance. Si Coupé accepte sa proposition, Babeuf sera aussi heureux que Platon disciple de Socrate et que Socrate disciple d’Archelaüs ! Toute cette lettre est d’une obséquiosité arrogante ; on ne doute pas en la lisant que le député qui aurait accepté un tel secrétaire ne se fût donné un maître. Mon frère ! Frère citoyen ! dit à chaque ligne Babeuf ; mais il ne laisse pas ignorer à son frère que les modérés comme Barnave et Thouret sont des traîtres, « dignes de ressentir un jour les coups de la justice nationale. »

Cette fièvre de propagande, cette audace dans la résistance aux lois encore existantes de l’ancien régime, la notoriété qu’il obtint comme rédacteur du Correspondant Picard, l’assurance doctorale avec laquelle il maniait déjà la langue politique du temps, sa science des « principes » enfin, étaient bien faites pour désigner Babeuf au choix des électeurs, quand se formèrent en septembre 1792 les assemblées administratives des départements et des districts. Il fut élu à quelques jours d’intervalle administrateur-archiviste du département de la Somme, puis administrateur du district de Montdidier. On peut croire que son succès irrita profondément le parti constituant et que les modérés encore puissants guettaient dès lors l’occasion de le perdre. C’était entre les deux partis un duel à mort. Babeuf se découvrait comme s’il n’avait plus à compter avec ses adversaires. Déjà, en avril 1790, la Cour des aides avait lancé contre lui un décret de prise de corps et il était resté deux mois sous les verrous à la Conciergerie (lre incarcération)[70]. Bientôt la violence du Correspondant Picard avait attiré à son directeur de nouvelles poursuites ; il avait été encore emprisonné à Paris (2e incarcération), puis libéré, grâce à l’intervention personnelle de Marat. Il avait pu ainsi, dans la fête de la Fédération, figurer en costume d’officier à la tête des délégués de Roye et fonder à Paris le Journal de la Fédération, qui alla jusqu’au second numéro. Mais, à Montdidier, sa fortune politique subit une disgrâce irréparable. Il fut accusé d’avoir substitué un nom à un autre dans un acte de vente d’un bien national, et suspendu comme administrateur. La matérialité du fait n’était pas niable. Babeuf avoue qu’il y a eu là « une erreur, qu’il s’est empressé de rétracter. » Erreur, complaisance ou fraude ? Comme le dossier a disparu, nul ne le saura jamais. Il fut pour la troisième fois arrêté à Amiens, mais s’échappa et vint à Paris (février 1793).

Au milieu de ces déplacements incessants, livré à des occupations politiques multiples, absorbantes[71], de quoi Babeuf avait-il vécu pendant ces trois années ? Peut-être avait-il trouvé quelque profit dans la publication de son journal, auquel la poste — tant les privilèges sont prompts à se reconstituer ! — avait accordé le transport presque gratuit, et aussi dans l’ouverture d’un bureau de consultations verbales qu’il y avait annexé. Maintenant il est à Paris, sans emploi. Sa femme et ses enfants restés à Roye souffrent de la faim. Ses créanciers, peut-être à l’instigation de ses ennemis, peut-être simplement parce qu’ils sont eux-mêmes besoigneux, boulanger, boucher, aubergiste, poursuivent la pauvre femme et vont la contraindre à leur abandonner son mobilier. Chétive proie. L’inventaire en est navrant. Babeuf est découragé un instant et près de s’avouer vaincu ; mais il compte sur la solidarité du personnel révolutionnaire : « Si mon innocence éclate, si je sauve mon honneur…, écrit-il à sa femme en février 1793, je crois qu’il sera de la prudence de ne pas montrer une plus longue opiniâtreté auprès de mes ennemis. » Il donnera sa démission (d’administrateur), quoi qu’il arrive. « Ah ! les malheureux ! Ils m’accusent… d’avoir trahi mes devoirs pour de l’argent. Qu’ils viennent voir leur ouvrage ! Mes enfants qui pleurent parce qu’ils n’ont pas de pain ! Ma chère amie, tâche pourtant de les empêcher de mourir, encore pendant quelques jours. Le citoyen Fournier[72] m’a procuré un petit travail ; je dois recevoir quelque argent demain et je vous l’enverrai. J’attends aussi l’issue de l’affaire du citoyen Fournier. C’est moi qui ai dirigé sa pétition ; je l’ai lue à la barre…[73] Ah ! si cette affaire pouvait réussir, une belle place m’est assurée et mes enfants respireraient encore une fois. »

La solidarité du parti de l’action, qui avait valu à Babeuf l’appui de Marat, ne se dément pas en cette circonstance. Pour avoir aidé Fournier à se tirer d’affaire, Babeuf, bien que sous le coup lui-même de poursuites criminelles, est nommé secrétaire du bureau des subsistances avec le traitement de 4,000 livres en assignats, c’est-à-dire de 1,500, puis bientôt de 1,000 livres environ. Il envoie au ministre et aux Comités mémoire sur mémoire pour établir son innocence ; ce qui ne l’empêche pas d’être condamné le 23 août 1793 par le tribunal de Montdidier à 20 ans de fers. Peut-être eût-il pu échapper aux effets de cette condamnation, s’il fût resté tranquille dans son emploi, couvert qu’il était par de puissantes influences parisiennes. Mais c’est ici que sa nature instable et son caractère ombrageux, follement aggressif, se révèlent « il commence par dénoncer le procureur général Manuel comme ayant organisé la famine : il va plus loin et accuse l’administration tout entière, le maire de Paris, les ministres, les Comités ; partout il découvre et dénonce un nouveau pacte de famine. Les sections prennent parti pour l’accusation et nomment une commission pour l’examiner[74]. » C’en était trop. Le 24 brumaire an II (14 nov. 1793), il est enfermé à l’abbaye (4e incarcération) et bientôt la Convention suspend son traitement pour plus de six mois.

Cette fois encore, Babeuf est sauvé par son passé révolutionnaire. Il écrit à Chaumette (29 brumaire) et à Sylvain Maréchal, intéresse de nouveau à son sort Thibaudeau, l’ami dévoué à qui il devait son emploi, fait sonner bien haut les services qu’il prétend avoir rendus pour l’alimentation de Paris, et déjoue « les coupables manœuvres des aristocrates administrateurs de Montdidier. » Sur le rapport de Merlin, la Convention nationale porte l’affaire devant le tribunal de cassation et ce tribunal, par un arrêt du 21 prairial an II, décide que « le directeur du jury du district de Montdidier et le tribunal du département de la Somme ne pouvaient instruire contre Camille Babeuf, pour délits prétendus commis dans l’exercice de ses fonctions administratives, qu’autant que la Convention nationale l’eût renvoyée devant eux. » En conséquence, il casse toute la procédure antérieure et le jugement rendu par le tribunal de Montdidier, et « ordonne que ledit Babeuf soit renvoyé par devant l’accusateur public du tribunal criminel du département de l’Aisne, pour être par lui dressé un nouvel acte, s’il y a lieu, et être son procès jugé selon le mode déterminé par la loi du 30 frimaire, conformément à l’article 10 de celle du 19 floréal. » Le 30 thermidor an II (17 août 1794) les juges de Laon déclarèrent qu’il n’y avait point lieu à accusation.

Babeuf, dès la rescision du premier jugement, était revenu à Paris. Son emprisonnement avait duré sept mois. Nous le voyons, le jour de son incarcération, prier sa femme de le recommander à l’amitié d’un citoyen Garin. Et dès sa rentrée à Paris, il écrit au même Garin : « Citoyen, pendant près de six mois j’ai été attaché à vous et à votre cause. Je vous trouve d’une insouciance que je ne parviens pas à m’expliquer. Je termine en vous donnant avis que, parce qu’il faut que je mange et que je fasse manger d’autres, je suis retourné à ma place[75]. » Quelle est cette cause secrète à laquelle il avait été attaché pendant six mois ? Nous n’avons pas pu le découvrir. C’est au cours de l’an II que l’attention de Babeuf commence à se porter sur l’idée de conspiration un de ses biographes déclare avoir vu à l’état de manuscrit prêt pour l’impression une Histoire des Conspirations et des Conspirateurs du département de la Somme, que Babeuf aurait écrite à cette date[76]. Et nous voyons l’incorrigible agitateur rester muet depuis sa libération jusqu’en Thermidor. Ces allures nouvelles s’expliquent par cette raison que Babeuf, l’ancien protégé de Marat, le nouvel allié de Fournier, de Sylvain Maréchal et de Chaumette se rapprochait de plus en plus des Hébertistes et que cette lutte indécise et sourde que le groupe de l’insurrection permanente[77] soutint quelque temps contre le parti des révolutionnaires de gouvernement, il ne pouvait sans péril, étant sous le coup d’un jugement criminel, la transformer en une lutte ouverte. La cassation du jugement de Montdidier, le transfert de la cause devant le tribunal de Laon dont on connaissait certainement les dispositions, impliquaient de sa part l’engagement au moins tacite de cesser en retour toute attaque contre la Convention. Quand il fut libéré, le 21 prairial, les Hébertistes étaient vaincus : on sait qu’ils furent conduits à la guillotine le 4 germinal an II (24 mars 1794). Autant de motifs puissants qui devaient lui imposer bon gré mal gré une certaine réserve, tant que Robespierre serait au pouvoir.

La famille de Babeuf était probablement venue à Paris après la saisie du mobilier (qui eut lieu en mars 1793), pour vivre avec lui du produit de sa place ; son arrestation la replongea dans la misère. À son fils Robert, dit Emile, il écrit de sa prison de très singulières lettres, toujours affectueuses, mais où se mêlent à quelques utiles conseils des plaisanteries pour le moins grossières. À la créature sacrifiée qui fut sa femme et qui s’épuisait en démarches pour son salut, qui lui envoyait, toute dépourvue qu’elle était elle-même, du linge et des provisions, il ne rend pas toujours tendresse pour tendresse ; un jour il demande à son fils, atteint de petite vérole, si sa mère le soigne convenablement ; un autre jour, ayant sans doute reçu d’elle une lettre désespérée, il lui répond « Ton état, ma bonne amie, m’aurait fait beaucoup de peine autrefois, lorsque j’aurais eu le temps d’y penser. Mais aujourd’hui, étant bon patriote, comme tu le sais, l’amour de la patrie étouffe en moi tout autre amour. Etant toujours franc, je t’avouerai que nous autres Jacobins et Enragés (notons l’identification des deux noms) nous ne sommes plus tendres du tout, mais au contraire durs en diable. C’est d’après cela que, sur ce que tu me marques que tu es tout à fait décidée à mourir, je ne puis que te répondre ; Meurs, si c’est ton plaisir. » Et comme quelqu’un des siens, à bout de privations, lui suggérait timidement qu’un ouvrier imprimeur gagnait plus que lui, Babeuf écrivit à Sylvain Maréchal une lettre pompeuse[78] pour lui demander en apparence une place de compositeur à l’imprimerie de Prudhomme, mais où l’on voit que sa principale préoccupation est de se faire bienvenir d’un révolutionnaire influent en lui montrant un échantillon de sa littérature et en lui faisant connaître ses titres comme patriote. Désormais l’exaltation ambitieuse et révolutionnaire a pris la place dans l’âme de Babeuf de tous les sentiments domestiques ; tout à l’heure à son paroxisme, elle éteindra chez lui l’instinct même de la conservation.


III

DE THERMIDOR JUSQU’A LA FIN DE LA CONVENTION


Infatuation ou dévouement ? Pétulance ou conviction ? Peut-être l’un et l’autre. Pendant cette période tragique de sa vie, Babeuf va se montrer plus « enragé, » plus agité et plus réfractaire que jamais ; on ne peut nier cependant que son rôle ne grandisse alors et par le péril délibérément encouru et par l’effort tenté pour donner un caractère rationnel à ses plans de reconstruction sociale. Il pense, il reprend avec réflexion son rêve ancien de bonheur universel ; il s’enflamme, au contact des Montagnards et d’hommes d’une valeur intellectuelle incontestable comme Antonelle et Buonarroti, d’un bel enthousiasme pour la cause de la Révolution vaincue et quand il meurt pour elle, on peut se demander si l’excès de précautions et les atermoiements qui l’ont perdu n’ont pas leur source dans quelque honorable scrupule.

Nature impressionnable et imitative, ayant au plus haut degré le tempérament du journaliste, en ce sens qu’il excellait à deviner l’opinion et à se faire écho, il est, par son exagération même, un bon témoin de l’état des esprits après Thermidor, du moins dans la population républicaine avancée des grandes villes. Pour elle comme pour lui, la question des subsistances prime toutes les questions politiques ; comme lui, elle attend le salut d’un pouvoir qui saura au besoin se mettre au-dessus des lois[79] et ce qu’il demande, que les membres de sa future cité reçoivent du gouvernement le pain quotidien et la consigne pour le travail ou le service, est déjà une habitude prise par les patriotes professionnels des ateliers nationaux et des sections. Son commencement de succès dans sa propagande auprès des armées est dû aux mêmes causes. Quant aux hommes politiques, après plusieurs années de famine, pendant l’hiver de 1794 marqué par un redoublement de misère, leur attention est absorbée par le fait des inégalités sociales. Les républicains que leur ardeur désigne aux coups de la réaction sont tous passionnés pour l’égalité[80]. Goujon, rentrant à Paris après le 9 thermidor, rencontre un chirurgien de ses amis et lui dit « Montremoi bien la place du cœur, afin que ma main ne se trompe pas, s’il faut que l’égalité périsse ! » Dans sa dernière lettre, le même conventionnel émet ce vœu suprême : « que le peuple français conserve la constitution de l’Egalité (constitution de 1793) qu’il a acceptée dans ses assemblées primaires ! J’avais juré, ajoute-t-il, de la défendre et de périr pour elle : je meurs content de n’avoir pas trahi mon serment. » Romme termine sa défense en déclarant que « son dernier soupir sera pour le malheureux et l’opprimé. » N’oublions pas que c’est le moment où l’on porte au Panthéon successivement les cendres de Marat et de Rousseau (10 octobre 1794), puis où les bustes de Marat brisés (janvier 1795) sont remplacés par ceux du plus humanitaire des philosophes, le même Jean-Jacques. Le mot de démocratie, qui est dans toutes les bouches, a encore un sens très fort, celui de république égalitaire à l’antique où la « suffisance » et l’indépendance absolue de chaque citoyen sont pleinement assurées par l’Etat. Il est pour les hommes du xviiie siècle exactement ce qu’est pour nous le mot de socialisme. Or la vertu politique, qui résume toutes les autres est, pour les républicains de ce temps, d’accord avec Montesquieu, le dévouement à la démocratie, le culte pratique de l’égalité. Et en effet il s’agit pour eux de savoir si l’effort tenté par la Nation pour réaliser l’idéal des philosophes et assurer à tous une part égale de jouissances, n’échouera pas, si la Révolution ne finira pas par un avortement. La conjuration de Babeuf est la reprise de Prairial, c’est un Prairial organisé, plus redoutable que l’autre, s’il n’avait été conduit par des hommes de lettres.

On s’est étonné de son hostilité contre le gouvernement de la Convention, dès le début de l’an III, alors qu’il eût dû être d’accord, ce semble, avec les Thermidoriens, puisqu’il maudissait la Terreur. Mais rien de plus naturel que cette attitude de la part d’un Thermidorien d’extrêmegauche qui professait, avec ses amis les sans-culottes d’Arras[81], que « la chute des tyrans rendait les citoyens à leurs droits éternels, » c’est-à-dire, qui comptait bien, pour parler clair, que, Robespierre tombé, il n’y aurait plus de gouvernement. De là sa campagne en faveur de la liberté de la presse, liberté qui semble, si nous en jugeons par son journal même, n’avoir pas été aussi restreinte à ce moment qu’il le dit. À coup sûr, il y avait une contradiction apparente de sa part à attaquer, non seulement la mémoire de Robespierre, mais les terroristes vivants comme Barrère, qui étaient en même temps de purs démocrates socialistes ; mais d’abord ce temps était celui de la contradiction et de la confusion universelles[82] ; ensuite Babeuf proposait des distinctions et s’il condamnait les assassinats plus ou moins légaux qui ont déshonoré le règne des Jacobins, il avait soin de faire des réserves en faveur de leurs doctrines sociales. Sa brochure sur Carrier est significative à cet égard.

« Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier ; son procès et celui du comité révolutionnaire de Nantes avec des recherches et des considérations politiques sur les vues générales du Décemvirat dans l’invention de ce système sur sa combinaison principale avec la guerre de la Vendée ; et sur le projet de son application à toutes les parties de la République… An IIIe de la République, in-8 de 194 pages, » tel est le titre de l’ouvrage. Même à ce moment où l’opinion est déchaînée contre Robespierre, l’auteur ne blâme point ses principes sociaux ; quelques injures lancées à sa mémoire ne doivent pas nous tromper sur les véritables dispositions de Babeuf. « Je n’entends point, dit-il, censurer la partie du plan politique de Robespierre, relative aux secours levés sur les riches en faveur des enfants et des parents des défenseurs de la Patrie. Je ne censure même pas les mesures institutionnelles qui ont pour objet de saigner l’enfant de la fortune pour récompenser ces défenseurs eux-mêmes, au retour des combats… Il ne serait nullement juste que celui qui n’a rien s’exposât et se sacrifiât pour défendre les propriétés au profit de ceux qui les tiennent… Je vais plus loin, je dis que (dût cette opinion paraître ressembler au système de Robespierre) soit que l’on combatte ou non, le sol d’un État doit assurer l’existence à tous les membres de cet État. Je dis que quand, dans un État, la minorité des sociétaires est parvenue à accaparer dans ses mains les richesses foncières et industrielles, et qu’à l’aide de ce moyen, elle tient sous sa verge et use du pouvoir qu’elle a de faire languir dans le besoin, la majorité, on doit reconnaître que cet envahissement n’a pu se faire qu’à l’abri des mauvaises institutions, du Gouvernement. Et alors, ce que l’administration ancienne n’a pas fait dans le temps pour prévenir l’abus ou pour le réprimer à sa naissance, l’administration actuelle doit le faire pour rétablir l’équilibre qui n’eût jamais dû se perdre. » Par conséquent, « l’autorité des lois doit opérer un revirement qui tourne vers la dernière raison du gouvernement perfectionné du Contrat social : que tous aient assez et qu’aucun n’ait trop. Si c’est là ce que Robespierre a vu, il a vu à cet égard en Législateur. » Les véritables législateurs en effet ne tendront point seulement « par des institutions qu’il soit impossible d’enfreindre, à poser des bornes sûres à la cupidité et à l’ambition, à affecter tous les bras au travail, » ils tendront aussi « à garantir moyennant ce, travail le nécessaire à tous, l’éducation égale et l’indépendance de tout citoyen d’un autre ; à garantir de même le nécessaire sans travail à l’enfance, à la faiblesse, à l’infirmité et à la vieillesse[83]. »

Cette doctrine ne paraît pas seulement ressembler à celle de Robespierre. Elle est exactement celle du « tyran, » mais elle est aussi celle des membres du comité de mendicité élu par la Constituante, celle de Rousseau, celle de Montesquieu. C’est la doctrine constante de la Révolution, comme celle des philosophes ses inspirateurs. Babeuf ne peut donc être en dissentiment avec Robespierre que sur le choix des moyens destinés à ramener l’égalité. En prison pendant la Terreur, il avait dû plus que d’autres réfléchir sur l’emploi de la guillotine, comme moyen d’action politique. Vingt-huit exécutions par jour en moyenne, pendant quarante-neuf jours, à Paris seulement ! Ce régime de sang avait fait horreur aux Hébertistes eux-mêmes. L’imagination de Babeuf en restait ébranlée et il attribuait au Comité de salut public l’étrange projet de détruire autant d’hommes qu’il serait nécessaire pour assurer l’aisance aux survivants. C’est ce qu’il appelait le système de dépopulation. « Maximilien et son conseil avaient calculé qu’une vraie régénération de la France ne pouvait s’opérer qu’au moyen d’une distribution nouvelle du territoire et des hommes qui l’occupent. » L’immolation des gros propriétaires était nécessaire pour rendre le sol disponible et décider les autres à abandonner leur superflu. Et même, en dehors des gros propriétaires, on eût cru opportun d’opérer quelques éclaircies dans la masse trop dense de la population. À ce plan se seraient rattachées « les proscriptions, les guillotinades, les foudroyades, les noyades, » des proconsuls envoyés en mission, et même la guerre de Vendée, car la Vendée devait servir, après l’extermination de ses habitants, à des distributions de terres. Barbaries inutiles, pense Babeuf ; d’abord « je ne crois pas avec Robespierre et ses adjoints que les productions du sol français aient jamais été en proportion inférieure aux besoins de tous ses habitants ; » ensuite « je crois que dans le cas même où il serait bien reconnu que les moyens en subsistances d’une Nation ne sont pas en mesure suffisante pour remplir l’appétit de tous ses membres, les simples lois de la nature commandent, au lieu de la dépopulation, la privation partielle de chacun de ses membres pour satisfaire par égalité, dans la proportion usuelle, les besoins de tous » (c’est le carême civique de 1794). Enfin les moyens violents ne sont pas indispensables pour déterminer les riches à des sacrifices ; la persuasion, la claire vue de leurs véritables intérêts y suffira et, quant à la Bretagne, ses habitants sont des hommes agrestes, simples, bons, humains, rapprochés de la nature, et le simple exposé des principes républicains eût désillé les yeux de « ces peuplades égarées. » Babeuf réprouve donc en ce moment ce prétendu[84] plan de dépopulation, même destiné à assurer le bonheur commun : il est en général encore ennemi des mesures sanguinaires ; mais il n’est en désaccord avec Robespierre que sur ce point particulier ; le principe politique fondamental que Robespierre a, dit-il, tiré de Jean-Jacques : à savoir que les « régulateurs d’un peuple n’ont rien fait de stable pour sa régénération » s’ils n’ont réalisé l’égalité, Babeuf l’adopte comme l’expression de sa propre pensée ; il y reste fortement attaché. Nous verrons qu’un jour cet accord sur la fin entraînera l’accord sur les moyens.

Babeuf fera donc la guerre à la Convention, à la fois parce qu’elle contient des terroristes (il prétend avoir inventé ce mot) et ne les sacrifie pas tous, et parce qu’elle s’écarte du programme politique et économique de ces terroristes, parce que ses tendances actuelles sont anti-égalitaires (la Constitution de l’an III en sera la preuve), enfin parce qu’elle prétend être un gouvernement. Il fonde le 3 septembre 1794, le journal de la Liberté de la Presse, qu’il imprime rue Honoré, 35, précisément chez ce Guffroy, qui demandait la suppression de 20 millions d’hommes pour assurer le bonheur des cinq millions restants. Le journal réussit. En même temps il colporte dans les clubs, il se fait adresser de son pays des pétitions demandant impérieusement cette même liberté de la presse et l’élection de tous les fonctionnaires. Le 6 septembre 1794, il envoie ses auditeurs du club de l’Evêché pétitionner à la barre de la Convention et, comme les pétitionnaires sont mal reçus, il attaque violemment les conventionnels. Il est bientôt arrêté par l’ordre du Comité de sûreté générale, avec le président du club et les secrétaires (22 vendémiaire an III). Merlin de Thionville crut devoir entretenir l’Assemblée de ces faits. Il apprend à la Nation, dit-il, que tandis que nos armées terrassent l’ennemi de l’extérieur, le Comité de sûreté générale continue à faire la guerre aux intrigants de l’intérieur et que Babeuf, qui a déjà été condamné aux fers, qui a osé calomnier la Convention, est incarcéré (5e incarcération).

Relâché par le Comité au bout de quelques jours, le 26, Babeuf change le titre de son journal, qui devient le Tribun du Peuple ou le Défenseur des Droits de l’Homme mais qui par le numéro donné à la première feuille (numéro 23), s’annonce comme le continuateur de la Liberté. Imprimé clandestinement à des dates irrégulières, le Tribun échelonnera ses vingt numéros, du 14 vendémiaire an III (4 octobre 1794) au 5 floréal an IV (25 avril 1796), c’est-à-dire jusqu’après la séparation de la Convention, la proclamation de la Constitution de l’an III et l’entrée en fonctions du Directoire. La préparation et l’accomplissement de ces actes[85] déchaîna les fureurs de la presse même républicaine et la voix du Tribun ne manqua pas à ce concert d’outrages. La Constitution de l’an III allait opposer à la Déclaration des droits une Déclaration des devoirs et celle-ci dira, article 8 : « C’est sur le maintîen des propriétés que repose tout l’ordre social. » Bien que faisant nominalement partie du souverain[86], les non-propriétaires ne feront pas partie du corps politique ; celui qui ne payera pas une contribution directe foncière ou personnelle, exclu des assemblées primaires, ne sera pas citoyen et, pour être électeur au second degré, il faudra être soit propriétaire, soit usufruitier, soit locataire d’un bien évalué à un revenu de cent cinquante ou deux cents journées de travail suivant la population des communes et les localités. Les dispositions de la Convention n’étaient un mystère pour personne. À cette restriction imminente du droit de suffrage, fondée sur le fait de la propriété exclusive, répondirent les réclamations impérieuses du Tribun du Peuple, invoquant le droit égal de tous à la propriété et condamnant la richesse comme une monstrueuse usurpation. « Tout ce que possèdent ceux qui ont au delà de leur quote-part individuelle dans les biens de la société est vol et usurpation ; il est donc juste de le leur reprendre. » « Il faut que les institutions sociales mènent à ce point qu’elles ôtent à tout individu l’espoir de devenir jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni plus distingué par ses lumières qu’aucun de ses égaux » (numéro 33). Le numéro 34 est analysé en ces termes par Babeuf lui-même dans le numéro suivant : « Nous avons posé que l’égalité parfaite est de droit primitif ; que le pacte social, loin de porter atteinte à ce droit naturel, ne doit que donner à chaque individu la garantie que ce droit ne sera jamais violé ; que dès lors il ne devrait jamais y avoir eu d’institutions qui favorisassent l’inégalité, la cupidité, qui permissent que le nécessaire des uns pût être envahi pour former un superflu aux autres : que cependant il était arrivé le contraire ; que d’absurdes conventions s’étaient introduites dans la société et avaient protégé l’inégalité, avaient permis le dépouillement du grand, nombre par le plus petit ; qu’il était des époques où les derniers résultats de ces meurtrières règles sociales étaient que l’universalité des richesses de tous se trouvait engloutie dans la main de quelques-uns que la paix qui était naturelle quand tous sont heureux, devenait nécessairement troublée alors que la masse ne pouvant plus exister, trouvant tout hors de sa possession, ne rencontrant que des cœurs impitoyables dans la caste qui a tout accaparé, ces effets déterminaient l’époque de ces grandes révolutions, fixaient ces périodes mémorables prédites dans le livre des Temps et du Destin, où un bouleversement général dans le système des propriétés devient inévitable, où la révolte des pauvres contre les riches est d’une nécessité que rien ne peut vaincre. — Nous avons démontré qu’en 1789 nous en étions à ce point et que c’est pour cela qu’a éclaté alors la Révolution. Nous avons démontré que depuis 1789 et singulièrement depuis 1794 et 1795, l’agglomération des calamités et des oppressions publiques avait singulièrement (sic) rendu plus urgent l’ébranlement majestueux du peuple contre ses spoliateurs et ses oppresseurs. » Et déjà Babeuf, non content de réclamer contre l’inégalité des biens, condamnait la propriété elle-même et les lois qui la supposent. « La propriété individuelle est la source principale de tous les maux qui pèsent sur la société. La société est une caverne. L’harmonie qui y règne est un crime. Que vienton parler de lois et de propriétés ? Les propriétés sont le partage des usurpateurs, et les lois l’ouvrage du plus fort. Le soleil luit pour tout le monde et la terre n’est à personne. Allez donc, ô mes amis, déranger, bouleverser, culbuter cette société qui ne vous convient pas. Prenez partout tout ce qui vous conviendra. Le superflu appartient de droit à celui qui n’a rien. Ce n’est pas tout, frères et amis ; si l’on opposait à vos généreux efforts des barrières constitutionnelles, renversez sans scrupules et les barrières et les constitutions. Egorgez sans pitié les tyrans, les patriciens, le million doré, tous les êtres immoraux qui s’opposeraient à votre Bonheur commun. Vous êtes le Peuple, le vrai Peuple, le seul Peuple, digne de jouir des biens de ce monde. La justice du peuple est grande et majestueuse comme lui. Tout ce qu’il fait est légitime, tout ce qu’il ordonne est sacré. »

Nous n’avons pas voulu interrompre ce crescendo de doctrines subversives pour qu’on vît nettement le retour de Babeuf aux procédés homicides qu’il avait condamnés chez les Terroristes. Dès l’hiver de 1794-1795, les réserves qu’il avait mises à son approbation de Robespierre sont écartées ; il reprend formellement la tradition de ses vrais modèles. Mais nous avons un peu anticipé sur les événements. Après la publication du numéro 32, c’est-à-dire le 10 pluviôse an III (29 janvier 1795), Babeuf avait été dénoncé par Tallien à la Convention pour avoir outragé la représentation nationale, et le 19 pluviôse (7 février)[87] il avait été incarcéré aux Orties, puis transféré avec Lebois à la Force[88], d’où il avait réussi à lancer dans le public le 34e numéro du Tribun (le numéro 33 fut saisi par la police). Enfin le 25 ventôse, il avait été conduit à la prison d’Arras, dite des Baudets, avec Lebois, rédacteur du Journal de l’Egalité. La prison est le terrain favorable entre tous aux conspirations : c’est là que va germer la première idée de celle de Babeuf.

En même temps que le tribun, mais dans une prison différente, se trouvait enfermé à Arras, un méridional, Germain, lieutenant de hussards. C’était une âme passionnée et énergique, un esprit vif et plein de ressources. Babeuf correspondit assidûment avec lui, et le trouvant épris du même idéal à la Plutarque, lui communiqua ses projets de régénération sociale. La lettre où il lui fit cette ouverture nous manque, mais nous en devinons l’importance par quelques mots de la réponse de Germain : « Oui, j’en suis ! Tope, morbleu ! Tope ! et quand tu voudras, je serai prêt. » Ils se plaignent l’un à l’autre de leur inaction. « Vœux inutiles ! paroles vaines ! dit le disciple ; c’est par ton système seul, c’est en proclamant la vraie Liberté, en faisant jouir le peuple de la vraie Egalité que la félicité, l’abondance et la vertu s’établiront parmi nous… » « Ton plan est le Code que les Gracques eux-mêmes eussent promulgué. » Et le maître : « Nous nous usons toujours en paroles et nous n’avançons pas ! À quoi sert notre inaltérable constance ? » — Crois-tu donc, demande Germain, que le moment soit venu d’agir ? » Réduit à l’impuissance, il prend du moins des résolutions définitives il ne veut plus que « le développement en beauté, en esprit, en force et en âge, » qui, « selon le vœu de la nature », appartient à tous, soit interdit à tout un peuple, que d’un côté tout soit luxe et abondance et que de l’autre il n’y ait que haillons et misère ; il est décidé à immoler les factieux. Puis il se trouble et sans que sa volonté faiblisse, il s’épouvante à la pensée du sang qu’il lui faudra verser. « Au moment de poignarder César, l’immortel Brutus sentait dans son âme une vague et indéfinissable inquiétude… Car, on a beau dire, l’avenir le plus beau, dès qu’il est au bout d’un poignard, cause toujours un certain frémissement. » Mais un rayon de soleil qui vient jouer au matin sur son oreiller, une lecture d’Helvétius[89] ou de Plutarque lui rendent son ardeur et sa confiance. Des bruits d’amnistie circulent ; ils seront bientôt libres ! On va mettre sans désemparer la main à « la grande affaire ! » On sauvera la République ! On rendra au peuple ses droits ! On fera le bonheur non seulement de ce malheureux pays de France, mais de proche en proche des peuples les plus éloignés ! Ils donneront leur vie sans regret, pour ce grand changement. « Ah ! mon ami, ne penses-tu pas que nous pouvons tout entreprendre, tout oser, avec le sentiment d’un entier dévouement ?… En deux mots, j’ai promis, j’ai la foi, je suis prêt. »

Ils font des prosélytes autour d’eux. Lebois est tiède, on l’encourage et Germain s’efforce d’apaiser les dissentiments qui commencent à se produire entre lui et Babeuf. Un patriote connu, Goullard, est converti à son tour : « J’ai exécuté tes ordres, écrit Germain ; Goullard est chevalier de l’ordre des Egaux ; il a prononcé des vœux avec toute la ferveur, la piété qui conviennent à la mission que nous tenons de la justice et de la raison. Il est brûlant de foi et d’enthousiasme. J’ai lieu d’espérer qu’il sera fidèle aux principes des Gracques. Il ne reste plus qu’à lui chausser l’éperon, lui revêtir la cuirasse, le coiffer du pot de fer et armer son bras de la lance ; cela viendra, patience ! » Babeuf étend sa propagande hors de la prison ; il répand parmi les patriotes deux lettres virulentes : « Le Tribun du Peuple à l’armée infernale, » où la Constitution proposée à l’acceptation du peuple est amèrement critiquée. Les premiers Egaux ralliés par Babeuf ont déjà comme un avantgoût de l’action et le considèrent comme leur chef[90], quand le gouvernement, inquiet des menées monarchiques, après les avoir ramenés à Paris, à la prison du Plessis (4 fructidor an III)[91], les comprend dans l’amnistie du 4 brumaire an IV — 26 octobre 1795. Le même jour la Convention se séparait.

Les mêmes circonstances générales et le même régime avaient produit les mêmes effets sur les membres, agents ou amis du gouvernement révolutionnaire, enfermés en grand nombre dans les prisons de Paris depuis les journées de germinal et de prairial et auparavant. La défaite du parti Jacobin avait d’abord consterné les prisonniers, puis ils avaient en quelque sorte allégé leur infortune personnelle en la considérant comme l’une des vicissitudes passagères d’une cause immortelle, la cause de la République démocratique ou de l’Egalité. C’est le propre de la vie recluse d’exalter la foi et de favoriser l’illusion ; plusieurs étaient très sincères dans leur douleur civique et dans leurs espérances. Buonarroti a décrit heureusement en son style noble ce crépuscule de la Révolution. « Un spectacle aussi touchant que nouveau embellit alors l’intérieur de ces prisons. Ceux que l’aristocratie y avait plongés, vivaient frugalement dans la plus intime fraternité, s’honoraient de leurs fers et de-leur pauvreté, suite de leur dévouement patriotique ; se livraient au travail et à l’étude et ne s’entretenaient que des maux de la Patrie et des moyens de les faire cesser. Les chants civiques dont ils faisaient tous à la fois retentir les airs, rassemblaient tous les soirs autour de ces tristes séjours, une foule de citoyens qu’y attirait la curiosité ou l’analogie de leurs sentiments avec ceux des prisonniers[92]. » Et toute cette poésie se tournait en projets d’action pour le jour qu’ils sentaient prochain, de leur délivrance. « Des hommes de cette trempe, brûlants de patriotisme, enflammés par la persécution et affermis dans leurs sentiments communs par une longue et fréquente communication, durent se trouver naturellement disposés à tout entreprendre pour relever la Révolution et atteindre enfin le but constant de leurs vœux. Aussi les prisons de cette époque furent-elles les berceaux des conspirations démocratiques qui éclatèrent dans le cours de la troisième et de la quatrième année de la République. » Buonarroti assure que déjà le mouvement de prairial était sorti de là et il nomme parmi ses inspirateurs Claude Fiquet, qui prit part aussi à la conspiration de Babeuf.

Celui-ci, qui séjourna au Plessis à son retour d’Arras, s’y trouva donc naturellement en communauté de sentiments et de doctrine avec les insurgés de germinal et de prairial. Une longue lettre qu’il écrivit à Fouché le 19 germinal an III[93], ne laisse aucun doute sur son étroite solidarité avec les amis encore nombreux de la vertu ou de l’Egalité, issus des mêmes antécédents historiques que lui. Après Vendémiaire et la mise en vigueur de la Constitution nouvelle, une scission se déclara dans le parti républicain, qui fit ressortir le caractère de ce nouveau groupe. Aux patriotes de 1789 « qui pensaient ou feignaient de penser, dit Buonarroti, qu’il fallait attendre du temps la réforme de la Constitution de l’an III et la préparer en s’introduisant dans les fonctions publiques, » s’opposèrent les Egaux, qui depuis plusieurs mois se donnaient ce nom en province comme à Paris (Egaux de 1792 ou Patriotes de 1792), « ceux qui croyaient qu’il était du devoir des véritables amis de l’égalité de sonner l’alarme et de conduire le peuple au recouvrement de ses droits. » Le dissentiment portait, comme on le voit, non sur la doctrine, mais sur l’opportunité d’une action immédiate. Par le titre de son livre (Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf), Buonarroti montre nettement que Babeuf ne fut d’abord pour les contemporains informés que l’un de ces Egaux, un des soldats de la restauration jacobine, un des ennemis irréconciliables et intransigeants d’un état de choses où les lois toléraient qu’il y eût des riches et des pauvres[94].


IV

LA CONJURATION


Mais dans la triple tâche qui, pendant la première moitié de l’an IV (de septembre 1795 à mai 1796), va s’imposerau parti de l’action : propagande au dehors, organisation intérieure, établissement d’une doctrine et d’un programme, Babeuf par son talent de journaliste, sa puissance de travail et son énergie, enfin par ses connaissances bien que superficielles et ses visées philosophiques, prendra rapidement le premier rôle et méritera de donner son nom à cette dernière et impuissante prise d’armes de la minorité révolutionnaire, qui sans doute aurait eu lieu sans lui.

Les Egaux ne se dissimulaient pas leur petit nombre et la nécessité où ils étaient avant tout de sortir de leur isolement. Ils voyaient le découragement des patriotes, la modération résolue de la grande masse des républicains, l’indifférence de la population ouvrière[95]. Même aux plus impatients d’action, un effort énergique paraissait indispensable dès l’abord pour rendre le courage à leurs partisans, et raviver autour d’eux l’ardeur révolutionnaire.

Le premier instrument de propagande créé à cet effet fut la société qu’on appela du Panthéon. Elle groupa un nombre considérable d’adhérents. Mais la loi lui interdisait l’organisation définie qui constitue les associations permanentes, et elle resta ouverte en quelque sorte aux premiers venus. Non seulement les agents du pouvoir que toutes les sociétés irrégulières savent reconnaître, mais, ce qui était plus grave aux yeux des organisateurs, les libéraux favorables au gouvernement et les patriotes tièdes se confondirent dans le réfectoire des Génovéfains avec les partisans de l’égalité de fait et de la révolution sociale. Ce mélange restreignait singulièrement la portée du nouveau groupe : les Panthéonistes effrayaient la population, ils servaient la politique conservatrice par l’épouvante qu’ils inspiraient et, en même temps, autorisés par le pouvoir, entravés par leur succès même auprès des républicains modérés, ils ne pouvaient rien pour la destruction de la « tyrannie » directoriale. Même la société parut un instant entièrement détournée de son but, puisqu’elle vota une adresse au Directoire où la majorité protestait de son attachement à la Constitution de l’an III et refusa d’admettre les Montagnards proscrits à l’exception de Drouet. Cependant les Egaux parvinrent à lui faire faire plusieurs démarches conformes à la tradition de 1793 : elle sollicita, en exécution des lois de ventôse, la distribution effective du milliard de biens nationaux promis aux défenseurs, de la Patrie, et l’attribution aux patriotes malheureux des biens des ennemis de la Révolution. Ainsi, dit très justement Buonarroti, elle familiarisait l’opinion « avec le principe qui place entre les mains du souverain le droit de disposer des biens. » De plus elle témoigna son intérêt pour Babeuf en demandant la liberté de sa femme quand elle fut incarcérée pour avoir distribué le Tribun du Peuple, et en décidant que des secours seraient envoyés à elle et à ses enfants. Enfin elle protesta contre la dépréciation des assignats, contre les restrictions apportées à la liberté de la presse, contre la loi qui excluait des jurys les non-propriétaires. Darthé combla la mesure en lisant aux applaudissements de la minorité un numéro du Tribun du Peuple. Autorisée pour tenir en échec le mouvement royaliste, la société dépassait ainsi de beaucoup les vues du gouvernement ; elle fut dissoute, le général Bonaparte emporta, comme on sait, la clef de la salle des séances ; mais elle n’avait pas, d’autre part, changé de beaucoup les dispositions de l’esprit public, si nous en croyons les rapports de police qui enregistraient au jour le jour les rumeurs de la rue et de l’atelier.

Des affiches offrirent au peuple une sorte d’enseignement oratoire sur la marche générale de la Révolution, que terminaient un véritable acte d’accusation contre le gouvernement Thermidorien et la glorification des « martyrs » de Prairial. La détresse du jour y était l’objet de violentes diatribes[96]. Elles furent rapidement lacérées par la police. La propagande orale dans les cafés et les lieux de plaisir fut plus efficace pour le ralliement des patriotes. Une effervescence mystérieuse commença à agiter quotidiennement le café Chrétien et les Bains Chinois. Sophie Lapierre chantait avec succès aux Bains Chinois le Chant des Égaux, de son ami Darthé. C’est le Discours sur l’Inégalité mis en vers[97]. Mais nul moyen de prédication ne pouvait être comparé aux journaux de Babeuf. Bien qu’ils ne fussent tirés qu’à deux ou trois mille exemplaires, ils remuaient les esprits. On en vendait jusque dans les armées du Nord et de l’Italie. Nous avons donné un spécimen de cette rhétorique à grand ramage, qui renchérissait à chaque ligne sur le sublime du Conciones. Elle était dans le goût du temps ; elle n’avait point été usée par la répétition. Le gouvernement voulut arrêter Babeuf ; il s’échappa des mains des agents et courant à travers Paris, fut arrêté, puis relâché à deux reprises au passage par les forts de la halle. Dès lors il se cacha plus attentivement, fit imprimer son journal dans des caves où il vivait et réussit à le distribuer clandestinement. Au Tribun du Peuple, il avait joint à partir de ventôse avec l’aide de Simon Duplay, l’Eclaireur du Peuple ou le Défenseur de 24 millions d’opprimés. L’arrestation de sa femme qui tenait un bureau de vente et de distribution, arrestation suivie de mauvais traitements, mais qui ne fut pas maintenue, ne fit que fournir au parti un sujet de discours indignés[98]. Il tint en échec pendant plusieurs mois tout l’effort d’une police mal faite. Certainement si les Egaux réussirent à provoquer quelque agitation dans les esprits en avivant le sentiment des maux présents, c’est à la plume de Babeuf qu’ils le durent. Le peuple s’émut. Les uns dirent : « Nous étions plus heureux avant la Révolution ; » mais plusieurs dirent aussi : « Nous souffrions moins avant Thermidor ; la Convention avait soin des malheureux ! » Ou encore : « Sous Robespierre, le peuple avait du pain ![99] »

C’est de même à Babeuf que le parti dut son organisation définitive en vue de l’action. Il ne devait pas penser tout d’abord à un mouvement à ciel ouvert. Depuis Prairial, la Convention disposait d’une force régulière les sections hostiles avaient été désarmées : le faubourg Antoine avait dû livrer ses canons. Les associations étaient interdites par la loi. Les Jacobins ne pouvaient préparer l’attaque du gouvernement que dans le plus grand secret. Aussi conspiraient-ils de toutes parts. « Il n’y avait pas à cette époque, dit Buonarroti[100], un véritable républicain qui ne fut conspirateur ou prêt à le devenir tous éprouvaient éminemment le besoin de se réunir et de se concerter pour parvenir à la destruction de la tyrannie. » Ce furent les anciens prisonniers du Plessis qui fournirent le noyau des divers groupements qu’on essaya. Les Egaux tinrent leurs premières réunions dans les cafés que nous avons nommés, dans les jardins et sur les places, où ils échangeaient leurs vues à voix basse. Dès le commencement de brumaire an IV (fin octobre 1795), Babeuf, Darthé, Buonarroti, Fontenelle et Julien de la Drôme (fils), ont ensemble quelques conférences où sont proposées diverses mesures de concentration. Cherchera-t-on à établir une vaste association maçonnique destinée à un premier recrutement du personnel insurrecteur, ou formera-t-on immédiatement un comité ? Aucun avis n’ayant prévalu, ces premières réunions se dissipèrent sans résultat. Peu de temps après, d’autres séances eurent lieu chez Bouin. Seize personnes s’y rencontrèrent : Darthé, Germain, Buonarroti, Massart, Fontenelle, Bertrand (de Lyon), Chapelle, Lacombe, Bouin, Féru, Trinchard, Philips, Julien de la Drôme (fils), Bodson, Coulange et deux inconnus (anagrammes) parmi lesquels figure peut-être l’ex-général Rossignol[101]. « Cette entrevue fut très touchante : les âmes se rouvrirent à l’espérance que tant de malheurs avaient presque éteinte ; on jura de demeurer unis et de faire triompher l’égalité. » Mais quand il fallut choisir entre les deux projets qui se firent jour, à savoir si on créerait des sociétés multiples dans les divers arrondissements de Paris ou s’il n’y en aurait qu’une seule, l’assemblée resta en suspens et prit rendez-vous pour une date prochaine dans un petit cabinet placé au milieu du jardin de l’ancienne abbaye de Sainte-Geneviève. Là on décida que l’on établirait une société unique et l’on convint que la période de propagande préparatoire ne pouvait être considérée comme close ; il fallait continuer à cheminer dans l’opinion en se couvrant « de la Constitution et même de la protection du gouvernement, jusqu’au moment où l’on serait assez fort pour l’attaquer et le détruire[102].- »

Ici se place la naissance de la-société du Panthéon dont nous avons dit le médiocre succès. Mais pendant ce temps un « comité secret » se formait chez Amar, rue de Cléry, « pour préparer l’insurrection. » Il comprenait Amar, Darthé, Buonarroti, Massart, Germain, Clément, Marchand, Félix Le Peletier, Bodson et Génois. Le Comité fut d’abord « un Lycée politique, » une sorte d’académie où fut étudiée l’histoire du travail avant la Révolution et postérieurement à elle, et où l’on conclut « que la cause toujours agissante de l’esclavage des Nations est tout entière dans l’inégalité et que tant qu’elle existera, l’exercice de leurs droits sera à peu près illusoire pour une foule d’hommes que notre civilisation ravale au-dessous de la nature humaine. Détruire cette inégalité est donc la tâche d’un législateur vertueux ; voilà le principe qui résulta des méditations du Comité. » Le moyen d’établir l’égalité ne devait pas être cherché, selon l’avis de la plupart des membres, dans des lois somptuaires ou agraires : la mise de chacun dans la société étant égale, les charges doivent être égales aussi : la communauté des biens et des travaux s’impose donc comme « le véritable objet et la perfection de l’état social. » Il importe d’observer que ces principes sont posés en l’absence de Babeuf, qu’ils sont acceptés « avec empressement » par Amar, ex-conventionnel, et les autres conjurés, que par conséquent ils répondent aux dispositions spontanées des membres du comité. Le but prochain de son action devait être le rétablissement de la Constitution de 1793 et l’adoption de la véritable égalité. Seulement, comme cette adoption exigeait l’intervention de « la force du peuple, » on reconnaissait qu’elle devait être prudemment préparée et de loin. Quant à la forme que devait revêtir le pouvoir nouveau, Amar proposait de rappeler les conventionnels et de considérer la Convention comme le seul pouvoir légal. Dès ce jour, le mot de dictature fut prononcé par Debon ; on l’écarta, pour s’en tenir à l’établissement d’une autôrité provisoire nommée par les « insurgents » : distinction assez subtile.

L’embryon de conjuration ainsi formé semblait n’avoir plus qu’à se développer, quand une crise l’emporta tout à coup. C’est Héron, un des principaux agents de l’ancien Comité de sûreté générale, qui provoqua cette crise. Il avait conçu contre Amar, en raison de son rôle dans la révolution de Thermidor, une haine implacable. « Malade, mourant[103], à peine apprend-il que des républicains placent en celui-ci quelque confiance, qu’il se hâte de mander Félix Le Peletier, le conjure au nom de la Patrie de les en éloigner et le charge de le leur peindre sous les couleurs les plus effrayantes. Le vœu de Héron ayant été rempli, le Comité fut immédiatement dissous[104]. » Tout était à recommencer.

D’autres tentatives d’organisation se produisirent sur divers points de Paris avec le même personnel, auquel s’étaient joints Didier, très actif comme agent d’exécution, mais insuffisant comme conseil, Deray, Trinchard, Bodman[105] et un personnage dont l’anagramme n’a pu être réduit, Tismiot ; elles échouèrent également. Il y avait quelque part « une influence secrète » qui entravait tout ce qu’elle n’inspirait pas. C’était, on n’en peut douter, celle de Babeuf. « Il paraît certain, dit Buonarroti, que Babeuf, qui tendait à ramener tous les mouvements à un centre unique, contribua, par l’influence de ses amis, à faire dissoudre les Comités dont j’ai fait connaître les travaux. » Héron en effet était de ses amis[106]. Babeuf l’emporta.

Il n’y eut point de scission. Antonelle, Buonarroti, Simon Duplay, Darthé, Didier, Germain, Sylvain Maréchal, Bodson, restèrent groupés autour de lui dans les réunions qui eurent lieu chez Félix Le Peletier, chez le tailleur Clerx et chez le sellier Reiss, et où se forma le noyau définitif de la conjuration. Seulement, avec la personnalité de Babeuf, prévalut une manière nouvelle de procéder. Le comité antérieur se contentait d’une préparation lointaine et d’une direction morale. Un des signes les plus sensibles de cette tendance est la décision qu’il avait prise de se servir des fêtes décadaires pour la propagation de ses idées. « La pratique d’un culte qui présente l’être suprême comme le créateur, le législateur et le protecteur de l’Egalité offrait, aux yeux de Buonarroti, l’immense avantage de plaire à ceux qui ne tiennent au Christianisme que par sa morale, à ceux qui repoussent l’athéisme et à ceux qui abhorrent la superstition[107]. » C’était donc un moyen pacifique de gagner l’opinion. C’était aussi un moyen légal de se procurer des lieux de réunion et un grand auditoire populaire. Dans le même esprit, Buonarroti, Amar et Bodson conseillaient la prudence à la société du Panthéon, ils voulaient qu’on s’y bornât « à discuter les droits des hommes et des peuples en évitant toute application directe aux tyrans du jour ; » ils avaient en vue « de ranimer l’énergie populaire, » mais « de ménager en même temps l’autorité constitutionnelle, jusqu’au moment où la rectification générale de l’opinion publique permettrait de parler sans détours et rendrait vains les efforts des oppresseurs[108]. » D’après cette conception, les écrits de Babeuf n’étaient, avec la société du Panthéon, que « les leviers » du mouvement projeté. Au contraire, selon les impatients, l’action immédiate devait seule conduire au but : le Directoire n’avait-il pas refusé l’autorisation que lui demandait la société de prêcher le Déisme dans un temple à elle ? La présence des modérés n’avait-elle pas paralysé son action ? Et d’ailleurs que faire d’utile pour la cause par les voies légales, en présence des lois draconiennes qui étouffaient les réunions et bâillonnaient la presse ? « Patriotes, disait Babeuf dans son numéro 35, vous êtes un peu découragés, j’ose dire que vous êtes un peu pusillanimes. Vous êtes effrayés de votre petit nombre et vous craignez l’irréussite. Mais vous venez de voir, et tout ce que vous voyez vous dit qu’il n’y a plus trop à reculer. Vaincre ou mourir ! vous n’avez pas oublié que ce fut notre serment. Vos ennemis vous forceront (un jour) à en venir aux mains. En y procédant d’une autre manière qu’ils ne l’entendent, vous employez le dernier moyen de sauver la Patrie. Je vous ferai donc, malgré vous, s’il le faut, être braves. Je vous forcerai à vous mettre aux prises avec nos communs adversaires… Hommes libres ! Je ne suis point imprudent… Je ne suis point prématuré. Vous ne savez point encore comment et où je veux aller. Vous verrez bientôt clair à ma marche et ou vous n’êtes pas des démocrates, ou vous la jugerez bonne et sûre. »

En cessant d’être un simple instrument de propagande légale, en prenant le premier rôle, Babeuf inaugurait une phase nouvelle de la conspiration : il en faisait une machine de guerre dressée pour la destruction du Directoire et de la Constitution. Il lui assignait pour but de préparer résolument l’attaque à main armée. Dès lors une organisation très centralisée, presque militaire, s’imposait. Le 10 germinal an IV (30 mars 1796) un Directoire secret de salut public était constitué ; il se composait de Babeuf, d’Antonelle, de Sylvain Maréchal et de Félix Le Peletier, bientôt après de Buonarroti, de Darthé et de Debon. Aussitôt il nomma des agents et rédigea des instructions. Babeuf poussait son duel avec le Directoire : il élevait autorité contre autorité, gouvernement contre gouvernement.

Du même coup les parlementaires passaient à l’arrièreplan. Amar, qui avait fourni des fonds au parti dès la formation du premier comité, disqualifié par l’intervention d’Héron, n’est plus autorisé qu’à travailler dans le rang au succès de l’entreprise. Jusqu’à la fin c’est le numéro 42 du Tribun qui nous apporte ce témoignage — Babeuf se défiera de la collaboration des hommes ayant acquis antérieurement quelque notoriété. « Jamais », dit-il, « il ne sera rien fait de grand et de digne du peuple, que par le peuple et où il n’y aura que lui[109]. » Et pourtant il ne pouvait songer ni à répudier les traditions de 1793, qu’il s’agissait précisément de renouer, ni à repousser l’aide des ex-conventionnels. Voici la solution qui fut donnée par Babeuf à ces deux questions capitales de tactique révolutionnaire.

Quant à la première, il n’hésita pas à exprimer hautement ses regrets d’avoir pu dans un moment d’égarement s’associer contre Robespierre et sa mémoire aux violences de Thermidor. Ce qui lui paraît à recueillir dans l’héritage de Robespierre, c’est d’abord son programme égalitaire, c’est sa résolution de ne souffrir dans la République ni riches ni pauvres ; c’est ensuite l’exemple qu’il a donné d’un Gouvernement révolutionnaire, d’un pouvoir absolu prêt à faucher tous les opposants, exercé au nom de la volonté présumée du peuple ; c’est enfin le prestige de son nom qui est une force. Sur ce point essentiel, la preuve est indispensable : voici une lettre de Babeuf à Bodson où se voient en pleine lumière les leçons de dictature et de socialisme que Babeuf puisait dans la vie et les discours du plus pur des Jacobins. « Je confesse aujourd’hui de bonne foi que je m’en veux d’avoir autrefois vu en noir et le Gouvernement révolutionnaire, et Robespierre, et Saint-Just. Je crois que ces hommes valaient mieux à eux seuls, que tous les révolutionnaires ensemble et que leur gouvernement dictatorial était diablement bien imaginé. Tout ce qui s’est passé depuis que ni les hommes, ni le Gouvernement ne sont plus, justifie peut-être assez bien l’assertion. Je ne suis pas du tout d’accord avec toi qu’ils ont commis de grands crimes et fait périr bien des républicains. Pas tant ! je crois. Je n’entre pas dans l’examen si Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand cela serait, je justifie encore Robespierre. Ce dernier pouvait avoir à bon droit l’orgueil d’être le seul capable de conduire à son vrai but le char de la Révolution. Des brouillons, des hommes à demi-moyens selon lui et peut-être aussi selon la réalité, de tels hommes, dis-je, avides de gloire et remplis de présomption, peuvent avoir été aperçus par notre Robespierre, avec la volonté de lui disputer la direction du char. Alors celui qui avait l’initiative, celui qui devait avoir le sentiment de sa capacité exclusive, a dû voir que tous ces ridicules rivaux, même avec de bonnes intentions, entraveraient, gâteraient tout. Je suppose qu’il eût dit : « Jetons sous l’éteignoir ces farfadets importuns et leurs bonnes intentions, » mon opinion est qu’il fit bien. Le salut de 25,000,000 d’hommes ne doit point être balancé contre le ménagement de quelques individus équivoques. Un régénérateur doit voir en grand. Il doit faucher tout ce qui le gêne, tout ce qui obstrue son passage, tout ce qui peut nuire à sa propre arrivée au terme qu’il s’est prescrit. Fripons ou imbéciles, ou présomptueux, ou avides de gloire, c’est égal : tant pis pour eux ! Pourquoi s’y trouvent-ils ? Robespierre savait tout cela, et c’est en partie ce qui me le fait admirer. C’est ce qui me fait voir en lui le génie où résidaient de véritables idées régénératrices !…

« Je ne crois point encore, avec et comme toi, impolitique et superflu, d’évoquer la cendre et les principes de Robespierre et de Saint-Just pour étayer notre doctrine. D’abord nous ne faisons que rendre hommage à une grande vérité, sans laquelle nous serions trop au-dessous d’une équitable modestie. Cette vérité est que nous ne sommes que les seconds Gracques de la Révolution française. N’est-il pas utile de montrer que nous n’innovons rien, que nous ne faisons que succéder à de premiers généreux défenseurs du peuple, qui avant nous avaient marqué le même but de justice et de bonheur auquel le peuple doit atteindre ? Et en second lieu, réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République et avec eux le peuple qui autrefois n’écoutait et ne suivait qu’eux. Rendez à sa mémoire son lustre légitime : tous ses disciples se relèvent et bientôt ils triomphent. Le Robespierrisme atterre de nouveau toutes les factions. Le Robespierrisme ne ressemble à aucune d’elles ; il n’est point factice ni limité. Le Robespierrisme est dans toute la république, dans toute la classe judicieuse et clairvoyante et naturellement dans le peuple. La raison en est simple ; c’est que le Robespierrisme c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc en relevant le Robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie[110]. » (9 ventôse an IV – 29 février 1796).

Babeuf était donc entièrement converti à la théorie du gouvernement révolutionnaire, c’est-à-dire à la théorie de la dictature collective ou individuelle, remplaçant, au nom de la volonté présumée du peuple, le gouvernement légal, issu ou à dégager de la volonté exprimée des citoyens. Le directoire secret partagea son avis. Il se posa en effet la question, très fréquemment agitée parmi les révolutionnaires de ce temps, de savoir comment se ferait le passage entre l’ordre ancien, supposé renversé par l’insurrection, et l’ordre nouveau. Amar proposait, comme il l’avait déjà fait dans le premier comité, le rappel de la Convention, parce que, disait-il, la Convention restait le seul pouvoir légal. Mais on objectait que la Convention avait fait Thermidor, qu’elle avait proscrit les démocrates sous le nom d’anarchistes, de buveurs de sang, de terroristes, bref qu’à la fin elle était devenue passablement réactionnaire. « Le directoire secret jugea que des raisons d’un aussi grand poids devaient l’emporter sur l’avantage assez douteux d’une apparente légitimité. » Il faudrait donc établir un gouvernement provisoire. Serait-ce une dictature ? Debon et Darthé l’eussent voulu. « A l’appui de leur opinion, ils invoquaient l’exemple des peuples anciens » et les divisions du Comité de salut public. Les membres du directoire secret n’élevèrent contre cette proposition que des raisons d’opportunité, « par dessus tout, le préjugé général qu’il leur paraissait impossible de vaincre. » Ils se décidèrent en faveur d’une assemblée composée d’un démocrate par département, que le peuple de Paris en insurrection choisirait sur la proposition du directoire secret ; mais ce même directoire, après avoir fait des recherches scrupuleuses sur les démocrates à proposer (la liste était déjà dressée lors de l’arrestation de Babeuf), « ne cesserait pas ses travaux » une fois la révolution faite, « et veillerait sur la conduite de la nouvelle assemblée. » En d’autres termes il garderait le pouvoir. C’est donc la dictature collective qu’on se proposait en fin de compte d’installer. On justifiait la nomination de ce directoire et de l’Assemblée nationale par le peuple insurgé, de la façon suivante : « Il est impossible que tous les citoyens d’une vaste république se rendent, » pour détruire la tyrannie, « auprès de l’autorité qu’il faut renverser c’est donc à ceux qui l’approchent (aux révolutionnaires de Paris) à prendre les armes les premiers ; et comme il est important qu’une autorité nouvelle succède immédiatement à l’ancienne, c’est aux insurgents à y pourvoir. » Il est clair qu’on voulait la résurrection de la Commune. C’est ce que Buonarroti appelle « mettre de côté les subtilités[111]. »

Acceptant la doctrine de Robespierre, Babeuf devait, ce semble, accueillir à bras ouverts les Montagnards qui venaient à lui. Mais nous avons vu qu’il s’efforçait au contraire de les maintenir dans une situation subordonnée. Ceux-ci ne pouvaient s’en accommoder et une scission était imminente. Leur qualité de martyrs de Prairial ou de Germinal leur conférait un grand prestige, et quand le directoire secret apprit que Vadier, Ricord, Laignelot, Choudieu[112], Amar, Huguet et Javogues formaient un comité et se concertaient pour prendre la tête du mouvement, il en fut très ému. Il essaya de paralyser leurs efforts en recommandant à ses agents de semer la défiance autour d’eux ; mais un jour vint où l’on s’aperçut qu’on ne pouvait les tenir à l’écart. Fillon et Rossignol auxquels un rôle militaire important avait été assigné, réclamaient ; ils faisaient de l’union avec les Montagnards la condition de leur concours, et d’autre part on annonçait que si la conspiration éclatait sans leur aveu, les ex-conventionnels paraîtraient au milieu du peuple et le sommeraient d’obéir à ses seuls représentants. Ricord et Laignelot ayant fait des propositions d’entente[113], le directoire fut très embarrassé. Debon renouvela les abjurations d’Héron. Les mêmes objections surgirent. Ces Montagnards étaient des Thermidoriens, ils avaient Legendre et Tallien derrière eux ; ils allaient exiger qu’on renie Robespierre et qu’on renonce à l’égalité parfaite ; ils prétendraient à la direction de la conspiration et énerveraient ses forces. Ne valait-il pas mieux, dit Debon, renoncer à l’entreprise que de les prendre pour alliés ? On négocia. On fit de part et d’autre des discours imités des bons auteurs de l’antiquité. Les Montagnards, après une défense digne, cédèrent sur les points importants. À la seule condition que soixantehuit des conventionnels proscrits figureraient de droit dans l’Assemblée nationale, ils consentirent à la nomination par le peuple insurgé, sur la présentation du directoire secret, d’un démocrate par département (178 députés en tout). Ils consentirent à ratifier l’article 17[114] de l’acte insurrecteur dont nous parlerons incessamment, article qui contient tout un programme socialiste, avec cette réserve platonique : « ils voulaient bien mettre le peuple en possession des logements et des biens promis par l’acte d’insurrection, mais ils entendaient céder politiquement par là à un mouvement de générosité et nullement exécuter un ordre, ni reconnaître un droit. » Ils consentirent enfin à l’exécution du décret qu’on devait demander au peuple de Paris en insurrection. Or ce décret déclarait : que la propriété de tous les biens de la France réside essentiellement dans le peuple français qui peut seul en déterminer et en changer la répartition. Buonarroti a raison de dire que les Montagnards et les Babouvistes n’étaient séparés que par des nuances quant aux doctrines, bien que les personnes fussent rivales[115].

La fusion des deux conspirations jusqu’alors parallèles, s’opéra seulement le 18 floréal an IV (7 mai 1796) à la veille des événements décisifs. Comme la direction ne cessait pas d’appartenir au comité secret, c’est-à-dire à Babeuf, l’accession des Montagnards promettait d’apporter aux conjurés une force morale imposante, sans compromettre pour le moment l’unité d’action. Ce succès couronnait une œuvre diplomatique qui avait commencé par la neutralisation d’un membre du Directoire. Il s’agit de Barras[116] Lui-même du reste alla au-devant des négociations. Il demanda à voir Germain, et celui-ci, avec l’autorisation du comité insurrecteur, se rendit le soir du 30 germinal au Luxembourg, dans une voiture du Directoire hermétiquement close, sous la conduite d’un ami de Barras nommé Lombart. L’entrevue eut lieu dans la chambre même de Barras. Il prétendit qu’on « désorganisait ses plans, qu’on démolissait ses batteries, » que les conjurés allaient se faire prairialiser, alors que pour sauver la Patrie, il ne fallait que vendémiariser, c’est-à-dire attendre et écraser les insurrections royalistes. Il déclara que s’ils ne voulaient pas travailler pour la réaction, c’est au Directoire qu’ils devaient se rallier, langage acceptable s’il n’avait été tenu par l’un des chefs du gouvernement à un adversaire armé pour détruire ce même gouvernement, et suivi de protestations équivoques de sympathie et de dévouement pour « les vrais patriotes. » Mais ce qui est plus grave, c’est que, au dernier moment, « le 20 floréal au soir, il fit offrir aux principaux conjurés par l’organe de Rossignol et de Louel, ou de se mettre avec son état-major à la tête de l’insurrection, ou de se constituer en otage au faubourg Antoine. » Son secrétaire Louis, dit Brutus, était de la conjuration.

Tout le personnel politique survivant des grands jours tendait donc à se grouper autour de Babeuf et de l’idée d’Egalité réelle. C’était la revanche posthume de Robespierre qui se préparait. Le souvenir de cet homme et du régime de la Terreur se dresse à chaque pas devant l’historien de la conspiration. La grande majorité des conjurés touche par quelque côté de leur vie antérieure à l’un ou à l’autre.

Antonelle a été juré du tribunal révolutionnaire et a prononcé la condamnation des Girondins[117]. Bertrand a été maire de Lyon avant la révolte et après c’est un disciple de Chalier, « un défenseur austère de l’égalité, » d’une pureté et d’une fermeté incomparables, dit Buonarroti : nous savons ce que cela signifie sous sa plume. Parein a été, à Lyon, président d’une commission révolutionnaire dont le rôle était d’accélérer les exécutions ; il est l’un des organisateurs des fusillades et des mitraillades. Maillet a présidé le tribunal révolutionnaire de Marseille ; en quinze séances, il a jugé cent sept personnes et en a condamné cinquante-huit à mort. Maignet, ex-prêtre, ancien député du Puy-de-Dôme, désigné sur les listes de la conjuration pour représenter l’Aisne à la future Convention, a reçu plusieurs missions de confiance du Comité de salut public ; investi de pleins pouvoirs sur le département de l’Ardèche, c’est lui qui a créé la terrible commission d’Orange (elle fit périr 332 personnes) et qui a exécuté la petite ville de Bedoin, comme un autre conjuré, ex-conventionnel également, Javogues, a exécuté la ville de Montbrison[118]. Maignet est un type achevé de terroriste. Deux courts extraits de ses lettres le caractériseront suffisamment. De Marseille, le 7 ventôse, an III « La guillotine abattra aujourd’hui cinquante têtes contre-révolutionnaires et tout sera parfaitement tranquille. Chaque nuit l’on a purgé un arr ondissement : cinq cents personnes sont déjà arrêtées et tout est calme. » Le 10 ventôse « Les arrestations ont continué et continuent encore. La guillotine tine a expédié hier et aujourd’hui quarante-trois scélérats qui ont laissé à la République près de 30 millions. » Maignet a été l’un des hommes politiques les plus en faveur auprès de Robespierre. Gouillart a été membre du tribunal révolutionnaire d’Arras, puis de celui de Cambrai. Il a si bien secondé Joseph Le Bon, qu’il a été appelé à Paris avec les mêmes fonctions. Sa correspondance n’est pas non plus sans intérêt psychologique. De Cambrai, le 20 floréal : « C’est à fa fin d’une course nocturne que je me dispose à vous écrire. Cette nuit fut le coup, de mort pour tous les aristocrates de cette commune. Les pères, mères, femmes et sœurs, oncles, tantes, parents et amis des émigrés ont été par nous arrêtés… Demain le tribunal tient sa première séance… Vingt-sept seront mis en cause pour commencer. Nous allons faire en sorte de détruire tous les scélérats qui fourmillent dans les prisons de cette ville. » D’Arras à ses amis de Béthune : « Courage, continuez, ça va ; allons au pas de charge plus que jamais ; point de quartier… Je vous fais passer la liste des guillotinés d’aujourd’hui… J’ai appris que vous serez charmés de savoir tous les jours les noms des guillotinés ; je vous les ferai passer ainsi que les nouvelles des armées. Adieu. Salut et fraternité. » On se rappelle que c’est ce Gouillart ou Goullard que Germain a sacré chevalier de l’Ordre des Egaux dans la prison d’Arras. Il est maintenant commissaire de police à Paris[119]. Darthé (étudiant en droit en 1789) a rempli les fonctions d’accusateur public auprès des tribunaux révolutionnaires d’Arras et de Cambrai. Il a été le premier lieutenant du proconsul du Nord et le grand pourvoyeur de la guillotine dans toute la région. « Le Bon, écrit-il le 29 ventôse, est revenu de Paris transporté d’une sainte fureur contre l’inertie qui entravait les mesures révolutionnaires. Tout de suite un jury terrible, à l’instar de celui de Paris, a été adapté au tribunal révolutionnaire ; ce jury est composé de soixante b. à poil… La guillotine, depuis ce moment, ne désempare pas ; les ducs, les marquis, les comtes et barons, mâles et femelles, tombent comme grêle… Nous venons d’arrêter que nous dresserions l’acte d’accusation de tous les aristocrates d’Arras d’abord, et ensuite des autres endroits du département… Il n’y a pas un de ces coquins-là qui n’ait mérité d’éternuer dans la besace… Tu imagines bien qu’il a fallu donner des coups de fouet ; je lance d’ici mes sans-culottes et leur mets le feu au ventre. Nous l’avons juré aussi : la Convention a déclaré qu’elle sauverait le peuple ; nous la seconderons de tout notre pouvoir. — Les rapports de Saint-Just ont embrasé toutes les âmes[120]. » Le nom de Darthé est inscrit avec celui d’Antonelle sur le livret de Robespierre, parmi ceux des hommes sur lesquels il pouvait le plus sûrement compter[121]. « Il pénétra de bonne heure et seconda de tout son pouvoir la pensée de Robespierre ; aussi celui-ci en faisait-il le plus grand cas ; aussi les ennemis de l’égalité lui avaient-ils voué une haine implacable. » Ainsi parle Buonarroti, qui lui-même se considère comme dépositaire de la véritable pensée du maître et juge tout, hommes et choses, à cette mesure. Félix Le Peletier, le frère du conventionnel assassiné le 20 janvier 1793, était un pur Jacobin ; il ne connaissait que deux classes d’hommes politiques, les républicains vertueux, défenseurs de la morale, c’est-à-dire de l’Egalité, et les scélérats, ses ennemis[122]. C’était le fond de tous les discours de Robespierre. Debon « avait rédigé un ouvrage dans lequel il démontrait l’injustice du droit de propriété et développait la longue série des maux qui en sont les suites nécessaires[123]. » « Ayant passé toute sa vie à examiner les causes des maux publics, il avait saisi mieux que personne les vues profondes de Robespierre[124]. »

Robert Lindet, qui fit dans la dernière réunion du comité secret des déclarations nettement socialistes, avait été chargé, du rapport qui résuma le procès de Louis XVI et avait proposé l’organisation du tribunal révolutionnaire ; membre docile jusque-là du Comité de salut public, il a été un des auteurs du 9 Thermidor : il s’en repent sans doute comme Amar et Vadier. Buonarroti déclare que celui-ci, très âgé, menacé comme terroriste et d’ailleurs exilé de Paris au moment critique, le 11 floréal, n’a point été un membre actif de la conspiration[125] : il ne l’a certainement point ignorée et s’il a cru de sa dignité de ne pas repousser devant la haute cour l’accusation d’y avoir pris part, c’est qu’il en souhaitait le succès. Quant à l’avocat Amar, il en a été l’un des premiers inspirateurs. Or, c’est lui dont Mercier a défini le rôle pendant la Terreur en rappelant le mot de Barrère : battre monnaie sur la place de la Révolution, et en disant qu’Amar tenait le balancier. Il avait été chargé d’une mission dans l’Isère et n’avait pas eu le temps de mettre ses menaces à exécution. À Paris, comme membre du Comité de sûreté générale, il étonna par sa soif de meurtres les employés du tribunal révolutionnaire. Un greffier de ce tribunal nous renseigne sur le genre d’intérêt que lui et Vadier portaient à ses travaux. « J’ai vu, dit ce greffier, Amar, Vadier, Voulland et Jagot visiter souvent l’accusateur public et lui recommander de mettre en jugement tels et tels qu’ils désignaient. Je ne doute pas que le tribunal n’ait été influencé d’une manière terrible par les sus-nommés[126]. » Le 5 thermidor, « Amar et Voulland se rendirent à la prison des Madelonnettes où se trouvaient la plus grande partie des conventionnels arrêtés à la suite du 31 mai. Là, Amar, qui avait le plus travaillé à leur proscription, versa des larmes sur leur sort. Il a blâmé les administrateurs de police qui avaient l’audace de maltraiter les représentants du peuple. Mais en sortant de la prison, il a essuyé ses larmes et recommandé aux dits administrateurs de ne tenir aucun compte des observations qu’il avait dû faire[127]. » Sa signature se trouve avec celle de Robespierre au bas d’une liste de 118 individus envoyés par une commission populaire au redoutable tribunal. Il a pris une part active au renversement de Robespierre il ne s’en console pas. « En développant ces idées (les idées socialistes), on parla souvent, nous raconte Buonarroti, des philosophes et surtout des hommes de la Révolution qui en avaient reconnu la justice. De ce nombre était Robespierre et ses compagnons de martyre, qui, aux yeux de ceux dont je viens F d’exposer la doctrine (les premiers conjurés), avaient évidemment aspiré à l’égale distribution des chargés et des jouissances. Au nom de Robespierre, Amar, qui, au 9 Thermidor, avait été un des plus violents persécuteurs, avoua ses torts, et ne chercha à excuser sa faute qu’en alléguant l’ignorance où il prétendit avoir été des vues bienfaisantes de celui qu’il avait calomnié et immolé[128]. » Il ne tarda pas d’ailleurs à exciter la défiance et l’irritation de tous les conjurés. Lacombe, Cochet, Drouet, Huguet, Chapelle, Javogues, Ricord, Laignelot et Choudieu étaient aussi des Montagnards qui n’avaient abandonné Robespierre que le jour où ils s’étaient crus menacés par lui, et qui, depuis, se voyaient bien plus menacés encore par les gouvernements post-Thermidoriens.

Ensuite venaient les instruments directs, les serviteurs et défenseurs personnels de l’Incorruptible : Gravier, juré du tribunal révolutionnaire de Paris ; Fillon qui, à Lyon, avait proposé à Chalier de manœuvrer lui-même la guillotine, depuis juré du tribunal révolutionnaire de Paris ; le menuisier Trinchard, président d’une des commissions populaires destinées à pourvoir d’accusés ce même tribunal, Trinchard un instant irrité contre Saint-Just, qui lui reprochait bien à tort de ne pas aller assez vite en besogne, mais un pur, un solide, opérant par feux de file, pénétré de l’esprit de Robespierre qu’il « idolâtrait » et ayant si bien le sentiment de ses « devoirs », qu’il dira pour sa défense : « Un juré révolutionnaire n’est pas un juré ordinaire ; nous n’étions pas des hommes de loi, nous étions de bons sans-culottes, des hommes purs, des hommes de la nature ! » ; Bodman, qui était membre de la même commission, enfin Potofeux, procureur général syndic du département de l’Aisne, qui siégea quelques jours à la Convention il était suppléant, condisciple et, ami du même Robespierre ; Chrétien, qui était son chef de claque aux Jacobins ; le serrurier Didier et le menuisier Duplay, ses « gardes du corps, » qui l’admiraient et l’adoraient, et avaient été récompensés de leur dévouement par une place de juré au tribunal révolutionnaire.

C’est donc sans aucun doute avec ceux qu’il a stigmatisés du nom de terroristes quelques mois auparavant, que Babeuf va travailler au bonheur de l’humanité[129]. Tous sont groupés autour des « cendres » de leur patron méconnu, et Babeuf, en leur nom, s’écrie : « Urne de Robespierre, cendres chéries, ranimez-vous et daignez confondre les plats diffamateurs ! Mais non, méprisez-les, demeurez paisibles, restes précieux ! Tout le Peuple français, dont vous avez voulu le bonheur et pour lequel votre seul génie avait fait plus que personne, tout le peuple français se lève pour vous venger ! Et vous, pamphlétaires, apprenez à mieux respecter la mémoire d’un sage, d’un ami du genre humain, d’un grand législateur, et abstenez-vous d’injurier celui que la postérité vénérera ! » (Tribun du Peuple.)

Robespierre avait-il donc été communiste ? Il ne l’avait été que virtuellement, sans le vouloir et sans le savoir ; même, dans ses derniers jours, il semblait, tout en redoublant d’âpreté dans ses attaques contre les riches, accentuer son mouvement contre les démocrates extrêmes[130], et telle paraît avoir été la portée des coups qu’il lança à Fouché dans des discours prononcés l’un aux Jacobins, l’autre aux Tuileries pour la fête de l’Etre suprême. Si son nom servait de drapeau à l’entreprise babouviste, c’est d’abord parce que les « hommes de la nature » comme Trinchard, et aussi bien les politiciens comme Drouet, Amar, Javogues, Laignelot et Choudieu s’apercevaient trop tard qu’en le supprimant, ils avaient détruit le régime dont ils vivaient, qui leur donnait puissance et profit, et qu’il n’y avait pas même de sécurité possible pour eux sous le régime nouveau. La lutte contre le Directoire était pour eux une question de subsistance et d’existence. Avec la Constitution de 1793, qu’ils réclamaient tout haut, ils comptaient in petto ramener le gouvernement révolutionnaire de 1793 et refaire la Terreur. Mais un autre motif ralliait les Robespierristes capables de discernement, aux vues de Babeuf. C’est que, des idées de Robespierre à celles de son successeur, il n’y avait que peu de distance et qu’une pente rapide conduisait des unes aux autres. Robespierre, nous l’avons vu, distinguait dans les biens deux portions, l’une indivise, destinée à l’assistance illimitée que la Constituante avait imposée à l’Etat comme une obligation stricte, l’autre laissée par l’Etat aux individus, quoique encore réglée par la loi dans son accroissement. Le maximum d’égalité possible est le but du système. Elle est de droit. Or si l’expérience démontre que ces mesures laissent subsister une trop forte proportion d’inégalité, il est clair qu’il faudra aller plus loin. Rien ne s’opposera à ce que l’Etat augmente indéfiniment la première portion et diminue indéfiniment la seconde, à ce qu’il se borne même à une délégation de plus en plus temporaire et conditionnelle des citoyens dans la jouissance du sol, et que cette réglementation du travail qu’il impose aux assistés pour qu’ils aient le nécessaire, il l’étende à tous pour que nul n’accapare au delà du nécessaire. Ainsi la communauté des biens et des tâches s’introduit naturellement comme un corollaire du droit à l’assistance et au travail, comme le seul moyen de fonder l’égalité d’une manière durable.

Nous voyons ce passage s’opérer dans l’esprit d’un des Montagnards de la conspiration, ancien membre du Comité de sûreté générale, Amar. On lui parle d’établir l’égalité ; il consulte ses souvenirs, il se rappelle ce que faisait pour cela le gouvernement révolutionnaire et il approuve. « Amar qui avait vu la Convention nationale pourvoir aux besoins urgents de la Patrie par la taxe des objets vénaux, par les contributions révolutionnaires et les réquisitions s’ur les riches, vantait cette manière d’enlever, ce sont ses propres mots, le superflu qui encombre les canaux trop remplis pour le rendre à ceux qui manquaient du nécessaire. » Mais ce n’est là, lui dit-on, qu’un palliatif, qu’un expédient. Tant que la propriété subsiste, l’inégalité se refait toujours. Alors on lui expose l’idée du communisme ; on lui fait lire l’ouvrage de Debon sur ou plutôt contre la propriété. « Il parut frappé d’un trait de lumière : à la première énonciation de ce système, il en devint le défenseur enthousiaste ; et ne songeant plus qu’à en justifier et à en propager les principes, il porta en peu de temps la chaleur de son zèle jusqu’à s’en faire en public l’apologiste fougueux[131]. »

Une autre conversion nous permet de saisir sur le fait le passage de l’individualisme absolu au communisme. C’est cette d’Antonelle. Dans une discussion publiquequ’il soutint contre Babeuf, l’un et l’autre invoquaient l’autorité de Platon, mais le premier s’en tenait au programme mitigé des Lois, le second voulait qu’on allât jusqu’à la communauté parfaite, recommandée par la République[132]. Antonelle reconnaissait avec Rousseau que l’égalité de fait et le communisme qu’elle entraîne sont la perfection même de l’organisation sociale, que cet idéal a été réalisé autrefois dans l’état de nature, que les petites sociétés anciennes n’en étaient pas encore très éloignées. Mais il est trop tard, à son avis, pour essayer de désabuser les hommes sur le droit de propriété. « Les racines de cette fatale institution sont trop profondes et tiennent à tout elles sont désormais inextirpables chez les grands et vieux peuples. » On ne pourrait marcher à sa destruction « que par le brigandage et les horreurs de la guerre civile. » Et encore on n’obtiendrait par ces moyens que la suppression momentanée de la propriété, on ne parviendrait pas à établir la communauté d’une manière e durable. Pourquoi ? Les hommes ne sont plus assez vertueux pour se plier aux mœurs antiques que la communauté suppose. « Où retrouver en effet ces vertus et cette simplicité nécessaires pour rentrer et se maintenir dans un ordre de choses naturel et pur, dont il ne nous serait plus donné d’apprécier les douceurs ? » Il concluait avec la presque unanimité des politiques plus ou moins modérés de ce temps : « Tout ce qu’on peut espérer d’atteindre, c’est un degré supportable d’inégalité entre les fortunes, et des lois contre l’ambition et l’avarice. » À cette doctrine qui proclame un idéal et qui l’ajourne indéfiniment, Babeuf répondait par l’argument excellent que les socialistes d’aujourd’hui adressent aux radicaux devenus opportunistes : ce qui est de droit ne saurait être impossible. Les hommes ne sont pas assez vertueux, ditesvous ? Eh bien ! on les forcera à le devenir. La Révolution a changé bien des choses ; elle corrigera avec un égal succès cet abus de la propriété individuelle, principe de tous les autres, et effacera ce pli vicieux de nos mœurs. Un dernier effort, et le bonheur universel va être inauguré ! Hommes de peu de foi ! Essayez seulement ! Antonelle fut persuadé, puisque, s’il n’entra pas dans la conjuration, il s’en tint très près et se montra l’ami dévoué des conjurés[133].

Ainsi, étant donné l’état d’esprit où se trouvaient encore e les fervents de la Révolution en 1796, le communisme leur apparaissait ou comme un trait de lumière, comme une vérité évidente qu’ils étaient étonnés d’avoir méconnue jusqu’alors, ou comme un idéal que tout républicain devait embrasser pour peu qu’il ait de vertu. Voilà pourquoi, le jour où Babeuf voulut créer un mouvement pour réaliser ses projets, presque tous ses collaborateurs se recrutèrent parmi les Jacobins, Robespierristes de la veille. Comment d’ailleurs en aurait-il été autrement, quand les sources où ont puisé alors tous ceux qui pensent et qui lisent, sont les mêmes ? Nous n’avons pas encore signalé parmi les compagnons de Babeuf, Sylvain Maréchal. Sylvain Maréchal procède directement de Rousseau et de Morelly comme Babeuf, mais aussi comme Robespierre. Lui aussi a été formé avant la Révolution et ne doit rien aux événements contemporains, si ce n’est une occasion de produire ses idées. Nous trouvons chez lui l’état de nature, l’égalité primitive, l’usurpation, la tyrannie des riches, la détresse et la révolte imminente des pauvres. Toutes les contradictions que le xiiie siècle se plaisait à faire éclater entre l’homme idéal tel qu’il est conçu par définition et l’homme tel qu’il est réellement, il ne se lasse pas de les faire ressortir et de s’en indigner dans l’état de nature, libre, heureux, vertueux ; dans la société de fait, asservi, besoigneux, corrompu, tel est l’homme ; le tout exposé en divers ouvrages à partîrde 1781. Il avait publié en 1788 l’Almanach des honnêtes gens où il substituait au nom des saints celui des hommes célèbres et surtout celui des philosophes réformateurs comme Campanella, Morus, Rousseau il appelait cette année 1788 l’an I du règne de la Raison[134]. Le Manifeste des Egaux qu’il rédigea n’est que l’écho de la philosophie antérieure, grossi par ce ronflement oratoire à la Rousseau, plus que jamais à la mode depuis la Révolution[135]. S’il y a fait bon marché des arts, c’est à l’imitation du Discours sur l’Inégalité ; rien n’est nouveau chez lui, pas même son athéisme, car d’Holbach invoquait, lui aussi, la « nature », c’est-à-dire la perfection primitive, sans croire en un Dieu parfait placé à l’origine des choses, ce qui ressemble bien à une inconséquence. Platon est le premier ancêtre de tous ces rêveurs de paradis perdu.

Si l’incrédulité philosophique de Sylvain Maréchal se fût dévoilée dès lors[136], elle eût provoqué dans le parti de nouvelles discussions. Babeuf n’en eût pas été vivement ment choqué. Il avait à cette époque cessé d’être chrétien ; il ne lui restait qu’un spiritualisme assez vague. Sans le savoir, car il n’était pas métaphysicien, il penchait vers l’Hébertisme et eût fait volontiers, nous le verrons bientôt, des besoins autant de droits ; son socialisme est le cri de l’estomac. Mais Buonarroti eût vivement protesté contre e toute manifestation matérialiste. Il avait pensé à fondre l’enseignement de la nouvelle doctrine avec le culte décadaire, c’est-à-dire avec le Déisme ; fidèle en cela encore aux principes de Robespierre et de Jean-Jacques. Comme tous les réformateurs de cette lignée, qui n’est pas éteinte, il était franchement spiritualiste. Il n’est pas loin d’admettre avec le Contrat social[137] que le législateur peut légitimement emprunter le prestige des « fictions religieuses » pour imposer certaines innovations. Mais « cet expédient qui n’est pas sans danger, ne saurait, ajoute-t-il, être employé avec succès chez les peuples qui, je ne sais si heureusement ou malheureusement, cultivent la philosophie : on ne peut en faire quelque chose que par l’attrait du plaisir ou par la force. Si le christianisme n’eût pas été défiguré, il eût pu être d’un grand secours aux législateurs amis de leurs semblables. La pure doctrine de Jésus, présentée comme une émanation de la religion naturelle, dont elle ne diffère pas, pourrait devenir l’appui d’une sage réforme et la source des mœurs vraiment sociales ; elles sont inconciliables avec le matérialisme qui réduit tant de gens à ne consulter, dans leur conduite, que leur intérêt direct et à se moquer de toute vertu. »

Tels sont les hommes, mélange de philosophes et de fanatiques ayant pratiqué en grand l’assassinat juridique, dont Babeuf avait réussi à rallier les efforts en vue d’une insurrection contre le gouvernement directorial. Encore une fois arrêté, si nous en croyons un de ses biographes[138], en janvier 1796, puis relâché par le jury d’accusation — cette courte incarcération était la septième il n’en est que plus âpre à la lutte et plus audacieux. À partir du 10 germinal an IV (30 mars 1796), date de la formation du comité secret, tout en restant caché et en changeant fréquemment de domicile, il s’occupe activement[139] d’organiser la révolution. En quarante jours tout fut prêt (autant que possible !) Nous n’insisterons pas sur les détails de cette organisation : création d’un agent révolutionnaire principal dans chacun des douze arrondissements de Paris (Romaincolsel (?), Bodman, Ménessier, Bouin, Guilhem, Claude Ficquet, Paris, Cazin, Deray, Pierron, Bodson et Moroy) ; nomination d’un agent intermédiaire général entre le directoire et ses agents révolutionnaires — ce fut Didier, « dont le zèle, l’activité, l’adresse et la discrétion furent constamment au-dessus de tout éloge ; » — rédaction d’un acte insurrecteur et d’une Instruction destinée à guider l’action des agents principaux ; formation du plus grand nombre possible de petites réunions inconnues les unes des autres et se rattachant parallèlement aux agents révolutionnaires de chaque quartier ; envoi dans les lieux de rassemblement de groupeurs qui devaient exciter les esprits. Aux agents d’arrondissement furent adjoints bientôt des agents militaires chargés des mêmes fonctions auprès des bataillons stationnés à Paris et aux environs, Fillon pour les Invalides, Germain pour la Légion de police, Massey pour les détachements cantonnés à Franciade (Saint-Denis), Vannec pour les troupes en général, Georges Grisel pour le camp de Grenelle. Tout ce personnel était soumis à l’inspection de deux surveillants, Darthé et Germain : « C’était eux que le directoire secret chargeait des commissions les plus difficiles dont ils s’acquittaient avec l’exactitude et avec le courage qui décèlent une profonde conviction et un entier dévouement. » Germain se multipliait. Quant à Darthé, il est dépeint par Buonarroti comme « infatigable et intrépide, habile à faire passer dans l’âme de ceux qui l’écoutaient la chaleur de la sienne, à réprimer les élans trop précipités, et à concilier les nuances d’opinion, » comme excellant enfin « à encourager et à réunir les amis de l’égalité et à découvrir ceux qui pouvaient le mieux en servir la cause[140]. » Il pensait retrouver bientôt les beaux jours d’Arras.

Le secret sur ces opérations pouvait être gardé à la rigueur et par là la conjuration restait dans les cadres classiques que les chefs avaient évidemment devant les yeux ; mais ils étaient de leur temps et, profondément attachés au dogme fondamental de la Révolution : que l’impulsion politique doit venir du peuple, que tout doit se faire pour le peuple et par le peuple, que le peuple ne peut être mis en mouvement que par l’ascendant de grandes vérités que quelques sages proposent à sa raison, ils éprouvaient le besoin de parler au peuple, de le convaincre, de le précipiter vers l’action par une propagande retentissante, et croyaient en un mot terminer la Révolution par une de ces journées plus oratoires que militaires qui en avaient marqué les dernières étapes. Or on ne prépare pas dans le secret, surtout par de tels moyens, une grande démonstration populaire. Après avoir retracé le tableau de l’organisation souterraine que nous venons de décrire, Buonarroti ne voit pas quel dessein contradictoire était le leur, quand il ajoute : « Loin de travailler dans l’ombre comme les conspirateurs criminels, le directoire secret n’attendait le succès de son entreprise que des progrès de la raison publique et de l’éclat de la vérité… » Et plus loin : « Ce n’était pas à l’aide d’une poignée de factieux ameutés par l’appât du gain ou par un fanatisme insensé, que le directoire secret prétendait renverser le gouvernement usurpateur ; il ne voulait employer d’autre mobile que la force de la vérité[141]. » Hommes de lettres, artistes ou philosophes épris des grandes scènes de l’antiquité, les principaux conjurés avaient dans la tête un scénario d’ « ébranlement majestueux du peuple » dont ils ne voulaient rien sacrifier.

Aussi, pendant ces semaines suprêmes, lancèrent-ils dans le public une véritable averse de brochures. « Le 23 germinal, parut, dit avec orgueil Buonarroti, l’Opinion sur nos deux Constitutions ; le 24 on publia la Lettre de France libre à son ami la Terreur ; le 25 fut mis en circulation l’écrit intitulé : Doit-on obéissance à la Constitution de 1795 ? Le 27 on distribua l’Adresse du Tribun à l’Armée ; le 29 fut répandue la Lettre en réponse à M. V., et le 1er floréal fut livré au public : Le Cri du peuple français contre ses oppresseurs. » Ces publications avaient été précédées le 20 germinal par l’affichage de l’Analyse de la doctrine de Babeuf, où chaque point de doctrine était suivi de sa preuve. Le Tribun du Peuple fulminait en même temps ses derniers numéros. Toute cette publicité n’allait pas sans des allusions et des menaces qui étaient pour le gouvernement autant d’avertissements explicites. Que devenait le secret ? Du reste Babeuf et Buonarroti n’étaient pas fâchés que l’on sût l’existence de leur gouvernement occulte[142], qui devait selon eux intimider leurs adversaires. Leurs précautions ne tendaient qu’à cacher les noms de ses membres, comme si Babeuf n’était pas connu ! Ce que celui-ci préparait à ses risques et périls, c’était donc plutôt une révolution populaire, la dernière, qu’une véritable conspiration. Mais en s’adressant au peuple suivant la formule consacrée, les conjurés risquaient de perdre la direction du mouvement. Pendant les derniers jours on les voit surtout préoccupés d’amortir les ardeurs qu’ils avaient excitées et d’empêcher les explosions intempestives. Bientôt ils ne furent plus maîtres de leurs troupes : tout Paris, dit Chrétien, connaissait le programme de la grande journée des rassemblements quotidiens se formèrent sur les quais et sur les ponts, et de toutes parts on leur demanda avec impatience de donner le signal[143]. « Le sang des républicains bout dans leurs veines, » écrivait Monroy, agent, du douzième arrondissement ; « les femmes pétillent et commencent à vouloir s’en mêler. »

Non que la majorité de la population parisienne fût disposée soit à suivre, soit seulement à aider de ses vœux le mouvement que tout le monde croyait proche. Babeuf était l’objet de l’effroi et de la réprobation de tous ceux qu’il appelait de son côté avec amertume : les honnêtes gens. Mais les excitations démagogiques réitérées, les critiques passionnées qui de droite comme de gauche poursuivaient le gouvernement, la misère, l’éternelle misère, plus profonde et non moins tenace sous la Révolution que sous l’ancien régime, et par dessus tout les lois très dures, que tant de furieux assauts avaient amené en germinal (le 27 et le 28) le Directoire à proposer pour sa défense, avaient fini par mettre hors d’elle-même la partie de la population qui souffrait le plus et celle qui, ayant dans les années précédentes vécu de la révolution, n’eût pas demandé mieux que de la recommencer. Bien que, relativement à la masse, les hommes disposés à tenter un coup de main contre le Directoire fussent en petit nombre, ce sont, il ne faut pas l’oublier, le plus souvent des minorités qui font les révolutions et tout dépend soit de la soudaineté de leur attaque, soit de leur organisation, soit de la résistance qu’elles doivent rencontrer.

Le scénario du grand jour, du « jour du peuple, » disait Babeuf[144], faisait honneur à l’imagination des écrivains qui l’avaient réglé. Dès le matin, le tocsin devait retentir et les trompettes, beaucoup de trompettes[145], sonner. Les agents désignés pour « conduire le peuple à la conquête de ses droits » se présenteront dans la rue porteurs de guidons sur lesquels seront inscrits les mots : La Constitution de 1793 ou la Mort, Egalité, Liberté, Bonheur commun. Ils feront afficher sur le champ une multitude d’exemplaires de l’Acte insurrecteur. Ils rallieront les patriotes. Ils se trouveront classés par leurs instructions en chefs de pelotons, chefs de sections et chefs d’arrondissement. Ils devront obéissance à six généraux (Fillon, Germain, Massart, Rossignol et Grisel), qui porteront comme marque distinctive un flot de rubans tricolores à leur chapeau. Les chefs d’arrondissement enverront au siège du gouvernement révolutionnaire chacun dix sans-culottes armés et bien déterminés : ces sans-culottes serviront à porter les ordres et, « à la dernière extrémité, » le Comité de salut public « s’ensevelira avec eux sous les ruines de la liberté. » Ceux des citoyens qui auront des armes, les apporteront. Ils recevront l’ordre « de s’emparer immédiatement, et à quelque prix que ce soit, des armes et munitions qui se trouvent chez les adjudants et aux chefs-lieux des sections. » « Les armes de toute espèce seront enlevées par les insurgés partout où elles se trouvent. » « Le peuple s’emparera de la trésorerie nationale, de la poste aux lettres, des maisons des ministres, et de tout magasin public ou privé contenant des vivres ou des munitions de guerre. » Les douze arrondissements, groupés en trois divisions, marcheront, conduits par autant de généraux, sur le Corps législatif, sur le Directoire exécutif et sur l’état-major de l’armée de l’intérieur. « Toute opposition sera vaincue sur le champ par la force. » Pour cela, les chefs d’arrondissement « choisiront des patriotes énergiques auxquels ils confieront le soin de haranguer et électriser le peuple. Ils tireront en même temps parti de l’éloquence pathétique et persuasive des femmes, qu’ils dirigeront vers les soldats, auxquels elles présenteront des couronnes civiques, en les exhortant, par toutes les considérations puissantes qu’elles peuvent employer, à se confondre dans les rangs du peuple… » Quand les troupes régulières fraterniseront avec le peuple, on aura soin de les empêcher de marcher en rangs sous la conduite de leurs officiers, et les sans-culottes devront se mêler à elles. On croirait vraiment, si les instructions ne prescrivaient pas de réquisitionner des chevaux et des voitures pour le transport des vivres, des munitions et des blessés, qu’il s’agit d’une grande manifestation pacifique ou tout au moins que la défection générale des soldats est assurée. Le comité insurrecteur prévoit que la victoire du peuple une fois accomplie, il y aura lieu de dérouler « théâtralement et comme venant des nues, » aux applaudissements de la foule, des bannières portant des inscriptions, et son chef rédige des adresses qui commencent par ces mots : « Peuple triomphateur ! »

Voilà pour le côté militaire des opérations insurrectionnelles. Vient ensuite la partie en quelque sorte administrative et politique. Nous continuons à suivre d’aussi près que possible les actes officiels du futur gouvernement publiés par Buonarroti. La nouvelle administration se greffera sur l’administration révolutionnaire de l’an II. « Vous ordonnerez de notre part, est-il dit aux agents, à trois membres des comités révolutionnaires de chaque section de votre arrondissement qui étaient en exercice au 9 thermidor, et qui se sont conservés les plus purs, de rentrer en fonctions au premier coup de tocsin. » En général est ordonné « le rétablissement subit des commissions exécutives, des administrations de département et de district, des municipalités, des comités révolutionnaires, des justices de paix et des tribunaux criminels tels qu’ils étaient avant le 9 thermidor de l’an II. » Les actes prescrits aux comités révolutionnaires sont : la fermeture des barrières, l’interruption de la circulation sur le fleuve et sur les ponts, la prise de possession de tous les magasins de farine et d’approvisionnements quelconques, l’ordre donné aux boulangers de fabriquer continuellement du pain pour les insurgés et la distribution gratuite de ce pain, l’arrestation et la mise à mort de tous les fonctionnaires du gouvernement directorial qui tenteraient de rester en exercice et transmettraient ses ordres, la concentration du peuple victorieux autour du comité insurrecteur, pour que celui-ci puisse procéder à la constitution par acclamation d’un gouvernement provisoire « chargé de terminer la Révolution, » et au jugement des membres du gouvernement vaincu. Le peuple de Paris rendrait d’abord un décret ainsi conçu : « Le peuple de Paris, après avoir terrassé la tyrannie, usant des droits qu’il a reçus de la nature, — reconnaît et déclare au peuple français : que l’inégale distribution des biens et des travaux est la source intarissable de l’esclavage et des malheurs publics ; — que le travail de tous est une condition essentielle du pacte social ; — que la propriété de tous les biens de la France réside essentiellement dans le peuple français qui peut seul en déterminer et en changer la répartition ; — ordonne à l’Assemblée nationale qu’il vient de créer dans l’intérêt et au nom de tous les Français, d’améliorer la Constitution de 1793 (on devait y effacer l’article 16, favorable à la propriété individuelle), d’en préparer la prompte exécution et d’assurer par de sages institutions fondées sur les vérités ci-dessus reconnues, à la République française, une inaltérable égalité, la liberté et le bonheur… etc. » Puis on procèderait au jugement des Directeurs déchus et des membres des assemblées dissoutes. « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres, » disait la Déclaration des droits de 1793. La culpabilité des Directeurs et des députés n’était pas douteuse aux yeux des conjurés. Ils devaient être punis de mort : « Un grand exemple était nécessaire. Cependant on voulait que cet exemple portât l’empreinte d’une rigoureuse justice. Il était convenu que le peuple insurgé entendrait un rapport détaillé et individuel sur les trahisons dont il avait été la victime et serait invité à excepter de la proscription ceux d’entre les accusés à qui y un égarement excusable, des mœurs simples et populaires, ou quelque service éclatant rendu à l’égalité pendant l’insurrection, auraient pu faire pardonner les fautes politiques. » C’était l’amnistie offerte à Barras et à ses amis. Les autres Directeurs et les députés coupables auraient été, selon certains avis émis au sein du comité, réunis dans leurs palais qu’on aurait fait sauter sur leurs têtes, et « dont les ruines auraient rappelé aux générations les plus reculées, la juste punition infligée aux ennemis de l’égalité. » L’arrestation « des hommes dangereux » dont on avait la liste, non seulement pour Paris, mais pour toutes les grandes villes, aurait clos cette série de mesures.

Le grand jour, le « jour du peuple, » n’aurait pas été complet, si la sainte Egalité n’y avait pas reçu la consécration immédiate de la loi. « Le comité insurrecteur se proposait de publier pendant l’insurrection deux arrêtés, en vertu desquels les pauvres eussent été immédiatement habillés aux frais de la République, et logés le même jour dans les maisons des riches, à qui on n’aurait laissé que le logement indispensable[146]. » Et l’acte insurrecteur[147] portait, article 17 : « Tous les biens des émigrés, des conspirateurs et de tous les ennemis du peuple seront distribués sans délai aux défenseurs de la Patrie et aux malheureux. — Les malheureux de toute la République seront immédiatement logés et meublés dans les maisons des conspirateurs. (Donc les conspirateurs sont les riches, selon l’interprétation de Buonarroti, qui était du comité). — Les effets appartenant au peuple, déposés au Mont-de-Piété, seront sur le champ gratuitement rendus. » Que signifie après cela l’article 18 : « Les propriétés publiques et particulières sont mises sous la sauvegarde de la Nation » ? Nous verrons bientôt que dans le nouveau régime, la communauté ne s’étend pas nécessairement à tous les biens. Tel pouvait être à, la rigueur le sens de cet article. Mais ce qui préoccupe Buonarroti n’est pas l’article 18, qu’il ne croit pas devoir nous expliquer et où il ne faut voir très probablement que le pendant des déclarations analogues que nous avons relevées dans tous les documents révolutionnaires plus ou moins socialistes, c’est-à-dire une sorte de précaution oratoire à l’adresse des lecteurs naïfs, peut-être encore une mesure de prudence en vue de la loi qui frappait de la peine de mort les négations de la propriété. Il est surtout frappé de la contradiction qu’il y a entre la proclamation de la communauté et le décret ordonnant le partage des biens, contenus l’une et l’autre dans l’acte insurrecteur. Mais cette contradiction tombe suivant lui, si l’on réfléchit que « les véritables biens ne sont pas les terres, mais les fruits qu’elles produisent » et que par conséquent, « en distribuant les fruits, la promesse (du partage) eût été complètement exécutée. » Or la distribution des fruits rentre dans le système de la communauté. Il n’était donc pas question « de morceler la propriété territoriale. » Les « biens » seraient partagés, et non les terres ! Mais c’est jouer sur les mots ! On trompait le peuple ? – « Le grand point était de réussir ! » Quant à la saisie des vivres contenus dans les magasins et à leur distribution au peuple insurgé, il ne faut pas les confondre avec le pillage, puisqu’elles seraient opérées en vertu de la loi. Il en serait de même de la distribution des logements et des habillements ; elle n’aurait pas les effets immoraux du pillage (lequel d’ailleurs a cela’surtout de mauvais qu’il comporte des inégalités), puisqu’elle serait « régulière »[148].

L’insurrection devait en somme avoir pour effet immédiat, non seulement d’appliquer la Constitution de 1793, mais de remettre les choses où elles en étaient le 8 thermidor (Buonarroti le déclare formellement), d’abolir toutes les lois et tous les décrets rendus depuis cette date, de relever le gouvernement révolutionnaire, de rendre leurs places à tous les fonctionnaires jacobins destitués, de réinstaller les comités révolutionnaires, c’est-à-dire, en somme, de reprendre la suite de Robespierre et des comités, en accentuant le caractère social et égalitaire de leur politique, en faisant plus que jamais des sans-culottes, entendez du personnel révolutionnaire des grandes villes, les maîtres de toutes les ressources du pays et les arbitres du sort de tous les citoyens.

Tel était le programme un peu chargé du premier jour de l’ère nouvelle. Il supposait d’un bout à l’autre ou que le gouvernement se laisserait faire ou que les troupes ne tireraient pas, ou que s’il y avait une résistance, elle serait facilement surmontée. Sur ces différents points l’optimisme des conjurés comportait une grande part d’illusion.

Contre les anarchistes comme contre les royalistes, le Directoire se défendait et il frappait quand il le fallait. Il avait signalé par un manifeste à la population avide de paix et impatiente de reprendre le cours de ses affaires, les tendances inquiétantes des « Panthéonistes. » Il avait osé fermer le club. Il s’était également adressé à l’opinion pour la faire juge entre Babeuf et lui. Elle n’avait pas hésité : Babeuf était un spectre rouge en chair et en os, et son nom revenait souvent dans les bruits qui couraient de cataclysme social prochain, de bouleversements imminents. Le gouvernement s’était préparé à tenir ferme devant l’orage qui depuis longtemps s’annonçait. Certes sa police était çà et là pénétrée par celle de ses adversaires il était gêné par l’état d’une législation que l’on disait ultra-tyrannique et sous laquelle le bureau central de police n’avait pas même le droit d’arrêter un voleur. Il était souvent paralysé par l’infidélité de ses agents qui, connaissant par expérience les oscillations de sa politique, savaient qu’ils risquaient de tomber le lendemain sous la coupe de ceux contre lesquels ils étaient appelés à sévir aujourd’hui. Enfin il était divisé : les menées de Barras étaient connues des autres Directeurs ; ils étaient obligés de ce côté à des précautions qui pouvaient devenir à un moment donné de terribles entraves. Mais Carnot était alors président du Directoire et, le 14 germinal, Cochon de Lapparent, républicain résolu et avisé, avait été appelé au ministère de la police. Un rapport d’un de ses agents disait le 15 floréal : « L’indolence de toutes les classes des inspecteurs est accablante ; c’est à l’action soutenue et vigoureuse du gouvernement à leur souffler une âme[149]. » Le nouveau ministre était bien propre à leur souffler cette âme. Les conjurés de leur côté manquaient de fonds. Ils n’ont jamais eu, dit Buonarroti, plus de 250 francs disponibles. Rossignol avait 20 francs pour faire des largesses au peuple. Ils étaient de plus travaillés par des dissensions intestines. L’arrangement avec les Montagnards du 18 floréal était la clôture in extremis de difficultés qu’on avait cru aplanies et qui, à la veille de l’explosion, s’étaient réveillées plus vives que jamais. Cet arrangement avait laissé de part et d’autre des souvenirs si amers et tant de défiances que ce même soir Babeuf envoyait à ses agents une lettre écrite dans la journée, pleine de récriminations contre les ex-conventionnels, où il les accusait d’appuyer leurs prétentions sur les plus misérables sophismes et recommandait à ses compagnons d’entourer au jour de la révolte le comité insurrecteur d’une grande masse de force populaire pour déjouer au besoin les tentatives des Montagnards et placer dans la nouvelle assemblée une majorité de démocrates « à côté du squelette conventionnel. » En, post-scriptum, à neuf heures du soir, il ajoutait : « Nous apprenons à l’instant que les Montagnards se rendent à nos arguments. Ils consentent définitivement à tout ce que nous voulons : ainsi l’on va presser extraordinairement les moments. La conclusion de notre lettre relative à la démarche du peuple en masse à la suite du comité insurrecteur, cette conclusion, disons-nous, tient toujours et la mesure qu’elle demande vous est très particulièrement recommandée[150]. » Donc dans le camp babouviste, une lutte intestine, passionnée, remplaçait à la veille de la bataille les embrassades des premières réunions. C’était enfin une cause de faiblesse pour les conjurés que leurs relations indécises et de toute façon compromettantes avec la faction royaliste. On les avait accusés de travailler pour la royauté. Eux-mêmes n’étaient point des royalistes sans aucun doute. Mais ils étaient partis en guerre pour renverser un gouvernement républicain et rencontrant sur leur route les royalistes qui avaient le même dessein, ils songeaient à tirer parti de cette coïncidence. Ils espéraient obtenir tout au moins la neutralité des bataillons de la garde nationale favorables à la réaction ; peut-être même pourraient-ils les entraîner à une action commune ? Dans cette vue le comité insurrecteur recommandait de déployer d’abord, au jour de la délivrance, des bannières portant des inscriptions comme : Armée du peuple ; À bas les tyrans ; Vengeance du peuple, inscriptions que les royalistes eussent pu accepter, étant connue la popularité de l’air « Tremblez tyrans et vous perfides… ; » puis « lorsque le succès se décidera pour la cause populaire, de faire paraître d’autres bannières avec d’autres inscriptions, comme : Constitution de 1793 ou la Mort ; Bonheur commun ; Victoire du peuple, celles-ci propres exclusivement à l’insurrection égalitaire et jacobine. On voulait donc se ménager la collaboration des royalistes, sauf à les supplanter ensuite. Dans ces dispositions, le reproche d’être une conjuration royaliste ne pouvait manquer de toucher nos conjurés ; ils étaient surtout furieux d’entendre parler de la Terreur blanche et des menaces de plus en plus insolentes du parti de Vérone ; c’était selon eux jouer du spectre blanc et détourner l’attention des questions sociales, les seules importantes. Le péril existait cependant et s’ils ne voulaient pas qu’on en parlât, c’est que rien ne pouvait l’aggraver autant que leurs agissements. Cela les mettait dans une fâcheuse posture devant l’opinion républicaine et ils le sentaient[151].

Les discussions entre les partis, encore plus nombreux et plus enchevêtrés que nous n’avons pu le faire voir, dépassaient l’horizon intellectuel de la grande masse des soldats, très ignorants alors. Ils étaient étrangers aux dissensions politiques. Il y avait des cas individuels d’indiscipline dans cette armée de l’intérieur, et quelques hommes étaient accessibles à la propagande socialiste. Mais le Directoire veillait à ce que les régiments ne restassent pas trop longtemps exposés à l’influence dissolvante du milieu parisien de 1796. Et en général le soldat était fort attaché à ses officiers qui vivaient de sa vie, mangeaient à la même gamelle et étaient comme lui républicains. Il eût donc fallu disposer des chefs et leur persuader qu’ils serviraient encore la République, pour les détourner de leur obéissance au gouvernement. Choyés par lui, qui savait que sa principale force résidait en eux (Nous avons nos soldats ! aurait-il dit), chefs et soldats n’auraient pas hésité à balayer une insurrection. Le peuple pouvait se rassembler confusément sur les quais, poussé par la misère et les prédications enflammées des babouvistes ; il n’avait pas d’armes, était complètement dépourvu de l’organisation qui avait rendu les sections redoutables, et n’aurait pas tenu deux minutes devant une charge de cavalerie. On ne devait pas attendre davantage des 4,000 Jacobins qu’on disait arrivés récemment des départements.

À des troupes régulières qui veulent se servir de leurs armes, on ne peut opposer que d’autres troupes régulières. La légion de police, licenciée pour son insubordination le 10 floréal, et dont les soldats avaient été recueillis par les Jacobins, était la seule force qu’ils pussent vraisemblablement mettre en ligne contre l’armée de Paris. Bien que le quart à peine des bataillons licenciés fussent, selon les rapports de police, disposés à marcher, il y avait là peut-être de quoi produire un court combat, mais l’issue n’en était pas douteuse. Quant aux canonniers de Vincennes et aux troupes du camp de Grenelle, l’espoir de les entraîner dans un mouvement insurrectionnel était absolument chimérique, comme l’événement le prouva peu de temps après.

Les conjurés sentaient eux-mêmes l’insuffisance de leurs moyens d’action et c’est ce qui les obligeait à reculer de jour en jour le moment décisif. Le 18 floréal le « directoire de salut public » expliquait ses retards aux agents des douze arrondissements (19e pièce, c’est la lettre que nous avons déjà citée pour les négociations avec les Montagnards) et il leur disait : « Nous pourrions nous contenter de vous dire qu’en jetant les yeux sur nos moyens d’attaque nous avions des raisons fondées pour les croire e insuffisants et c’est ce qui a dû nous faire un devoir bien précis d’arrêter un élan patriotique qui pouvait devenir le signal de l’extermination des démocrates ; d’autant plus que les leçons terribles de Germinal et de Prairial doivent être constamment devant les yeux des républicains et qu’il ne faudrait plus qu’une pareille leçon pour les perdre à toujours… » En effet c’était une raison suffisante d’ajourner l’attaque que la certitude d’être battus. Mais une proposition qui fut faite au directoire de salut public lui offrit un moyen excellent (à son point de vue) d’entamer l’action. Deux officiers de la légion de police offrirent de poignarder dans la nuit même les membres du Directoire, auprès duquel l’un d’eux était de garde avec un détachement de soldats « patriotes » : ils demandaient qu’on les soutînt par un corps de démocrates et qu’on commençât ainsi l’insurrection. Les conjurés refusèrent : « Rien ne devait être tenté, dit Buonarroti, qu’au moment où le concours simultané de toutes les mesures rendrait la victoire presque certaine[152]. » Nous sommes disposé à croire que, comme Germain dans la prison d’Arras, Babeuf et Buonarroti qui paraissent avoir été les vrais chefs du parti, eurent quelque répulsion pour un plan qui préludait à la guerre civile par un quintuple assassinat. On a cru que, quelques jours après, ils s’étaient ravisés et avaient essayé soit de tuer les Directeurs, soit de se saisir de leurs personnes. Un billet de Carnot du 19 floréal ferait allusion à un coup de main tenté contre le gouvernement la veille : « Le coup qui nous a manqués hier soir, citoyen ministre, peut avoir aujourd’hui un plus grand succès. » Mais le billet a été mal lu ; Carnot a voulu dire : Le coup que nous avons manqué, ce qui est bien différent[153].

Le Directoire savait qu’un mouvement se préparait. Voici ce que lui apprenaient les rapports de police du 15 floréal : « Les parleurs semblent attendre et même annoncer un mouvement ; ici on reconnaît l’influence de ceux qui courent de casernes en casernes, de ces hommes qui échappent sans cesse à la surveillance, de ces habitués du Café Chrétien et de celui des Bains Chinois… ; des bruits sourds semés dans ces groupes nous annoncent que quelque complot se médite ; on trame dans le silence et les mots de Constitution de 1793 et d’ancien régime (celui de l’an II) se font entendre[154]. » Du 16 : « Les révolutionnaires insensés trament dans l’ombre contre le repos public. » Du 19 : « Le rassemblement au café des Bains Chinois et à celui de la Madeleine paraît avoir des ramifications. » Du 21 : « Le calme dont jouit Paris n’est qu’apparent une inquiétude sourde n’échappe point à l’œil de l’observateur. On semble être à l’approche d’un événement… On ne se dissimule pas que le nombre des anarchistes qui sont répandus et cachés dans Paris travaillent sourdement, qu’ils ont aussi leur police, leur directoire, leurs bureaux, mais on se demande, » ajoutait avec beaucoup de bon sens l’observateur, « où sont leurs forces armées, où sont leurs soutiens ?[155] » Le gouvernement était donc instruit de l’imminence d’un mouvement ; seulement sa police, qui en signalait les symptômes, était jusque-là impuissante à en saisir les chefs[156]. Le 20, l’agent Armand suivait encore infructueusement Darthé dans la direction de la rue de la Grande-Truanderie où il le soupçonnait d’aller retrouver Babeuf ; la foule les séparait et quand, après deux heures d’attente dans cette rue, il le retrouvait, il ne savait pas de quelle maison son ami venait de sortir : l’occasion était manquée.

Le jour même où deux officiers offraient au comité de salut public de poignarder les Directeurs (le 15 floréal), un autre officier très engagé dans la conspiration, soit qu’il éprouvât des remords patriotiques, soit qu’il voulût simplement se dégager de toute compromission par la seule voie qui lui restât ouverte, Grisel, capitaine dans l’un des régiments campés à, Grenelle, dénonça le complot à Carnot. Celui-ci l’adressa le 17 au ministre de la police avec un billet qui nous a été conservé : « Je vous envoie, citoyen ministre, le citoyen Grisel dont je vous ai parlé. Il a à vous donner les renseignements les plus importants. Il a à vous parler ce soir même, je vous prie de l’entendre. Salut et fraternité. » Grisel ne pouvait renseigner le gouvernement qu’en continuant à prendre aux dernières dispositions des conjurés la part la plus active. Nous avons vu qu’il était l’un des généraux de l’insurrection ; il assistait à toutes les réunions du comité. Le 19, à neuf heures du soir, une séance du comité eut lieu chez Drouet, place des Piques. Grisel osa s’y rendre : « son assurance et sa verbosité écartaient de lui tous les soupçons[157]. » Avec lui prenaient part au conciliabule Babeuf, Buonarroti, Darthé, Didier, Fillon, Massart, Rossignol, Robert Lindet, Drouet, Ricord, Laignelot et Javogues. Un membre, probablement Buonarroti, prononça un discours à la Salluste « Souvenez-vous, dit l’orateur aux conjurés, de vos serments souvenez-vous des maux produits par l’oubli des principes que vous jurâtes de sceller de votre sang. Le moment de tenir vos engagements est venu ; il faut combattre. » Et il fit une sorte d’historique de la conjuration. Il ajouta : « Tous les bons nous sont connus ; les méchants tremblent. Au jour que vous marquerez, les armes que la tyrannie s’efforce en vain de vous dérober, se trouveront entre les mains de nos frères. Vous avez voulu que la révolution que nous préparons soit complète, et que le peuple n’ait plus à se contenter d’une liberté spéculative et d’une égalité dérisoire. — L’Egalité réelle et légale, voilà le grand caractère qui doit distinguer votre sublime entreprise de toutes celles qui la précédèrent… » Il demanda à l’assemblée de fixer le moment de l’insurrection. Robert Lindet, au nom des Montagnards, « démontra la justice de l’insurrection, justifia le rappel de la Convention, et insista longtemps sur la nécessité d’imprimer à la prochaine révolution, par la pratique de la plus stricte égalité, un caractère particulier et absolument populaire. » Grisel fit entendre un air de bravoure et promit de donner 10,000 livres pour procurer des rafraîchissements aux insurgés ; on approuva le nouvel acte d’insurrection ; on se donna rendez-vous le soir de l’insurrection à la place de la Révolution, pour installer la Convention et recueillir les volontés du peuple vainqueur. Massart rendit compte au nom du comité militaire du plan d’attaque qui était des plus précis. Il demanda un supplément d’informations sur certains choix à faire et sur les lieux où étaient déposées les armes et munitions à enlever tout d’abord. Le comité décida qu’il se réunirait deux jours après pour entendre un rapport final sur l’état des choses et fixer le jour du mouvement. On se sépara à onze heures moins le quart. Seuls, Drouet et Darthé restèrent.

À ce moment, Cochon de Lapparent pénétra dans l’appartement suivi d’un détachement d’infanterie et de cavalerie. Carnot l’avait averti le matin par une lettre dont nous avons donné le début. « Le coup qui nous a manqué hier soir, peut avoir aujourd’hui un plus grand succès. Tous les conjurés doivent se réunir dans une maison qui nous est connue. Faites tenir prêts et le plus promptement possible 150 hommes de troupe sûrs pour pouvoir marcher vers onze heures du soir. Je ferai en sorte que mon frère puisse vous voir pour se concerter avec vous. Salut et fraternité. » Le ministre de la police arrivait trop tard. Il ne jugea pas à propos d’arrêter Drouet et Darthé. L’irruption de la police à cette heure dans le domicile d’un citoyen était illégale et on sait la popularité de Drouet. D’ailleurs il n’y avait ni contre l’un ni contre l’autre aucun témoignage ayant une valeur juridique.

Le lendemain, les conjurés s’interrogèrent sur les causes de cet événement. Ils soupçonnèrent un instant Germain qui n’assistait pas à la réunion ; mais son caractère connu dissipa bientôt tous les doutes. Grisel émit l’opinion que s’il y avait un traître, il eût désigné la maison où les papiers de la conjuration étaient déposés (il en avait, dit-il plus tard, oublié le numéro). On convint que la police avait dû parvenir par ses propres ressources à découvrir la réunion de la veille. Pourtant le patron des Bains Chinois avait été arrêté l’avant-veille, le 18. Et cette arrestation avait produit une émotion considérable dans le personnel des affiliés dont ce café était le rendez-vous. On passa outre. Le soir même nouvelle réunion du directoire secret étaient présents : Darthé, Didier, Germain, Fillon, Massa, rt, Rossignol, Grisel et tous les agents d’arrondissement. Chacun suggéra les moyens qui lui paraissaient les plus propres à assurer le succès de la prochaine journée. Tous affirmèrent « que l’impatience était générale et extrême et que la chute de la tyrannie était certaine, à moins que les soldats ne se décidassent » à tirer sur le peuple. « Dans ce cas, ils comptaient sur le nombre et sur le courage des démocrates, secondés par des dispositions militaires mûrement concertées[158]. » Cependant on ne fixa pas encore le moment de l’insurrection et on s’ajourna au lendemain matin 21, chez le menuisier Dufour, rue Papillon, 331[159].

On voit que la sécurité de la plupart des conjurés était complète. Ils estimaient que le nombre de leurs partisans prêts à l’action ne montait pas à moins de dixsept mille ; ils voyaient en imagination l’artillerie de Vincennes et le camp de Grenelle arrivant à leur secours, les troupes se joignant au peuple, et « l’éclat subit d’une immense population frappant d’effroi les partisans de la tyrannie, » les lâches « favoris de la fortune. » « Au pis aller » des dispositions n’étaient-elles pas prises « pour encombrer les rues et pour faire pleuvoir sur les troupes des torrents d’eau bouillante mêlée avec du vitriol et une grêle de pierres, de tuiles, d’ardoises et de briques ? » Babeuf se félicitait dans ses correspondances avec les agents d’avoir affaire à une police aussi incapable. Le soir du 19, Rossignol et Germain dînèrent aux Champs-Elysées avec douze personnes. Un autre général, Fillon, fut vu ce même soir entrant avec une autre personne au palais du Directoire, probablement pour conférer avec Barras, dont les propositions sont du 20. Il est à croire que le jour de l’insurrection fut définitivement fixé à la réunion du 21, dont c’était le but annoncé. Buonarroti ne nous en dit rien. Mais sa résolution était très probablement déjà prise, d’accord avec Babeuf, et ils avaient la certitude qu’elle serait ratifiée par leurs amis, même en leur absence, puisque, après avoir travaillé toute la nuit chez le tailleur Tissot, rue de la Grande-Truanderie, 21, ils y restèrent encore le matin, occupés « à méditer et à préparer l’insurrection et la réforme, » pendant que les autres membres du comité délibéraient chez Dufour. Tant de hâte indique que la date fixée était très prochaine[160]. À onze heures, Babeuf rédigeait le numéro 44 du Tribun du Peuple, qui devait être le premier après la victoire[161]; Buonarroti écrivait les premiers mots d’une proclamation qui devait également célébrer le triomphe des insurgés : « Le comité insurrecteur du salut public. Le peuple a vaincu, la tyrannie n’est plus, vous êtes libres… » quand brusquement l’inspecteur général adjoint près le ministère de la police générale, d’Ossonville, entra, suivi presque aussitôt de plusieurs agents, et leur signifia au nom de la loi qu’ils étaient arrêtés. Bien qu’ayant sous la main des pistolets chargés et des sabres, les conjurés restèrent frappés de stupeur. Ils furent emmenés à l’Abbaye (huitième et dernière incarcération de Babeuf) dans des voitures escortées du piquet de cavalerie qui avait soutenu l’opération. En même temps Darthé, Germain, Didier, Drouet et plusieurs autres conjurés étaient saisis rue Papillon. La conjuration était décapitée.

Le rapport de d’Ossonville se trouve aux Archives et a été publié[162]. Parmi un grand nombre de détails intéressants à divers titres, nous n’y relèverons que ceux-ci, qui montrent l’un, combien peu le Directoire pouvait compter sur ses agents civils, l’autre l’incroyable naïveté de Babeuf.

Prêt à neuf heures du matin, après avoir posté ses cavaliers, d’Ossonville requit inutilement pour l’assister selon la loi, quatre juges de paix. Celui de la section de Brutus répondit qu’il aimerait mieux donner sa démission que de faire une opération de ce genre ; celui de la section de Bon-Conseil, sans savoir de quoi il s’agissait, mais flairant une mauvaise affaire, refusa absolument d’accompagner l’inspecteur celui de la section du Mail était absent et celui de la section du Contrat-Social était malade. D’Ossonville ne voulut même pas aller trouver celui de la section de Bonne-Nouvelle, tant ses « principes » lui étaient connus. Ce n’est qu’après deux heures de démarches infructueuses qu’il rencontra le commissaire de police de la section de Brutus qui consentit à l’accompagner. Dans une société à ce point désorganisée, les plus simples devoirs exigeaient de la bravoure. Les agents qui renseignent le ministre le supplient de ne pas les trahir auprès de Barras, ils disent qu’ils sont sûrs d’être victimés s’ils sont connus de lui. Et en effet, Carnot, Cochon et d’Ossonville expièrent, peu de temps après, leur dévouement à l’ordre public et leur résistance aux louches desseins de Barras. Celui-ci avait eu à se disculper devant ses collègues, qui avaient consenti à ne pas examiner de trop près les rapports transmis sur sa complicité. Il s’en vengea au coup d’Etat de fructidor an V, en faisant condamner à la déportation Carnot, Cochon et d’Ossonville. Le premier seul échappa.

Revenons à Babeuf. Quand les agents entrèrent, il se leva en disant « C’en est fait La tyrannie l’emporte ! » Puis il demanda à l’inspecteur, au milieu d’un flux « de paroles, pourquoi il obéissait à des maîtres ? » Cette tentative pour gagner à l’anarchie un haut agent de la police chargé de l’arrêter ne fait guère honneur à son sens pratique. Si Bonaparte avait été arrêté au 18 brumaire, il n’eût pas argumenté avec la police. La lettre que Babeuf écrivait au Directoire le surlendemain est encore plus étonnante « Regarderiez-vous comme au-dessous de vous, citoyens Directeurs, de traiter avec moi comme de puissance à puissance ? Vous avez vu à présent de quelle vaste confiance je suis le centre ! Vous avez vu que mon parti peut bien balancer le vôtre ! Vous avez vu quelles immenses ramifications y tiennent ! J’en suis plus que convaincu, cet aperçu vous a fait trembler. » Et il propose aux Directeurs de faire le silence sur sa conspiration, parce que le procès qu’on pourrait lui intenter le couvrirait de gloire et, quelle qu’en soit l’issue, ébranlerait leur gouvernement ! « Quel que soit mon sort, et qu’on me conduise à la mort ou à l’exil, je suis sûr d’arriver à l’immortalité. » Toute cette lettre respire un orgueil énorme et puéril. Ces offres de paix et d’entente fraternelle faites à des hommes dont la veille il combinait laborieusement l’extermination montrent avec quelle facilité Babeuf se faisait illusion en toutes choses. Il n’était plus une puissance. Il était un accusé. Ses intentions criminelles étaient évidentes ; il les avouait. Si ses plans subversifs et meurtriers n’avaient pas abouti, ce n’était pas sa faute, et vaincu dans la guerre qu’il avait déclarée, il ne pouvait attendre ni de ses ennemis, ni de la justice sociale plus de magnanimité qu’il n’en eût montré dans la victoire.

Il y avait parmi les pièces qu’on trouva chez lui, cette note de la main de Darthé, son ami, agent officiel du comité : « Tuer les cinq, les sept ministres, le général de l’Intérieur et son état-major, et s’emparer des salles des Cinq-Cents et des Anciens ; faire main basse sur tout ce qui s’y présenterait, mettre à mort tout fonctionnaire public qui exercerait ses fonctions, tout étranger qui ne se rendrait pas en état provisoire d’arrestation au chef-lieu de sa section, tout citoyen qui, après des visites domiciliaires rigoureusement faites, se trouverait avoir des farines, légumes et autres comestibles qu’il n’aurait point déclarés, tous marchands de vin et d’eau-de-vie qui ne distribueraient point leur marchandise ; accrocher à la première lanterne tout boulanger qui ne cuirait point ; poursuivre par le fer et par le feu quiconque opposerait résistance. » Celui qui avait sinon écrit, du moins conservé et approuvé ces lignes, disant à ces cinq et à ces ministres qui viennent de le saisir :« Nous vous jugions un peu trop sévèrement ; mon gouvernement s’entendrait peut-être avec le vôtre. Faisons ensemble de bonnes lois sociales et oublions tout ! » cela dépasse la mesure normale. À ce degré, l’infatuation touche à la folie et cette folie est celle d’un spéculatif qui n’a aucune perception des réalités de la politique et voit le monde à travers ses rêves littéraires, tantôt idylliques, tantôt sanglants.

Mais à peine avait-il envoyé cette lettre étrange, qu’il en sentait le ridicule et ramenait ses vues vers un plan plus modeste. Il comprend qu’il lui sera difficile de gagner le gouvernement à la politique du bonheur commun. Il demande une entrevue à Cochon simplement pour lui faire certaines « déclarations » et il donne comme motif de sa demande l’intérêt qu’il porte… au Directoire ! Son affolement est complet précipité du faite des grandeurs où il trônait en espérance, il se déconcerte, il s’humilie, sans même que ces avances puissent en aucune façon servir à son salut. « Citoyen ministre, je vous ai prié de me faire appeler devant vous demain dans la matinée. J’ai à vous faire des déclarations que je crois pouvoir être de la plus grande utilité au gouvernement et le sauver avec la Patrie. Salut et fraternité. » — Quelques heures après : « J’ai demandé au ministre de me faire mander demain. Je me proposais d’ici là d’écrire les choses que je lui promises, lesquelles je ne peux lui rendre verbalement, parce qu’elles exigent des développements qui ne se présenteraient pas bien à ma mémoire, et qui seraient peut-être susceptibles de n’être pas saisies dans toute leur précision et transmises de même à l’autorité à laquelle je désire qu’elles passent. Je demande que le ministre ordonne qu’il me soit laissé de l’encre pendant deux heures dans ma chambre de l’Abbaye et qu’il m’envoie chercher demain matin 24, comme je le lui ai demandé, pour lui communiquer ce dont il est question[163]. » De quoi pouvait-il être question entre eux qui fût en même temps à l’avantage du Directoire et conforme à la dignité de Babeuf ?

Le 26 messidor (14 juin) il était plus calme. Il commençait à se rendre compte de la situation. Il comprenait que sa condamnation était inévitable et il écrivait à Félix Le Peletier qui était riche et avait été le bailleur de fonds de l’entreprise, pour lui recommander sa femme et ses enfants. Que celle-ci puisse, grâce à la libéralité de son ami, entreprendre un commerce « très subalterne, » que ses enfants soient élevés pour devenir « de bons et de paisibles artisans, » qu’elle et eux reçoivent de quoi l’accompagner jusqu’au lieu de son procès et « jusqu’au pied de l’autel où il sera immolé, » tels sont ses vœux. « Gracchus Babeuf n’a jamais été ambitieux pour lui ni pour les siens ; il ne l’a été que de procurer quelque bien au peuple. » « Ma conscience me dit que je suis pur et mes vrais amis, c’est-à-dire quelques hommes justes, savent que je n’ai rien à me reprocher. » Après des récriminations assez amères contre les républicains tièdes, « ces faux frères, ces apostats de notre sainte doctrine, » qui ont renié le réformateur et l’ont considéré « comme un misérable rêveur en délire, » Babeuf se rend le témoignage de n’avoir eu dans sa sublime entreprise qu’un instant de malheur et d’avoir obtenu les plus grands succès, « qui prouvent qu’il y apporta quelque intelligence. » Il se console de sa fin prochaine en pensant à l’éclat qui en rejaillira sur son nom. Il se met en face de la postérité : il ne se soucie plus que de la figure qu’il fera devant elle. « Mon corps rendu à la terre, il ne restera plus de moi qu’une assez grande quantité de projets, notes et ébauches d’écrits démocratiques et révolutionnaires, tous conséquents au vaste but, au système complètement philanthropique pour lequel je meurs. Ma femme pourra les rassembler tous et, un jour, lorsque la persécution sera ralentie…, lorsqu’on en sera revenu à songer de nouveau aux moyens de procurer au genre humain le bonheur que nous lui proposions, tu pourras rechercher dans ces chiffons et présenter à tous les disciples de l’Egalité, à ceux de nos amis qui conservent dans leurs cœurs nos principes, tu pourras leur présenter, dis-je, au profit de ma mémoire, la collection mitigée des divers fragments qui contiennent tout ce que les corrompus d’aujourd’hui appellent mes rêves. »

Qualis philosophus pereo ! Rendons-nous au vœu de Babeui et cherchons à comprendre sa pensée. Lui-même nous l’a présentée sous son aspect le plus philosophique non seulement dans l’Analyse, mais dans sa Défense, rédigée pendant le procès de Vendôme et qui est comme son testament, « La nature de cette cause, dit-il, a donné lieu d’ouvrir dans ces débats une espèce de cours de droit public. » Dans sa dernière lettre à sa femme il accumule les recommandations pour la conservation de cette Défense. Il a du reste pensé toute sa vie à la postérité, et c’est pour nous qu’il a pris soin de numéroter à la suite les livraisons et les pages de son journal ainsi que de classer tous ses papiers. Mais il ne pouvait s’étendre sur l’organisation de la société future dans ce plaidoyer, puisqu’il y niait, comme nous allons le voir, l’intention de renverser immédiatement la société actuelle. Buonarroti l’a fait dans son histoire de la conjuration ; en complétant ces deux ouvrages l’un par l’autre, nous pouvons nous former une idée suffisante du Babouvisme qui est l’écho de la philosophie antérieure, mais qui la modifie pour la compléter et annonce le Fouriérisme et le Saint-Simonisme.


V


LES « PRINCIPES »


Babeuf croit comme on l’a cru au xviiie siècle et comme le croient encore quelques-uns de nos contemporains qu’on peut tirer les règles d’action en politique d’un petit nombre de propositions évidentes enchaînées logiquement : sa politique est rationaliste, géométrique, et, par là, encore cartésienne dans sa forme, quoique non métaphysique dans son contenu. Si de nos jours, dans une réunion publique, un homme qui a longuement étudié la nature de l’action individuelle et collective, était invité à s’expliquer sur les fondements de la propriété et en général sur les principes du droit, il est probable que notre philosophe se récuserait vivement et conseillerait à ses concitoyens de passer à l’ordre du jour sur la question particulière objet de la réunion. Nous commençons à comprendre que c’est une duperie de prétendre enfermer dans cette courte géométrie les impulsions infiniment multiples en grande partie inconscientes et d’origine lointaine qui luttent pour déterminer l’action dans une volonté sociale donnée. Nous tendons à admettre que le droit n’est pas un système d’idées abstraites, qu’il ne relève pas de l’ordre logique. Il n’en allait pas de même au xviiie siècle. Tous les esprits cultivés, si peu que ce fût, étaient prêts à argumenter sur les affaires publiques au nom d’un système, c’est-à-dire d’un petit cercle de syllogismes qu’on pouvait exposer en quelques phrases. Babeuf a le sien qu’il a emprunté à la philosophie du siècle, et de préférence à Jean-Jacques Rousseau. Il a passé de longues heures pendant ces quarante jours, si remplis déjà par les préparatifs précipités de la conjuration, à s’entendre avec Buonarroti sur ces questions de philosophie sociale, sur les principes comme on disait alors, comme on dira pendant plus de soixante ans, et sur l’organisation de la cité future. Nous allons rencontrer en exposant cette doctrine les thèmes bien connus de la philosophie du xviiie siècle, le pacte social, l’état de nature, le droit naturel ou les droits de l’homme, les lois qui assurent l’égalité, la théorie de la souveraineté, la théorie de la Révolution, et la construction politique qui suivra ne sera en apparence qu’une déduction de ces principes. Toute cette philosophie donne à la conjuration une physionomie originale et permet de la rapprocher sans désavantage des grandes discussions d’ordre général qui ont préludé aux actes les plus importants de la Révolution.

Du pacte social. — Le postulat du système est que l’état social est le produit d’une volonté délibérée de chacun des participants. On entre dans la société ou on s’en abstient, on y reste ou on en sort, selon qu’on y trouve ou non tels et tels avantages positifs. Ce pacte est réel ou tacite[164] ; mais eût-il été passé sous silence, il n’en existe pas moins, parce que rien ne peut enchaîner la liberté de l’homme non seulement d’une génération à l’autre, mais encore d’un moment à l’autre et qu’il peut toujours dénoncer le contrat, s’il cesse d’y trouver les avantages qu’il en attend.

De l’état de nature. — Nos auteurs ne nous disent pas ce que devient l’homme qui a rompu le pacte, ni où il retrouve l’état qu’il a quitté pour entrer dans l’état social. Ils ont quelque lumière sur l’état insocial qui précède la vie en société. Ils voient très nettement ce que n’avait pas remarqué, ou pas fait remarquer Rousseau, que si cet état était parfait, comme le voulait l’antique tradition, on ne l'aurait pas quitté. Ils le décrivaient donc comme un état non pas d’isolement absolu, thèse dont ils devinent l’absurdité, mais de société accidentelle et imparfaite. Dans cet état dominentla force et la ruse. L’égalité n’y est pas respectée. Il est « le produit des premières impressions et de l’ignorance[165]. » Il semble donc que l’état de nature soit un premier degré du développement humain, et que cette théorie s’achemine vers une conception du progrès le plus souvent niée par Rousseau, acceptée par Turgot et Condorcet, et qui sera celle de Saint-Simon. Mais ailleurs il dit que dans les familles qui « ont été les premiers s modèles des sociétés » règne l’égalité et qu’ « avant leurs premiers rapprochements tous les hommes étaient également les maîtres des productions que la nature répandait avec profusion autour d’eux, » que le sauvage profite personnellement des résultats de son travail, tandis que nos ouvriers journaliers et nos paysans, loin de conserver la jouissance de leurs productions et de goûter le bonheur dont notre civilisation leur donne l’idée, « sont obligés de tout céder à des propriétaires avides et fainéants et soufrent réellement la faim, la soif et les rigueurs des saisons[166] » Que devons-nous donc penser de cet état de nature ? Est-il le type des relations humaines ou en est-il l’ébauche ? Par rapport à lui l’état plus récent constitue-t-il un progrés ou une déchéance ? C’est ce qui reste incertain et nous ne sortons pas des nuages accumulés sur cette question par Rousseau.

Du doit naturel. — « Le droit de nature est le résultat de l’expérience et de la réflexion, » il diffère donc de l’état de nature qui est « le produit des premières impressions et de l’ignorance. » Avec la réflexion naissent les conventions sociales. La société étant « l’association réglée par des conventions, » ou des lois, suffit-il que l’acceptation soit générale pour fonder le droit ? Là encore la pensée de Buonarroti et de Babeuf hésite entre deux solutions. Ils soutiennent que les lois sont l’objet le plus important de l’activité sociale, car « c’est par elles que la société vit et se meut[167] ; » un de leurs griefs contre la Constitution de l’an III c’est qu’elle a été « étançonnée seulement par 800,000 sunrages, » tandis que la Constitution de 1793 en a recueilli quatre millions. Cependant les premières conventions, qui ont fondé la propriété individuelle, ont été néfastes. Et si les intentions du peuple, quand il légifère, sont nécessairement droites, cependant, étant composé d’hommes, il peut se tromper[168] : En réalité, les conjurés philosophes s’arrêtent à l’idée de Montesquieu que ce qui est de droit est ce qui est rationnel, conforme à la nature des choses. Or les hommes ne peuvent entrer dans une société qué pour un seul motif. Ils acceptent le pacte social pour être heureux. « Le bonheur est le seul but de la société, » il est la clause fondamentale du pacte social, clause dont la violation entraîne de droit la rupture du pacte. « C’est là en entier la loi et les prophètes. Je défie qu’on me dispute que les hommes, en se réunissant en association, aient pu avoir d’autre but, d’autre volonté que celle d’être tous heureux. Je défie qu’on me soutienne qu’ils auraient consenti à cette réunion si on les eût prévenus qu’il serait formé des institutions dont le résultat dût être que’bientôt le plus grand nombre porterait toute la peine du travail, suerait sang et eau et mourrait de faim pour entretenir dans les délices et l’inaction une poignée de citoyens privilégiés. Mais quand cela s’est cependant opéré, comme les droits éternels ne se prescrivent point, j’ai le droit par ma qualité d’homme de revendiquer en tout temps l’exécution du premier pacte, qui, fût-il vrai qu’il eût été tacite, se retrouve écrit par la nature en caractères ineffaçables au fond de tous les cœurs. Oui, il est une voix qui crie à tous : le but de la société est le bonheur commun. Voilà le contrat primitif ; il n’a pas fallu plus de termes pour l’exprimer ; il est assez étendu, parce que toutes les institutions doivent découler de cette source et aucune n’en doit dégénérer[169]. » Le principe de mon droit, c’est donc la volonté incoercible de ne pas souffrir et le principe du droit d’autrui, c’est la volonté que j’ai de ne pas faire souffrir ni laisser souffrir, volonté sans laquelle il n’y aurait plus de société. En d’autres termes le principe du droit c’est chez les uns la volonté de vivre pleinement et de jouir de la vie, chez les autres la sympathie pour l’homme comme être vivant et « sensible, » — « une éternelle pensée d’amour, d’ardeur et de zèle entretenue pour le plus grand triomphe du peuple et l’établissement du maximum de sa félicité[170]. » En entrant dans la société, chacun a, en quelque sorte, prononcé deux paroles qui fondent toute justice : « Je ne veux plus souffrir » et « Je ne veux plus qu’aucun de mes associés souffre. » Contre ces paroles aucune autorité de fait, aucune majorité, aucune unanimité de suffrages ne prévaut. Là est la véritable souveraineté, supérieure même à la volonté exprimée du peuple souverain, parce qu’on peut égarer le peuple et lui extorquer son acquiescement, tandis que le droit en soi ne peut être altéré. « La loi écrite ne doit jamais être que la conséquence du Code éternel de la nature[171]. » Babeuf n’a jamais montré qu’une déférence médiocre pour « la manie de la pluralité des voix. »

On conçoit qu’envisagés à ce point de vue, c’est-à-dire comme êtres vivants exigeant de la société le maximum de jouissance avec le minimum de douleur, les hommes soient rigoureusement égaux. Nous avons tous « mêmes organes et mêmes besoins. » « L’égalité naturelle, dit Buonarroti[172], est cette uniformité de besoins et de sentiments qui naissent avec nous, ou se développent par le premier usage que nous faisons de nos sens et de nos organes. Le besoin de se nourrir et celui de se reproduire ; l’amour de soi, la pitié ; l’aptitude à sentir, à penser, à vouloir, à communiquer ses idées et comprendre celles de ses semblables, et à conformer ses actions à la règle ; la haine de la contrainte et l’amour de la liberté, existent, à peu près au même degré, chez tous les hommes sains et bien constitués. Telle est la loi de nature d’où émanent, pour tous les hommes, les mêmes droits naturels[173]. » Tel est le fondement du premier des droits de l’homme, l’égalité. Les conventions sociales, qui n’ont pour objet que le bonheur de tous, se sont transformées en instruments de torture quand elles ont méconnu cette égalité naturelle. Dans la famille, société originelle, tous étaient égaux. Les lois ont créé les distinctions sociales. Enfin elles ont arbitrairement créé la propriété. « Originairement le terroir n’est à personne, ses fruits sont à tous. L’institution des propriétés particulières est une surprise faite à la masse des simples et des bons ; les lois de cette institution devaient nécessairement créer des heureux et des malheureux, des maîtres et des esclaves. » Elle a en effet entraîné comme conséquences trois négations du droit : premièrement, l’hérédité qui produit des malheureux dès la seconde génération et qui condamne à la misère parmi les enfants d’un même père ceux dont la famille est plus nombreuse et leurs descendants ; secondement, l’aliénabilité, les uns s’endettant, se ruinant et vendant en fin de compte leur part de terre aux autres, ce qui les met à leur merci ; troisièmement, la diversité de valeur attribuée aux travaux divers, préjugé qui découle de la convention funeste que le travail est une propriété individuelle. « Il y a absurdité et injustice dans la prétention d’une plus grande récompense pour celui dont la tâche exige un plus haut degré d’intelligence, plus d’application et de tension d’esprit ; cela n’étend nullement la capacité de son estomac[174]. » D’ailleurs c’est par un effet d’opinion, par une présomption des plus discutables que l’on attribue plus de valeur au travail de la pensée qu’au travail des bras. « Ce sont les intelligents qui ont donné un si haut prix aux conceptions de leur cerveau, et si les forts eussent concurremment réglé les choses, ils auraient sans doute établi que le mérite des bras valait celui de la tête, que la fatigue de tout le corps pouvait être mise en compensation avec celle de la partie ruminante. » Ainsi toutes ces formes de la propriété, hérédité, aliénabilité, diversité de valeur attribuée aux tâches diverses, se réunissent pour l’oppression et le dépouillement des non-propriétaires ou moins habiles actuels et futurs. Car avoir ou gagner plus que le nécessaire, c’est frustrer les autres d’autant. « Rien n’est mieux prouvé que cette maxime. » Tout riche est coupable. Toutes nos institutions civiles, nos transactions réciproques, « ne sont que les actes d’un perpétuel brigandage, autorisé par de barbares lois, à l’ombre desquelles nous ne sommes occupés qu’à nous entre-dépouiller. » « Celui même qui prouverait que, par l’effet de ses seules forces naturelles, il est capable de faire autant que quatre e et qui en conséquence exigerait la rétribution de quatre, n’en serait pas moins un conspirateur contre la société, parce qu’il en ébranlerait l’équilibre par ce seul moyen et détruirait la précieuse égalité. »

Ainsi donc le droit naturel peut être méconnu par les conventions sociales, par les lois, aussi bien par celles que la majorité a ratifiées que par celles qui sont l’œuvre de pouvoirs arbitraires, puisque la Constitution de 1793 elle-même consacre la propriété et l’hérédité des biens. Mais le pacte social qui fonde le droit et qui a comme condition imprescriptible non seulement que nul ne souffre de la vie sociale, mais que tous en goûtent largement les bienfaits, le pacte social exige la suppression de toutes ces lois antiégalitaires. « Il est clair que tout ce que possèdent ceux qui ont au delà de leur quote-part individuelle dans les biens de la société est vol et usurpation. Il faut donc le leur reprendre. » Il faut de même faire cesser les gains illicites de celui qui, à forces égales, en raison de son application, est plus rémunéré que d’autres. Un ouvrier qui travaillerait comme quatre et voudrait être payé comme quatre serait un scandale : « La sagesse ordonne impérieusement à tous les coassociés de réprimer un tel homme, de le poursuivre comme un fléau social, de le réduire au moins à ne pouvoir faire que la tâche d’un seul pour ne pouvoir exiger que la récompense d’un seul[175]. »

Et alors se posent les principes véritables, les vérités essentielles du droit de nature en ce qui concerne la constitution des sociétés. Si l’on admet avec notre réformateur que la société peut tout ce qu’elle veut pour le bien de ses membres, que ceux-ci peuvent lui refuser leur concours dès qu’elle ne réalise plus la condition qu’ils lui ont posée de les rendre heureux, que le droit enfin consiste, comme nous venons de l’exposer, précisément dans l’accomplissement de cette condition, il est évident que la société qui peut tout et qui surtout peut se modifier indéfiniment elle-même, doit instantanément se conformer à ces règles fondamentales et donner satisfaction au droit. En d’autres termes le bonheur individuel étant tout le droit et toute la justice, le précepte majeur de l’action politique sera de travailler à réaliser ce bonheur coûte que coûte et à bannir de la société tout ce qui l’altère ou le menace, d’obéir en ce sens au droit et de lutter contre les ennemis du droit, bref de pratiquer la vertu et de combattre le vice. La morale absorbe la politique : il n’y a plus dans la société que des bons et des méchants. Les dissentiments entre les citoyens ne viennent que de leur plus ou moins de vertu. — Ce qu’il y a de curieux, c’est que ces conclusions sont présentées au nom d’une doctrine à priori, sans doute, mais non transcendante. Comme Buonarroti, quoique plus faiblement, Babeuf est spiritualiste ; il croit à une vague survivance des âmes ; mais il n’introduit dans sa politique aucune conception métaphysique et c’est du sensualisme qu’il tire ses principes, si semblables à ceux du philosophe de Genève qui voit aussi dans le désir de conservation personnelle la base du droit naturel et du droit contractuel. Rousseau a écrit, il est vrai, dans le Contrat social : « La justice vient de Dieu, lui seul en est la source. » Mais ces mots sont une addition à la rédaction première ; ils reflètent une doctrine nouvelle, postérieure de huit ans à la doctrine qui a présidé à l’ensemble de la composition. La politique de Rousseau dans son premier jet repose uniquement sur la mise en commun des besoins et des intérêts. Tel est l’esprit général de la politique du xviiie siècle[176] : l’homme est avant tout pour elle un individu « sensible », doué d’impulsions vitales irréductibles que la loi civile consacre. Le Babouvisme est la dernière expression de cette politique. Mais en même temps il nous présente, nous allons le voir, d’intéressantes nouveautés.

Communauté des biens et des travaux. — Toute appropriation individuelle qui dépasse le nécessaire physique est un vol, plus qu’un vol, un crime, un meurtre. « On ne parvient à avoir trop qu’en faisant que d’autres n’aient point assez[177]. » Babeuf considère cette maxime comme une proposition si évidente qu’il néglige d’en donner la preuve. Le premier des devoirs est donc de vivre de telle sorte que l’on ne dépasse point le minimum de consommation indispensable. La frugalité est la plus nécessaire des vertus. Cela est remarquable dans une doctrine sensualiste et eudémonique. L’ascétisme Platonicien et Chrétien était individuel, il se fondait sur l’obligation de dégager l’âme des liens du corps. Babeuf inaugure un ascétisme social, c’est-à-dire une morale de l’abnégation et du renoncement fondée sur nos devoirs envers la communauté, dont le premier est la nécessité de maintenir le pacte social qui veut le bonheur de tous[178]. La vie abondante et fastueuse, étant coupable, comme égoïste, est passible des rigueurs de la justice. Mais la répression intermittente des abus de la propriété sera impuissante tant que la propriété elle-même subsistera en principe. Le seul moyen de supprimer l’excès dans la jouissance, source des douleurs d’autrui, est de supprimer la propriété individuelle, d’arracher la racine de l’égoïsme. Tel doit être l’objet de la première des lois organiques, constitutives de la société. Les lois agraires ne sont qu’un palliatif. « Nous savons quel invincible argument on aurait à nous opposer. On nous dirait avec raison que la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; que dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait. » Donc pas de partage ! « Le système de l’égalité exclut tout partage et c’est même à ce partage que les sociétés, résultats des besoins, des passions et de l’ignorance de nos pères, doivent toutes les tyrannies et tous les maux dont nous sommes les victimes[179]. » Ce qu’il faut avant tout, c’est mettre le citoyen à l’abri des coups du sort qui peut l’atteindre dans le régime actuel de tant de façons, soit qu’il se ruine par défaut d’habileté dans sa gestion, soit qu’il soit frappé par les intempéries qui détruisent ses récoltes, soit simplement qu’il naisse dans une famille pauvre ou trop nombreuse. « Il faut parvenir à enchaîner le sort, à rendre celui de chaque coassocié indépendant des chances et des circonstances heureuses ou malheureuses ; à assurer à chacun, à sa postérité telle nombreuse qu’elle soit (sic) la suffisance, mais rien que la suffisance, et à fermer à tous toutes les voies possibles pour obtenir jamais au delà de la quotepart individuelle dans les produits de la nature et du travail[180]. Le seul moyen d’arriver là est d’établir l’administration commune ; supprimer la propriété particulière, attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il connaît l’obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun, établir une simple administration des subsistances, qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité et les fera déposer dans le domicile de chaque citoyen. — Ce gouvernement, démontré praticable par l’expérience, puisqu’il est celui appliqué aux 1,200,000 hommes de nos douze armées (ce qui est possible en petit l’est en grand), ce gouvernement est le seul dont il puisse résulter un bonheur universel, inaltérable, sans mélange : le bonheur commun, but de la société. » Cette doctrine était inscrite dans l’acte insurrecteur, et Buonarroti l’expose à son tour avec une méthode et une clarté qui ne laissent rien à désirer.

C’est le communisme. Nous citons de préférence les formules de Babeuf, parce qu’elles présentent l’idée sous sa forme originale, et parce qu’elles nous permettent de mieux voir quelle en est la source prochaine. Cette idée n’est pas empruntée à quelque utopie célèbre, comme celle de Morus ; Babeuf, qui cite ses auteurs, nous montre par son silence qu’il ne connaît pas Morus. Elle se trouve chez Morelly. Mais si, depuis 1755, le Code de la Nature n’était pas complètement oublié, la communauté des biens avait été peu à peu reléguée parmi les rêves irréalisables et le programme des révolutionnaires les plus avancés était l’égale répartition entre tous les citoyens de la propriété territoriale. Babeuf s’y arrêtait en 1791. L’idée d’une administration publique des choses, d’une gérance gouvernementale universelle de tout ce qui de près ou de loin peut intéresser l’alimentation d’un peuple, a dû être rajeunie et ravivée par un ensemble de faits récents, à savoir l’établissement par le gouvernement révolutionnaire en 1793 d’un service public des subsistances, dans lequel Babeuf avait figuré comme fonctionnaire, et l’organisation dans des proportions inconnues jusque-là d’un autre service public suffisant à l’entretien de douze armées. À cette époque, nul n’était assuré d’échapper aux étreintes de la faim que s’il était militaire ou fonctionnaire de l’Etat, ou s’il prenait part, grâce à un certificat de civisme, aux distributions faites par les soins de l’Etat, ou plus indirectement s’il évitait avec ses concitoyens, par l’effet des lois sur le maximum, le renchérissement terrible des objets de première nécessité, si l’Etat enfin pourvoyait à l’approvisionnement des marchés par les visites domiciliaires et les réquisitions pour les transports[181]. L’idée de Babeuf est donc la pratique du gouvernement révolutionnaire érigée en doctrine, la transformation d’un fait momentané et local en une règle permanente et universelle. Beaucoup plus qu’à la théorie, elle emprunte son trait essentiel à une réalité née des circonstances : l’application de toute la force d’un État centralisé pour la première fois, disposant des ressources de toute une grande Nation, qui jusque-là suffisait à ses besoins par une production et un commerce hasardeux et dispersés, morcelés comme la France féodale, l’application de cette force immense, disons-nous, à l’accomplissement des fonctions économiques élémentaires et à la satisfaction des besoins primordiaux. Cela ne pouvait se faire que par une hiérarchie de fonctionnaires dépendant entièrement du pouvoir central, chose non inconnue de l’ancien régime, mais emportée, perdue dans l’effondrement de toutes les autorités royales et dans l’anarchie qui résulta de leur remplacement par des conseils locaux indépendants. Cette hiérarchie, la Convention, d’abord isolée et sans autre prise sur tous ces conseils que la pression des clubs, avait dû la restaurer peu à peu ; la création d’un grand mécanisme militaire dont l’unité était la condition et dont les services accessoires (nourriture, fabrication des armes et de l’équipement, etc.) devaient être construits sur le même type, avait révélé aux contemporains les avantages de ce mode de groupement et d’action sociale, si contraire à l’individualisme anarchique des premières années après 1789, de l’administration. On ne voyait alors aucune objection à faire à l’emploi de procédés mécaniques et compulsifs dans le gouvernement, depuis le haut jusqu’au bas de la hiérarchie sociale, puisque la force communiquée à tout le système était la volonté nationale ! Et peu à peu l’administration devenait une institution populaire l’unité, la régularité, la célérité, le contrôle, l’ordre administratifs étaient l’idéal et le but des gouvernements successifs, avec la complicité de la nation tout entière. Si bien que, quand le premier consul posa la main sur la machine pour la mieux ajuster et la mettre en branle avec la virtuosité que l’on sait, elle était déjà munie de ses principales pièces : notre pays était à l’œuvre pour se pourvoir d’un grand outillage administratif destiné à faire pénétrer dans toutes les parties du corps social la volonté du peuple, le nouveau souverain, et la justice sociale. Les rapports des commissaires envoyés par le premier consul en l’an IX pour dresser un inventaire de ce travail dans les diverses régions de la France, en font foi.

Nous voyons dans les diverses formes du socialisme des élans de l’imagination sociale qui outre et altère à force de les grandir les procédés de gestion économique que la pratique révèle d’époque en époque. Ce sont les symptômes très visibles d’institutions nouvelles qui naissent obscurément sans plan préconçu ; ce sont aussi dès moyens de vulgarisation un peu grossiers, empruntés à des formes archaïques, qu’elles se donnent à leurs risques et périls. Le communisme de Babeuf est une débauche d’administration. Voilà le trait qu’il ajoute aux systèmes de ses devanciers. En effet, la plupart des philosophes du xviiie siècle n’ont pas voulu autre chose qu’un partage des terres, inaugurant un régime d’indépendance communale dans des cités rustiques, et c’était si bien sous cette forme que le socialisme s’était propagé, que les conjurés ont cru devoir, à leur corps défendant, promettre qu’une distribution de terres serait faite au peuple au lendemain de l’insurrection victorieuse, promesse contraire à tous leurs principes et qu’ils étaient décidés à éluder. Mais les réflexions de Babeuf et les expériences partielles tentées par la Convention sous ses yeux lui avaient appris que la possession du morceau de terre qu’on pourrait donner à chaque citoyen ne le délivrerait en aucune façon des soucis d’une vie précaire, sans lendemain assuré. Ce sont, comme nous l’avons vu, les revenus de la culture que lui et Buonarroti, dans leurs sincères et longues discussions, furent amenés à mettre en commun pour « enchaîner le sort. » Le droit à l’assistance par les fruits de la terre commune devait remplacer la propriété matérielle du sol[182].

Mais alors il fallait que l’Etat se chargeât d’organiser la gestion agricole, de pourvoir à l’administration non seulement des revenus, mais du travail qui les produit. De là les conspirateurs philosophes passèrent naturellement à l’idée d’une administration du travail en général, dont la Convention avait dû, d’ailleurs, ébaucher quelques spécimens sous la forme d’ateliers nationaux pour la fabrication des armes, de la poudre et des effets militaires, et d’un système administratif de contrôle, de réquisitions, de transports publics et de surveillance des marchés, appliqué aux fruits de la propriété rurale. Le communisme agraire s’achemine par là insensiblement vers le collectivisme industriel.

Là est la seconde nouveauté du système, étroitement liée à la première. Le gouvernement qui pourrait embrasser toute l’industrie agricole dans une vaste administration, pourrait également y comprendre les autres industries. La communauté des travaux suit la communauté des biens, puisque celle-ci entraîne la mise en commun des instruments du travail, quels qu’ils soient. Babeuf invoquait déjà en faveur de la socialisation des fruits du travail, cet argument si souvent repris, qu’aucune industrie ne peut s’exercer sans des emprunts faits à la société antérieure. « Les productions de l’industrie et du génie deviennent aussi la propriété de tous, le domaine de l’association entière, du moment même que les inventeurs et les travailleurs les ont fait éclore ; parce qu’elles ne sont qu’une compensation des précédentes inventions du génie et de l’industrie, dont ces inventeurs et ces travailleurs nouveaux ont profité dans la vie sociale et qui les ont aidés dans leurs découvertes[183]. » Seulement les raisons qui déterminaient nos réformateurs étaient des raisons morales, des raisons tirées du droit naturel. Avant tout l’égalité ! L’égalité dans les jouissances, mais aussi l’égalité dans les charges. Donc l’égalité dans les tâches. Il faut que l’Etat, pour rester dans les conditions du pacte social, exige de tous une participation égale aux efforts nécessités par la satisfaction des besoins communs. C’est une forme de la vertu, pour les législateurs de l’exiger et pour chaque citoyen de s’y soumettre. Le non-travaillant, l’oisif, est un corrompu et un criminel. Ces obligations de chaque citoyen vont jusqu’à la soumission aux ordres de la communauté dans la réglementation la plus minutieuse de toutes les tâches. La division du travail sera l’œuvre du gouvernement, de l’administration jusque dans ses ramifications les plus délicates[184].

Cette seconde face des conceptions de Babeuf reflète pour nous qui connaissons ce qui était alors l’avenir, des horizons très prochains, non soupçonnés des hommes de ce temps. Buonarroti, d’accord sans aucun doute avec lui, écrit sous le titre : Agriculture et arts de première nécessité, le paragraphe suivant : « Les premières et les plus importantes occupations des citoyens doivent être celles qui leur assurent la subsistance, l’habillement et l’habitation, et ont pour objet l’agriculture et les arts qui servent à l’exploitation des terres, à la construction des édifices, à la confection des meubles et à la fabrication des étoffes. Et comme toutes les terres ne sont pas également propres à la culture des mêmes denrées, un des principaux soins de l’administration publique doit être d’établir, dans chaque canton, les productions et les travaux les plus conformes au sol et au climat et les plus favorables à l’abondance et à l’égalité[185]. » C’est dire que les fonctions productives sont les premières dans les États modernes : c’est assigner à l’industrie prise dans le sens le plus général, la première place dans la politique. Or, trois ans après la conspiration de Babeuf, Jean-Baptiste Say écrivait l’Olbie (1799), petit traité économico-politique de tendance nettement socialiste, où le futur économiste cherche, comme le tribun, les conditions du bonheur commun dans une organisation de tous les travaux et une utilisation de toutes les ressources de la Nation par l’Etat. Peu d’années après, il se dégageait de l’influence socialiste, mais il gardait l’impression très vive de l’importance exceptionnelle accordée par les réformateurs contemporains de sa jeunesse aux travaux dé la paix, aux travaux qui répondent aux premiers besoins des hommes ; il absorbait la politique dans l’Economie. Enfin Saint-Simon, fondant les vues de Jean-Baptiste Say avec celles de la Révolution, proposait le système industriel qui procède de la même idée que le plan de Babeuf et de Buonarruti, à savoir donner le pas à la production sur toutes les autres fonctions sociales et transporter dans l’organisation économique l’unité, la centralisation, l’ordre hiérarchique du commandement militaire. Fourier parle aussi très souvent d’armées industrielles qui seront appelées en Harmonie à exécuter de grands travaux comme le percement des isthmes. Pour lui aussi l’industrie absorbe tout. C’est une idée de Babeuf que Fourier et les Saint-Simoniens appliquaient sans y penser peut-être, quand ils ont voulu ainsi militariser l’industrie[186]. Mais il ne faut pas oublier que ce que Jean-Baptiste Say, Fourier et Saint-Simon[187] voulaient faire pour le développement de la richesse, les Babouvistes le réclamaient pour la vertu. Leur politique, nous le savons, dépendait tout entière de la morale ; et c’est une ironie singulière de l’histoire que de rattacher ainsi la renaissance des théories économistes aux utopies des philosophes austères qui rêvaient de restaurer les lois de Lycurgue, le gouvernement de Sparte et les mœurs des républicains antiques.

Le bonheur parfait devait suivre aussitôt la suppression de la propriété le bonheur, fruit de la vertu. « Ce gouvernement fera disparaître les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes, les disputes, les procès, les vols, les assassinats, tous les crimes ; les tribunaux, les prisons, les gibets, les peines, le désespoir que causent toutes ces calamités ; l’envie, la jalousie, l’insatiabilité, l’orgueil, la tromperie, la duplicité, enfin tous les vices ; plus (et le point est sans doute essentiel) le ver rongeur de l’inquiétude générale, particulière, perpétuelle de chacun de nous sur notre sort du lendemain, du mois, de l’année suivante, de notre vieillesse, de nos enfants et de leurs enfants[188]. » Babeuf avait toute sa vie souffert des atteintes de ce ver rongeur, et le bonheur qu’il rêve pour l’humanité, c’est d’être sûre de ne pas mourir de faim. Ce souci est le ressort de toute sa philosophie sociale.

Une réforme qui peut donner le bonheur à l’humanité et la ramener aux conditions essentielles du pacte social ne saurait être différée. L’enthousiasme qu’elle suscite est religieux Babeuf dit souvent ma religion pour ma doctrine, il se compare à Socrate, aux Gracques, à Caton, au Christ, à tous les héros des temps modernes[189]. Quand on a de si grandes choses à faire, on ne peut guère attendre. Nous savons que selon nos réformateurs, quand une minorité tyrannique s’est emparée des moyens de subsistance du reste du peuple, quand il y a des malheureux dans l’Etat, le pacte social est rompu ; cela n’a qu’un sens dans le style du temps : il faut détruire les institutions oppressives, il faut faire une révolution. La révolution a le même but que la société elle-même ; elle achève en une fois l’œuvre sociale et accomplit la destinée des peuples ; elle donne le bonheur. C’est elle, dans ce cas, qui est le droit, et les gouvernants, quel que soit le nombre de leurs adhérents, conspirent en réalité avec les riches contre les pauvres. Elle a donc été légitime en 1789, dans la mesure où elle voulu réaliser le bonheur commun, bien qu’elle ait fait plus alors pour la liberté que pour l’égalité. Robespierre a été plus loin : il a tenté d’établir l’égalité. Mais le bonheur commun n’est pas assuré. La révolution n’est pas finie. Une révolution qui ne donne pas le bonheur à tous est un crime, a dit Robespierre. Il faut donc recommencer celle-ci en la poussant plus à fond. Et toutes les fois que les gouvernants manquent à leur devoir essentiel, toutes les fois que des inégalités s’introduisent dans l’Etat, la révolution doit reprendre son cours ; alors, pour tous, l’insurrection est le premier des devoirs. Ceux qui s’adressent à leurs concitoyens pour ranimer dans leurs âmes le feu sacré des réformes égalitaires, font œuvre sainte et glorieuse le droit au bonheur est imprescriptible. La révolurtion ne sera finie que le jour où ce bonheur sera établi sur la base inébranlable de l’égalité. C’est dire qu’elle ne le sera jamais et qu’aucun gouvernement n’est légitime.

Tels sont les principes dont Babeuf et Buonarroti nous exposent l’enchaînement : supposons avec eux la révolution close et voyons quelle organisation est réservée à la société affranchie de la tyrannie des riches et des mauvaises mœurs.



VI

LA SOCIÉTÉ FUTURE


C’est un anachronisme oratoire que d’appeler cités les sociétés modernes. L’évolution politique ne marche pas au hasard. La forme d’Etats qui a prévalu depuis la fin du moyen-âge est la Nation. Or l’idéal politique et social des philosophes du xviiie siècle, dernier fruit de l’humanisme de la Renaissance, était la cité antique. Aussi, sauf les esprits ultra-simplistes comme Morelly, tous les philosophes ont-ils dû se poser ce problème : comment concilier les principes du droit naturel, c’est-à-dire la liberté et l’égalité absolues, réalisées, pensaient-ils, dans les petites cités pauvres de la Grèce, avec le volume énorme et les conditions d’existence matérielle des nations modernes ? Montesquieu qui avait, au commencement de l’Esprit des Lois, payé son tribut au préjugé universel en faveur des prétendues démocraties antiques, revient vers la fin de son ouvrage par une lente oscillation à une conception plus proche de la réalité contemporaine et admet qu’il puisse y avoir de grandes républiques riches et commerçantes. Rousseau se tire d’embarras par sa théorie de la fédération. Chaque commune rurale — il ne veut ni capitales, ni grandes villes se groupera avec ses voisines et ainsi seront conciliées les exigences de la vertu et les conditions d’équilibre et de défense des groupes sociaux au temps présent. À l’intérieur, les principes souffriront toutes sortes d’atténuations et (pour nous borner à l’objet de ce travail) l’établissement de l’égalité sera reporté au temps incertain où la vertu parfaite régnera sur les cœurs régénérés. Les politiques, plus encore que les philosophes, avaient le souci de concilier le type gréco-romain avec la réalité moderne. Dans les assemblées, nous l’avons vu, sans cesse on mettait en présence l’idéal et le possible ; non l’idéal futur, mais l’idéal rétrospectif alors populaire, et l’on reconnaissait généralement que l’idéal dont les cités antiques offrent l’image vivante, avait cessé d’être possible depuis que les sociétés s’étaient à la fois accrues et enrichies, et que les âmes s’étaient dégradées par une longue pratique de la propriété individuelle. On se résignait au fait de la richesse et de l’inégalité en déplorant la corruption des hommes d’aujourd’hui et leur oubli des enseignements de la nature.

Babeuf et Buonarroti ne voulaient pas se résigner. Ils a étaient donc dans la nécessité de montrer que la « vertu » et la civilisation ne sont point incompatibles ; et c’est ainsi que le principal effort de leur utopie est de déterminer par quelle organisation politique un État moderne peut, sans revenir entièrement aux formes et aux proportions des cités antiques, pratiquer comme elles la vertu et faire régner l’égalité.

Articles organiques. — Deux articles constitutionnels dominent toute la nouvelle organisation sociale.

1o Suppression de la propriété individuelle. — D’abord la propriété individuelle aura disparu. Non par un coup de force, mais doucement, graduellement, il le dit du moins, et par l’effet combiné d’une sage autorité et de la persuasion. Il sera établi une grande communauté nationale dans la République[190]. Elle aura la propriété des biens ci-dessous, savoir : les biens qui étant déclarés nationaux n’étaient pas vendus au 9 thermidor (les ventes opérées depuis sont donc frappées de nullité) ; les biens des ennemis de la Révolution, dont les décrets des 8 et 13 ventôse de l’an II avaient investi les malheureux ; les biens échus où à écheoir à la République par suite de condamnations judiciaires ; les édifices actuellement occupés pour le service public ; les biens dont les communes jouissaient avant la loi du 10 juin 1793 ; les biens affectés aux hospices et aux établissements d’instruction publique les logements occupés par les citoyens pauvres (ceux-ci sont logés dans les maisons des riches depuis le triomphe du peuple) ; les biens de ceux qui en feront abandon à la République ; les biens usurpés par les fonctionnaires enrichis ; les biens dont les propriétaires négligent la culture. Cette grande communauté une fois établie, il ne faut pas douter qu’elle embrassera bientôt tous les Français. En effet le sort des membres de cette communauté qui jouiront, « moyennant un travail modéré, d’une honnête et inaltérable aisance, » qui seront entretenus par elle « dans une égale et honnête médiocrité, sera si heureux qu’il fera envie aux non-participants. « Le bandeau tombera bientôt des yeux des citoyens égarés par les préjugés et par la routine. » De plus ils seront seuls à payer les impôts, portés au double. Ils seront « accablés sous le poids de taxes progressives. » Ils auront la plus grande peine à faire cultiver leurs terres, puisque tout le monde aura le nécessaire moyennant un travail modéré exercé sur les terres de la République. Ils ne pourront rien acheter pour leurs plaisirs puisqu’il n’y aura plus de monnaie ; ils seront « éloignés des affaires, privés de toute influence, méprisés, ne formant plus dans l’Etat qu’une classe suspecte d’étrangers ; bref seront traités, selon un mot de Babeuf, en ennemis publics. Nous croyons donc sans peine qu’ils se décideront vite ou à émigrer, ou à « sceller de leur propre adhésion l’établissement pacifique et universel de la communauté. » Que s’ils s’y refusent, ils auront à compter avec l’autorité publique en vertu de l’article 11 de la nouvelle Constitution, ainsi conçu : « L’administration suprême astreint à des travaux forcés sous la surveillance des communes qu’elle désigne, les individus des deux sexes dont l’incivisme, l’oisiveté, le luxe et les dérèglements donnent à la société des exemples pernicieux. Leurs biens seront acquis à la communauté nationale. » Enfin le scandale de la propriété individuelle ne pourra en tout état de cause durer plus d’une génération, car « le droit de succession ab intestat ou par testament sera aboli » tout d’abord par décret, « et tous les biens actuellement possédés par des particuliers écherront à leur décès à la communauté nationale. » (Article 3.) « Tout portait » donc (avec combien de raison !) « le comité insurrecteur à penser qu’un heureux changement d’opinion eût été infailliblement la suite d’une semblable réforme. » On se demande même pourquoi Buonarroti ajoute : « Le jour fut bientôt arrivé où l’obligation et la contrainte eussent pu succéder sans danger aux exhortations, à l’exemple et à la force de la nécessité ; dès lors le mot propriétaire n’eût pas tardé à devenir barbare pour tous les Français. » Nul doute que, grâce à ces précautions, l’adhésion volontaire à la communauté de tous les anciens égoïstes n’eût prévenu l’action de la loi !

Suppression du travail libre. — « Dans l’ordre (social) dont il s’agit, les travaux nécessaires à la subsistance et aux agréments du peuple sont des fonctions dont les lois prescrivent les règles, afin qu’elles ne dégénèrent jamais en fatigue, qu’elles ne causent que le moins possible de peine, qu’elles ne chargent jamais un citoyen plus qu’un autre et que tous y soient appelés et encouragés par l’habitude, par l’amour de la Patrie, par l’attrait du plaisir (voici venir le travail attrayant de Fourier), et par l’approbation de l’opinion publique[191]. » Et comme « l’ensemble des fonctions se compose de toute l’action nécessaire pour nourrir, habiller, loger, élever, éclairer, diriger et défendre le peuple, à proprement parler tout citoyen est ou a été fonctionnaire. » La suppression de la propriété privée entraîne comme conséquence le fonctionnarisme universel.

Fonctions des citoyens. — Quelles sont donc les diverses fonctions auxquelles les individus peuvent être appelés par la communauté pour le bonheur commun ? Elles sont de deux sortes : les fonctions économiques qui sont diverses selon les divers individus, et les fonctions politiques qui sont générales et les mêmes chez tous.

Fonctions économiques. — Les fonctions économiques se divisent en deux groupes selon qu’elles ont pour but la production ou la distribution des ressources communes. C’est la communauté qui préside aux unes et aux autres, bref c’est elle qui assure l’organisation du travail et la répartition des fruits du travail.

Administration publique du travail. — La règle qu’elle doit suivre pour organiser le travail n’est pas de viser à une production maximum ; il y aura toujours assez de richesses dans un pays où le luxe et l’accaparement seront impossibles d’une part, et où, d’autre part, tout le monde sera forcé de travailler : elle doit viser surtout à épargner la peine et à n’exiger que des efforts égaux de tous les citoyens. Les tâches seront proportionnées, moins aux capacités intellectuelles qu’aux capacités physiques, à l’âge et aux forces de chacun. L’Etat provoquera l’invention de nouvelles machines et perfectionnera les anciennes de façon à alléger l’effort des travailleurs. Les besognes incommodes dont les progrès des sciences n’auront pas encore pu dispenser les hommes, seront imposées à tous les citoyens valides tour à tour et la journée normale comportera une part de travail facile et une part de travail pénible. Du reste tous seront rendus aptes aux efforts les plus rudes par une éducation mâle qui développera uniformément l’énergie musculaire et le goût de l’activité physique. Ainsi, selon une vue de Babeuf, la vraie mesure du travail exigible se trouvera dans la durée de ce travail et c’est cette durée qui variera avec les forces[192].

C’est l’Etat qui se chargera de diviser les tâches entre les divers citoyens. Et comme il importe que les habiletés soient développées de bonne heure, les vocations seront fixées dès l’école par l’autorité. « Les magistrats chargés de la direction des maisons d’éducation publique y font exécuter toutes les branches du travail ordonné par les lois et attachent à chacune d’elles le nombre d’élèves proportionné aux besoins, en consultant leurs forces et leurs penchants[193]. »

Mais les professions elles-mêmes doivent être réglées ; en ce sens que certaines doivent être prescrites et certaines — ne disons pas défendues, puisqu’aucune n’existe que si l’Etat l’ordonne — mais supprimées par le silence de la loi. Le premier emploi de l’activité des citoyens sera la production des aliments, qui doivent être surabondants, et celle de tous les objets nécessaires à la vie. « La direction de l’agriculture et des arts utiles est une des principales attributions du pouvoir souverain[194]. Ces arts primordiaux seront surveillés par l’autorité exécutive en vertu de lois votées par l’assemblée centrale.

Que deviendront dans ce système les beaux-arts, les arts esthétiques ? Sylvain Maréchal les avait condamnés : « Périssent, s’il le faut, tous les arts, pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle ! » Mais Babeuf s’opposa à l’affichage du Manifeste, précisément parce que c’était l’un des points où il différait de son ami. Non qu’il eût le moindre respect pour les chefs-d’œuvre que nous a légués le moyenâge : il applaudissait à leur destruction ; mais lui et Buonarroti, avec les Hébertistes, croyaient qu’il y avait place dans leur République pour un art à la Romaine, exclusivement inspiré par des sentiments laïques et patriotiques, pour un art dont les manifestations seraient nécessairement collectives. « Ce qui n'est pas communicable à tous doit être sévèrement retranché[195]. » À cette condition, les arts ne dépériront pas dans la nouvelle république des Egaux. « Certes si ce dépérissement devait avoir lieu, la masse du peuple qui est entièrement étrangère aux avantages des beaux-arts n’en éprouverait pas un changement désagréable. Mais un pareil événement n’est pas à craindre et il est évident que les arts recevraient dans notre système d’égalité, des accroissements d’utilité générale et une empreinte sublime conforme aux grands sentiments qu’une immense association d’heureux ferait nécessairement naître… Aux poèmes frivoles, à l’architecture mesquine, aux tableaux sans intérêt, on verrait succéder les cirques, les temples et les portiques sublimes, où le souverain, logé aujourd’hui plus mal que nos animaux, irait puiser dans les monuments et les ouvrages de la philosophie la doctrine, l’exemple et l’amour de la sagesse[196]. »

Que ces derniers mots ne nous trompent pas : Babeuf et Buonarroti n’ont pas non plus pour la science une estime sans réserve. Ils distinguent la fausse science de la vraie : la fausse est celle qui vit des subtilités, des raffinements et des illusions de l’orgueilleuse pensée solitaire, jurisprudence ou théologie. La vraie, c’est celle qui féconde la pratique, qui accélère et multiplie les communications, qui guérit ou prévient les maladies, qui apprend à l’homme à se connaître, le préserve du fanatisme religieux et élève son âme aux plus hautes vertus. L’utilitarisme économique et une sorte d’utilitarisme moral cachent à nos réformateurs la valeur propre de la science comme de l’art mais ils comprennent du moins la fonction sociale de l’une et de l’autre et préludent ainsi au positivisme de Cabanis et de Saint-Simon[197]. Ce qui les empêche d’aller plus loin et de laisser leur plein essor aux travaux scientifiques, c’est l’influence de Rousseau qui les domine : ils se défient, de ce progrès des lumières dont le siècle retentissait : ils sont inquiets en présence de la civilisation moderne. « En considérant les choses sous d’autres aspects, on voyait naître du raffinement des arts le goût des superfluités, le dégoût des mœurs simples, l’amour de la mollesse et des rivalités. » On craignait les tendances aristocratiques des inventeurs et des savants, les prestiges de l’éloquence, la facilité qu’auraient des hommes distingués à se faire une situation privilégiée dans l’Etat. « Au poids de ces tristes réflexions se joignait celui de l’opinion de Jean-Jacques Rousseau qui avait dit, d’après l’histoire, que jamais les mœurs et la liberté n’avaient été réunies à l’éclat des arts et des sciences. » Les conjurés étaient donc fort embarrassés de savoir si la profession scientifique compterait ou non dans la société nouvelle au nombre des emplois utiles, par conséquent ordonnés, et en général s’ils devaient absoudre ou condamner la civilisation leur arrestation les dispensa de résoudre ce problème[198]. Sachons-leur gré de leur hésitation et ajoutons qu’ils inclinaient comme leurs contemporains vers une organisation publique de l’instruction, avec un « dépôt des connaissances humaines » comme centre. La République des Egaux aurait eu peut-être son Institut ; mais elle aurait exigé de ses membres, pour autoriser leurs recherphes, un certificat de civisme[199].

Elle n’aurait pas eu, plus que la France impériale, une presse libre. Ceux qui réclamaient depuis deux ans avec violence la liberté absolue du journal et du livre se sentaient un peu gênés pour déclarer qu’ils n’auraient accordé ni l’une ni l’autre s’ils eussent été les maîtres, que dans la République des Egaux les journaux seraient exclusivement les organes de la théorie officielle du Bonheur, et que les ouvrages où la révélation serait admise se verraient refuser l’impression[200]. Mais ils étaient pris dans l’engrenage du système et ne pouvaient méconnaître que la liberté de l’imprimerie est un non-sens dans un État où toutes les industries dépendent de l’administration publique. Une industrie d’État et une science d’État sont deux choses inséparables.

Des lois somptuaires eussent interdit la fabrication et l’usage de tout objet, meuble, vêtement, ornement qui eût dépassé les besoins essentiels et eût servi à autre chose qu’à favoriser « la salubrité et le développement des organes. » La prétendue élégance des meubles et des habillements eût fait place « à une rustique simplicité. L’ordre et la propreté sont des besoins de l’esprit et du corps, mais il importe que le principe de l’égalité auquel tout doit céder fasse disparaître la pompe et la délicatesse qui flattent la sotte vanité des esclaves. » « Il est à présumer que, tout cédant à la loi suprême de l’égalité, la somptuosité des châteaux eût fait place à la salubrité, à la commodité et à la propreté de toutes les habitations, disposées avec une élégante symétrie pour l’agrément des yeux et pour le maintien de l’ordre public. » L’égalité entre les centres d’habitation n’est pas moins nécessaire que l’égalité entre les hommes. Les grandes villes qui, par une excessive division du travail, créent des classes de mercenaires et les subordonnent aux riches qui les emploient, les grandes villes qui rendent la surveillance des mauvaises mœurs difficile au gouvernement le plus vertueux, avaient été condamnées par Rousseau dans ses projets de constitution pour la Corse. D’après cette grande autorité que Buonarroti invoque expressément, les conjurés se préparaient à faire disparaître tout « engorgement » et toute « bouffissure » de la surface de la République[201]. « Plus de capitales, plus de grandes villes : insensiblement le pays se couvrirait de villages bâtis dans les lieux les plus sains et les plus commodes. » Les industriels nécessaires à l’entretien du cultivateur, ainsi que les riches, oisifs jusque là, envoyés pour partager ses travaux, viendraient grossir les petites agglomérations agricoles sans les encombrer.

L’uniformité qui régnera dans les habitations, régnera aussi dans les vêtements. Les citoyens porteront par ordre des costumes différents selon le sexe, l’âge et la fonction ou la classe. Les riches se plaindront, mais qu’importe, si les pauvres sont contents ? Comment mettre en balance les « murmures d’une poignée d’usurpateurs » avec les bénédictions de tout un peuple ?[202] Le peuple français se distinguerait aussi des autres peuples par un costume spécial.

Tout le commerce intérieur sera supprimé, sauf la vente en détail. Le directoire insurrecteur avait sans doute oublié cette restriction lorsqu’il résolut aussi d’arrêter la fabrication de la monnaie et décréta : « Tout membre de la communauté nationale qui reçoit un salaire ou conserve de la monnaie est puni. » Un commerce de détail est difficile à concevoir sans monnaie. Nous verrons comment le commerce intérieur devait être remplacé. Quant au commerce extérieur, il est, comme dans la Cité de Campanella, dans celle de Morus et celle de Platon, réservé à l’Etat : « Les marchandises qui proviendraient de celui que tenteraient les particuliers, seront confisquées au profit de la communauté nationale : les contrevenants seront punis. » Des mesures de défiance exceptionnelles seront prises pour préserver des tentations les agents de l’administration suprême chargés de surveiller les entrepôts que l’Etat créera pour ce commerce ; ces agents seront souvent changés. Pour empêcher les échanges de particulier à particulier et aussi de citoyens à étrangers, « il ne sera plus introduit dans la République ni or ni argent[203]. » La France devient une nouvelle Bétique. Nous ne sortons pas de la République de Platon, de Sparte, de la Crète : cette fascination des esprits devant le souvenir de fictions ou d’institutions vieilles de plus de vingt siècles est un étrange phénomène social.

Il y aura donc encore une France ? Oui. Babeuf et Buonarroti ont décidé que le bonheur commun exigeait des États d’une certaine étendue[204]. Des deux influences qui sollicitaient leurs esprits, celle de Rousseau et celle de l’opinion contemporaine, c’est la seconde qui a prévalu. S’ils avaient divisé, disent-ils, « la grande propriété nationale en autant de propriétés partielles qu’il y aurait eu de peuplades, » selon le vœu de Rousseau, des échanges entre ces peuplades eussent été nécessaires pour que le superflu de l’une passât à l’autre : « ainsi se seraient évanouies cette fraternité générale et cette immense réciprocité de secours qu’on voulait établir et l’esprit égoïste et tracassier du trafic qui eût bientôt présidé aux délibérations de toutes ces communautés, n’aurait pas tardé à réveiller l’ancienne cupidité dans les cœurs des citoyens. » La variété des produits augmente d’ailleurs avec la diversité des régions dans une grande étendue de pays. La production dans son ensemble y est plus constante, c’est une garantie contre la disette. Sans doute l’administration selon la plus stricte égalité d’une population considérable sera compliquée ; « mais au fond tout ceci n’est qu’une affaire de calcul, susceptible de l’ordre le plus exact et de la marche la plus régulière, » dès que la propriété est supprimée[205]. Et même il ne faut pas croire qu’une grande nation offre à la régénération démocratique un obstacle invincible. Une autorité sage et résolue peut y venir à bout des préjugés aussi bien que dans une petite peuplade. « De cette grande et fréquente communication d’hommes et de choses doit nécessairement naître un sentiment de bonheur, de fraternité et de dévouement si général et si fort qu’il est à présumer que nulle force humaine ne pourrait ni envahir le pays, ni y détruire les institutions de l’égalité, dès qu’elles y seraient solidement établies. »

Administration des produits. – L’Etat concentre tous les produits dans de vastes magasins publics[206] et les répartit par voie administrative entre les citoyens. La base de cette répartition n’est pas la capacité productive ou le mérite. L’unité est la même pour tous ; c’est ce qu’on pourrait appeler le temps de besoin qui coïncide d’ailleurs généralement avec le temps de travail, puisque tous sont contraints au travail manuel, sauf les vieillards, les enfants et les infirmes. Nous savons que le droit au bonheur, c’est-à-dire à la distribution égale des objets nécessaires, est la clause essentielle du pacte social[207].

La difficulté est de distribuer également ces objets. Il faut tenir compte des inégalités naturelles entre les participants. De même qu’on ne peut exiger la même durée de travail de deux individus très inégalement doués sous le rapport de la force physique, on ne peut sans injustice donner une même quantité d’aliments à des estomacs dont les besoins ne sont pas semblables. « L’homme qui, pour apaiser une soif ardente boit une bouteille d’eau, ne jouit pas plus que son semblable qui, faiblement altéré, en avale une chopine. Le but de la communauté en question est l’égalité des jouissances et des peines, et nullement celle des choses à consommer ou de la tâche du travaillant. » Il est vrai que les objets eux-mêmes sont de qualité différente et que la distribution peut engendrer des jalousies et des altercations si elle ne tient pas compte de ces inégalités de valeur, soit en alternant les préférences, soit en attribuant par le moyen du sort les meilleurs produits. Mais il faut espérer que sous le régime nouveau, le cœur humain, aigri par l’envie et la malignité des temps d’usurpation, reviendra à sa bonté naturelle. « C’est faire injure à l’auteur de la nature que de supposer que les hommes sont naturellement portés à s’envier, à se haïr et à s’entre-déchirer pour la saveur d’un fruit ou pour la suavité d’une fleur, lorsque les fruits et les fleurs abondent autour d’eux… Le bon sens et l’esprit d’égalité et de concorde aplanissaient à Sparte toutes les faibles difficultés qui aujourd’hui encore ne troublent pas la paix des familles nombreuses, des pensionnats et des logements militaires. » Nous n’avons pas à apprécier cet optimisme. Notons seulement cet aveu que l’idéal social des conjurés était le régime du pensionnat ou de la caserne[208].

L’étendue considérable laissée à l’Etat par les conjurés leur faisait croire que comme les régions de la République sont de fécondité inégale, on devrait compenser le dénuement des unes par le superflu des autres, et faire participer toute la population aux produits privilégiés de quelques provinces. C’est là une fonction importante de l’Etat nouveau. Il tient une statistique exacte de toutes les productions et de tous les besoins, statistique qui lui est rendue facile par la confiance réciproque de tous les membres de la communauté. « De cette connaissance il déduit les dispositions nécessaires pour assurer partout l’approvisionnement actuel et pour pourvoir aux besoins imprévus de l’avenir[209]. »

L’administration qui concentre et répartit les produits doit nécessairement présider à leur transport. Cette fonction sera confiée successivement à tous les citoyens pour qu’ils puissent, en voyageant, mieux connaître et mieux aimer leur pays. Les voies de communication seront multipliées et perfectionnées. Le télégraphe aérien (il était récemment inventé) renseignera instantanément l’administration sur les accidents et les désastres locaux, et lui permettra d’y porter remède. Il lui suffira d’ajouter une demi-heure à la journée de tous les travailleurs pour trouver de quoi indemniser les populations qui auront souffert de la grêle, de la gelée ou de l’inondation.

Ainsi nul ne souffrira de la suppression de la propriété. Bornés à ce qu’ils recevront de la « tradition réelle » des magistrats, mais assurés de le recevoir toujours, les citoyens non seulement ne manqueront de rien, mais n’auront plus de souci sur le lendemain. Aucun obstacle n’arrêtera plus la multiplication de l’espèce. Et la population, qui est, selon Rousseau, le critérium de la prospérité des Etats, croîtra abondamment dans la joie et la fraternité. La France sera plus heureuse et plus grande que la cité de Lycurgue, car elle aura les mêmes institutions dictées par la nature, sans acheter le bonheur des uns de l’esclavage des autres[210].

Les fonctions économiques dont nous venons d’esquisser le tableau sont nécessaires à l’existence de la communauté et exigibles par la loi ; elles ont ce caractère de varier avec les vocations, en sorte que chaque citoyen est investi d’une fonction différente. Celles dont nous avons à parler maintenant pourraient, selon l’opinion de Buonarroti, être suspendues sans que la société soit menacée dans son existence, elles sont entièrement volontaires et tous les citoyens sont appelés à les remplir également. Ce sont les fonctions non productives ou politiques[211].

Fonctions générales ou politiques. — Elles occupent les instants non consacrés au travail obligatoire. Comme chaque citoyen ne travaille que trois ou quatre heures par jour, il a d’amples loisirs qu’il doit lui être agréable d’employer pour le bien de la communauté, afin qu’elle soit de plus en plus digne de l’amour de ses membres. « De telles occupations qui ont pour objet l’exercice du corps, la culture de l’esprit, l’éducation de la jeunesse, l’instruction générale, le maniement des armes, les évolutions militaires, les honneurs à rendre à la divinité, l’apothéose des grands hommes, les jeux publics, l’embellissement des fêtes, l’administration et les délibérations du peuple, » étant pour la plupart libres et spontanées, dépendent de l’attrait qu’elles exercent. « Le législateur habile y attache les citoyens par leur libre e choix. En ceci le chef-d’œuvre de la politique est de modifier par l’éducation, par l’exemple, par le raisonnement, par l’opinion et par l’attrait du plaisir, le cœur humain, de façon qu’il ne puisse jamais former d’autres désirs que ceux qui tendent à rendre la société plus libre, plus heureuse et plus durable. Quand une nation en est à ce point, elle a de bonnes mœurs ; alors les devoirs les plus pénibles sont remplis avec plaisir ; on obéit librement aux lois ; les limites posées à l’indépendance naturelle sont regardées comme des bienfaits ; et il y a dans le corps politique unité d’intérêt, de volonté et d’action[212]. » En un mot la vie politique dans la société idéale exclut toute contrainte et résulte du concours de volontés convergentes.

Si donc, comme le pensait Rousseau d’accord lui-même avec Platon, l’éducation est « le moule des mœurs, » l’éducation est, après l’alimentation publique, la fonction la plus importante de l’Etat. Aussi était-elle pour le comité insurrecteur « un objet de prédilection, parce qu’il la considérait comme le fondement le plus solide de l’égalité sociale et de la République, » parce que c’est elle « qui donne au peuple, » en le rendant indépendant des anciens privilégiés de la fortune et du savoir, « la possibilité d’être réellement souverain[213]. »

L’éducation doit être nationale, commune, égale pour tous. Nationale d’abord. « L’éducation devant compléter la réforme, maintenir et affermir la République, celle-ci est le seul juge compétent des mœurs et des connaissances qu’il lui importe de donner à la jeunesse. D’un autre côté le principal objet de l’éducation doit être de graver dans les cœurs les sentiments de fraternité générale que contrarie et repousse le régime exclusif et égoïste des familles. » « Plus d’éducation domestique, plus de puissance paternelle, » dit Buonarroti avec Platon. En quoi il semble s’écarter de Rousseau dont l’Emile expose un plan d’éducation individuelle dans la famille. Mais d’abord Emile est l’élève d’un philosophe et non de ses parents. Ensuite c’est pour Rousseau un pis aller que l’éducation dans la famille. « L’éducation publique n’existe plus et ne peut plus exister, parce qu’où il n’y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent être effacés des langues modernes. » L’institution de Platon et celle de Lycurgue restent pour Rousseau les seuls modèles parfaits[214], et il eut été heureux d’y revenir s’il avait cru possible de restaurer les républiques antiques. Maintenant, pense Buonarroti, la Révolution ayant ramené la constitution de la France aux principes du droit naturel qui sont ceux des législateurs de Sparte, il lui appartient de faire refleurir le type d’éducation réalisé par eux. Les projets de Rabaut-Saint-Etienne et de Michel Le Peletier, repris par Robespierre, vont à ce but. « Michel Le Peletier, qui eut la gloire de sceller de son sang la République naissante, eut aussi celle d’imaginer le premier depuis la révolution, un plan d’éducation nationale, commune et égale. Ce plan, monument éternel de la vertu de son auteur, devait cependant se concilier avec toutes les misères qui découlent en foule de la propriété individuelle, véritable boîte de Pandore, et dès lors il dut renfermer des ménagements qui en restreignent considérablement les avantages[215]. » Dans la République des Egaux où la propriété sera abolie, l’éducation doit être tout entière l’œuvre de l’Etat et rigoureusement commune et égale pour tous. « Il est-essentiel que les jeunes gens s’accoutument de bonne heure à ne voir dans tous leurs concitoyens que des frères, à confondre leurs plaisirs et leurs sentiments avec ceux des autres, et à ne trouver de bonheur que dans celui de leurs semblables. Les communautés d’éducation sont les images de la grande communauté nationale à laquelle tout bon citoyen doit ramener ses actions et ses jouissances[216]. » Enfin l’éducation doit être égale, « parce que tous sont également les enfants chéris de la Patrie ; parce que tous ont les mêmes droits au bonheur que trouble nécessairement l’inégalité, parce que de l’égalité d’éducation doit dériver la plus grande égalité politique. »

« Pour nous faire une idée des projets du comité insurrecteur à cet égard, représentons-nous une magistrature suprême, composée de vieillards blanchis dans les fonctions les plus importantes de la République, dirigeant à l’aide des magistrats inférieurs, tous les établissements d’éducation, s’assurant par des inspecteurs tirés de son sein, de l’exécution des lois et de ses ordres, et ayant auprès d’elle un séminaire d’instituteurs dont elle soigne l’enseignement[217]. »

« Dans l’ordre social conçu par le comité, la Patrie s’empare de l’individu naissant pour ne le quitter qu’à la mort. » Elle surveille même l’allaitement maternel et garantit l’enfant des dangers d’une fausse tendresse. À plus forte raison doit-elle redoubler de sollicitude dès qu’il s’agit de former en lui le citoyen.

D’après les idées du comité, « l’éducation nationale devait se proposer trois objets : la force et l’agilité du corps ; la bonté et l’énergie du cœur ; le développement de l’esprit. » Nous voudrions pou oir citer les paroles de Buonarroti qui traite en effet de l’éducation nationale comme d’un sujet de prédilection, esquisser le tableau qu’il retrace des splendides établissements en pleine campagne destinés à la jeunesse, donner le programme des travaux agricoles et mécaniques mêlés à des exercices militaires qu’il lui réserve, montrer de quel pur patriotisme et de quels sentiments élevés il voulait nourrir son cœur, et comment on oublie presque en lisant ces descriptions enthousiastes que tout cela n’est que chimère, si l’Etat ne reconnaît pas dans l’éducation domestique la source première de toute vigueur et de toute vertu. Nous devons nous borner, et de même quant aux programmes d’instruction, nous devons nous contenter de dire qu’ils sont inspirés du même esprit positif et patriotique[218] que ceux des Ecoles centrales créées en 1794 par la Convention, mais qu’ils en diffèrent en ce que ces plans d’instruction intégrale sont dans la pensée du comité dressés pour tous les jeunes Français sans distinction, et non pour les enfants d’une catégorie de citoyens. Buonarroti et Babeuf, bien que très favorables aux plans de phalanstère scolaire e que Robespierre avait proposés d’accord avec les Hébertistes, faisaient dans l’éducation une part plus large que les Hébertistes à la culture intellectuelle[219]. C’étaient des sans-culottes philosophes et délicats, très imbus au fond de cet humanisme raffiné qu’ils voulaient remplacer par l’étude des sciences et de l’histoire. Les conjurés parlaient en lettrés de l’éducation des filles quand ils disaient : « Les filles seront dressées aux travaux les moins pénibles de l’agriculture et des arts, parce que le travail, qui est la dette commune, est aussi le frein des passions, le besoin et le charme de la vie domestique ; elles seront pudiques, parce que la pudeur est le gardien de la santé et l’assaisonnement de l’amour ; elles aimeront la Patrie, parce qu’il importe qu’elles la fassent aimer aux hommes et elles participeront par conséquent aux études propres à leur faire aimer la sagesse de ses lois ; elles seront exercées au chant des hymnes nationaux qui doivent embellir nos fêtes ; enfin elles prendront part, sous les yeux du peuple, aux jeux des garçons, afin que la gaieté et l’innocence président aux premiers mouvements de l’amour et soient les avant-coureurs des unions prochaines. » Voilà de quoi s’occupaient dans leurs conciliabules ces hommes qui se préparaient avec le plus grand soin à mettre Paris à feu et à sang : on ne s’attend pas à trouver tant de pédagogie dans une conspiration[220].

En un sens l’éducation dure toute la vie, et un gouvernement tel que le concevaient les conjurés n’avait pas mtoins à se préoccuper de former l’opinion chez les adultes que de pourvoir à, l’institution de l’intelligence et du cœur dans la jeunesse. Ils accordaient dans cette vue une haute importance aux fêtes générales et locales ; c’était avec une sorte d’ivresse qu’ils se livraient à des projets de jeux variés et de spectacles grandioses ou touchants que l’administration eût réglés comme le clergé règle les cérémonies du culte. Toute cette figuration faisait partie de la tradition de Rousseau et de Robespierre[221]. Selon cette théorie le citoyen devait compte à l’État de ses réjouissances comme de ses biens et de ses opinions. « Les amusements que le peuple entier ne partage pas doivent être retranchés d’un État bien constitué[222]. » Faire de la musique chez soi et fêter un’anniversaire de famille deviennent des actes répréhensibles. Les solennités diverses devaient dans leur ensemble former pour les citoyens une sorte de cours encyclopédique des notions et des sentiments qui sont la source de l’esprit public dans une nation régénérée. Elles auraient pour objet l’ordre providentiel de la nature et les merveilles de la vie sociale[223] : les arts utiles, les vertus civiques, les bienfaiteurs de l’humanité, l’histoire de la Révolution. Buonarroti nous donne le nom que devaient porter quelquesunes de ces fêtes ; c’est l’union des sexes, la présentation des nouveaux-nés, l’entrée des enfants dans les maisons d’éducation, le’départ des jeunes gens pour les frontières, leur retour et leur admission au rang des citoyens ; en cas de guerre, le départ des guerriers, leur retour, les honneurs à rendre aux défenseurs’de la Patrie morts dans les combats, et les triomphes à décerner aux plus vaillants.

Dans toutes ces fêtes l’âme des citoyens eût été en quelque sorte élevée au-dessus d’elle-même et transportée dans l’État par des enseignements à la fois patriotiques et religieux, la religion nationale étant le meilleur soutien de la morale civique. Les croyances entretenues jusque là par les religions « prétendues révélées, » eussent été « reléguées par les lois parmi les maladies dont il fallait extirper graduellement les semences. » Mais les dogmes de l’existence de l’Etre suprême et de l’immortalité de l’âme sont essentiels au maintien de la société, car « il lui importe que les citoyens reconnaissent un juge infaillible de leurs pensées et de leurs actions secrètes que les lois ne peuvent atteindre et qu’ils tiennent pour certain qu’un bonheur éternel sera la suite nécessaire de leur dévouement à l’humanité et à la’Patrie. « Ainsi les théoriciens de la conjuration, qui voulaient, disaient ils bannir la théologie de l’éducation, liaient les principes de la conduite politique à ceux de la métaphysique traditionnelle, sans voir qu’ils faisaient exactement la même chose que les théologiens. Cette orthodoxie politico-religieuse est celle que Rousseau recommande au livre IV du Contrat social. Après lui Robespierre dut au courage avec laquelle il la défendit, la sanglante proscription dont il fut la victime[224]. » C’est la religion naturelle donnant la main au droit naturel. C’est une atténuation du protestantisme, comme le protestantisme était une atténuation du christianisme historique. Faut-il nous étonner que cette religion, bien que dépouillée des dogmes que la révélation chrétienne y avait joints et réduite à son fonds Platonicien primitif, soit invoquée concurremment avec le sensualisme du xviiie siècle, en faveur de l’individualisme absolu et porte encore une fois les fruits que nous l’avons vue donner dans la politique de Platon, dans la politique de l’Eglise, enfin dans la politique de Rousseau ? Devrons-nous nous étonner davantage de voir, au cours du xixe siècle, ce même spiritualisme compter, selon les maximes de Rousseau, parmi les objets relevant de l’administration publique et contribuer pour sa part à rapprocher nos institutions des principes d’égalité et de liberté absolues qui avaient inspiré la révolution ? Quoi qu’on pense de son action pendant les temps ultérieurs, nous sommes en présence d’un fait : voici que la religion naturelle devient la garantie et la condition du communisme et qu’il faut croire à la vie future pour être un bon sans-culottes. Babeuf n’est pas très orthodoxe ; il incline vers la métempsychose. Mais il regarde aussi à sa façon l’immortalité comme la sauvegarde de la vertu. « La vertu ne meurt pas, » dit-il pendant son procès ; « les tyrans s’abusent dans leurs atroces persécutions ; ils ne détruisent que des corps ; l’âme des hommes de bien ne fait que changer d’enveloppe ; elle anime, sitôt la dissolution de l’une, d’autres êtres chez qui elle continue d’inspirer les mouvements généreux qui ne laissent jamais de repos au crime dominateur[225]. »

Joignons à ces solennités du culte renouvelé de Robespierre, des institutions comme celle de la censure publique, imitée de l’antiquité. Ce sont des assemblées qui auraient exercé la censure sur les magistrats sortant de charge et sur les morts. Même il y aurait eu comme en Égypte un jugement des morts par lequel les honneurs de la sépulture auraient pu leur être refusés et le port de leur nom interdit à leurs enfants. Les archives de la conjuration sont pleines de la défroque des Grecs et des Romains, mêlée à l’héritage plus récent de l’Incorruptible.

Ainsi préparés par les soins de l’Etat à exercer les foncitions politiques, endoctrinés par l’éducation publique, par la presse officielle, par les sermons laïques des fêtes décadaires, par le théâtre qui sera la mise en action de l’histoire moderne, les jeunes citoyens seront tous aptes à concourir à la formation de la loi et à se faire comme magistrats les instruments de sa volonté.

De l’efficacité de cette préparation dépend l’exercice réel de la souveraineté du peuple. Aussi convient-il de joindre à la préparation générale que nous venons d’exposer un apprentissage plus direct. Le comité avait pensé à placer des épreuves éliminatoires à l’entrée de la carrière politique. Mais il eût risqué ainsi d’interdire à une partie considérable des citoyens l’usage de leurs droits essentiels. D’ailleurs, grâce à la suppression de la propriété, « l’art de régler les affaires publiques, étant devenu fort simple, serait bientôt à la portée de tout le monde. »

On devait compléter, en prenant l’Ephébie athénienne pour modèle ; un système d’entraînement à la vie politique, déjà populaire en 1793. Les jeunes gens fréquenteraient les clubs et peu à peu s’accoutumeraient à y donner leur avis : ils seraient là en contact avec « les hommes les plus versés dans la science des lois » et seraient amenés à étudier à propos de chaque discussion « les livres que la République leur eût mis sous les yeux. » Ils eussent àssisté en silence aux débats des assemblées, y auraient appris l’ordre et la forme des discussions et s’y seraient accoutumés à la gravité et à la décence. Puis ils auraient été conduits à la frontière, eussent vécu dans les camps, se seraient exercés au maniement des armes et aux évolutions. C’est à leur retour qu’aurait eu lieu la grande cérémonie de leur entrée dans le corps social. Ici nous sommes obligé de citer Buonarroti : nulle part on ne saurait trouver une plus instructive illustration du Contrat social et de toute la philosophie politique du xviiie siècle.

« Le comité regardait comme un grand vice l’usage de placer au rang des citoyens tous ceux que le hasard fait naître dans un pays, sans aucune délibération de leur… ; il pensait que la soumission aux lois de la société dont on fait partie doit être le résultat formellement exprimé d’une volonté éclairée et libre. — À cet effet il songeait à établir une solennité par laquelle les engagements réciproques de la société envers les citoyens et des citoyens envers la Patrie eussent été formellement constatés. — À des jours marqués, les jeunes hommes de l’âge requis, après avoir parcouru les degrés d’instruction civile et militaire prescrits par les lois, seraient venus demander à l’assemblée des citoyens leur inscription sur le registre. Après la délibération de cette assemblée on aurait expliqué la nature du pacte social, les droits qu’il confère et les devoirs qu’il impose aux candidats, qui eussent été interpellés de déclarer s’ils consentaient à faire partie de la société française aux conditions qu’ils venaient d’entendre. Ceux qui s’y seraient refusés eussent été bannis à perpétuité de la République et accompagnés aux frontières, pourvus pour un certain temps des choses nécessaires à la vie. — Quant aux autres, il serait intervenu entre eux et le souverain un contrat solennel, à la suite duquel ils eussent reçu les marques de leur nouvel état ; revêtus par les magistrats du costume des citoyens, ils eussent été salués citoyens français, et leurs noms eussent été inscrits sur le registre civique, porté avec pompe au milieu du peuple ; puis on eût remis à chaque nouveau citoyen un habit militaire et un armement complet sur lequel devait être gravé son nom[226]. »

Dès lors les jeunes gens assistent aux assemblées ; tous prennent part à la gestion de la chose publique. La liberté serait menacée et bientôt perdue, si un groupe plus ou moins restreint de citoyens, « exclusivement au fait des principes de l’art social, » était investi de droit ou par le fait de sa supériorité, du privilège de gouverner la communauté. Cette intervention perpétuelle de tous dans les affaires n’aura d’ailleurs rien d’onéreux : la vie politique est la source de vifs plaisirs et comme les citoyens de la République des Egaux, depuis la suppression de la propriété individuelle et la mise en régie du travail, unt beaucoup de loisirs, rien ne les empêchera d’assister aux assemblées autant de fois qu’il sera nécessaire, quelle que soit la fonction dont le choix public les aura chargés[227].

Ces assemblées sont de trois sortes : les assemblées de souveraineté, l’assemblée centrale des législateurs, le corps des conservateurs de la volonté nationale.

Les conjurés se préparaient à organiser le gouvernement direct dont le principe avait été posé par la Constitution de 1793. Les assemblées de souveraineté siégeant dans chaque arrondissement eussent été la source de toute l’action politique. Ou bien la majorité d’entre elles eût voté une loi à l’état de projet, et ce projet, rédigé à nouveau par l’assemblée des législateurs, eût été soumis à leur ratification définitive ; ou bien l’initiative de la loi eût été prise par l’assemblée des législateurs, mais cette loi eût été portée ensuite devant les assemblées primaires qui eussent déclaré par l’acceptation ou le rejet de la proposition la volonté du peuple à son égard.

Les Conservateurs proclamaient la volonté du peuple une fois exprimée ; mais ils avaient, nous le verrons bientôt, une plus importante fonction.

Quant aux assemblées primaires, leur fractionnement et la lenteur de la procédure législative paraissait être une suffisante garantie contre la précipitation et l’entraînement auxquels eût pu être exposée une assemblée unique de législateurs : de plus, à côté de chaque assemblée primaire devait être placé un Sénat composé de vieillards choisis par elle dans l’arrondissement et dont le rôle eût été purement consultatif. Seulement, comme les vieillards actuels ont vécu sous le régime corrupteur de la propriété individuelle, le comité insurrecteur aurait rempli d’abord les Sénats de patriotes ayant pris une part active à la révolution.

Le pouvoir exécutif eût été organisé comme dans la Constitution de 1793 et le Contrat social. Une série de conseils eût constitué la hiérarchie des pouvoirs administratifs chargés, comme il a été dit, de fonctions considérables. La justice n’eût été que l’une de ces administrations et elle eût reçu comme les autres de degré en degré l’impulsion du pouvoir central. Presque tout le monde étant fonctionnaire, et le fonctionnaire pouvant être considéré comme un magistrat, les magistrats eussent été extrêmement nombreux dans ce système politique ; mais on estimait que des magistrats réduits à la portion congrue, obligés à des mœurs simples, préparés par un stage prolongé à leurs fonctions actuelles, ayant à rendre leurs comptes au peuple et d’ailleurs choisis parmi les révolutionnaires anciens ou nouveaux, c’est-à-dire parmi des hommes vertueux, seraient facilement contenus dans leurs ambitions et préservés de tout dérèglement. Toutes les institutions eussent tendu à rendre leur pouvoir irrésistible tant qu’il se serait borné à l’exécution des lois, et à le paralyser dès qu’il se serait écarté de cet objet. Ils eussent formé une vaste machine où « l’impulsion donnée par les premiers dépositaires des lois, se serait propagée rapidement et uniformément jusqu’aux extrémités de la République, » mais ils auraient été enveloppés par une surveillance et un contrôle incessants et tenus en suspicion comme des prévenus.

Sylvain Maréchal avait dit dans son manifeste : « Disparaissez enfin révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés ! » Ces derniers mots n’avaient pas moins choqué Babeuf que l’anathème jeté aux arts. À la veille de s’emparer lui-même du pouvoir, il avait oublié soudain ses proclamations anarchiques. Une autorité chargée d’assurer le bonheur commun ne saurait être excessive : on a vu que le directoire secret se réservait de tenir en tutelle la nouvelle convention aussi longtemps qu’il le jugerait à propos. Mais cette autorité absolue eût été contrebalancée par la menace permanente de l’insurrection et la dénonciation toujours s prête des Tribuns.

En effet, « pour le comité insurrecteur, le bonheur et la liberté dépendaient bien plus du maintien de l’égalité et de l’attachement des citoyens aux institutions qui l’établissent que de la distribution des pouvoirs publics. Il y avait dans leur république une institution de l’Etat et une constitution de l’autorité, et il est dans l’une et dans l’autre des points fondamentaux que le peuple lui-même ne peut ni violer ni modifier, parce qu’on ne saurait y toucher sans dissoudre à l’instant la société (c’est-à-dire sans rompre le pacte social) ; tels sont dans la première l’égalité rigoureuse, et dans la seconde la souveraineté populaire. L’inviolabilité de ces dogmes eût été solennellement reconnue par la loi qui devait autoriser la résistance et l’insurrection, dans le cas où une partie des citoyens tenterait, en les méconnaissant, de s’arroger le droit d’asservir l’autre[228]. » Ainsi le droit à l’insurrection, planait sur toutes les institutions de la nouvelle République et les mêmes hommes qui voulaient recommencer la révolution pour la finir avaient soin de déclarer qu’aussitôt après, en vertu des mêmes dogmes, ils se réservaient de la recommencer encore. Cependant ils auraient pris, pour éviter cette extrémité, les mesures recommandées par le Contrat social. Rousseau voulait qu’il y eut des assemblées périodiques du peuple destinées à empêcher les usurpations du pouvoir exécutif et que ces assemblées se réunissent sans convocation formelle. « L’ouverture de ces assemblées, dit-il[229], qui n’ont pour objet que le maintien du traité social, doit toujours se faire par deux propositions qu’on ne puisse jamais supprimer et qui passent séparément par les suffrages. La première : s’il plaît au souverain de conserver la présente forme de gouvernement. La seconde s’il plaît au peuple d’en laisser l’administration à ceux qui en sont actuellement chargés. » La Constitution de 1793 avait prévu par l’article 34 la formation spontanée, extraordinaire, des assemblées primaires. Le comité insurrecteur revient aux assemblées périodiques. Elles seraient « appelées à s’expliquer sur la Constitution et, dans le cas où elles invoqueraient des changements, un petit nombre* de sages seraient chargés de proposer régulièrement les réformes demandées. »

Des sous-entendus qu’il importe d’éclaircir se cachent sous ces dispositions. Le cas où les assemblées périodiques demandent le remaniement de la Constitution, n’est pas le seul qui ouvre la porte à des changements graves dans ce que Buonarroti appelle l’économie sociale. Nous avons signalé la création projetée d’un corps de Conservateurs de la volonté nationale et nous ne lui avons assigné qu’un rôle, celui de recueillir les actes des assemblées de souveraineté et de proclamer la volonté du souverain, en d’autres termes de promulguer les lois. Dans la pensée du comité insurrecteur, un autre rôle bien plus important lui était réservé. « On comptait en outre faire de ce corps une espèce de tribunat, chargé de veiller à ce que les législateurs, abusant du droit de rendre des décrets, n’empiétassent pas sur la puissance législative, » c’està-dire sur la volonté souveraine. Dans ce cas, il devait en appeler au peuple. Il était donc l’interprète préventif de la volonté du peuple ; il faisait parler le souverain. « Je ne me souviens pas, ajoute Buonarroti, qu’on eût pris un parti à l’égard du nombre des Conservateurs et de la durée de leurs fonctions ; mais je me rappelle fort bien qu’on était convenu d’engager le peuple à les tirer par ses suffrages immédiats du corps des sénateurs[230]. » Or les sénateurs eussent été choisis au début en chaque arrondissement parmi les chefs ou les partisans de la révolution victorieuse. Donc le comité insurrecteur était sûr d’entrer tout entier, s’il le voulait, dans le corps des conservateurs de la volonté nationale. C’était très probablement sous cette forme et avec ce titre que le comité se réservait de rester au pouvoir, de garder la haute main sur les diverses assemblées et d’intervenir quand il le voudrait en arbitre suprême pour donner le signal de la révision. Quel rôle y eût joué Babeuf ?

« On comptait faire de ce corps une espèce de tribunat. » C’était dire que la place de Babeuf, tribun du peuple, y était marquée d’avance. Qu’est-ce qu’un tribun du peuple ? Ne croyons pas qu’il s’agisse là d’une appellation vague, désignant un orateur virulent, défenseur volontaire des droits du peuple. Dans la langue politique du temps, le mot tribun a un sens défini : l’Evangile de Babeuf va nous le faire connaître[231]. « Quand on ne peut établir une exacte proportion entre les parties constitutives de l’Etat, ou que des causes indestructibles en altèrent sans cesse les rapports, alors on institue une magistrature particulière qui ne fait point corps avec les autres, qui replace chaque terme dans son vrai rapport, et qui fait une liaison ou un moyen terme, soit entre le prince (le gouvernement) et le peuple (considéré comme sujet), soit entre le prince et le souverain, soit à la fois des deux côtés s’il est nécessaire. — Ce corps, que j’appellerai tribunat, est le conservateur des lois et du pouvoir législatif. Il sert quelquefois à protéger le souverain contre le gouvernement, comme faisaient à Rome les tribuns du peuple ; quelquefois à soutenir le gouvernement contre le peuple, comme fait maintenant à Venise le conseil des dix, et quelquefois à maintenir l’équilibre de part et d’autre, comme faisaient les éphores de Sparte. — Le tribunat n’est point une partie constitutive de la cité et ne doit avoir aucune portion de la puissance législative, ni de l’exécutive ; mais c’est en cela même que la sienne est plus grande car ne pouvant rien faire, il peut tout empêcher ; il est plus sacré et plus révéré comme défenseur des lois, que le prince qui les exécute et le souverain qui les donne. C’est ce qu’on vit bien clairement à Rome, quand ces fiers patriciens, qui méprisèrent toujours le peuple entier, furent forcés de fléchir devant un simple officier du peuple, qui n’avait ni auspice, ni juridiction. » Voilà la magistrature que Babeuf se proposait de se faire décerner par le peuple insurgé après la victoire ; il eût été, comme cela se trouva écrit en forme lapidaire dans les papiers de la conjuration :

Gracchus
Babeuf
premier
Tribun.


Et, comme tel, il eût repris la dictature anonyme de Robespierre ; il eût été, quand et comme il l’eût voulu, l’organe du droit de nature, supérieur à tous les pouvoirs de l’Etat, même à la souveraineté populaire. Premier tribun ; premier consul ! Des ambitions effrénées se cachaient sous cette parade de titres républicains empruntés à l’antiquité.

Les rapports de la République des Egaux avec les autres États n’eussent point été facilités par l’exécution de l’article 12 de l’acte insurrecteur. « Toute opposition sera vaincue sur-le-champ par la force. Les opposants seront exterminés. Seront également mis à mort… les étrangers de quelque nation qu’ils soient qui seront trouvés dans les rues, etc… » Cela, pour le jour de l’insurrection. L’ordre rétabli, on se bornera à les enfermer : les îles Marguerite, Honoré, Hyères, Oléron et Ré, « seront converties en lieux de correction où seront envoyés pour être astreints à des travaux communs les étrangers et les individus arrêtés. Ces îles seront rendues inaccessibles. » Mais quelle est la cause de ces mesures qui nous paraissent extravagantes ? Buonarroti nous donne une raison telle, qu’on voit très clairement qu’il n’en a pas de bonne. « Cette précaution à l’égard des étrangers était dictée non par un esprit malveillant d’isolement, mais par le désir de mieux remplir les offices d’humanité et de fraternité que tous les peuples se doivent réciproquement. » Voici comment. Ce serait évidemment un grand bienfait que d’offrir aux peuples encore asservis à des gouvernements monarchiques l’exemple éclatant d’une république forte, fondée sur l’égalité et la liberté. Or la République française ne peut prospérer que par l’éloignement de la foule d’étrangers que ses ennemis du dehors ne manqueraient pas s d’envoyer chez elle « pour y semer la discorde et y créer des factions. » C’est donc par esprit dé cosmopolitisme qu’il faut exclure soigneusement du territoire français les citoyens des autres nations. L’argument rappelle celui que nous avons rapporté plus haut en faveur de la dictature : c’est pour rendre hommage à la souveraineté du peuple, que la dictature sera instituée ! Buonarroti abuse de la finesse. Les défenses faites aux étrangers de paraître dans la nouvelle république s’expliquent simplement par ce fait que la France, en guerre depuis longtemps avec tous les Etats de l’Europe, s’était désaccoutumée de voir chez elle des natifs des autres pays et que, chose nouvelle, leur présence excitait partout un étonnement inquiet et irrité. Fière de sa révolution, elle méprisait les autres nations encore pliées sous le joug ; dans le langage du temps tout soldat ennemi était un esclave. Babeuf, comme d’ordinaire, partageait le sentiment général. Faut-il ajouter que Platon, Morus, Campanella, Morelly (alors Diderot), avaient redouté l’invasion des étrangers comme pouvant introduire dans la population pacifique de mauvaises mœurs, des diversités et des divisions fâcheuses ? Le ressouvenir des lieux communs antiques qui attribuaient la perfection à l’isolement et à la pure unité et voulaient qu’une nation prospère se passât de toutes les autres, a dû être présent à l’esprit de notre historien, puisque nous le voyons, précisément à l’occasion du commerce extérieur, invoquer l’argument de Platon : « Il y a corruption dans la société, lorsque les éléments dont elle se compose sont divisés par la diversité et par l’opposition des intérêts[232]. »

Toujours est-il que le communisme est encore en ce moment le contraire d’une doctrine cosmopolite. La République des Egaux n’est point aggressive : ce n’est que pour les marchands qu’on fait la guerre, et elle n’en a pas. « Un peuple agricole, sans monnaie et sans luxe, n’ayant d’autres soldats que les citoyens, et goûtant les douceurs de l’égalité, de la liberté et de l’abondance, n’a ni la volonté, ni le pouvoir de prendre les armes pour opprimer ses voisins ou de prolonger la guerre quand il y est engagé pour sa défense[233]. » Mais menacée ou attaquée, elle peut se défendre victorieusement. L’organisation militaire préconisée par les conjurés a ceci de remarquable que, tandis que la vie civile est modelée par eux sur les institutions militaires, inversement les institutions militaires sont modelées sur la vie civile. Les. chefs sont élus par le peuple et pour un temps. Sparte n’avait pas d’officiers inamovibles ! La levée générale est facile, puisque tous les hommes valides sont ou ont été soldats et qu’il n’en coûtera pas plus cher pour les nourrir au régiment que dans la vie civile. Mobiliser toute la population en âge de porter les armes est dès lors une opération fort simple, qui « n’offre pas plus de difficulté que la marche d’un régiment. » Pas de distinction entre l’armée et le peuple, point de discipline spéciale[234]. Ici comme dans la vie civile, l’enthousiasme, la volonté libre, l’attrait des fonctions utiles à la République obtiennent les sacrifices nécessaires.

Ainsi nulle part de contrainte : tout se fait par le consentement et le choix des individus tel est le principe premier et dernier de cette politique, qui annonçait de si près (au moins quant au temps)[235] le système Fouriériste du libre essor. « Ce qui paraissait au comité insurrecteur le plus difficile dans l’ordre social qu’il voulait établir, c’était le maintien de ce lien secret qui tient étroitement unies toutes les parties de la République et fait que chacune d’elles, loin de se regarder comme un tout séparé, indépendant et indifférent au sort des autres, sent que sa prospérité dépend de la leur et que ce n’est que par une volonté et une action communes qu’elle peut la conserver et l’accroître… C’est principalement par la réciprocité des bienfaits et par la connaissance des avantages de l’ordre social que le lien dont il s’agit peut être rendu indissoluble. Lorsque l’habitant du midi de la République connaîtra combien lui sont utiles ceux qui demeurent au nord, par les jouissances qu’il lui procurent, par l’importance du terrain qu’ils défendent, et par les sentiments fraternels qu’engendre en eux la conformité des mœurs et des lois, il sentira son âme s’agrandir, il admirera le mécanisme social par lequel tant de millions d’hommes conspirent à le rendre heureux. »

Buonarroti oublie ici la théorie du gouvernement révolutionnaire si chère au comité insurrecteur. Tuer tout ce qui résiste, exiger au nom du peuple non consulté une obéissance sans bornes, militariser l’industrie, administrer la pensée et même la croyance, ce sont des pratiques gouvernementales qui concoi dent mal avec ces paroles de confiance et d’amour. Il ne voit pas que cette politique, partie de l’individu, aboutit à l’entraîner et à le froisser brutalement dans le mécanisme social, il ne voit pas comment, après lui avoir promis le bonheur, elle exige de lui tout à coup l’abandon de sa propriété, de sa liberté, de sa conscience et de tout son être et que si son premier mot est jouissance et joie de vivre, son dernier est abnégation, soumission, anéantissement. La théorie du Contrat a son principe dans la liberté absolue et l’égalité absolue, elle prétend laisser à chacun des membres du corps social une radicale indépendance ; elle est, à l’origine, toute bonne grâce et toute spontanéité en quoi elle s’oppose entièrement à la politique du droit divin qui faisait dériver l’impulsion sociale d’un pouvoir extérieur, imposé aux volontés : mais une fois le pouvoir nouveau constitué par le libre concours des individus, cette politique devient le niveau qui aplatit, la machine qui comprime, la masse qui écrase ; elle n’a pas su mêler la liberté à l’autorité et concilier le concours avec le gouvernement. Anarchie ou despotisme, embrassades ou guillotine : elle ne connaît point de milieu. Et c’est un étrange renversement que d’avoir voulu établir la discipline la plus rigide dans les administrations civiles et de vouloir bannir toute contrainte de la hiérarchie militaire. Peut-être était-il bon qu’on sût que, pas même dans l’armée, le commandement ne peut se passer du concours : n’est-ce pas ce concours passionné qui fit la force des armées de Napoléon ? Mais il n’était pas bon qu’on s’accoutumât à la dictature et aux coups de force. Il y eut du babouvisme encore dans le coup d’Etat de Brumaire et dans le plébiscite de l’an X.

Quelles qu’aie iit été d’ailleurs les erreurs pratiques des conjurés de Floréal, on ne peut nier que leurs ambitions subversives n’aient été relevées par d’assez nobles pensées et que, justement déclarés coupables par la Haute cour de Vendôme, ils ne méritent (quelques égards de ceux mêmes qui ont le moins de sympathie pour leur système politique.





VII


LE PROCÈS DE VENDÔME


Grâce à un travail persévérant, dont de nombreuses fiches, conservées aux archives, nous permettent d’apprécier l’étendue, Cochon de Lapparent s’était procuré les adresses de tous les conjurés de quelque importance. Plus de deux cents arrestations furent ordonnées le 20 floréal, en même temps que celles des chefs. Il n’y eut pas de mandat d’amener contre Sylvain Maréchal. Plusieurs des plus compromis réussirent à s’échapper : Drouet, Robert Lindet, Maignet, Vacrez, Claude Ficquet, Guilhem, Jorry, Parein, Chrétien, Monnier, Rey, Ménessier, Bodson, Félix Le Peletier, Rossignol et Cordebar. Ils ne purent être jugés que comme contumaces. D’autres ne furent arrêtés que quelque temps après. Quàrante-sept personnes dont quatre femmes figurèrent sur la liste des accusés présents au procès. En réunissant ces deux listes, on a sous les yeux les noms de presque tout le personnel actif de la conjuration. Il est difficile d’y comprendre Antonelle qui avait évité toute démarché compromettante. Les seuls qui eussent quelque culture sont, avec Babeuf et Buonarroti, Amar, Laignelot, Félix Le Peletier, Bodson et Germain. Un très grand nombre — la majorité — sont des ouvriers manuels ou de petits fabricants ou négociants. Quelques-uns ne savaient même pas lire.

Drouet était membre des Cinq-Cents. « Selon la Constitution de Fan III, un député ne pouvait être jugé que sur une accusation du Corps législatif et par une Haute cour de justice, dont les jurés étaient au choix des assemblées électorales des départements. » On laissa Barras favoriser l’évasion de Drouet que sa popularité rendait gênant, mais on se servit de sa présence sur la liste des contumaces pour déférer le jugement de tous les accusés à une Haute cour dont le siège fut fixé à Vendôme.

Un tel procès, à Paris, eût pu créer des embarras. La police eut beaucoup à faire dans les semaines qui suivirent l’arrestation des conjurés pour déjouer les efforts tentés en vue de leur délivrance et pour contenir les Jacobins surexcités. De volumineux rapports témoignent à cette date de son activité et de l’ébullition du personnel révolutionnaire. Barras du reste n’avait pas renoncé à renverser ses collègues. Au moment même où les accusés arrivaient à Vendôme, éclata l’échauffourée du camp de Grenelle. On sait que plusieurs centaines de « démocrates » se présentèrent aux troupes campées à Grenelle dans la nuit du 9 au 10 septembre 1796, en les invitant à fraterniser avec eux et à se joindre à eux pour rétablir la Constitution de 1793. On sait que ces démocrates furent accueillis à coups de fusil et que ceux qui furent saisis furent jugés sommairement, puis exécutés. Ainsi périrent l’ex-conventionnel Javogues et Bertrand, ancien maire de Lyon. Tallien et Fréron, amis de Barras, qui avaient été reconnus parmi les groupes insurgés, s’enfuirent précipitamment aussitôt après leur échec. Pendant cette nuit, « Barras, qui avait alors la police dans ses attributions, était à la campagne, ainsi que Rewbell, qui passa la nuit à Arcueil. La Reveillère-Lépeaux déclare dans ses mémoires qu’il envoya un messager à Barras, mais qu’on frappa longtemps et inutilement à la porte du Directeur, qui le lendemain affirma n’avoir rien entendu, parce qu’il dormait profondément[236]. » Et en effet nous avons sur sa complicité avec les Babouvistes, après comme avant l’arrestation de Babeuf, un témoignage désintéressé, celui de Buonarroti, qui écrivait en 1828 : « Quand on voulut sauver Babeuf, avant son départ de Paris, deux amis du Directeur Barras s’introduisirent auprès d’eux (les conjurés qui avaient échappé à l’arrestation), et leur persuadèrent que celui-ci partageait leurs vœux et désirait seconder efficacement leurs efforts. Ce fut (aussi) par leurs conseils qu’on forma le projet de faire fraterniser les démocrates et les militaires du camp de Grenelle avec lesquels ils se seraient portés ensuite sur le Directoire exécutif pour opérer les changements désirés. Les promesses faites au nom de Barras par ses amis, une somme d’environ 24, 000 francs par eux distribuée et les protestations de quelques officiers du camp, déterminaient en effet les démocrates à s’y présenter en foule, sans armes, au cri de vive la République ! et en chantant des hymnes patriotiques au lieu de la fraternité qu’on leur avait promise, ils trouvèrent la mort. Qui tendit ces pièges ?[237] » Il n’y avait pas de pièges. Barras conspirait « sincèrement, » quoique prudemment et il n’eût pas été fâché de restaurer en effet le gouvernement révolutionnaire à son profit, par la main et aux risques des Babouvistes.

Il était donc nécessaire d’installer la Haute cour hors de Paris. Arrêtés le 10 mai 1796, les accusés détenus au Temple durent partir pour Vendôme dans la nuit du 26 au 27 août (9 au 10 fructidor an IV). L’opération fut encore confiée à l’armée : « L’état-major de la place les fit fouiller minutieusement sous ses yeux et les déposa lui-même dans des cages grillées… Le convoi traversa Paris au milieu d’une nombreuse armée et fut escorté dans toute la route par un fort détachement de gendarmerie et par des régiments ( ? ) de cavalerie. Les femmes, filles et sœurs des accusés qui les suivirent à pied essuyèrent fréquemment les rigueurs de l’atmosphère et les sarcasmes des aristocrates… Ils eurent eux-mêmes autant à souffrir de la brutalité de l’officier qui commandait leur escorte qu’ils eurent à se louer de l’accueil plein d’égards qu’ils reçurent des administrations municipales de Chartres et de Chateaudun[238]. » Tel est le tableau de ce triste voyage, peut-être un peu arrangé, par Buonarroti. Un billet de Babeuf[239] nous apprend que sa femme n’est pas restée en vue de la voiture qui emportait le malheureux tribun et que lui-même, ni par conséquent les autres n’ont autant souffert qu’on pourrait le croire de l’étrange mode de transport qu’ils subissaient. « Comment êtes-vous venus, mes bons amis à pied sans doute et vous devez être bien fatigués n’en êtes-vous pas malades ?… Qu’avez-vous pu faire de mon Camille ? Pauvre cher enfant ! il n’y a donc que lui qui n’a pu suivre son tendre père ?… Nous avons été passablement pendant la route. Nous n’avons couché qu’une seule nuit en route, à Rambouillet. Nous n’avons rien dépensé du nôtre et nous avons été partout bien traités. Nous le sommes également ici. » Sa femme était, comme on le pense, dans une absolue détresse. Quel supplice pour elle que ce procès de huit mois ![240]

Le 28 thermidor au soir, un architecte était venu de Paris pour aménager en vue du procès les vastes bâtiments de l’abbaye de la Trinité. On pourvut d’abord à l’installation par groupes dans ces mêmes bâtiments de tous les accusés : leur nombre se compléta peu à peu par des arrestations qui eurent lieu à Cherbourg, à Arras, à Rochefort, à Bourg et à Saintes. L’instruction se poursuivit par les soins de Gérard, président du jury, et de Gandon, président du tribunal. Pendant le voyage, les principaux accusés avaient décidé de tout avouer : mais quand ils purent communiquer avec les autres moins compromis, ceux-ci réclamèrent vivement et leur imposèrent une tactique moins périlleuse. C’est à ce moment sans doute que leurs dissentiments éclatèrent, bientôt divulguas par le Rédacteur officiel, puis par les journaux qui, en grande majorité, leur étaient défavorables. Les conjurés purent alors rédiger en commun et signer unanimement une protestation énergique qui parut dans la presse du parti. Babeuf joignit à la protestation collective une lettre où il parlait en son nom il y démentait qu’il fût le chef de la conspiration : « Je ne suis pas plus le chef d’un parti dans la prison de Vendôme, disait-il, que, malgré toutes les fables débitées, je ne le fus ailleurs. Je n’ai jamais été que l’égal de tous mes frères, dans le parti des ardents disciples de la chérissable Démocratie. Ce parti n’a point de chef. Tous concourent avec un même zèle au triomphe de la sainte Egalité, tous font profession des plus sublimes vertus ; oubli de soi, amour de tous, désintéressement, courage, mépris de la mort, haine profonde contre tous les oppresseurs et leurs suppôts, mille fois plus méprisables. » Puis il accusait le ministre de la police de conspirer lui-même en faveur des Bourbons et le traitait de lâche, astucieux sycophante, de moderne Iscariote, de bourreau des républicains[241]. Par cette protestation séparée, Babeuf se désignait comme le chef des conjurés l’orgueil et la prudence se concilient mal. Peut-être espérait-il encore échapper au jugement on croyait pouvoir gagner les soldats et les gardiens, ou faire brèche aux murs de la prison. Dès avant la fin de l’instruction, ces deux moyens furent tentés en effet et échouèrent. L’essai d’évasion par un trou pratiqué dans le mur fut bien près de réussir[242] ; mais les fugitifs eussent été sans doute vite repris, car « des troupes de toute arme gardaient avec une grande sévérité les approches de la prison et les avenues de la ville, dont une loi du moment interdisait l’accès à dix lieues à la ronde. » Le procès devait se poursuivre jusqu’au bout, sous les yeux de Cochon, qui croyait, lui aussi, servir la République, qui ne manquait pas non plus de courage et que ces injures ne paraissent pas avoir beaucoup ému[243].

L’instruction, extrêmement laborieuse, comme on le pense, occupa toute la fin de 1796 et le début de 1797. Le procès s’ouvrit le 2 ventôse an V (20 février 1797). Selon les habitudes de l’époque, un cortège imposant, avec de grands déploiements de troupes, suivit la Haute cour quand elle se rendit pour la première fois à la salle de ses séances. Les jurés étaient au nombre de seize, plus quatre adjoints et quatre suppléants. Il suffisait que quatre d’entre eux se prononçassent en faveur des accusés pour que l’acquittement fût assuré. Quels étaient les antécédents politiques de ces vingt-quatre élus des assemblées départementales ? La conjuration avait dressé des listes de bons et de méchants pour toute la France et ces listes n’avaient pas été saisies. En dépit de la surveillance, les accusés parvinrent à s’en faire communiquer un extrait détaillé concernant chacun des hauts jurés. Un biographe de Babeuf (M. Advielle) nous donne cette pièce curieuse. Les républicains étaient de beaucoup les plus nombreux. L’un d’eux, Gauthier Biauzat, de Clermont-Ferrand, avait épousé la sœur de Couthon ; plusieurs figuraient « sur la liste des bons. » Ce pointage inspira de l’espoir aux accusés. On les vit souvent, au cours du procès, se tourner vers les hauts jurés et en appeler à leur justice contre les sévérités du président et les paroles passionnées du ministère public. Mais on pouvait être républicain et ne pas croire Babeuf innocent.

Les accusés essayèrent d’abord de décliner la compétence du tribunal, en alléguant cette raison qu’ils eussent dû être traduits, malgré la présence de Drouet parmi les contumaces, devant la juridiction ordinaire. Ils refusèrent de répondre aux questions du président tendant à constater leur identité. Mais cette attitude leur eût interdit de se livrer aux manifestations de diverses sortes qu’ils avaient projetées. Ils n’y persistèrent pas. Seul Darthé maintint jusqu’au bout son système de protestation.

Les débats se déroulèrent alors avec ampleur. Il est impossible de soutenir que les accusés n’ont pas eu toute latitude pour développer leurs moyens de défense. L’accusation fut poussée à fond contre ceux sur lesquels pesaient des charges saisissables, mais les accusateurs surent reconnaître qu’il n’y avait rien à reprocher à quelquesuns et le plus grand soin fut apporté soit à la vérification des pièces par les intéressés, soit à leur examen, soit à la constatation de toutes les circonstances qui établissaient la part de chacun dans la conspiration : enfin accusés et défenseurs, non seulement eurent la parole autant que cela était nécessaire à la manifestation de la vérité, mais discutèrent librement les moindres détails de l’instruction et de la jurisprudence adoptée pour la direction des débats. Babeuf prit dès le début et garda dans ses interpellations incessantes au président un ton de hauteur tel, que celui-ci dut lui déclarer un jour que la direction des débats lui avait été abandonnée trop longtemps et qu’il la reprenait. On ne peut imaginer avant d’avoir lu le fastidieux compte rendu sténographique qui occupe quatre volumes de petit texte, combien le chef de la conjuration fut arrogant, pointilleux, pédantesque dans ces discussions, sans que la plupart du temps les difficultés qu’il soulevait eussent le moindre intérêt pour sa défense et celle de ses coaccusés[244]. Ajoutez à cela que grand nombre des prévenus et la faveur d’un public plus nombreux encore, enraient en clameurs les murmures et les protestations indignées qui accueillaient la parole du ministère public et celle même du président, que souvent les passions furent si excitées et le désordre si intense que la Haute cour dut se retirer pour attendre la fin de ces scènes de tumulte, que les incidents de toute sorte à écarter et les questions accessoires à juger au milieu du plus ardent conflit se renouvelèrent chaque jour pendant les soixante-six séances presque constamment, qu’enfin les accusés eurent jusqu’au bout l’attitude d’accusateurs et traitèrent le gouvernement et les magistrats avec mépris et vous aurez la physionomie de ce procès exceptionnel, qui n’aurait pas abouti sans l’emploi fréquent de la force, mais qui a exigé aussi une énergie morale peu commune de la part de ceux qui ont tenu tête, non sans péril, à une si menaçante rébellion.

Les conjurés partaient de ce sentiment, très profond chez eux, qu’étant la Révolution, ils étaient sacrés et ils ne pouvaient se faire à l’idée qu’un mouvement insurrectionnel en faveur de la constitution votée par les conventionnels de la grande époque pût être considéré comme un crime. Leur étonnement quand ils entendirent les premières remarques des accusateurs, Vieillart et Bailly, qui partaient du point de vue opposé, n’était pas entièrement feint. Et en effet, ce sentiment était partagé encore par une partie du public qui sur tous les points du territoire suivait avec passion les débats. Il était leur meilleure sauvegarde. Si le procès eût pris la tournure philosophique et politique qu’ils voulaient, lui donner, ils pouvaient n’être condamnés qu’à la déportation et telle eût sans doute été l’issue de l’affaire après Germinal de l’an III devant la Convention, alors que Babeuf écrivait à Fauché : « Il parait que les dominateurs d’aujourd’hui, ayant mis l’humanité à l’ordre du jour, ont résolu de ne plus donner la mort. Ils ont arrêté de prononcer la déportation contre ceux qu’ils regardent comme les plus grands criminels. Qu’est-ce que la déportation ? C’est l’exil, c’est une proscription honorable, c’est la peine que les tyrans de la République romaine infligeaient aux plus chauds défenseurs de la liberté ; mais l’exil n’anéantit pas pour toujours. Le temps change les événements ; on revient d’un exil et l’on en revient glorieux et triomphant. Nous, avons les exemples de Cicéron et de Paul Emile. » Malheureusement pour Babeuf, depuis la loi du 25 germinal de l’an IV, la peine de mort avait été remise en vigueur pour les crimes politiques et d’ailleurs les dispositions des esprits avaient changé. S’il restait cependant un espoir, c’était de ce côté, et la suite des événements le prouva. Aussi les accusés firent-ils les plus grands efforts pour introduire dans les débats l’apologie de leurs prédécesseurs de Prairial et celle de leurs propres principes politiques, c’est dire la critique de la Constitution de l’an III et l’éloge de la Constitution de 1793, tandis que le président, soutenu par les accusateurs, employait tous les moyens pour écarter ces discussions générales.

Nous n’avons pas conspiré, disaient Babeuf et Buonarroti ; nous avons créé un cercle d’études, tout au plus un bureau de correspondance politique, un centre de propagande destiné à rendre au peuple la conscience de ses droits et à lui inspirer le désir de changer la Constitution. Cela, nous pouvions le faire légitimement puisque le peuple est souverain et que tout citoyen ne peut exercer que sous cette forme sa part de souveraineté. Eussions-nous conspiré, nous l’aurions fait de plein droit, en vertu de la loi supérieure à toute loi positive, qui remet à l’individu le soin de décider si le gouvernement établi viole ou non le pacte social[245]. Sur ce point l’accusation chancelait ; elle ne pouvait condamner le droit à l’insurrection qu’en condamnant la révolution elle-même, en soutenant que l’insurrection était légitime quand elle comprenait l’universalité des citoyens, mais qu’elle devenait criminelle quand une fraction seulement du peuple attaquait le gouvernement établi, à quoi les conjurés répliquaient victorieusement : Mais tout le peuple Français n’était pas là au 14 juillet et au 10 août ! Condamnerez-vous ces journées mémorables ? Sur ce terrain, ayant surtout en face d’eux d’anciens conventionnels et derrière eux un gouvernement dont la base électorale était fort restreinte, les juges de la Haute cour se débattaient dans des contradictions sans issue. Et leur trouble tournait à la défaite quand, s’en prenant à Robespierre et à la Terreur, ils provoquaient la réponse devenue classique : « Vous rappelez toujours les mesures de 1793, s’écriait Buonarroti ; mais vous passez sous silence ce qui précéda la malheureuse nécessité qui les fit employer. Vous oubliez de rappeler à la France les innombrables trahisons qui firent périr des millions de citoyens ; vous oubliez de lui parler des progrès effrayants de la guerre de Vendée, de la livraison de nos places frontières, de la défection de Dumouriez et de la protection révoltante qu’il trouva jusqu’au sein de la Convention nationale ; vous oubliez de rappeler les cruautés inouïes par lesquelles les féroces Vendéens déchiraient par lambeaux et faisaient expirer au milieu des tourments les plus raffinés, les défenseurs de la patrie et tous ceux qui gardaient quelque attachement à la République. Si vous évoquez les mânes des victimes d’une déplorable sévérité, amenée par les dangers toujours croissants de la patrie, nous exhumerons les cadavres des Français égorgés par les contre-révolutionnaires à Montauban, à Nancy, au Champde-Mars, dans la Vendée, à Lyon, à Marseille, à Toulon nous éveillerons les ombres d’un millier de républicains moissonnés aux frontières par les partisans de la tyrannie, conspirant sans cesse pour elle au sein même de la France ; nous mettrons en balance le sang que vos amis ont fait couler par leurs froids calculs avec celui que les patriotes ont versé à regret dans l’emportement de la défense et dans l’exaltation de l’amour de la liberté. Estce nous ou la liberté que les accusateurs nationaux sont chargés de poursuivre ?… » Babeuf de son côté disait : « Ce procès est celui de la révolution française de sa décision dépendra le sort de la République. » La masse du peuple était royalisée. Elle détestait la République. Pourquoi ? C’est qu’elle souffrait. Nous avons fait briller à ses yeux les grands espoirs de 89 et de 92. Nous lui avons promis le bonheur, seul but de la révolution. Ainsi nous l’avons rattachée à la révolution et à la République. Voilà pourquoi nous sommes accusés. Nous sommes les premières victimes du royalisme. « Le royalisme veille à toutes les issues de ce sanctuaire ; il attend, il soupire après l’instant du dénouement… Tremblez devant cette époque, vous tous qui aimez les hommes ! elle sera celle des grandes vengeances. Voyez-y la porte ouverte aux vastes proscriptions, voyez-y le signal universel de la mort des républicains[246]. » Et là-dessus les conjurés s’en allaient fièrement en chantant l’hymne de Prairial « Levez-vous, augustes victimes ! » ou « Tremblez tyrans et vous perfides… » C’était le tribunal qui avait l’air de conspirer contre la République.

Quant à l’abolition de la propriété, Babeuf et Buonarroti ne reniaient pas leurs principes. Mais d’abord ils recouraient à la défaite ordinaire, qu’ils savaient bien l’humanité actuelle trop imparfaite pour supporter le régime de l’égalité ! « Ah ! citoyens propriétaires ! ne craignez rien. Fiez-vous-en, pour le maintien du système que vous chérissez, aux passions, aux préjugés, aux habitudes, aux vices qui vous dominent. L’ambition, la cupidité, l’égoïsme sont autant de barrières qui vous gardent de tout danger. Je ne fais pas, moi, à la Nation, l’injure de dire qu’elle soit absolument corrompue, mais j’ose affirmer qu’elle n’est point assez vertueuse pour adopter un ordre de choses qui, au rapport de tous les sages, la rendrait heureuse de ce bonheur naturel et pur, simple et innocent, dont elle est actuellement trop éloignée pour s’en faire même une idée juste[247]. » C’est ainsi, on s’en souvient, que Chabot défendait Marat devant les Jacobins et que Robespierre rassurait les riches à la Convention. Babeuf soutenait donc que ses réflexions sur l’égalité étaient toutes spéculatives, qu’il n’avait jamais voulu ni partage, ni pillage, qu’il s’était borné à suivre dans leurs systèmes les philosophes législateurs, c’est-à-dire les théoriciens de la politique. Et il citait de Rousseau, de Mably, de Diderot (Morelly), de Saint-Just, d’Harmand de la Meuse, de Tallicn lui-même, de longs passages qui en effet, tant l’opinion avait changé ! étaient devenus délictueux, puisque l’un d’eux (un passage de Rousseau), copié de sa main, figurait parmi les pièces incriminées, mais qu’il revendiquait le droit de célébrer comme contenant les plus sublimes enseignements de la philosophie. Ce qu’il faut voir, demandaient-ils, dans tous ces rêves, c’est l’intention : posez au jury la question qui est de règle : si nous avons commis les faits que vous nous reprochez, « méchamment ou à dessein » : le jury ne pourra pas répondre affirmativement à cette question. Nos intentions sont les mêmes que celles de Jean-Jacques, de Mably et de Diderot. « Descendez dans votre cœur, vous y trouverez une voix sourde qui vous crie : ces hommes ne rêvaient qu’au bonheur de leurs semblables… La révolution ne fut pas pour tous un jeu d’intérêt personnel. Pénétrez-vous bien, citoyens, qu’il y eut des hommes qui la regardèrent comme un événement important pour l’humanité ; soyez bien convaincus qu’elle devint pour eux une religion nouvelle à laquelle ils surent par un abandon absolu sacrifier les convenances, les biens, le repos et la vie. » Que restera-t-il de la liberté, si vous étouffez les passions généreuses et interdisez les projets qui ne tendent qu’au bonheur des hommes ? « A quoi se réduirait le soin que la loi a pris de concilier par les questions sur l’intention et sur l’excuse, les contradictions si fréquentes entre les préceptes de la loi naturelle et ceux de la loi positive ?[248] » Là encore l’accusation n’était pas très assurée : elle reconnaissait aux conjurés le droit de spéculer et d’écrire sur le meilleur régime de la propriété, et l’autorité des philosophes, quand elle savait que les passages incriminés venaient de leurs écrits, ne manquait pas de lui en imposer ; mais elle déclarait que le fait de s’associer pour mettre à exécution ces conceptions idéales était criminel et que, si la loi ne réprimait pas les actions de ce genre, la société serait livrée au brigandage. Distinction fort plausible. Seulement, comme la police n’avait pas saisi, dit Buonarroti, les papiers qui contenaient les projets de législation pour la société à venir, cela même, que les conjurés préparaient effectivement la suppression de la propriété, restait douteux. On se rappelle que le Manifeste des Egaux avait été répudié par le comité insurrecteur, et quant à l’Analyse de la Doctrine, c’était une manifestation d’opinion, une thèse philosophique.

On en revenait donc toujours, qu’il s’agît de la culpabilité des accusés en matière constitutionnelle, politique, ou des atteintes qu’ils auraient portées à la propriété, on en revenait à la question : y a-t-il eu de leur part commencement d’exécution ; ont-ils vraiment conspiré contre la constitution et pour des lois agraires ? Soutenir la négative nous paraît, à nous, une gageure. Et en effet les pièces saisies et distribuées établissent le fait surabondamment. Nous les avons parcourues dans l’ordre où elles passèrent sous les yeux du jury. Pas de doute : la conspiration est prouvée. Buonarroti le reconnaît : « La dénonciation était vraie dans son ensemble, la conspiration avait été réelle et les principaux accusés n’en nièrent l’existence que par un pieux mensonge, dont ils ne se promettaient aucun succès et dont ils rougissaient dans leur cœur. » – « Les pièces saisies étaient si nombreuses et si concluantes qu’il fut très facile (aux accusateurs) d’établir la vérité de la dénonciation et de prouver la réalité de la conspiration. » Mais ce n’était pas assez d’établir qu’il y avait eu une conspiration ; il fallait déterminer par des pièces la part de chaque accusé dans l’entreprise. Et ici, l’embarras du ministère public se renouvelait. On avait trouvé auprès de Babeuf, le 21 floréal, près de cinq cents pièces, dont une centaine de sa main ; sa culpabilité était évidente ; mais il n’en était pas de même des autres accusés. Ou bien il n’y avait dans les dossiers que des copies de leur correspondance, ou bien les experts hésitaient à leur attribuer les pièces compromettantes qui n’étaient pas signées : enfin on ne savait pas s’ils avaient assisté aux séances du comité. Du moins on ne le savait que par un témoin, Grisel. Or il était incorrect de faire comparaître Grisel, parce que la loi défendait de se servir du témoignage des dénonciateurs intéressés. La question de la comparution de Grisel aux débats fut l’une des plus violemment débattues. Le président passa outre. Et alors en joignant le témoignage de Grisel aux documents du procès, on put à la fois établir qu’il y avait eu commencement d’exécution et fixer les responsabilités de chacun des accusés.

La détermination de la peine n’en restait pas moins très difficile. La participation à une conspiration contre la sûreté de l’Etat entraînait la peine de mort. Cette question étant la seule posée, si le jury déclarait qu’il n’y avait pas eu conspiration, le procès aboutissait à un acquittement général ; et s’il répondait affirmativement, non seulement il lui était interdit, pour les membres actifs du mouvement, de faire varier la peine avec la responsabilité encourue, mais encore il condamnait à la mort des inconscients, de misérables comparses, un Pillé, copiste, qui n’avait fait que transcrire des pièces, un Boudin, tourneur, qui avait fabriqué les bâtons au bout desquels devaient flotter les bannières. Ces deux partis extrêmes lui répugnaient également. Voilà pourquoi sans doute il demanda au président de la Haute cour qu’une nouvelle question fût ajoutée, à savoir si les accusés avaient provoqué au rétablissement de la Constitution de 1793 ? Comme la déclaration de culpabilité sur ce point comportait l’admission de circonstances atténuantes, le jury pouvait répondre négativement pour tous les accusés, en ce qui concernait la conspiration, bien qu’elle fût certaine il trouvait ensuite dans la seconde question un moyen de mesurer librement la peine selon la part que les divers accusés avaient prise aux préparatifs de l’insurrection.

La Cour qui s’était opposée de toutes ses forces à ce que les débats prissent une tournure politique parce qu’elle ne voulait pas donner à la défense l’occasion de stigmatiser la Constitution de l’an III, ne pouvait guère maintenant s’opposer à ce que le jugement portât sur le côté politique de l’affaire sur lequel l’accusation elle-même avait longuement insisté. Les accusés se glorifiaient d’avoir préparé la restauration de la Constitution de 1793. Comment les trois amis qu’ils avaient dans le jury auraient-ils déclaré que telle n’avait pas été leur intention ? Ces jurés favorables se hâteraient sans doute d’accorder les circonstances atténuantes et, si une voix se déplaçait, les accusés n’étaient condamnés qu’à la déportation, leur vie était sauve et c’était dans l’état de l’opinion un demi-succès pour le parti Jacobin. Mais en repoussant la demande du jury, la Cour risquait de l’obliger à un acquittement général, ce qui eût été pour le gouvernement un échec plus grave encore. La demande des jurés fut donc admise.

Il s’en fallut de peu que le procès se terminât sans effusion de sang. Plusieurs des accusés gravement compromis étaient contumaces. Contre Antonelle on n’avait pu trouver aucune charge. Il avait ému tout le monde en faisant appel à la concorde entre les républicains. Germain s’était défendu avec verve ; son langage, tantôt emphatique selon la mode du temps, tantôt spirituel, ce qui est toujours à la mode en France, avait plu : il avait apporté à la tension anxieuse des esprits une agréable diversion. Buonarroti, sans rien abandonner de ses doctrines, avait séduit l’auditoire par ses manières distinguées, par sa gravité douce, par je ne sais quelle poésie mélancolique qui émanait de toute sa personne ; sa jeune femme était là, « attentive aux dépositions des témoins, aux impressions des jurés, ou épiant dans les yeux de son mari qui la regardait souvent, des motifs de consolation et d’espérance[249]. » Il y avait de la sympathie autour de lui et le président n’avait pu se défendre de traiter avec égards dans son résumé, très serré d’ailleurs, l’homme qui au moment de son arrestation était chargé d’une mission du Directoire et en possession de lettres de recommandation du ministre des relations étrangères aux agents de la République au dehors. Darthé avait au contraire irrité la Cour et le jury en s’enfermant dans son système de protestation : on ne pouvait douter que la pièce où se trouvaient les mots luer les cinq ne fût de sa main[250] ; le tueur d’hommes qu’il était s’était révélé par des paroles atroces répétées au cours des débats, et d’ailleurs il était désigné à la sévérité des juges, vu l’état de l’opinion, par son passé révolutionnaire. Mais on ne pouvait condamner à mort Darthé si on laissait la vie à Babeuf. Or Babeuf avait été, il est vrai, l’âme du complot. Ses aveux lors de son premier interrogatoire ne pouvaient être oubliés. Il avait provoqué la cour et le ministre Cochon comme à plaisir. Sa Défense était moins une justification qu’une aggravation. Elle s’adressait bien plus à la postérité qu’à ses juges. Pourtant la situation du Tribun n’était pas irrémédiablement compromise et il n’était pas impossible que des circonstances atténuantes lui fussent accordées.

Nous trouvons dans sa Défense un long passage qui trahit un espoir et tente une voie de salut. Non sans peiné, Babeuf essayait de concilier la fière attitude qu’il entendait garder devant l’histoire avec une courbette gracieuse adressée au gouvernement. Qu’il eût défendu sa vie comme Antonelle, Buonarroti et Germain, si cela lui eût été possible, qui voudrait lui en faire un sujet de reproche ? Il avait bien aussi quelque devoir envers les siens. Mais satisfaire à la fois cet orgueil inouï qui l’avait poussé à ambitionner le plus compromettant des rôles et la prudence, cela n’était guère possible et le tenter était le fait d’un esprit qui ne sait se tenir ni dans la hauteur ni dans l’humilité, d’un esprit mal équilibré en un mot et inconsistant.

Il y avait parmi les pièces du procès une longue minute de la main de Babeuf destinée à l’Eclaireur du Peuple. Elle était marquée par son rédacteur comme formant le numéro 5 de ce même journal. Babeuf déclare dans sa Défense qu’elle ne peut être le numéro 5, parce que le numéro 5 a paru et ne la contient pas. Cette indication est, suivant son système, un lapsus ; le numéro où le morceau devait être inséré est le numéro 9, et ce numéro devait paraître le lendemain du 21 floréal, jour de l’arrestation des conjurés. Il a donc été écrit — toujours selon Babeuf — le matin même du jour de l’arrestation. Que contient-il ?

« Citoyens d’affreux pièges vous sont tendus ! On veut profiter de votre cruelle détresse, de vos légitimes mécontentements, de votre extrême lassitude et de votre juste impatience à mettre un terme à des maux qui ne peuvent plus, à la vérité, se supporter. On veut profiter de tout cela pour vous exciter à un mouvement précipité à la fayeur duquel vous prenant au dépourvu, sans de suffisants moyens préparés, on se promet de vous envelopper, c’est-à-dire vous et tout ce qui reste de patriotes énergiques et purs, on se promet de vous envelopper dans une immolation générale. Défiez-vous de toutes les insidieuses suggestions, défiez-vous de tous les trompeurs ! Vous en êtes entourés. Vous êtes entourés d’Antechrists et de faux prophètes. Vous reconnaîtrez vos vrais libérateurs à des marques certaines. Restez calmes quant à présent ; puisque vous avez tant souffert, souffrez quelques instants de plus pour mieux assurer votre affranchissement ; la pressante nécessité, l’urgence des dangers nous force à vous donner cet avis public. Reposez-vous sur nous ; le moment de sauver la Patrie n’est point encore arrivé. — Gracchus Babeuf, rédacteur du Tribun du Peuple. » À côté de cet appel au peuple et de la même main, on lisait un éloge convaincu du même Gracchus Babeuf, disant : « L’importance de cette lettre, le caractère de l’homme qui l’écrit, la confiance inattaquable, qu’il a inspirée, nous présente son avis comme le plus grand trait de lumière, comme la mesure de salut la plus hardiment, la plus sagement conçue et la plus précieuse pour le moment de son application… Qu’on accuse encore les hommes énergiques d’être des brouillons, de manquer de mesure, de manquer de prudence et de modération ! » Et Babeuf, commentant ces deux morceaux, disait aux jurés : « Il est donc prouvé que, pour ma part, j’avais renoncé à tout ce qui aurait pu être qualifié de conspiration contre le gouvernement. Et c’est dans le moment où l’on est venu m’arrêter que je finissais ce travail ! Il est donc vrai que le gouvernement a saisi en moi un converti ? » C’est ce qu’affirme Babeuf. Il joignait au premier factum un long article sans date, également de sa main : Sur le bruit d’un nouveau 31 mai et d’un nouveau 13 vendémiaire, où se rencontrent des passages comme ceux-ci : « Si le gouvernement avait voulu marcher de concert avec les hommes du Peuple pour assurer à celui-ci ses droits, aucune aggression de la part de la faction vendémiairiste n’eût été à craindre pour lui… » et plus loin : « Il ne tiendrait peut-être encore qu’au gouvernement de se reconcilier avec tous ceux par qui et pour qui il existe, et d’arrêter le cours d’une suite de mécontentements dont il pourrait être aussi affligeant que peu facile de calculer les conséquences. » Cet article serait du 20 floréal. Donc encore, au moment de son arrestation, Babeuf faisait des avances formelles au Directoire et lui proposait la paix.

On a pu remarquer un singulier accord entre la pensée dominante de ces articles et celle de la première lettre écrite après l’arrestation. Venez avec nous, est-il dit dans ces trois documents, au Directoire ; faites des lois populaires et nous désarmons. Mais ils ne sont pas de la même date. Il est possible que Babeuf ait pensé, quand il s’est convaincu de l’insuffisance des ressources militaires dont disposait la conspiration, à négocier de haut avec le gouvernement et à lui faire payer le désarmement des Egaux par des gages donnés à la politique Jacobine. Cela est tout à fait dans la donnée générale des conseils offerts à Germain par Barras. Mais si Babeuf eût nourri ces projets au moment même de son arrestation, c’est-à-dire quand tous les conjurés se préparaient à une action imminente, il n’eût pas fait autre chose que trahir ses amis. Nous ne le chargerons pas de cette félonie. Elle est invraisemblable d’ailleurs. Il n’est pas admissible que quand Buonarroti et lui passaient la nuit chez Tissot, côte à côte et, le jour venu, travaillaient encore fiévreusement ensemble, Buonarroti ait rédigé des proclamations de victoire et Babeuf des articles de conciliation avec le gouvernement. Nous savons la vérité, elle est écrite tout au long dans la circulaire du 18 au soir que nous avons citée. Dans cette circulaire, Babeuf exprime d’abord sur l’insuffisance des préparatifs militaires et l’attitude inquiétante des Montagnards des craintes qui avaient tout arrêté, mais elle se termine, l’accord avec les Montagnards étant conclu, par la résolution de presser extraordinairement les moments. À partir de ce soir-là, Babeuf est décidé à donner le signal de la bataille. Les dates attribuées par lui à ces projets d’articles conciliants que nous citions tout à l’heure, sont fausses, et c’est bien pour le numéro 5, non pour le numéro 9 de l’Eclaireur, c’est-à-dire un certain temps avant le jour fixé pour la conjuration, que le premier article avait été écrit, bien que non utilisé. Une fois arrêté, il y revint : trop tard. Le moment des négociations était passé. Il cherchait maintenant à tirer parti de ces tergiversations pour son salut ; il se donnait comme un ami méconnu du Directoire ! L’expédient manquait de noblesse chez un homme qui s’appelait Gracchus et se comparait tantôt à Socrate, tantôt au Christ.

Il faut croire malgré tout que cette palinodie – jointe surtout à ce fait que la conjuration en définitive n’avait point éclaté, qu’elle n’avait entraîné aucune mort d’homme – avait fait quelque impression sur l’esprit des jurés. Car quand ils furent dans la salle des délibérations, il ne s’en trouva pas un qui refusât aux accusés, pas plus à Babeuf et à Darthé qu’à Buonarroti et à Germain, les circonstances atténuantes. La peine dès lors ne pouvait aller au delà de la déportation. Voilà du moins ce qui ressort d’un premier procès-verbal visé par le jugement.

Il se passa alors un fait unique dans les annales judiciaires. La Cour suspendit la rédaction du procès-verbal. Elle obtint que le président du jury, le citoyen Coffinhal, se déclarât indisposé. Un nouveau président, l’un des juges de la Haute cour, Pajon, lui fut subrogé et, en présence de l’accusateur national Vieillart, le jury, revenant sur ses votes précédents, refusa les circonstances atténuantes à Darthé et à Babeuf. Un nouveau procès-verbal fut dressé constatant ce refus, et la Cour, visant dans son jugement ce nouveau procès-verbal après le premier[251], condamna à mort ces deux hommes. Six autres accusés, Vadier, Buonarroti, Germain, Cazin, Moroy et Blondeau furent condamnés à la déportation les autres, acquittés.

Babeuf lui-même s’attendait à ce verdict ; il avait la veille écrit à sa femme et à ses enfants, puis à Le Peletier deux lettres d’adieux. Nous ne nous y arrêterons pas ; elles sont moins naturelles que celle à Le Peletier, du 26 messidor, que nous avons analysée : ce sont des « morceaux » que le malheureux, étreint par la pensée de sa mort prochaine, s’efforce d’écrire pour la postérité. Ce souci les rend moins touchantes, Il témoigne aux siens une affection qui était dans son cœur, mais il leur dit « Mes amis, j’espère que vous vous souviendrez de moi et que vous en parlerez souvent. J’espère que vous croirez que je vous ai tous beaucoup aimés. Je ne concevais pas d’autre manière de vous rendre heureux que par le bonheur commun. J’ai échoué, je me suis sacrifié ; c’est aussi pour vous que je meurs. » Que n’avait-il travaillé modestement pour leur donner du pain, au lieu de les laisser dans la misère pendant des années pour se livrer à une agitation politique incohérente et courir après la succession de Robespierre ? Il se décerne en finissant un brevet de vertu qu’il nous est difficile de ratifier, quand nous pensons à ce que son succès aurait coûté de larmes et de sang. « Tu sauras, ma chère amie, que ma Défense est précieuse, qu’elle sera toujours chère aux cœurs vertueux et aux amis de leur pays. Le seul bien qui te restera de moi, ce sera ma réputation. Et je suis sûr que toi et tes enfants, vous vous consolerez beaucoup en en jouissant. Vous aimerez à entendre tous les cœurs sensibles et droits dire en parlant de votre époux, de votre père : Il fut parfaitement vertueux. — Adieu. Je ne tiens plus à la terre que par un fil que le jour de demain rompra. Cela est sûr, je le vois trop. Il faut en faire le sacrifice. Les méchants sont les plus forts ; je leur cède. Il est au moins doux de mourir avec une conscience aussi pure que la mienne ; tout ce qu’il y a de cruel, de déchirantnt, c’est de m’arracher de vos bras, ô mes tendres amis, ô tout ce que j’ai de plus cher !!! Je m’en arrache ; la violence est faite. Adieu, adieu, adieu, dix millions de fois adieu… Je m’enveloppe dans le sein d’un sommeil vertueux. »

C’est le langage qu’avait tenu Joseph Le Bon la veille de sa mort[252] et, si Robespierre avait pu parler le 9 thermidor, il n’eût pas manqué de célébrer lui aussi sa vertu, comme il l’avait fait tant de fois.

Ce n’est pas l’apôtre, ce n’est pas le véritable ami de l’humanité souffrante, c’est le dilettante d’ambition, le petit commissaire à terrier affamé de gloriole, ivre de son importance inespérée, qui écrivait dans sa Défense : « Eh !… tout bien considéré, que manque-t-il à ma consolation ? Puis-je jamais attendre’de finir ma carrière dans un plus beau moment de gloire ?… J’aurai éprouvé avant ma mort des sensations qui ont accompagné rarement celle des hommes qui se sont aussi sacrifiés pour l’humanité… Du moins il leur fallut attendre la postérité. Pour nous, nous fûmes plus heureux !!… La puissance qui fut bien forte pour nous opprimer longtemps, ne le fut guère pour nous diffamer ; nous vîmes la vérité jaillir de tous les pinceaux pour buriner, de notre vivant, les faits qui nous honorent et qui feront éternellement la honte de nos persécuteurs. Jusqu’à nos ennemis, du moins jusqu’à ceux qui nous sont le plus opposés d’opinion ; jusqu’à leurs annalistes passionnés, tous ont rendu justice à nos vertus… Combien ne devons-nous pas être plus sûrs que l’histoire impartiale gravera notre mémoire en traits honorables !… Je lui laisse des monuments écrits — (en effet tous étaient soigneusement classés par lui et nous sont parvenus) — dont chaque ligne attestera que je ne vécus et respirai que pour la justice et le bonheur du peuple… »

C’était une tradition dans le parti Montagnard depuis Thermidor d’échapper à l’échafaud par le suicide. Par là encore Babeuf et Darthé voulurent ressembler aux martyrs de Thermidor et de Prairial. Ils se frappèrent quand ils entendirent leur condamnation mais la lame était faible et ils vécurent assez pour être conduits au supplice (6 et 7 prairial an V 26 et 27 mai 1797). Sur le désir de son mari, la malheureuse femme de Babeuf dut y assister avec ses enfants.

Bien qu’acquitté, Vadier qui avait défendu au cours du procès la politique de Robespierre, fut contre tout droit gardé pour la déportation en vertu d’un décret de la Convention qui, dit Buonarroti, avait été rapporté. Avec Vadier, les cinq autres déportés présents, Buonarroti, Germain, Cazin, Moroy et Blondeau furent enchaînés et enfermés dans des cages grillées, puis conduits à l’île Pelée, dans la rade de Cherbourg. La France était divisée en deux partis de force à peu près égale mais inégalement distribués selon les localités ; à Falaise, à Caen, à Valogne, les prisonniers coururent les plus grands dangers ; au Mellereau, à Argentan et à Saint-Lô, ils furent accueillis avec égards. À Saint-Lô, « le maire à la tête du corps municipal les complimenta et les embrassa en les appelant : nos frères malheureux. Vous avez défendu, ditil, les droits du peuple, tout bon citoyen vous doit amour et reconnaissaisance. Par arrêté du Conseil général ils furent logés dans la salle de ses séances où les secours et les consolations leur furent prodigués[253]. » Vadier fut mis en liberté le 1er vendémiaire an VIII, et Buonarroti transporté peu de temps après par le premier Consul à l’île d’Oléron, puis élargi.

Cette attitude des municipalités normandes envers les condamnés de Vendôme est un symptôme significatif de l’état de l’opinion au printemps de 1797. Elle nous montre que des deux partis aux prises, l’un, le parti de la révolution, se considérait de plus en plus comme solidaire du parti communiste : dans tout le pays, entre les Jacobins et les Babouvistes, la fusion était faite ; l’autre, le parti conservateur ou simplement modéré, s’éloignait de la République précisément en raison de l’importance que les ennemis de la propriété individuelle menaçaient d’y prendre. « Par ce mot Jacobins, écrit M. Aulard[254], l’opinion ne désignait pas seulement les clubistes du Panthéon, (plus tard) du Manège et de la rue du Bac, mais le parti républicain proprement dit, les survivants du personnel gouvernemental de l’an II, ceux dont l’idéal… était de substituer une constitution démocratique à la’constitution censitaire de l’an III. On se plaisait aussi à les traiter d’anarchistes (Babeuf lui-même ajoute de Babouvistes). Ainsi jacobins, anarchistes, ce sont de l’an IV à l’an VIII les républicains qui veulent une république démocratique, » égalitaire.

Naturellement le parti royaliste poussait de toute sa force à cette assimilation. Il y gagnait la majorité dans les Conseils les élections (mai 1797) coïncident avec le procès de Vendôme. Mais le Directoire, s’appuyant alors sur le gros de l’opinion républicaine, refoulait les monarchistes par un coup d’Etat qui l’obligeait lui-même à se rapprocher des Jacobins, c’est-à-dire des amis de Babeuf. C’est ainsi que le 18 fructidor an V, Barras put assouvir sa vengeance contre Carnot, Cochon et d’Ossonville. « Ce coup d’Etat relève les républicains, et les élections partielles de l’an VI sont démocratiques, trop démocratiques au gré du Directoire qui, par un jeu de bascule, frappe les républicains après avoir frappé les royalistes, et procédant à un nouveau coup d’Etat, casse les élections le 22 floréal an VI. Les élections de l’an VII semblent normales, républicaines. Mais à ce moment la situation extérieure change. Nous sommes vaincus : Jourdan battu repasse le Rhin ; le massacre de Rastadt rallume la guerre avec l’Autriche ; les Russes entrent en ligne avec Souvarof ; bientôt l’Italie va être perdue pour nous et la France menacée d’une invasion, tandis que son meilleur général, Bonaparte, est en Orient avec l’élite de l’armée. » En présence de ces périls, le parti Jacobin reprend confiance et les formes de la Terreur sont un instant restaurées. La politique violente, arbitraire, égalitaire sévit de nouveau quoique sans effusion de sang : la loi du 10 messidor an VII établit sous le nom d’emprunt forcé un impôt progressif ruineux pour les riches, et la loi du 24 messidor renouvelle en l’aggravant la terrible loi des suspects[255]. Laissons de côté la question de savoir si entre le péril national et le retour de la politique jacobine il y a une liaison telle que l’un engendre l’autre nécessairement ou si seulement le danger public fournit au parti révolutionnaire une occasion ou un prétexte à de nouvelles manifestations : le problème qui nous occupe est autre ; nous voulons seulement constater que quand ce parti de 1793 réapparaît en Messidor an VII, il est définitivement identifié avec le parti qui avait tramé la conjuration de Floréal an V. Le personnel et le programme sont les mêmes.

Barras est Directeur. Fouché, l’ancien ami de Babeuf, est ministre de la police. Robert Lindet nous est connu ; c’est lui dont Buonarroti résume ainsi le discours à la réunion du 18 floréal, tenue chez Drouet : « Il démontra la justice de l’insurrection, justifia le rappel de la Convention et insista longtemps sur la nécessité d’imprimer à la prochaine révolution, par la pratique de la plus stricte égalité, un caractère particulier et absolument populaire. » Robert Lindet est ministre des finances.

Le club des Jacobins se reforme une seconde fois. Comme le club dit du Panthéon était né sous le regard bienveillant, peut-être avec l’encouragement du gouvernement de l’an III, la Réunion d’amis de la Liberté et de l’Egalité s’installe, le 18 messidor an VII, dans l’illustre salle du Manège, avec une sorte de permission tacite du Conseil des Anciens. Comme le club du Panthéon, la société « séante au Manège » évite de nommer un président et des secrétaires ; elle a seulement un régulateur, deux vice-régulateurs et des annotateurs. Elle ne vit que trente-huit jours, mais il se trouve que de nombreuses sociétés similaires naissent spontanément en même temps qu’elle, qu’à Auxerre il y a une « société patriotique » de 1,200 membres, qu’une autre à Toulouse s’est ouverte au son des instruments et au bruit du canon, et plusieurs conjecturent, sans que cela nous surprenne, que la société de Paris et les sociétés sœurs sont reliées par une correspondance secrète. Elle a en peu de temps 3,000 adhérents, dont 250 députés au Conseil des Cinq-Cents ; mais il lui est difficile d’établir une démarcation nette entre les assistants et les membres effectifs. Quand les royalistes troublent ses séances, Barras met à sa disposition des grenadiers et des canons.

M. Aulard a réussi à dresser une liste de 87 de ses adhérents. Plusieurs sont pour nous des figures de connaissance. Voici le maître de Babeuf en philosophie, Bodson, agent révolutionnaire du xie arrondissement ; Bodman, agent du iie ; le solennel imbécile Drouet, que Babeuf traitait de haut en bas dans ses lettres ; Bouin, agent du ive ; le cafetier des Egaux, Chrétien ; Clerx, l’un des hôtes du comité ; Cochet, le perruquier de Montreuil-sur-Mer, l’ami de Babeuf dans la prison d’Arras, et qui lui resta fidèle jusqu’à la fin ; Julien Desarmes ; Didier, membre du directoire secret ; l’ex-adjudant général Jorry ; le journaliste Lebois ; Félix Le Peletier, le Mécène des Babouvistes ; Marchand Ricord, l’ex-conventionnel qui servit d’ambassadeur pour l’entente in extremis du 18 floréal ; le tailleur Tissot, chez lequel Babeuf fut pris ; Vannec, agent général auprès des troupes, et le maniaque Varlet. S’il n’y manquait les ex-conventionnels et Bertrand, tués dans l’affaire de Grenelle, et Buonarroti toujours en prison, presque tout le personnel de la conjuration serait là. Parmi les chefs et les orateurs nous trouvons l’inévitable Drouet et Félix Le Peletier. La société a un organe officieux à qui la commission exécutive qui s’appelle modestement commission d’instruction publique – encore un cercle d’études sociales ! recommande la plus grande prudence. Cet organe est le Journal des hommes libres ; il est rédigé par Antonelle.

Voyons maintenant le programme de ces « derniers Jacobins. » Ils ont le souvenir très présent du procès de Vendôme et du principal considérant de la condamnation de Babeuf. Aussi affirment-ils hautement leur respect pour la Constitution de l’an III. « Le Journal des hommes libres, du 28 messidor, proteste de son côté et en bons termes contre la supposition qu’aucun républicain voulût rétablir la Terreur et relever la guillotine qui ne profiterait qu’au royalisme. » Mais, dans la séance du 26, Félix Le Peletier déclare que les sociétés politiques sont « la pensée du peuple, » et fait décréter en principe la formation d’une commission qui présentera « des mesures de salut public[256]. » C’est la dictature collective et le comité insurrecteur qui réapparaissent.

On pense aux places. On dénonce « l’aristocratie bureaucratique des ministères, » principalement à la Guerre où va être nommé Bouchotte, à l’Intérieur, aux Relations extérieures. Il faudra épurer, et par conséquence nécessaire remplacer ce personnel d’incapables ou de traîtres. On demande également l’épuration des états-majors et des inspecteurs généraux « qui ont anéanti dans nos armées l’esprit républicain par leur luxe scandaleux, leur morgue insolente, leur ineptie et leur incivisme. » Bouchotte vient se faire inscrire dans la séance du 4 thermidor au milieu des applaudissements. L’ancien personnel gouvernemental de l’an II tend, comme c’était le programme de la conjuration, à se reconstituer.

On signale, comme l’avait fait Babeuf, la présence à Paris d’étrangers, agents perfides de l’Angleterre.

Le 7 thermidor, le citoyen Bach déchire les voiles, avoue que la société du Manège continue celle des Jacobins, regrette ouvertement la Terreur, demande le réarmement des patriotes et fait un second exposé de son programme socialiste, déjà présenté le 30 messidor. Les ateliers de bienfaisance, l’impôt progressif, l’allègement de la classe industrieuse et laborieuse de la Nation par l’excédent des contributions levées sur les riches, l’obligation imposée à tout citoyen ayant plus de 1,200 livres de rente de rendre compte à la Patrie de l’emploi de son revenu, tel est ce programme. Ne serait-il pas juste, ajoute-t-il, au moment où les citoyens pauvres vont défendre le territoire, de les en déclarer copropriétaires avec les plus fortunés ?[257] Marchand et Chrétien s’enflamment. Chrétien qui voulait déjà en Floréal an IV que la révolution fût définitive et que les patriotes « allassent en bateaux » dans le sang des aristocrates, dit que les républicains ont toujours été dupes et qu’ils ne le seront pas cette fois-ci. Ces moments d’exaltation étaient fréquents dans la société : quelques jours auparavant Bouin avait demandé justice des assassinats commis en province contre les républicains et Marchand s’était écrié : « Goujon, Bourbotte, Romme, Soubrany, Duquesnoy et vous Babeuf et Darthé, nous n’avons point encore élevé de colonne à votre mémoire, mais la postérité vous en réserve une qui vous vengera de l’ingratitude de vos contemporains ! » Les martyrs de Prairial an III et ceux de Prairial an V, les Montagnards proscrits et les Babouvistes étaient ainsi réunis dans une même apothéose par un groupe composé de Jacobins et de communistes qui les continuait.

Le Corps législatif ayant, le 9 thermidor, expulsé la société de la salle du Manège, elle se réunit encore quelque temps au couvent des ci-devant Jacobins de la rue du Bac, où la municipalité du Xe arrondissement, qui disposait des biens nationaux, lui accorda l’hospitalité. Les séances qui eurent lieu dans ce local nous montrent ses membres de plus en plus effrayés et, comme tous les Terroristes, se livrant sous le coup de la peur à des motions de plus en plus violentes. Nous n’y relèverons que le programme de Félix Le Peletier qui nous ramène aux projets moitié scolaires, moitié économiques de son frère en 1793 :« Rétablir dans le gouvernement l’esprit démocratique ; – assurer la garantie et la liberté des sociétés politiques ; — rapporter toutes les lois contraires à la Constitution ; — établir une éducation égale et commune ; — donner des propriétés aux défenseurs de la Patrie ; — ouvrir des ateliers publics pour détruire la mendicité ; — établir une chambre de justice qui fasse rendre gorge aux voleurs ; — faire une fédération générale ; — réprimer les monstrueux abus qui naissent des arrêtés du Directoire. » On voit qu’il tenait compte des circonstances, devenues de plus en plus difficiles aux réformateurs et se réduisait à un minimum. Babeuf « rêvait mieux. » La salle de la rue du Bac fut fermée par le Directoire le 26 thermidor, et un juge de paix, accompagné d’une force armée imposante, mit les scellés sur ses portes. Rien ne pouvait être plus favorable au succès du coup d’Etat de Brumaire que cette réapparition des systèmes terroristes et communistes, bien qu’atténués.

Tel est d’ailleurs le jugement de Cabet sur les conséquences politiques de la conjuration de Babeuf. « Voyez, dit-il, combien cette conspiration a été funeste au peuple qu’elle voulait délivrer ! C’est elle qui a épouvanté les riches, les bourgeois et les aristocrates, c’est elle qui les a serrés les uns contre les autres pour se défendre ; c’est elle qui les a disposés à se jeter dans les bras du premier venu qui serait-assez fort pour les protéger ; c’est elle qui les a jetés dans les bras de Bonaparte, comme elle les aurait jetés dans les bras des Bourbons ![258] » Tel aussi le jugement de Buonarroti : « A plusieurs traits de cette nature (la fermeture du club dit du Panthéon), la nouvelle aristocratie (lisez : le monde des affaires et du travail) dût reconnaître dans ce général déjà célèbre par la reprise de Toulon et par la journée du 13 vendémiaire, l’homme qui pouvait un jour lui prêter un solide appui contre le peuple (lisez : la minorité révolutionnaire) ; et ce fut la connaissance qu’on avait de son caractère hautain et de ses opinions aristocratiques qui le fit appeler, au 18 brumaire de l’an VIII, au secours de ce parti, effrayé de la rapidité avec laquelle reparaissait alors l’esprit démocratique[259]. »

Ce n’est pas seulement par une sorte de répercussion que les entreprises contre la propriété individuelle produisent la dictature. Elles l’engendrent aussi directement. Elles sont toujours révolutionnaires et les socialistes qui déclarent ne rien attendre du libre jeu des institutions parlementaires, ont raison. Or la révolution est par essence une dictature collective ou individuelle. Le pouvoir arbitraire qui invoque la volonté présumée du peuple pour étouffer sa volonté réelle, régulièrement exprimée, est le produit naturel et le seul instrument possible des tentatives collectivistes. Le seul fils de Babeuf qui joua un rôle politique, Emile, le gavroche qui distribuait le Tribun du Peuple, devint un fanatique de Napoléon et il alla à l’île d’Elbe se mettre aux pieds de son idole. La filiation est symbolique.

Indiquons, selon la coutume des historiens de la conjuration, ce que sont devenus ceux qui y ont pris part. Grisel fut nommé, grâce à l’influence de Carnot, adjudant de la place de Nantes, le 1er vendémiaire an IX. On a raconté que le traître avait été provoqué en duel en Espagne ou à Lyon et tué par Emile, le fils aîné de Babeuf. Son dossier, qu’on peut voir au ministère de la guerre[260], ne contient rien qui confirme cette légende, car il porte que Grisel mourut à Nantes, exerçant les fonctions que nous venons de dire, le 22 juin 1812, à l’âge de 47 ans. Potofeux eut comme avocat une carrière longue et prospère à Laon. Massart fut transporté en Nivôse aux îles Seychelles et y mourut. Bouin, transporté par la même mesure, alla mourir à l’île d’Anjuan, l’une des Comores. Antonelle, dit un rapport de l’an IX, « est tranquille et mène une vie pastorale dans une campagne près d’Arles ; » à la Restauration il se retrouvera marquis et royaliste. Germain couronna ses bonnes fortunes par un mariage riche ; il cultiva paisiblement son jardin jusqu’en 1831, où il mourut du choléra. Drouet devint sous-préfet sous l’Empire ; Sylvain Maréchal continua sa carrière littéraire ; Choudieu fut chef de division au ministère de la guerre, enfin Buonarroti, mis en surveillance après sa libération par le premier consul, se réfugia en Suisse, puis en Belgique, rentra en France en 1830 et vécut jusqu’en 1837. Partout il exerça une propagande active pour ses théories sociales ; fort engagé dans la Charbonnerie, il servit de lien entre les ventes françaises et les ventes italiennes. Il eut, comme carbonaro, quelque influence sur Cerclet, l’un des principaux rédacteurs du Producteur Saint-Simonien (1825). Son livre, où il racontait la conspiration non sans talent, sema en France, à partir de 1828, des germes de communisme qui transformèrent le parti avancé d’opposition en parti socialiste révolutionnaire. En 1831 le parti qui s’appelait des Droits de l’Homme adopta pour programme la Déclaration des Droits de 1793. Cavaignac, plus rigoureux, voulait aller jusque celle que Robespierre avait proposée aux Jacobins. Le manifeste de ce parti est pénétré de formules babouvistes. « Nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une refonte sociale… Notre but… c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société, c’est l’établissement complet du règne de l’Egalité. » Le procès de 1834, en soumettant au régime commun de la prison les nombreux accusés de l’insurrection d’avril, favorisa la propagande de Buonarroti parmi eux. « Son livre fut lu, étudié, et fit des prosélytes. » Il inspira le journal secret du parti, l’Homme libre. La société secrète des Saisons visa nettement à une réforme sociale et se proposa dé créer « un pouvoir dictatorial avec mission de diriger le mouvement révolutionnaire[261]. » C’est ainsi que la première impulsion du mouvement qui aboutit à la révolution de 1848 fut donnée par ce survivant de la conspiration de 1796, dernier acte de la révolution de 1789. « C’est grâce aux Babouvistes, dit avec raison M. Ranc, que pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n’a pas été un seul instant interrompue, et que dès les premiers jours de 1830, le parti républicain n’est-ce pas le parti socialiste qu’il faut dire ? – s’est retrouvé constitué. » Le vieil apôtre de l’Egalité avait gardé ce don de frapper les esprits et d’émouvoir les cœurs qui avait fait son prestige devant la Haute cour. D’abord caché sous le nom de Raymond dans un logement d’ouvriers de la rue Saint-Lazare, vivant de quelques leçons de musique, il fut visité puis recueilli par le député d’Argenson, fidèle aux traditions de sa famille, et fréquenté par Charles Teste et Louis Blanc. Cabet, l’auteur de l’Icarie, le connut alors et c’est l’écho de sa parole que nous apporte ce livre où la devise du Bonheur commun est inscrite à la première page. En 1834, avec Lamennais, Voyer d’Argenson, Armand Carrel, Pierre Leroux, Auguste Comte, Jean Reynaud et Hippolyte Carnot, il s’offrit comme défenseur des nombreux accusés du procès d’avril. Il mourut en septembre 1837, au milieu de la vénération de tous les révolutionnaires, et la beauté de ses traits jusque sur son lit de mort trouva des admirateurs. Teste qui l’avait soigné comme un fils, conduisit le deuil ; Trélat parla sur sa tombe. Ce discours nous le montre tout plein jusqu’à son dernier soupir de la religion de Robespierre. C’est à Robespierre qu’il pensait sans doute, quand il disait, quelques moments avant de mourir : « Je vais aller bientôt rejoindre les hommes vertueux qui nous ont donné de si bons exemples[262]. »



Seconde lettre de F. N. Cam[263] Babeuf, Citoyen,


a G. M. Coupé, Législateur



Beauvais, 10 Septembre 1791.


Je vous l’ai promise, cette seconde lettre, parce que ce que j’ai à vous dire en ce moment n’est point de nature à pouvoir être présenté méthodiquement et fructueusement dans une simple conversation. Il faut qu’ici je puisse parler seul et que vous ne m’interrompiez point, qu’à mon tour ensuite je vous laisse réfléchir seul, et que je demeure sans vous voir jusqu’à l’expiration de 24 heures après que vous m’aurez lu.

Cette lettre est nécessaire pour déterminer d’une manière absolue et décisive les rapports futurs entre vous et moi ; et après elle j’entrevois et j’espère que notre franchise et l’effusion de nos sentiments n’ont plus rien qui les arrête ; j’entrevois que toute entrave qui pourrait s’opposer à l’épanchement d’une entière confiance réciproque, est écartée.

Pourquoi suis-je venu à Beauvais et qu’y fais-je encore ? Il est utile que je vous rende aujourd’hui ce compte. J’y suis venu pour m’intéresser au salut public, que j’ai imaginé pouvoir dépendre en très grande partie de la confiance qui serait donnée à un homme. Cet homme, c’est vous.

C’aurait été encore pour moi une consolation, si l’on vous eût refusé cette confiance, de gémir près de vous sur la corruption de ceux qui fomentent les cabales, dont l’effet vous eût enlevé au bonheur du peuple. Ma joie est plus grande d’avoir à me féliciter pour ce peuple d’une acquisition dont il ignore encore le prix.

Je ne m’étendrai pourtant pas à ce sujet en de vaines démonstrations, ma maxime habituelle est de savoir modérer et concentrer mes affections, pour jouir plus longtemps de ce qui a droit de me flatter.

Mon objet ici est quelque chose de plus sérieux que des compliments je ne vous en fais point, je n’en ai jamais su faire. L’utile ! l’utile ! voilà ce qui me frappe toujours exclusivement ; c’est ce qui absorbe en moi toutes ces idées accessoires qui sont de tant de ressource aux gens polis et ce qui me donne cet air gêné et sauvage que Rousseau déclarait aussi n’avoir jamais su vaincre. Lui, vous et moi nous ressemblons peut-être un peu ; toujours le but nous occupe, nous remplit, et c’est pourquoi j’arrive bien vite à celui que je me propose.

Il découlera du développement solutif de cette partie de la question : que faites-vous encore ici, si vous n’y êtes venu que pour suivre un résultat qui, déterminé aujourd’hui selon vos vœux, ne doit plus vous écarter aujourd’hui du cercle de vos affaires personnelles ?

L’événement de votre nomination, citoyen ! n’est pas, dans mon cercle visuel, un petit événement. Je sens le besoin irrésistible de m’arrêter pour en calculer les suites.

Je réfléchis sur ce qu’on peut attendre de celui qui a prêché à des sourds ces vérités mémorables, qui ont eu au moins l’effet de me convaincre que, pour lui, il en était rempli : Qu’il fallait se pénétrer de ces grands principes sur lesquels la société est établie ; — l’Egalité primitive, l’Intérêt qénéral, la Volonté commune qui décrète les lois, et la Force de tous qui constitue la Souveraineté.

Frère ! le précepte de la loi ancienne : Aime ton prochain comme toi-même ; la sublime maxime du Christ : Faites à autrui tout ce que vous voudriez qui vous fût fait ; la constitution de Lycurgue ; les institutions les plus belles de la République romaine, je veux dire, la loi agraire ; vos principes que je viens de retracer ; les miens que je vous ai consignés dans ma dernière lettre, et qui consistent à assurer à tous les individus premièrement la subsistance, en second lieu, une éducation égale ; tout cela part d’un point commun, et va encore aboutir à un même centre.

Et ce centre est toujours le but unique où tendent toutes les Constitutions de la terre lorsqu’elles vont se perfectionnant. Vous avez beau abattre les sceptres des rois, vous constituer en République, proférer continuellement le mot saint d’Egalité, vous ne poursuivez jamais qu’un vain phantôme et vous n’arrivez à rien.

Je le dis tout haut à vous, mon frère, et ce ne sera pas encore si tôt que j’oserai le dire bas à d’autres ; cette loi agraire, cette loi que redoutent et que sentent bien venir les riches et à laquelle ne pensent nullement encore le grand nombre des malheureux, c’est-à-dire les 49 cinquantièmes du genre humain, qui cependant, si elle n’arrive point, mourra en totalité en dedans (sic) deux générations tout au plus (nous vérifierons ensemble mathématiquement cette épouvantable prédiction au premier instant que vous le voudrez) ; cette loi que vous vous rappelez bien que, étant entre ( ?) nous deux, nous avons vu Mably rappeler par ses vœux ardents cette loi qui ne reparaît jamais sur l’horizon des siècles que dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons ; c’est-à-dire, quand les extrêmes se touchent absolument ; quand les propriétés foncières, seules vraies richesses, ne sont plus que dans quelques mains, et que l’impossibilité universelle de pouvoir assouvir la terrible faim, détermine le plus grand nombre à revendiquer le grand domaine du monde où le Créateur a voulu que chaque être possédât le rayon de circonférence nécessaire pour produire sa subsistance ; cette loi, dis-je, est le corollaire de toutes les lois ; c’est là où se repose toujours un peuple lorsqu’il est parvenu à améliorer sa constitution sous tous les autres rapports… que dis-je ? C’est alors qu’il simplifie étonnamment cette Constitution. Vous apercevrez que depuis que la nôtre est commencée, nous avons fait cent lois chaque jour, et à mesure qu’elles se sont multipliées, notre Code est devenu successivement plus obscur. Quand nous arriverons à la loi agraire, je prévois qu’à l’instar du Législateur de Sparte, ce Code trop immense sera mis au feu et une seule loi de 6 à 7 articles nous suffira. Je prends encore avec vous l’engagement de démontrer ceci très rigoureusement.

Vous reconnaissez sans doute comme moi cette grande vérité que la perfection en législation tient au rétablissement de cette égalité primitive que vous avez si bien chantée dans vos poëmes patriotiques, et comme moi vous sentez sans doute encore que nous marchons à grands pas vers cette étonnante Révolution.

C’est précisément pourquoi, moi qui suis si partisan du système, je ne reviens pas des contemplations où je me livre, en examinant que vos principes et votre énergie vous rendent peut-être l’unique propre à préparer cette grande conquête, et que la Providence semble nous seconder en vous poussant dans la carrière convenable pour pouvoir combattre avec le plus d’avantages en faveur de la cause.

Oui, vous êtes peut-être réservé et peut-être l’étions-nous tous deux pour sentir les premiers et pour faire goûter aux autres le grand mystère, le plus (illisible) secret qui doit briser les chaînes humaines. Si cela est, que je vous vois grand entre les Législateurs !

Mais comment conçois-je qu’avec toute la force dont vous êtes armé, il vous sera possible de diriger les premiers mouvements pour accélérer une aussi belle victoire ? Sera-ce ouvertement et par un manifeste précis qu’il faudra que s’annonce le Sauveur du Monde ? Non, sans doute, et l’on ne serait pas bien reçu, je pense, à proposer tout crûment de [telles considérations ? ] à notre malheureuse assemblée. La vertu se verra donc, pour combattre la corruption, forcée de se servir des armes généralement introduites par celle-ci, il faudra qu’elle oppose politique à politique. Il faudra que les dispositions premières soient bien masquées et qu’elles ne paraissent tendre aucunement vers le but concerté.

Mais je réfléchis… Je me dis : Il n’est presque personne qui ne rejette fort loin la loi agraire ; le préjugé est bien pis encore que pour la royauté et l’on a toujours pendu ceux qui se sont avisés d’ouvrir la bouche sur ce grand sujet. Est-il bien certain que J.-M. Coupé lui-même sera d’accord avec moi sur cet article ? Ne m’objectera-t-il pas aussi avec tout le monde que de là résulterait la défection de la société ; qu’il serait injuste de dépouiller tous ceux qui ont légitimement acquis, que l’on ne ferait plus rien les uns pour les autres et que dans la supposition de possibilité de la chose, les mutations postérieures auraient bientôt rétabli le premier ordre ? — Voudra-t-il se payer de mes réponses : que la terre ne doit pas être aliénable ; qu’en naissant chaque homme en doit trouver sa portion suffisante comme il en est de l’air et de l’eau, qu’en mourant il doit en faire hériter non ses plus proches dans la société, mais la société entière, que ce n’a été que ce système d’aliénabilité qui a transmis tout aux uns et n’a plus laissé rien aux autres… que c’est des conventions tacites par lesquelles les prix des travaux les plus utiles ont été réduits au taux le plus bas, tandis que les prix des occupations indifférentes ou même pernicieuses pour la société furent portés au centuple qu’est résulté du côté de l’ouvrier inutile le moyen d’exproprier l’ouvrier utile et le plus laborieux… que s’il y eût eu plus d’uniformité dans les prix de tous les travaux, si l’on n’eût pas assigné à quelques-uns d’eux une valeur d’opinion, tous les ouvriers seraient aussi riches à peu près les uns que les autres ; qu’ainsi un nouveau partage ne ferait que remettre les choses à leur place… que si la terre eût été déclarée inaliénable, système qui détruit entièrement l’objection des craintes du rétablissement de l’inégalité par les mutations après le nouveau partage, chaque homme eût toujours été assuré de son patrimoine et nous n’eussions pas donné naissance à ces inquiétudes déchirantes et toujours continuelles sur le sort de nos enfants : de là l’âge d’or et la félicité sociale au lieu de la dissolution de la société ; de là un état de quiétude sur tout l’avenir, une fortune durable, perpétuellement à l’abri des caprices du sort, laquelle devrait être préférée même par les plus heureux de ce monde, s’ils entendaient bien leurs vrais intérêts…, qu’enfin il n’est pas vrai que la disparition des arts serait le résultat forcé de ce nouvel arrangement, puisqu’il est sensible au contraire que tout le monde ne pourrait pas être laboureur ; que chaque homme ne pourrait pas plus qu’aujourd’hui se procurer à lui seul toutes les machines qui nous sont devenues nécessaires ; que nous ne cesserions pas d’avoir besoin de faire entre nous un échange continuel de services et qu’à l’exception de ce que chaque individu aurait son patrimoine inaliénable, qui lui ferait dans tous les temps et toutes les circonstances un fonds, une ressource inattaquable contre les besoins, tout ce qui tient à l’industrie humaine resterait dans le même état qu’aujourd’hui ?…

Je vais vous prouver, à vous-même, cher frère, et en même temps à moi, que vous partez pour l’assemblée législative avec les dispositions de faire consacrer tout cela comme articles de foi constitutionnelle. Je vous ai dit dans ma précédente, que mes vœux seraient : 1º Que les législateurs de toutes les législatures reconnussent pour le peuple qu’Assemblée constituante est une absurdité ; que les députés commis par le peuple sont chargés dans tous les temps de faire tout ce qu’ils reconnaîtront utile au bonheur du Peuple… De là obligation et nécessité de donner la subsistance à cette immense majorité du Peuple qui, avec toute sa bonne volonté de travailler, n’en a plus. Loi agraire, Egalité réelle.

2º Que le veto, véritable attribut de la souveraineté, soit au Peuple, et avec un succès assez apparent (puisque nous avons vu depuis, dans le petit ouvrage De la rati fication de la Loi que je vous ai communiqué, que mes moyens ressemblent à ceux de l’auteur), j’en ai démontré la possibilité d’exécution, contre tout ce qui a pu être dit au contraire… De ce veto ( ?) du Peuple ne faut il pas attendre qu’il sera demandé pour la partie souffrante et toujours exposée jusqu’alors à ce cruel sentiment de la faim, un patrimoine assuré. Loi agraire.

3° Qu’il n’y ait plus de division des citoyens en plusieurs classes ; admission de tous à toutes les places ; droit pour tous de voter, d’émettre leurs opinions dans toutes les assemblées ; de surveiller grandement l’assemblée des Législateurs ; liberté des réunions dans les places publiques ; plus de loi martiale ; destruction de l’esprit de corps des G. Nat. (gardes nationales) en y faisant entrer tous les citoyens sans exception, et sans autre destination que celle de combattre les ennemis extérieurs de la Patrie… De tout cela nécessairement va découler l’extrême émulation, le grand esprit de liberté, d’égalité, l’énergie civique, les grands moyens de manifestation de l’opinion publique, par conséquent d’expression du vœu général, qui est, en principes, la loi la réclamation des premiers droits de l’homme, par conséquent du pain honnêtement assuré à tous. Loi agraire.

4º Que toutes les causes nationales soient traitées en pleine assemblée et qu’il n’y ait plus de comités… De là disparaît cette négligence, cette apathie, cette insouciance, cet abandon absolu à la prétendue prudence d’une poignée d’hommes qui mènent toute une assemblée, et près desquels il est bien plus facile de tenter la corruption. De là l’obligation par tous les sénateurs de s’occuper essentiellement de cet objet mis à la discussion, et de se déterminer en connaissance de cause ; de là l’éveil donné à tous les défenseurs nés du Peuple et la nécessité de soutenir ses droits les plus chers, par conséquent de veiller à ce que précisément tous puissent vivre. La loi agraire.

5º Que le temps de la réflexion soit amplement accordé pour la discussion de toutes les matières… De là va résulter que non seulement les improviseurs, les étourdis, les parleurs perpétuels, les gens qui débitent toujours avant d’avoir pensé, ne soient pas les seuls en possession de déterminer les arrêtés, mais qu’encore les gens qui aiment à méditer un plan avant de prononcer, influenceront aussi sur les décisions. De là un phraseur intéressé à combattre tout ce qui est juste ne viendra plus lestement vous écarter une bonne proposition par quelque rien subtil et propre seulement à faire illusion ; et si on vient parler pour celui dont les besoins pressent le plus, l’honnête homme peut peser ( ?) et appuyer la proposition et obtenir le triomphe de la sensibilité. Grand acheminement à la loi agraire.

Eh bien ! Frère patriote, si les principes que je viens de poser ont toujours été les vôtres, il faut y renoncer aujourd’hui si vous ne voulez pas la loi agraire, car, ou je me trompe bien grossièrement, ou les conséquences dernières en ces principes sont cette loi. Vous travaillerez donc efficacement en sa faveur si vous persistez dans ces mêmes principes. On ne compose point avec eux et si, au for intérieur, vous vous proposez en fin de cause quelque chose de moins que cela dans votre tâche de législateur, je vous le répète, liberté, égalité, droits de l’homme seront toujours des paroles redondantes et des mots vides de sens.

Je le redis aussi de nouveau, ce ne serait point là les intentions qu’il faudrait d’abord divulguer ; mais un homme de bonne volonté avancerait beaucoup le dénouement s’il s’attachait à faire décréter toutes nos bases ci-dessus posées sur le fondement de la plénitude des droits de liberté dûs à l’homme, principe qu’on peut toujours invoquer et professer hautement et sans courir de danger. Ce qu’on appelle les aristocrates ont plus d’esprit que nous ils entrevoient trop bien ce dénouement. Le motif de leur opposition si vive dans l’affaire des Champarts vient de ce qu’ils craignent qu’une fois qu’il aura été porté une main profane sur ce qu’ils s nomment le droit sacré de la propriété, l’irrespect n’aura plus de bornes. Ils manifestent très généralement leurs craintes sur ce qu’espèrent les défenseurs de ceux qui ont faim, je veux toujours dire sur la loi agraire, pour un moment fort prochain ; bon avis à porter (?) sur nos tablettes.

J’aime à m’étendre sur le grand sujet que je traite devant une âme aussi sensible que je connais la vôtre. Car enfin c’est du pauvre auquel on n’a point songé encore ; c’est, dis-je, du pauvre qu’il doit être principalement question dans la régénération des lois d’un Empire ; c’est lui, c’est la cause qu’il intéresse le plus de soutenir. Quel est le but de la société ? N’est-ce point de procurer, à ses membres la plus grande somme (?) de bonheur qu’il est possible ? Et que servent donc toutes vos lois lorsqu’en dernier résultat elles n’aboutissent point à tirer d la profonde détresse cette masse énorme d’indigents, cette multitude qui compose la grande majorité de l’association ? Qu’est-ce qu’un comité de mendicité qui continue d’avilir les humains en parlant d’aumônes et de lois répressives tendantes à forcer le grand nombre des malheureux de s’ensevelir dans des cabanes et d’en mourir d’épuisement, afin que le triste spectacle de la nature en souffrance n’éveille point les réclamations des premiers droits de tous les hommes qu’elle a formés pour qu’ils vivent et non pas pour que quelques-uns d’eux seulement accaparent la substance de tous.

On a souvent parlé de donner une propriété prise sur les biens du clergé à tout soldat Autrichien ou autre (illisible) de despote qui, renonçant à exposer sa vie pour la cause des tyrans, viendrait se jeter sur notre bord… Comment a-t-on pu penser à être si généreux [envers des hommes ? ] que le seul intérêt du moment déterminerait à ne plus vouloir nous faire du mal, et oublier que nous avons le plus grand nombre de nos concitoyens qui languissent épuisés de toutes les ressources nécessaires pour soutenirleur existence ?

Législateur, que votre humanité connue a fait élever sur le grand théâtre où je vous vois ! Conclurez-vous avec moi que c’est une vérité que la fin et le couronnement d’une bonne législation est l’égalité des possessions foncières, et que les vues secrètes d’un vrai défenseur des droits du Peuple doivent toujours se porter vers ce but ? Qui sont les hommes que nous admirons le plus et que nous révérons comme les plus grands bienfaiteurs de l’humanité ? Les apôtres des lois agraires, Lycurgue chez les Grecs, et à Rome, Camille, les Gracchus, Cassius, Brutus, etc. Par quelle fatalité ce qui commande envers les autres nos plus profonds hommages, serait-il pour nous un sujet de blâme ! Ah, je l’ai déjà répété et je le redis, quiconque n’aura pas pour dernier objet de ce qu’il souhaite les vues que j’annonce, doit renoncer à exprimer de bonne foi les mots sacrés de civisme, liberté, égalité ; il doit, pour en empêcher l’effet, d’après la conduite pure et droite de ceux qui les déclament avec sincérité, il doit, dis-je, tout en les prononçant, bâtir ses plans sur les modèles des Barnave, des Thouret, des Dandré et de tant d’autres traîtres, dignes de ressentir un jour les coups de la justice nationale.

Vous avez pris l’engagement de suivre d’autres émules, brave citoyen ! Pétion, dans un projet de déclaration des Droits de l’homme en 1789, avait consacré un article pour le plus important de ces droits qu’on a voulu oublier dans la Déclaration décrétée, c’était celui ayant pour objet l’obligation par la société d’assurer à tous ses membres une honnête subsistance. Analysez Robespierre, vous le trouverez aussi agrairien en dernier résultat, et ces illustres sont bien obligés de louvoyer parce qu’ils sentent que le temps n’est pas encore venu. Vous vous élèverez à la hauteur de ces philanthropes respectables ; vos maximes, versées ( ?) au projet, donnent les mêmes rédactions que les leurs.

Bien certainement, je suis convaincu que vous voulez vous distinguer entre les Législateurs. Mais avec les occupations minutieuses qui, sans laisser un moment de relâche, vous détournent du grand objet pour lequel vous êtes appelé, il est impossible que vous rêviez à la marche importante que vous aurez à suivre. Savezvous cependant que le temps approche ; que sans aucun doute les représentants ennemis de la Patrie concertent déjà leurs projets désastreux : songez-vous que sans un plan tracé d’avance pour déconcerter le leur, ils vont encore avoir beau jeu à vous vaincre ? Craignons surtout l’ouverture de la session ; la manière dont on y procèdera, le ton sur lequel on viendra s’y monter, seront les bases sur lesquelles poseront tous les travaux de la législature. On ne va pas manquer de réclamer d’abord le respect le plus religieux pour ce qu’on appelle les articles constitutionnels de la législature de 1789. Si un discours terrible, mâle, éloquent, persuasif, ne vient pas foudroyer à la première séance ce préjugé perfide ; si dès lors l’Assemblée, dite législative, ne monte pas au faîte de sa place, tout est encore perdu, et la République est tout à fait plongée dans l’esclavage par ses seconds mandataires.

Vous reposerez-vous sur quelqu’un de vos collègues pour montrer une âme ferme dans cette grande occasion ? N’allez-vous pas vous préparer pour une circonstance décisive, et d’où peut dépendre le bien des hommes de votre pays, toujours asservi quoiqu’on ne cesse de le dire libre ? Si vous obtenez d’abord un succès et successivement celui de faire traiter toutes les causes en grande assemblée, sans comités et d’après des discussions longues et mûries, toutes les autres dispositions que j’ai ci-devant présentées et divisées en cinq articles en seront des suites nécessaires ; la France vous en devra son salut pour toujours.

Mais comment un patriote aussi essentiel que vous l’êtes s’y prendra-t-il pour opérer tout le bien dont vous êtes capable ? Si vous partagez votre temps entre la tribune et le cabinet, tandis que vous montrerez liberté et patriotisme d’un côté, vous décréterez tyrannie et esclavage de l’autre. Mirabeau avait un secret pour pérorer continuellement à la tribuns, et expédier en même temps dans son cabinet. Il avait douze faiseurs à qui il donnait le maigre sommaire de ses motions, lesquelles ils lui encadraient et ne lui laissaient plus que la peine de débiter. Vous vous proposez de suivre en partie le même exemple, et de prendre un commis au lieu de douze, parce que vous voulez faire moins de choses et plus de bonnes choses que Mirabeau, qui avait des ressources que vous ne voudrez jamais avoir, pour payer ces douze faiseurs au plus fameux desquels je sais, de science certaine, qu’il ne donnait que mille francs par mois.

Permettez que je souhaite pour vous que ce commis que vous voulez vous donner, ne soit pas une simple machine ou copiste qui ne vous serait que d’un faible secours ; qu’il soit au contraire assez instruit pour pouvoir encadrer promptement tous les discours que vous jugerez devoir prononcer à la tribune ; qu’avec cela il sympathise grandement et de principes et de caractère avec vous ; qu’au lieu d’être aussi exigeant que le premier faiseur de Mirabeau, il sache vivre aussi de légumes, de fruits et de lait, vous laisse de quoi acheter des livres et satisfaire toujours cette inclination si louable de partager personnellement avec l’humanité malheureuse. Si je vous dis que je crois avoir trouvé votre affaire peut-être ne me voudrez-vous pas croire…

Je suis autorisé par la personne en question, c’est-à-dire que je dis penser être votre affaire ; je suis autorisé à vous annoncer que non seulement elle se croit dans le cas de pouvoir vous préparer des discours, mais qu’elle se chargera aussi d’entretenir vos correspondances avec tout le pays qui vous écrira et avec les gens de lettres qui vont se mettre en relation vis-à-vis de vous, avec sans doute les Robespierre et les Pétion, etc., tout cela sans vouloir même rien arrêter pour l’honoraire.

Dans le mélange des choses bonnes et mauvaises que fit Mirabeau, on a applaudi à son journal intitulé Lettres à mes commettants. En effet, a-t-on dit, un mandataire doit rendre compte à ceux dont il a reçu les pouvoirs. L’homme que je vous propose a dit que si un tel compte à rendre successivement à vos commettants vous paraissait un devoir indispensable, il pourrait vous aider encore à le remplir.

Il a fini par comparer son bonheur, s’il avait celui d’être votre disciple, au bonheur de Platon comme disciple de Socrate et au bonheur de Socrate comme disciple d’Archelaüs.

J’irai demander pour lui votre réponse au bout du délai que j’ai fixé.

F. N. C. Babeuf.

TABLE DES MATIÈRES


 47
1° Avant la Révolution 
 197
2° Pendant la Révolution jusqu’à Thermidor 
 210
3° De Thermidor jusqu’à la fin de la Convention 
 226
4° La Conjuration 
 245
5° Les Principes 
 307
6° La Société future 
 328
7° Le Procès de Vendôme 
 367


  1. Leçon d’ouverture du cours fondé à la Faculté des Lettres de Paris par M. le comte de Chambrun (30 avril 1894).
  2. Il a été revendiqué à deux reprises : au Ve siècle avant J.-C. par les sophistes, comme nous l’avons montré dans notre étude sur les Origines de la Technologie, Paris, Alcan 1897, et au XIIIe siècle par Diderot, dans un article magistral de l’Encyclopédie. La philosophie transcendante n’accorde son attention dans le domaine de la connaissance qu’à la métaphysique, dans le domaine de l’action qu’à la morale. Elle dédaigne les habiletés pratiques comme les sciences positives. Nous pensons que l’art suprême de la conduite est en connexion organique avec tous les autres et la philosophie spéculative avec toutes les sciences. Il faut refaire l’unité dans les deux domaines.
  3. On s’apitoye exclusivement sur les métiers où les muscles sont en jeu, et l’on ne voit pas que les professions sédentaires, surtout quand elles exigent un effort d’attention soit continu, soit intermittent, mais intense, ne sont pas moins redoutables pour la santé, qui est le plus grand des intérêts. L’imprimeur, l’employé, l’instituteur, le savant ne risquent pas moins de ce côté que le laboureur et le maçon. Tout travail est une dépense organique.
  4. Pages 267 et 274 de la trad. française.
  5. Pages 33 et 49 de la trad. française.
  6. Le Capital, trad. française, p. 101.
  7. Id., p. 100.
  8. Id., pp. 317, 343.
  9. Id., pp. 347, 339.
  10. Le Capital, de K. Marx, résumé, etc., par G. Deville, p. 36. L'auteur suppose qu’il y aura encore des gens qui accepteront des tâches dangereuses en échange d’une rémunération plus forte. Quelle sottise ne serait pas la leur ! Comme si un salaire plus élevé pouvait être mis en balance avec la perte de la vie !
  11. Id., p. 17.
  12. Id., p. 21. M. Deville a dit que nous avions volontairement altéré sa pensée. Nous avons de nouveau examine les passages cités et nous maintenons notre interprétation.
  13. Dépêche du 23 octobre 1893, article de M. Jaurès
  14. Cours dé 1894-1895. Leçon d’ouverture.
  15. Cournot, Principes de la théorie des richesses, 1863, p. 32.
  16. Considérant, Destinée sociale, 1834, pages 281, 296.
  17. Nous doutons qu’il y ait un Art du bonheur commun positif. L’individu n’accomplit aucune catégorie d’actes ayant spécialement et exclusivement le bonheur pour but ; tous ses actes tendent également au bonheur en ce qu’ils sont tous destinés à la satisfaction de quelque besoin ou de quelque tendance, et que tous nos besoins et toutes nos tendances ont le mieux être pour objet. De même les sociétés ne peuvent, à moins de folie, espérer qu’une résolution unique, ou même un ensemble limité de mesures, leur donnera le bonheur en une fois ; elles doivent compter pour améliorer leur sort sur l’accomplissement partiel et successif de l’énorme multitude de régles pratiques que leur offrent les Arts sociaux : politique, droit, pédagogie, économie, etc. Le bonheur est une valeur dont on ne touche jamais que la monnaie. Il n’y aurait donc pas de cœnolbologie, si ce n’est à titre de poursuite illusoire, d’erreur momentanée. Il est même difficile d’admettre qu’il y ait un Art négatif du bonheur, ou thérapeutique sociale. La médecine est une technique spéciale ; elle ne s’applique à restaurer qu’une classé de fonctions, les fonctions biologiques ; elle ne saurait prétendre à remettre dans l’ordre l’universalité des activités individuelles. Au contraire, l’Economie sociale devrait, pour répondre à tout le moins à son programme négatif prétendre guérir tous les maux dont souffrent les sociétés et offrir des remèdes à tous les désordres, traiter en un mot de toutes les questions morales, politiques et religieuses, puisque la souffrance est attachée à tous les désordres, comme le bonheur résulte de l’accomplissement de toutes les fonctions normales. On jugera sans doute qu’une telle prétention serait fort téméraire. Aucun homme ne réunit toutes les compétences techniques indispensables à un pareil rôle. En dernière analyse, les faits dits d’Économie sociale sont la réaction des sentiments collectifs sur les diverses pratiques sociales il n’y a pas ou nous ne croyons pas pour le moment qu’il y ait une technique spéciale constituée pour régler méthodiquement cette réaction.
  18. Guiraud, La Propriété foncière en Grèce, p. 591.
  19. Montaigne, Voyage en Allemagne.
  20. Première leçon du cours de 1895 à 1896.
  21. Nous sommes heureux d’avoir pu utiliser pour cette revue des doctrines sociales du xviiie siècle l’ouvrage de M. Lichtemberger « Le Socialisme au, xviiie siècle » (Paris, 1895), qui est si complet et d’une si exacte érudition ; mais nos conclusions ne sont pas les siennes.
  22. Vers 1782 on voit paraître en France çà et là quelques pompes à feu qui servaient à l’épuisement des mines envahies par l’eau, et en 1790 on mentionne à Paris des machines à feu employées à la mouture du blé. L’application de la machine à vapeur à l’industrie est encore, à la fin du xviiie siècle, un fait isolé et exceptionnel.
  23. Pendant toute la Révolution, ceux qui se défendaient de professer ce que nous appelons le socialisme, affirmaient qu’ils ne voulaient pas de lois agraires. Le régime de la propriété territoriale était alors la préoccupation dominante.
  24. Ces exemples d’indifférence ou même de sympathie pour des idées périlleuses qu’une autorité ancienne semble consacrer, sont de tous les temps. Récemment, à Paris, dans une réunion de la belle et excellente œuvre, la Ligue des Enfants de France, le prédicateur laïque, M. Paul Desjardins, soutenait ces propositions graves : que toute joie et toute souffrance doivent être méritées par quelque vertu ou quelque indignité personnelles, que la Providence en permettant « l’énorme et intolérable injustice des conditions », manque à tous ses devoirs, mais que les enfants de la Ligue, en donnant aux enfants qui souffrent sans avoir péché, de l’argent qu’ils n’ont point gagné non plus eux-mêmes ( « Vos épargnes, votre instruction, vos loisirs, tout cela vous a été donné par faveur vous avez reçu tout cela en même temps que votre layette, sans l’avoir mérité » ), que ces enfants sont certainement les délégués de la Providence, désireuse de rétablir « l’ordre » et « l’équilibre », que c’est pour cela qu’ils sont égalitaires, qu’ils n’ont point « le sentiment des supériorités et des infériorités » (ce sentiment est donc coupable ?) et qu’ils n’ont pas les mains propriétaires (la propriété est donc un vice ?) ; que tout mal social est imputable à quelqu’un, que les coupables, « c’est nous tous, et avec nous nos eïux, » et que par conséquent la société est responsable de toutes les souffrances non méritées par une faute. Telles sont les doctrines répandues avec les meilleures intentions par un grand nombre de philosophes spiritualistes ou idéalistes, et accueillies avec candeur dans les salons parisiens, où une « sensibilité » heureusement plus féconde en œuvres, mais non moins prompte aux entraînements théoriques que celle du xviiie siècle, est furieusement à la mode. On assimile généralement le monde humain à une Dension qui ne saurait être bien tenue que si personne n’y souffre sérieusement et si les satisfactions et les désagréments correspondent exactement aux bons points et aux mauvais points mérités. L’Etat est le sous-principal de la Providence. Ces philosophes ne sont pas orthodoxes ; ils oublient du Christianisme le péché originel, les compensations dé l’autre vie et tout l’ascétisme ; mais ils se-croient, ils sont partiellement dans la tradition chrétienne et cela les tranquillise, eux et leurs auditeurs. C’est avec la même sérénité qu’au début de la Révolution, des parrains et des marraines s’engageaient au nom de l’enfant (un petit Robespierre), à « reconnaître parmi les hommes l’égalité que la nature y a mise et que l’Evangilé a consacrée », et que les paroissiens du curé Joseph Le Bon l’écoutaient prêcher sur ce texte : Esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes.
  25. M. Lichtembefger le reconnaît p. 126.
  26. F. Rocquain, l’Esprit révolutionnaire, etc., p. 351.
  27. M. Aulard, rendant compte de la soutenance de thèses de M. Lichtenberger (Revue de la Révolution française du 14 juillet 1893, p. 89-90) s’exprimait ainsi « C’est sur ce point, qui est en somme l’essentiel de sa thèse, que la discussion a porté ; on a critiqué la définition que M. Lichtenberger donne du Socialisme, et surtout la façon dont l’auteur a appliqué cette définition aux écrits du xviiie siècle. Je lui ai reproché pour ma part de n’avoir appelé socialistes que ceux dont les critiques ou les systèmes pourraient s’appliquer à la société d’aujourd’hui. Je crois qu’il y a eu au xviiie siècle une question sociale, celle de la destruction de la propriété féodale et que par exemple la mise à la disposition de la nation des biens du clergé, c’était du socialisme tout comme le serait aujourd’hui la socialisation des mines ou des chemins de fer. Nos pères ont résolu leur question sociale qui n’était pas celle que nous avons à résoudre, mais c’était bien une question sociale et quand on attaquait les droits féodaux on faisait du socialisme, car ces droits passaient alors pour une propriété aussi sacrée que l’est aujourd’hui n’importe quelle propriété. Seulement le mot socialisme n’a paru qu’en notre siècle et dans l’usage il ne s’applique qu’à la réforme, quant à la propriété, de la société issue de la Révolution. Est-il illégitime de donner à ce mot une application rétrospective ? N’est-il pas naturel au contraire d’appeler socialistes les penseurs qui ont voulu réformer l’ancien régime en tant que système de propriété ? » On verra plus loin que la Révolution n’a pas poursuivi seulement la destruction de la propriété féodale et qu’elle a voulu en général la destruction de toute richesse dépassant le nécessaire.
  28. Premières leçons du cours de 1896-1897.
  29. Et encore Voltaire tout en se moquant des moralistes réformateurs, admettait qu’un bon tyran pouvait en peu de temps mettre un terme aux abus, parmi lesquels il comptait l’exclusion des « vrais travailleurs » de la propriété foncière. Voici la lettre qu’il adressait en 1760 à M. de Bastide, auteur de deux ouvrages inspirés par l’esprit du temps, Le nouveau spectateur (1758) et Le monde comme il est (1760) :
    « IL est un peu fâcheux pour la nature humaine, j’en conviens avec vous, que l’or fasse tout et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs derrière la scène aient à peine une subsistance honnête, tandis que des personnages en titre fleurissent sur le théâtre ; que les sots soient aux nues et les génies dans la fange ; qu’un père déshérite six enfants vertueux pour combler de biens un premier-né qui souvent les déshonore ; qu’un malheureux qui fait naufrage ou qui périt de quelque autre façon dans une terre étrangère, laisse au fisc de cet État la fortune de ses héritiers (Droit d’aubaine).
    « On a quelque peine à voir, je l’avoue encore, ceux qui labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe ; de grands propriétaires qui s’approprient jusqu’à l’oiseau qui vole et au poisson qui nage ; des vassaux tremblants qui n’osent délivrer leurs moissons du sanglier qui les dévore ; des fanatiques qui voudraient brûler tous ceux qui ne prient pas Dieu comme eux ; des violences dans le pouvoir qui enfantent d’autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.
    « Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer ! Voilà votre folie à vous autres moralistes. Montez en chaire avec Bourdaloue ou prenez la plume avec La Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours comme il va. Un gouvernant qui pourrait pourvoir à tout, en ferait plus en un an que tout l’ordre des pères prêcheurs n’en a fait depuis son institution.
    « Lycurgue, en fort peu de temps, éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina il y a plus de 2,000 ans ont encore leur effet à la Chine… »
  30. M. Henry Michel : L’idée de l’Etat, Paris, 1895.
  31. Discours de Me Maurice Colrat, séance de rentrée de la Conférence des avocats, à Paris, novembre 1896. M. Andler : Les origines dit socialisme d’Etat en Allemagne, Paris, 1897.
  32. La Constitution de la Corse n’a été publiée qu’en 1861, nous ne la citons ici que pour montrer quelle était la pensée intime de Rousseau. Du reste l’article sur l’Economie politique publié dans l’Encyclopédie en 1755 et très lu pendant la Révolution, énonce nettement la même doctrine.
  33. Telle sera, ou le verra, presque textuellement la doctrine de Babeuf.
  34. Esprit des Lois, livre XXIII, chap. xxix.
  35. Saint-Simon qui avait vu la Révolution d’un œil de philosophe, dit avec raison peut-être qu’en fait de doctrines, l’Assemblée constituante a été plus révolutionnaire que la Convention. Charles de Lameth, le 12 avril 1790, repoussant comme superflue la proposition de dom Gerbes (que l’Assemblée reconnaisse la religion catholique comme la religion de la nation), disait non sans exagération d’ailleurs : « L’Aslemblée n’a-t-elle pas manifesté ses sentiments religieux quand elle a pris pour base de tous ses décrets la morale de la religion ? Qu’a fait l’Assemblée nationale ? Elle a fondé la constitution sur cette consolante égalité si recommandée par l’Evangile ; elle a fondé la constitution sur la fraternité et sur l’amour des hommes ; elle a, pour me servir des termes de l'Ecriture, humilié les superbes ; elle a mis sous sa protection le faible et le peuple dont les droits étaient méconnus ; elle a enfin réalisé pour le bonheur des hommes les paroles de Jésus-Christ lui-même, quand il a dit : Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers. »
  36. Peut-être Robespierre fait-il allusion à une pétition des électeurs de Seine-et-Oise, déposée dans la séance du 21 mai 1790. Archives parlementaires, t. XV, p. 648.
  37. Le 31 mai, les Girondins expiaient cette opposition, bien que relative, à la politique de l’égalité.
  38. Esprit des Lois, livre XVIII, chap. xxviii. « Pour rétablir un État ainsi dépeuplé, on attendrait en vain des secours des enfants qui pourraient naître. Il n’est plus temps… ; avec des terres pour nourrir un peuple, on a à peine de quoi nourrir une famille. Le clergé, le prince, les villes, les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insensiblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte ; mais les familles détruites leur en ont laissé les pâtures et l’homme de travail n’a rien. — Dans cette situation, il faudrait faire dans toute l’étendue de l’Empire ce que les Romains faisaient dans une partie du leur : distribuer des terres à toutes les familles qui n’ont rien, leur procurer les moyens de les défricher et de les cultiver. Cette distribution devrait se faire à mesure qu’il y aurait un homme pour la recevoir ; de sorte qu’il n’y eût pas de moment perdu pour le travail. »
  39. Saint-Just, rapport du 18 ventôse an II : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe. »
    Autre rapport du 23 ventôse an II : « Si le peuple aime la vertu, la frugalité ; si, terrible envers les ennemis de la Révolution, on est aimant et sensible envers un patriote… Si vous donnez des terres à tous les malheureux si vous les ôtez à tous les scélérats ; je reconnais que vous avez fait une révolution. »
  40. Babeuf invoquera la même distinction dans sa Défense.
  41. Un seul arrêté des représentants en mission à Lyon ordonne la formation sous quinzaine d’une force armée de mille hommes dans dix départements du Centre et de l’Est. Ces dix bataillons Révolutionnaires étaient à la disposition des autorités pour le service intérieur. Tous les sans-culottes de la région devaient être ainsi armés et soldés aux dépens des riches.
  42. Voici quelques exemples de ces documents :
    Arrêté de Fouché à Anvers, 24 septembre 1793 : « Considérant que l’égalité que le peuple réclame et pour laquelle il verse son sang depuis la Révolution ne doit pas être pour lui une illusion trompeuse ; — considérant que tous les citoyens ont un droit égal aux avantages de la société, que leurs jouissances doivent être en proportion de leurs travaux, de leur industrie et de l’ardeur avec laquelle ils se dévouent au service de la patrie ; — considérant que là où il y des hommes qui souffrent, il y a des oppresseurs, il y a des ennemis de l’humanité ; — considérant que la surface de la République offre encore le spectacle de la misère et de l’opulence, de l’oppression et du malheur, des privilèges et de la souffrance, que les droits du peuple y sont foulés aux pieds ; — considérant qu’il est instant de prendre des mesures de justice et d’humanité, le citoyen Fouché arrête… (pour le dispositif voir celui de l’arrêté pris à Lyon, cité ci-dessous, qui est peu différent).
    Avant de se rendre à Lyon, Fouché eut une courte mission dans la Nièvre. Il y appliqua les mêmes principes. « Les richesses sont l’arme la plus terrible contre la République lorsqu’elles se trouvent entre les mains de ses ennemis. Il serait peu sage de laisser plus longtemps entre leurs mains des moyens si puissants. J’ai cru que le salut du peuple me prescrivait de prendre les mesures et les arrêtés ci-joints. » Voici l’un de ces arrêtés « 1° Tous les riches, propriétaires ou fermiers ayant des blés demeurent personnellement responsables de l’approvisionnement des marchés ; 2º Celui qui refusera d’obéir aux réquisitions sera exposé le marché suivant pendant quatre heures sur la place publique ayant cet écriteau affameur du peuple, traître à la patrie ; 3º À la deuxième fois il sera déclaré suspect et incarcéré jusqu’à la paix ; 4º Tous les biens de ceux qui seront déclarés suspects seront séquestrés et il ne leur sera laissé que le strict nécessaire pour eux et pour leur famille ; 5º Pour, l’exécution de ces mesures, garde révolutionnaire : 200 hommes d’infanterie, compagnie de cavaliers et canonniers, à trois livres par jour. »
    Instruction envoyée le 16 novembre 1793 (avant les lois de ventôse) par la commission temporaire de vingt membres instituée à Lyon aux autorités constituées du département (elle s’adresse d’abord aux riches en leur annonçant qu’ils auront à subir les sévérités du pouvoir) : « § ler… Vous n’avez jamais aimé le peuple, vous avez osé sourire à la dénomination de sans-culottes, vous avez eu du superflu à côté de vos frères qui mouraient de faim ; vous n’êtes pas dignes de faire société avec eux ; et puisque vous avez dédaigné de les faire siéger à votre table, ils vous vomissent éternellement de leur sein et vous condamnent à votre tour à porter les fers que votre insouciance ou vos manœuvres leur préparaient. § 3º. Taxe révolutionnaire sur les riches. C’est aux riches à fournir aux frais de la Révolution. Cette taxe doit être proportionnée aux grands besoins de la Patrie : ainsi vous devez (la commission s’adresse maintenant aux autorités) commencer par déterminer d’une manière grande et vraiment révolutionnaire la somme que chaque individu doit mettre en commun pour la chose publique… Agissez donc en grand, prenez tout ce qu’un citoyen a d’inutile, car le superflu est une violation évidente et gratuite des droits du peuple. Tout homme qui a au delà de ses besoins ne peut pas user, il ne peut qu’abuser… Il est nécessaire de suivre dans cette mesure une échelle graduée sur des proportions révolutionnaires : celui qui a 10, 000 livres de rente, par exemple, doit payer au moins 30, 000 livres. » Cette instruction est probablement de la main de Fouché.
    Arrêté pour la suppression de la misère signé par les représentants en mission à Lyon, Fouché, Albitte et Collot-d’Herbois : « 1º Tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins, indigents seront logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leur canton respectif les signes de la misère seront anéantis ; — 2º La mendicité et l’oisivité seront également proscrites, tout mendiant ou oisif sera incarcéré ; — 3º Il sera fourni aux citoyens valides du travail et les objets nécessaires à l’exercice de leur métier et de leur industrie ; — 4°Pour cet effet, les autorités constituées, de concert avec les comités de surveillance, lèveront dans chaque commune sur les riches une taxe révolutionnaire proportionnée à leur fortune et à leur incivisme jusqu’à la concurrence des frais nécessaires pour l’exécution des articles ci-dessus. » (Avant les lois de ventôse.) Arrêté tendant au même but, pris dans le département de la Loire par Javogues, que nous retrouverons dans la conjuration de Babeuf, Girard et Dorfeuille, représentants en mission « 1° Tous les hommes sont égaux et ont droit à la protection de la société qui leur doit du pain ou du travail ; — 2° Les municipalités du département de la Loire sont tenues de pourvoir dans les 24 heures aux moyens d’assurer des secours aux indigents ; — 3º Tableau des indigents ; — 4º « Tableau des riches et gros propriétaires ; — 5° Les municipalités veilleront à ce que les riches compris dans ce tableau comptent de suite le quart de la somme qui leur aura été assignée ; — 6° Elles feront afficher tous les jours la liste des riches qui auront souscrit volontairement, comme aussi les noms de ceux qui refuseraient ; — 7° Les officiers municipaux sont collectivement et personnellement responsables des abus. » (26 déc. 1793, avant les lois de ventôse.)
    Arrêté de Joseph Le Bon, représentant en mission, à Cambrai (23 floréal) : « Au nom du peuple français, Joseph Le Bon, etc.… En attendant que les circonstances permettent à la Convention nationale de faire disparaître entièrement le malheur de dessus la terre, le receveur du séquestre de Cambrai tiendra à la disposition du conseil général de cette commune une somme de 60, 000 livres, laquelle sera consacrée au soulagement de l’indigence dans les proportions suivantes… » (de 1 fr. 50 à 0 fr. 25 centimes selon l’âge). Joseph Le Bon agissait en exécution des lois de ventôse ; il eût sans doute, à défaut de fonds, rempli la caisse du receveur de Cambrai comme il faisait de celle du receveur d’Arras. Arrêté au sujet de 79, 533 livres 18 sols « laissés à la République » par M. de Couronnel, guillotiné « Tout ce numénaire sera échangé contre des assignats chez le receveur du district d’Arras, et attendu qu’on est redevable de cette découverte au zèle toujours actif des sansculottes de cette commune et à la terreur qu’ils savent inspirer aux confidents des gros aristocrates,… Joseph Le Bon arrête qu’il sera tiré de cette somme chaque décade, jusqu’à ce que les circonstances permettent à la Convention nationale de réaliser pleinement ses promesses envers les malheureux, la partie nécessaire pour que chaque pauvre hors d’état de travailler reçoive chaque jour la valeur d’une journée de travail et ses enfants au-dessous de 10 ans chacun le quart d’une journée… La même mesure sera prise proportionnellement par le représentant du peuple dans les communes du Pas-de-Calais qui feront connaître les trésors cachés laissés par nos ennemis. » 17 germinal (6 avril 1794). C’est dans les mêmes vues que le même Joseph Le Bon faisait dresser dans chaque district cinq jours après les lois de ventôse, la liste des principaux contribuables de chaque commune divisés en catégories selon le montant de leurs impositions (14 ventôse an II, 4 mars 1794). Lettre du même jour « L’ex-président de Madre est riche, il a des talents. Le comité de surveillance voudra donc bien me faire part des preuves de civisme qu’il a données pour n’être point mis en état d’arrestation comme les autres individus de sa classe. J’attends demain ces renseignements. »
    Dans la Haute-Loire, des colonnes volantes, commandées par des chefs sans mandat, avaient parcouru le pays ; le conventionnel Pierret chargé d’une enquête après Thermidor raconte ce qui suit : « Plus de 2,000 plaintes et demandes en restitution de taxes révolutionnaires perçues les armes à la main m’ont été faites ; l’ordonnance de paiement était conçue en peu de mots : Il est enjoint à X… en vertu des pouvoirs qui me sont donnés, de payer la somme de 500 livres dans les 24 heures, peine du double passé ce délai et d’avoir chez lui 50 volontaires à discrétion pendant plusieurs jours. »
    Arrêté de Joseph Le Bon provoqué par l’exécution de onze Auvergnats (12 décembre 1793) « Considérant que parmi les prévenus de délits contre la République, il importe surtout de faire tomber les têtes des riches reconnus coupables, le citoyen Joseph Le Bon arrête que le tribunal criminel établi à Arras, jugera d’abord révolutionnairement les personnes distinguées par leurs talents et leurs richesses et que les autres seront ajournés jusqu’après le jugement des premiers. »
    Ce groupe de faits n’a qu’un faible lien avec la lutte contre la féodalité. Le Comité de salut public, et en particulier Robespierre, n’ignorait rien de tout cela ; Fouché envoyait ses arrêtés à la Convention. Après les exécutions de Lyon, Robespierre défendit Fouché aux Jacobins. Il est vrai qu’il l’accusa plus tard ; mais assailli de réclamations contre les agissements de Joseph Le Bon, il ne consentit jamais à les désapprouver. Un ami commun, Duquesnoy, écrivait de Paris à Le Bon : « J’étais à dîner avec Robespierre quand il a reçu ta lettre. Nous avons ri. Va ton train et ne t’inquiète de rien. La guillotine doit marcher plus que jamais. » 22 mai 1794. (Wallon : Les représentants en mission, et Paris, Histoire de Joseph Le Bon, sont les auteurs auxquels nous empruntons ces quelques exemples.)
  43. Nous n’avons pas besoin de dire quel précieux secours nous avons trouvé dans le remarquable ouvrage de M. Sturm : Les finances de l’ancien régime et de la Révolution.
  44. À Lyon, trois mille ouvriers furent payés longtemps pour la démolition des maisons des riches. Un ordre du représentant Maignet les appelle de la place Bellecour au quai Saint-Clair afin de poursuivre sans relâche avec la même chaleur tout ce qui porte avec soi le caractère du luxe et de l’insolent orgueil du riche. » Ces ateliers nationaux d’un nouveau genre coûtaient, avec quelques autres menus objets, 400,000 livres par décade, prélevées sur les biens des riches.
  45. Par exemple, dans deux villes également proches de l’ennemi, Arras et Douai, il y eut là 540, ici 8 exécutions capitales. Douai n eut pas son Joseph Le Bon, c’est la seule cause de cette différence.
  46. Dès l’année 1793, la Convention inaugure une série de mesures tendant à reconstituer une aristocratie intellectuelle : la création du Muséum en juin, celle de l’Ecole normale en octobre. L’année suivante elle fonde l’Ecole polytechnique et le Conservatoire des Arts et Métiers. Eh 1795 apparaissent l’Ecole des langues orientales, le bureau des Longitudes, l’Institut. Voir : Liard, l’Enseignement supérieur en France, 1894, t. ii.
  47. On s’étonne souvent que la Terreur ait duré : la vraie raisor, c’est qu’une multitude de petits fonctionnaires en vivaient. Si les tribunaux révolutionnaires avaient cessé de couper des têtes, les jurés auraient perdu leur traitement, et, ne pouvant faire autre chose, ils seraient morts de faim. De même pour le personnel des prisons et pour tous les parasites du système.
  48. Article de l’Encyclopédie sur l’Economie politique. Voir notre Histoire des Doctrines Economiques, p. 237.
  49. Robespierre, dès 1793, en avait signalé la première rumeur aux Jacobins, lors du pillage des épiceries.
  50. Consulter sur cette question Boris Minzès, Die Nationalgüterveräusserung wáhrend der franzósischen Revolution, Iéna, 1892, et Loutchisky, De la petite propriété en France avant la Révolution et de la vente des biens nationaux, Revue historique, sept.-oct. 1895, ainsi qu’un volume portant le même titre, Paris, Champion éd., 1897. Ces auteurs sont les seuls qui aient étudié les actes de vente dans les archives départementales, le premier dans Seine-et-Oise, le second dans le Pas-de-Calais, l’Aisne, la Côte-d’Or, la Haute-Garonne, les Bouches-du-Rhône. « Les terres de la première origine (les biens de l’Eglise), dit M. Loutchisky, furent achetées par la bourgeoisie et les spéculateurs, tandis que celles des émigrés, qui se vendaient par petits lots et tout aussi vite que les terres de l’Eglise, furent en partie achetées par les paysans. » C’est, en fin de compte, selon lui, la population agricole qui absorba la plus grande partie de la terre vendue hors du voisinage des villes. Mais c’était elle déjà qui, avant la Révolution, était parvenue, par le cours naturel des choses, à détenir la plus grosse portion du sol et qui prédominait dans le nombre des propriétaires, qu’il estime à cinq millions. Combien de temps de progrès pacifique lui eût-il fallu pour obtenir le même résultat sans le payer du renouveau de prestige que la Révolution donna au clergé et qui lui a permis de reconstituer peu à peu, sous d’autres formes, ses anciennes richesses ? (Environ sept cents millions de valeurs immobilières en 1881, des valeurs mobilières qui échappent à toute évaluation, mais qui sont considérables, et quarante millions de dotation budgétaire annuelle.) Le même historien tend à atténuer le rôle généralement attribué à la spéculation dans l’achat des biens nationaux. Il montre bien que des associations temporaires de paysans ont pris une part active à l’opération dans plusieurs départements. Mais il s’aventure lorsque, du fait que le nom de Saint-Simon ne figure sur la liste des acquéreurs, pas plus que le nom de son associé étranger de Redern, ni dans le département du Pas-de-Calais, ni dans le département de l’Orne, il conclut que Saint-Simon n’a pas spéculé sur les biens nationaux. Ses démêlés avec de Redern en 1797, au sujet des 80,000 livres de rentes, produit de l’entreprise, sont certains. M. Weill Saint-Simon et son œuvre, 1894, mentionne une lettre du futur philosophe qui est décisive quant au fait sinon quant à l’importance des acquisitions réalisées par les associés. L’hôtel des Fermes, où s’installèrent luxueusement les deux amis, était un bien national
  51. Loi du 10 juillet 1791. — « Les biens nationaux, dit Louis Blanc, furent l’objet d’un véritable brigandage. » Hist. de la Révolution, vol. X, p. 420. Cf. Buonarroti, Conspiration… dite de Babeuf, t. I, p. 99. « Les biens nationaux affectés dès le commencement à l’extinction de la dette publique ancienne, représentée par les rentes sur l’État, et de la nouvelle, représentée par le papier-monnaie connu sous le nom d’assignats, furent horriblement dilapidés, lorsque, après le 9 thermidor, il fut permis de les acheter sans enchères et sans publicité, par simple soumission et d’en payer le prix en papier, qui n’avait presque plus de valeur, d’après l’expertise faite autrefois en numéraire. »
  52. M. Advielle, dans son Histoire de Gracchus Babeuf et du Babouvisme d’après de nombreux documents inédits, 2 vol., Paris, 1884, nous apprend t. I, p. 518, que les papiers et la correspondance de Babeuf dont il donne de nombreux extraits, ont figuré dans la vente de M. Pochet-Desroches, faite à Paris, en janvier 1883, par M. Chossonery, libraire, mais que ces papiers sont « aujourd’hui dispersés. » M. Étienne Charavay a bien voulu nous dire qu’il était devenu à cetie vente acquéreur de la collection, puis, qu’elle était passée entre les mains d’une personne qui a quitté la France. Plusieurs des documents cités par M. Advielle sont aux archives nationales ou figurent parmi les pièces du procès. Mais d’où venait la collection ? Il n’est pas exact de dire, comme le fait M. Advielle, que les papiers personnels de Babeuf n’ont pas été saisis et n’ont pu entrer dans les dépôts de l’État. Lors de son arrestation du 19 pluviôse an III, le commissaire qui avait l’ordre de saisir les papiers suspects qu’on trouverait chez lui, emporta, malgré ses protestations, tous ses papiers personnels. Archives nationales, F. 7, 4, 276. Là est l’origine de la collection.
    Sur Babeuf on peut consulter :
    Les journaux publiés soit par lui : « Le Correspondant Picard » (1790-1791) et « Le Journal de la liberté de la Presse » (17 fructidor an II, vingt-deux numéros) qui devient bientôt (le 14 vendémiaire an III) « Le Tribun du Peuple, » vingt-trois numéros, soit avec sa collaboration L’Eclaireur du Peuple (du 12 ventôse au 8 floréal an IV, vingt et un numéros).
    Manifeste et affiches du comité insurrecteur.
    Pièces pour le procès, publiées par le Directoire, 2 volumes.
    Compte rendu sténographique des débats, 4 volumes in-12.
    Procès de Babeuf, Paris et Vendôme, 10 volumes in-8.
    Plusieurs cartons aux Archives nationales.
    Buonarroti Ph., Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, suivie du procès auquel elle donna lieu et des pièces justificatives, 2 volumes, Bruxelles, 1828. Cet ouvrage a été réédité en 1830 par Baudouin, dans la collection des mémoires sur la Révolution française, et, avec des abréviations, en 1849, chez J. Pellet ; en 1850, chez G. Charavay ; en 1862… ; en 1869, chez Armand Lechevalier, avec des notes de A. Ranc. Celle de 1850 est la seule où les anagrammes de Buonarroti soient identifiés en partie.
    Franck : Le Communisme, 1848.
    Sudre : Histoire du Communisme, 1849.
    Ed. Fleury : Biographie de Babeuf, études révolutionnaires (1re édition, sans date), à Laon, chez l’auteur. — Etudes révolutionnaires : Babeuf et le socialisme en 1796, par Ed. Fleury, 2e édition, Laon, 1850.
    Emile Couët : Babeuf à Roye, 1785-1793. Péronne, 1865, in-12 de 24 pages.
    Georges Avenel : Les Lundis révolutionnaires.
    Benoît Malon : Histoire du Socialisme, Paris, 1882, in-8.
    Victor Advielle : Histoire de Babeuf et du Babouvisme, Paris, 1884, 2 volumes in-8. Paul Janet : Origines du socialisme contemporain, — Paris, 1893.
    Schmidt (traduction française de Paul Viollet) : Tableaux de la Révolution française.
    Aulard : Grande Encyclopédie, art. Babeuf.
    Sciout : Le Directoire, 4 volumes, chapitre sur Babeuf.
    La Révolution française (revue de) livraisons du 14 mai 1894 : Les derniers Jacobins, par Aulard, et du 14 avril 1895 : L’arrestation de Babeuf, par P. Robiquet.
    Revue de Paris, livraison du 1er mars 1896 Babeuf et Barras, par P. Robiquet.
  53. Correspondance de Babeuf avec Dubois de Fosseux. Advielle, t. II, p. 38.
  54. Contrat social, liv. III, ch. ix. Correspondance de Babeuf, p. 47.
  55. Correspondance, p. 190. Rousseau n’eût pas dit absolument égale.
  56. « Il n’y aura point de cave, attendu que les caves sont publiques… Personne ne sera obligé aux réparations, parce que les maisons appartiendront à la société générale de tous les citoyens, » p. 173.
  57. « Des collèges ou les enfants seront reçus à l’âge de 4 ans et où on les nourrira, entretiendra et instruira gratis jusqu’à l’âge de 20 ans, » p. 180. Rappelons à ce propos que Robespierre était membre, avec de Fosseux, de l’Académie des Rosati, et lié avec lui.
  58. Le moment où les Parlements étaient remplacés par des commissions. « Un Code uniforme, universel pour la France, aurait été admis sans résistance. Ensuite on aurait rappelé les Parlements, sous la condition sine qua non d’adopter ce Code… et d’oublier toutes les coutumes comme non avenues, » p. 184.
  59. Correspondance, t. II, p. 183-184. Voir dans Advielle, t. 1, p. 374, un projet de phalanstère militaire et agricole du marquis de Valenglert, président de l’assemblée du département d’Abbeville en 1789. Son livre portait comme titre « Dénonciation des abus… Moyens d’amener le vrai bonheur général. Dédié à la Nation française. » Paris, 1789.
  60. Dubois de Fosseux joua un rôle important au début de la Révolution, comme président du département et maire d’Arras. C’était un modéré. Il fut incarcéré en 1793. Impliqué après Thermidor dans le procès de Joseph Le Bon, il fit consigner à la fin de son interrogatoire l’observation suivante « Qu’il était si éloigné des mesures sanguinaires qui ont été prises, que dans neuf séances employées par trois commissaires pour l’examen d’une correspondance composée d’au moins vingt mille lettres, dont plus de la moitié sont de sa main (il en avait écrit treize mille de 1785 à 1789, comme secrétaire de l’Académie !), il ne s’y est pas trouvé un seul mot sanguinaire écrit par lui, une seule ligne qui ait rapport aux mesures atroces qui ont été prises… ; il a ajouté que tant qu’il a été en fonctions, les monstres qui l’entouraient et qu’il ne connaissait pas, n’ont jamais osé exécuter leurs affreux projets… » Arch. nat., F. 8, 4, 615 (extrait dû à l’obligeance de M. Laroche, son petit-fils). Cela même est favorable à notre thèse, que ce soit un futur feuillant qui ait accueilli avec tant de faveur les conceptions communistes et égalitaires des philosophes.
  61. Par exemple, chez le maréchal de Castéja. C’est parce qu’il refusait en termes agressifs de prendre ses repas avec les gens de l’office, que Babeuf s’attira du maréchal une réponse sévère, ou il est parlé de l’orgueil ridicule qui l’étouffé et des traits de folie que contient sa lettre. Advielle, t. 1, p. 44.
  62. Lettre du 8 juillet 1787, p. 190.
  63. M. Advielle admet que la brochure De la Constitution du corps militaire en France, 1786, vantée par Babeuf et que celuici essaya de mettre en circulation par l’intermédiaire de Dubois de Fosseux, est l’œuvre du futur conspirateur. Nous l’avons lue et il nous paraît impossible d’y reconnaître ni le style, ni les idées de Babeuf. Voir la Correspondance, pages 111, 113, 120 et 133.
  64. Il condamne dès lors le règlement des affaires par le vote des majorités. Advielle, Hist. de G. Babeuf, t. I, p. 41.
  65. Voyez plus haut, page 125.
  66. Tiré de la brochure qu’il publia pendant sa quatrième incarcération. Robiquet, Revue de Paris, 1er mars 1896, p. 196.
  67. « L’hydre de la féodalité, horrible fléau de toutes nos campagnes, excitait le soulèvement général on avait cru le monstre terrassé dans la nuit du 4 août 1789, mais bientôt après, les perfides Constituants l’avaient fait renaître. Je me déclarai le champion de tous les campagnards contre les ex-seigneurs ; je feuilletai, je compulsai toutes les histoires et j’en tirai la preuve irrécusable et très utile qu’il n’était pas un seul droit de vassalité qui ne fût une usurpation. J’imprimai cette grande vérité. La résistance à l’exigence des tributs seigneuriaux devint générale. Le décret du mois d’avril dernier légitima cette résistance… De ce qui fut anciennement extorqué ou par violence ou par fraude, la transmission héréditaire pas plus que le contrat de vente n’innocente la possession ; tant pis pour celui qui a acquis… Il n’y a pas de prescription qui puisse créer un droit en faveur des détenteurs d’un bien mal acquis. Des siècles auront passé sur des faits de rapine, que ceux à qui ces faits ont profité, ceux à qui ils profitent actuellement n’en doivent pas moins être assimilés à des receleurs ; voilà ce que j’ai prêché. Gémissant sur le sort de la classe malheureuse dont je vois sans cesse empirer la condition, déplorant bien amèrement que jusqu’ici on n’ait rien fait d’efficace pour elle, je jetai en avant quelques idées tendant à améliorer sa situation ; bientôt je fus soupçonné, accusé d’en vouloir aux propriétés. Des frères souffrants et laborieux ne virent en moi qu’un ami compatissant et un protecteur ; pour les riches égoïstes je ne fus qu’un dangereux apôtre des lois agraires. » Lettre à Sylvain Maréchal, 6 germinal an II.
  68. Collection Charavay. Cet appel est du 8 septembre 1791.
  69. Collection Charavay : nous remercions vivement M. Charavay de nous avoir permis d’utiliser ce manuscrit, qui est, comme on va le voir, un document important pour l’histoire des opinions de Babeuf et révèle plusieurs traits de son caractère. Nous donnons la lettre à la fin de ce volume. — Jacques-Michel Coupé avait été curé de Sermaize ; il fut membre de la Convention et l’un des 73.
  70. Nous voyons dans une lettre manuscrite de Babeuf du 18 janvier 1791, que M. E. Charavay a bien voulu nous communiquer, qu’un décret du 1er juillet annula la procédure de la Cour des aides et le renvoya « libre et absous. » « Je ne fus jamais coupable, » ajoute-t-il.
  71. En 1789 il est activement mêlé au débat qui s’élève entre Roye et Montdidier, pour l’obtention du siège du district. En 1790 et 1791 il s’occupe de la question des fiefs, seigneuries, cens et champarts de la commune de Méry, d’une affaire criminelle de la commune de Davenescourt, fonde son journal, plaide deux cents causes en deux mois, pousse les faubourgs de Roye à l’insurrection contre les gabelles, dénonce à Péronne un pacte de famine et une conspiration pour livrer la ville à l’étranger, donne en un mot tous les signes d’une agitation presque pathologique. Il en sera de même jusqu’à la fin.
  72. Voir l’Introduction de M. Aulard aux Mémoires secrets de Fournier l’Américain (Société de l’Histoire de la Révolution française, Paris, 1890). Pour M. Aulard, Fournier est un condottiere de la Révolution, qui « n’a d’autre idéal que de commander à une troupe armée et de remplir sa bourse. » Il revenait de Saint-Domingue, où il prétendait avoir été dépouillé de biens considérables. L’affàire était des plus louches. Dans une relation de la prise de la Bastille, Fournier nomme parmi ceux qui s’étaient arrogé avec lui un commandement, un certain Le Peletier de l’Epine ; il est difficile en lisant ce nom de ne pas penser à Babeuf. Babeuf, dit Advielle, volume I, page 506, se trouva avec Fournier à la prise de la Bastille. Les Mémoires de Fournier nous montrent (chapitre xi) qu’il avait, lui aussi, dès 1791, ses projets de réforme sociale. Il voulait établir un « cercle d’éducation, » qui eût été à la fois une école militaire et un atelier de fabrication d’armes et de fournitures diverses pour les armées ; les frais en eussent été couverts par des dons demandés aux riches et par les bénéfices de l’entreprise. « Le tout réunissait le soulagement des peuples, pour lesquels on n’a encore rien fait. » C’est la première idée de l’Ecole de Mars et du Phalanstère scolaire dont nous avons parlé, page 171.
  73. La pétition tendait sans doute à ce qu’il fût permis à Fournier de se disculper de l’accusation dont il était l’objet à cause de la disparition des effets des prisonniers d’Orléans, septembrisés à Versailles, alors qu’il était général des troupes préposées à leur garde. Il fut arrêté le 12 mars 1793, à la suite de l’insurrection avortée du 10. À l’accusation de vol que nous venons de signaler se joignit celle d’avoir été l’instigateur de l’insurrection projetée. Interrogé à la barre de la Convention dans la séance du 13, il fut mis en liberté malgré Marat (Aulard, biographie de Fournier, p. v). Pour en finir avec Fournier, disons qu’au moment de la conspiration, le 4 floréal an IV, un rapport de police nous le montre partant à cheval avec l’ex-adjudant général Loys, du faubourg Antoine, pour son château situé près de Verneuil, en Beauce, en disant qu’il se f…ait du Directoire et avait de l’argent à donner aux Jacobins. Il ne jouit pas longtemps de sa nouvelle fortune. Nous savons par M. Aulard qu’il fut incarcéré, puis déporté à Cayenne sous le Consulat, mis en surveillance à Auxerre en 1809, se fit royaliste sous la Restauration et, toujours occupé de revendiquer ses prétendues propriétés de Saint-Domingue, mourut dans la misère à quatre-vingts ans.
  74. Janet, Les Origines du Socialisme, p. 155.
  75. Garin jeune (François-Etienne), a signé avec Thomas, syndic, et Saulgeot, adjoint, un Mémoire pour la communauté des maîtres boulangers de la ville et faubourgs de Paris (contre les monopoleurs de grains et farines). Le mémoire fut présenté au roi le 19 février 1789, poursuivi par devant le Parlement de Paris, le 24 mars et non condamné (H. Monin, Etat de Paris en 1789, pages 242-245). Dauban, dans son ouvrage sur la Démagogie en 1793, page 246, reproduit une note manuscrite tirée des archives, sous ce titre « Résultat de la conférence qui a eu lieu entre le ministre de l’intérieur, les commissaires du département de Paris, de celui de Seine-et-Oise, le maire de Paris et le citoyen Garin, le 24 juin 1793, sur la loi du 4 mai précédent. »
  76. Il y aurait eu aussi dans ses papiers une Histoire nouvelle de la vie de Jésus-Christ, composée en l’an II. Sauf dans le nº 28 du Tribun du Peuple, où la mutilation des églises est approuvée, nous n’avons trouvé dans les écrits de Babeuf aucun passage irréligieux. Dans une lettre à Thibaudeau et à Maréchal du 7 janvier 1794 (Collection Charavay), il dit : « Ma doctrine fut celle des premiers apôtres, de ne posséder jamais rien en propre. » Faut-il voir dans ce travail la première conception d’un apostolat humanitaire ?
  77. Dès octobre 1790, Babeuf exposait dans le numéro 2 du Correspondant Picard, une théorie nettement anarchiste : Le journal, qui embrassait, disait-il, le passé, le présent et l’avenir de la Révolution, fondait l’avenir « en posant sur des bases raisonnées la rectification des lois qui ne reçoivent point l’assentiment général et sur lesquelles des réclamations se font entendre. » Et il exaltait une loi d’Athènes, « la plus admirable peut-être de toutes celles qui illustrèrent cette cité immortelle… » « Par cette loi, tout citoyen est autorisé à se pourvoir contre un jugement de la Nation entière, lorsqu’il est en état de justifier qu’il est en contradiction avec les lois établies pour assurer la liberté et les droits sociaux de la majorité du peuple. — Ô Lycurgue, ô Solon, ô modèles admirables ! » Sur cette question du gouvernement direct et du droit à l’insurrection permanente, il n’y avait pas entre les Hébertistes et les partisans de Robespierre de dissentiment théorique. Le referendum avait été organisé par la Constitution de 1793, conformément aux principes posés par Rousseau. Il avait fallu à la Convention pour maintenir la représentation condamnée par le Contrat social (livre III, chapitre xv), une subtilité de distinction à rendre jaloux un concile. Dans la séance du 16 juin 1793, Robespierre avait dit : « Les membres de la législature sont les mandataires auxquels le peuple a donné la première puissance ; mais, dans le vrai sens du mot, on ne peut pas dire qu’ils le représentent… Les lois n’ont le caractère de lois que lorsque le peuple les a formellement acceptées. Jusque là elles ne sont que des projets… Dans aucun cas la volonté souveraine ne se représente elle est présumée. » Les Hébertistes ne faisaient qu’appliquer cette doctrine par l’insurrection permanente, tandis que Robespierre l’appliquait par la prorogation du gouvernement révolutionnaire et la dictature des Comités. Babeuf, qui n’avait jamais été partisan du suffrage, adopta successivement les deux interprétations. Il présuma la volonté souveraine par l’insurrection, en attendant qu’il la présumât par la dictature, quand l’insurrection aurait triomphé.
  78. Voir dans Advielle, t. I, p. 108, l’invocation à Rousseau : « Rousseau, trop sensible Rousseau, l’idée de te trouver un jour dans l’impuissance de pourvoir aux besoins de tes enfants te brisait le cœur ; tu ne pus la supporter et tu les abandonnas dès leur naissance aux soins du Gouvernement. Cet abandon, je le conçois ; tu ne les connaissais pas ; mais, dis-moi, les eusses-tu délaissés à cet âge où les premiers développements de leur intelligence, les premiers mouvements de leur âme les rendent si intéressants ? O mon fils de sept ans, copie si fidèle du bon, de l’innocent Emile ! Oh ! non, jamais je ne serai capable de t’abandonner ; je guiderai ta jeunesse aussi longtemps que je le dois, ou tu me verras mourir avant d’avoir pu accomplir ma tâche. »
  79. Cependant il y eut à cette date un court mouvement en faveur du système représentatif, et Babeuf lui-même dans une adresse au Peuple qu’il rédigea pour la Société du Muséum (collection Charavay), dénonça très vigoureusement les moyens illégaux par lesquels le gouvernement révolutionnaire s’était établi et maintenu. L’un des principaux organes de la minorité oppressive était le club des Jacobins. Le 16 octobre 1794, aux Jacobins même, Bourdon de l’Oise posa, aux applaudissements de l’assemblée, le principe de la représentation. « Depuis cinq ans, dit-il, nous voulons une République représentative. Que sont les sociétés populaires ? Une collection d’hommes qui, semblables aux moines, se choisissent entre eux. Je ne connais pas dans l’univers d’aristocratie plus constante et mieux constituée que cellelà. » Et Babeuf : « Il est donc vrai que la Convention convient elle-même (en avouant dans son adresse du 18 vendémiaire qu’elle veut régulariser le gouvernement révolutionnaire) qu’elle a exercé, dans son premier gouvernement révolutionnaire, un pouvoir usurpé ; puisque, pour celui-là, elle s’est dispensée de consulter le peuple… L’appui de la volonté du peuple, demandé par la Convention, ne peut être constaté valablement qu’en recueillant son vote par les formes légales, par les formes que prescrit la constitution. » Mais plus cette doctrine était clairement comprise, plus elle devait être gênante pour Babeuf et ses affiliés, quand ils voulurent restaurer ce même gouvernement révolutionnaire par l’insurrection et la dictature. Aussi ces règles excellentes furent-elles vite méconnues. Les Jacobins, Babeuf, et bientôt après Bonaparte, prétendirent faire par un coup de force le bonheur du peuple. Comme si une foule ou un homme pouvait faire le bonheur d’un peuple en une fois !
  80. Cf. Histoire générale publiée sous la direction de Lavisse et Rambaud : La Révolution, tome VIII, p. 222. La Convention nationale période Thermidorienne, par Aulard : « un socialisme sans nom et presque sans programme… » « Les Montagnards, à demi babouvistes… »
  81. Adresse de la Société populaire d’Arras à la Convention, insérée dans le journal de Babeuf, 1er jour des sans-culottides, an II. On lit dans le Journal de la Liberté de la Presse (1er vendémiaire an III) : Il y a « deux partis bien prononcés, l’un en faveur du maintien du gouvernement de Robespierre, l’autre étayé exclusivement sur les droits éternels de l’homme, reconnus par la Déclaration » (de 1793). L’adresse de la Société populaire d’Arras a été probablement rédigée par Babeuf. On y trouve des formules maçonniques qui donnent à penser que cette société était une loge.
  82. Les royalistes invoquaient aussi les droits de l’homme ; il y avait à cette époque, à côté d’Hébertistes fanatiques de clémence, des royalistes jacobins ; et c’est ce qui explique les rapports de Babeuf avec le club de l’Evêché (voir p. 233).
  83. Advielle, t. I, p. 393.
  84. Nous ne connaissons aucun fait qui autorise les allégations de Babeuf sur le système de dépopulation. Un nommé Guffroy, député du Pas-de-Calais à la Convention, ami, puis adversaire de Joseph Le Bon et qui, n’ayant pu obtenir de Robespierre l’abandon de celui-ci, devint l’un des Thermidoriens les plus ardents, a écrit en 1793, dans son journal Rougyff (anagramme de Guffroy) ou le Frank en vedette : « Abattons tous les nobles ! Que la guillotine soit en permanence dans toute la France ! La France aura assez de cinq millions d’habitants. » On trouve dans les écrits de cette période d’assez nombreuses manifestations de ce délire de meurtres. Mais, pas plus que Marat, Guffroy, bien que membre du Comité de sûreté générale, ne peut être considéré comme l’organe du gouvernement révolutionnaire.
  85. On projeta d’abord d’ajouter des lois organiques à la Constitution de 1793 et on nomma à cet effet une commission dont les travaux, commencés le 17 floréal an III (6 mai 1795), soulevèrent une vive émotion.
  86. Subtile distinction de Rousseau, Contrat social, livre III, chap. iii et iv.
  87. Et non le 24, comme le dit M. Advielle. Le procès-verbal relatant les détails de l’arrestation est aux archives. Deux lettres de Babeuf, l’une au Comité de sûreté générale, l’autre à Bentabole, écrites les jours suivants, se trouvent dans la même liasse. Elles confirment la date ci-dessus et donnent de curieux détails sur la sensation que produisit parmi les nombreux prisonniers de la rue des Orties l’entrée de Babeuf au milieu de la nuit. Babeuf fut très flatté de cet accueil. Fouché, de Nantes, était intervenu à la Convention pour défendre son ami et coreligionnaire socialiste et son discours avait été suivi d’une bruyante approbation des tribunes. D’après Babeuf, la Convention serait restée silencieuse, comme atterrée. (Archives nationale, F 7, 4278.)
    Le mandat d’arrêt du Comité de sûreté générale est du 17 pluviôse. Il vise « Babeuf, se disant Gracchus, » comme « provoquant à la rébellion, au meurtre et à la dissolution de la Représentation nationale. » r
  88. Suivant Buonarroti, t. I, p. 71, à la maison d’arrêt du Plessis. Mais nous avons vu l’ordre de transfert dans la collection Charavay : il est du 15 nivôse an III. Babeuf ne put donc s’entretenir avec les prisonniers du Plessis qu’à son retour, ce qui établit qu’il conçut spontanément de son côté l’idée de la conjuration ; de plus, le plan d’une concentration des efforts lui appartient. — Comptons toujours, pour éviter les confusions où, les biographes sont tombés : cette incarcération est la sixième.
  89. Voici ce que lisait Germain, dans Helvétius : « Dans les pays policés, l’art de la législation n’a souvent consisté qu’à faire concourir une infinité d’hommes au bonheur d’un petit nombre, à tenir pour cet effet la multitude dans l’oppression et à violer envers elle tous les droits de l’humanité. Cependant le vrai esprit législatif ne devrait s’occuper que du bonheur général… » « Il n’est nulle société on tous les citoyens puissent être égaux en richesse ou en puissance. En est-il où tous puissent être égaux en bonheur ? Des lois sages pourraient sans doute opérer le prodige d’une félicité universelle. » « Dans la ruche de la société humaine, il faut pour y entretenir l’ordre et la justice, pour en bannir le vice et la corruption, que tous les individus, également occupés, soient forcés de concourir également au bien général et que les travaux soient également partagés entre eux. »
    Le vol est partout, chez le riche qui pille impunément les deniers publics à l’occasion des grands travaux, profite de la concurrence pour obliger le prolétaire à travailler au rabais, écrase ses concitoyens par son luxe et chez le pauvre qui dénué de toute propriété s’expose, pour échapper à la faim, à des répressions sanguinaires. « Quel remède à cette maladie ? Le seul que je sache serait de multiplier le nombre des propriétaires et de refaire un nouveau partage des terres… Mais ce partage est toujours difficile dans l’exécution…
    « Pour remédier au mal, il faudrait changer insensiblement les lois et l’administration, et notamment supprimer la monnaie, qui facilite l’inégalité des fortunes.
    « Mais peut-on, sans la monnaie, jouir de certaines commodités de la vie ? — O riches et puissants ! qui faites cette question, ignorez-vous que les pays d’argent et de luxe sont ceux où les Peuples sont le plus misérables ? Uniquement occupés de satisfaire vos fantaisies, vous, prenez-vous pour la Nation entière ? Etes-vous seuls dans la Nature ? Y vivez-vous sans frères ?… Hommes sans pudeur, sans humanité et sans vertus, qui concentrez en vous seuls toutes vos affections, sachez que Sparte était sans luxe, sans monnaie d’argent, et que Sparte était heureuse ! Sachez que, de tous les Grecs, suivant Xénophon, les Spartiates étaient les plus heureux !
    « Dans les pays à monnaie, l’argent est souvent la récompense du vice et du crime… Les richesses y sont souvent accumulées sur des hommes accusés de bassesse, d’intrigues, d’espionnage, etc. Voilà pourquoi les récompenses pécuniaires, presque toujours accordées au vice, y produisent tant de vicieux, et pourquoi l’argent a toujours été regardé comme une source de corruption.
    « Dans un pays où l’argent n’a pas cours, il est facile d’encourager les talents et les vertus et d’en bannir les vices.
    « Pourquoi les Empires ne sont-ils peuplés que d’infortunés ? — Le malheur presque universel des hommes et des Peuples dépend de l’imperfection de leurs lois et du partage trop inégal des richesses. Il n’est, dans la plupart des royaumes, que deux classes de citoyens, l’une qui manque du nécessaire, l’autre qui regorge de superflu : la première ne peut pourvoir à ses besoins que par un travail excessif, qui est un mal physique pour tous et un supplice pour quelques-uns ; la seconde vit dans l’abondance, mais dans les angoisses de l’ennui.
    « Que faire pour ramener le bonheur ? Diminuer la richesse des uns, augmenter celle des autres, procurer à chacun quelque propriété ; mettre le pauvre dans un état d’aisance qui ne lui rend nécessaire qu’un travail de sept ou huit heures, donner à tous l’éducation.
    « Mais dans quel gouvernement de l’Europe établir maintenant (en 1770) cette moins inégale répartition des richesses nationales ? On n’en aperçoit pus sans doute la possibilité prochaine… Cependant l’altération qui se fait journellement dans la Constitution de tous les Empires prouve au’au moins cette possibilité n’est point une chimère platonicienne ! Dans un temps plus ou moins long, il faut, disent les Sages, que toutes les possibilités se réalisent : pourquoi désespérer du bonheur futur de l’Humanité ?… Ce sera le résultat d’une meilleure législation. » Helvétius, Œuvres complètes, 1781, t. IV De l’homme et de son éducation. Voir la substantielle analyse de M. Lichtenberger, pages 261 à 268 de son livre le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895. Sur la suppression de la monnaie, cf. Rousseau, Projet de constitution pour la Corse, Œuvres et correspondance inédites de J.-J. Rousseau, p. 100 (publiées par Streckeisen-Moultou, chez Michel Lévy, en 1861).
  90. Six mois après, Germain, encore sous l’impression de sa supériorité, lui écrivait la lettre suivante : « Ta qualité de tribun du peuple t’impose l’obligation de tracer au peuple… le plan, le projet d’attaque ; je dis plus, tu ne dois t’en reposer pour cela qu’à toi. Les plans, les procédés de tout autre peuvent, s’ils ne t’étaient pas communiqués, et je ne sache pas qu’on l’ait fait jusqu’à ce jour… se trouver en contradiction avec toi, légèrement peut-être ; mais la moindre déviation en partant du but, nous donne des lieues de distance en arrivant au terme ; de là des dissentions, des guerres, et au milieu de tout cela, quelquefois, la ruine des principes et de ceux qui les soutiennent… Rallions nos forces à un centre commun. Le parti qui veut le règne de la pure égalité ne fût-il qu’une faction, tu t’en es déclaré le chef ; tu dois comme tel en être le moteur, et bien des Egaux croiraient comme moi que rien ne serait bien opéré, pour le succès de l’entreprise, s’ils n’avaient ta sanction. Je t’ai déjà dit que j’écrivais de toi à moi, je puis donc m’expliquer sans équivoque : Oui, tu es le chef actuel des démocrates qui veulent à ta voix fonder l’Egalité ; tu es le chef reconnu par eux ; c’est donc toi qui dois, qui peux seul leur indiquer la voie ou leur désigner celui qui la leur indiquera. » Advielle, Défense, t. II, p. 93.
  91. Babeuf dit dans sa Défense (p. 69) que sa femme et ses enfants souffrirent pendant son emprisonnement à Arras tous les tourments de la faim. Sa fille, qui avait sept ans, mourut à la suite de ces privations. La ration de pain distribuée à chacun n’atteignait pas alors une livre.
  92. Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité, dite de Babeuf, Bruxelles, 1828, t. 1, p. 55.
  93. Donnée par Advielle, t. I, p. 128.
  94. C’est à la prison du Plessis que la plupart des futurs conjurés se rencontrèrent pour la première fois. Nous y voyons Baude, Bertrand, Fillon, Duplay, Bodson, Fontenelle, Claude Fiquet, Massart, Bouin, Moroy, Vannec, Jullien de la Drôme (le fils), Gouillard ou Goullard, Révol, Julien Desarmes, Maillet, Germain, Buonarroti, Babeuf et plusieurs membres des Comités ou tribunaux révolutionnaires des grandes villes. Il ne manque de noms importants à cette première liste que ceux de Debon, de Darthé, de Didier, de Félix Le Peletier, de Sylvain Maréchal et d’Antonelle (Buonarroti, t. I, p. 53). Buonarroti a dissimulé sous des anagrammes les noms des conjurés qui vivaient encore en 1828. Quelques-uns ont résisté aux efforts de G. Charavay et aux nôtres ; par exemple, dans ce premier groupe, Golscain ou Gloscain. Mais le plus grand nombre est pénétré. Le passé de ces hommes nous aidera à fixer le véritable caractère du mouvement.
  95. Buonarroti constate lui-même à plusieurs reprises cette las situde dont les rapports de police témoignent presque chaque jour. « Il fut dans la Révolution un temps où l’espoir fondé d’une prochaine égalité attachait de cœur au nouvel ordre public la masse de la population ; déçue dans son attente, elle regretta, après le 9 thermidor, les sacrifices qu’elle s’était imposés, et regardant comme un leurre le bonheur qu’on lui avait promis, elle commença à prendre en aversion la Révolution et ses défenseurs. Cette disposition des esprits fournitaux royalistes l’occasion de décréditer le système républicain, et aux aristocrates (les riches) celle de répandre l’horreur des innovations et l’indifférence politique.  » T. 1, p. 117.
  96. « La vérité au peuple, par des patriotes de 1789. » Buonarroti, t. II, p. 94. L’affiche est attribuée par les conjurés aux Patriotes de 1789 et non aux Patriotes de 1792, pour gagner l’assentiment des lecteurs modérés.
  97.  Un Code infâme a trop longtemps
    Asservi les hommes aux hommes :
    Tombe le règne des brigands !


    Sachons enfin où nous en sommes.
    Réveillez-vous à notre voix
    Et sortez de la nuit profonde.
    Peuple ! ressaisissez vos droits :
    Le soleil luit pour tout le monde !

    Tu nous créas pour être égaux,
    Nature, ô bienfaisante mère !
    Pourquoi des biens et des travaux
    L’inégalité meurtrière ? (Réveillez-vous…)

    …Dans l’enfance du genre humain
    On ne vit point d’or, point de guerre,
    Point de rang, point de souverain,
    Point de luxe, point de misère.
    La sainte et douce Egalité
    Remplit la terre et la féconde :
    Dans ces jours de félicité
    Le soleil luit pour tout le monde.

    …Hélas bientôt l’ambition
    En s’appuyant sur l’imposture,
    Osa de l’usurpation
    Méditer le plan et l’injure. (Réveillez-vous…)
     
    On vit des princes, des sujets,
    Des opulents, des misérables.
    On vit des maîtres, des valets :
    La veille tous étaient semblables. (Réveillez-vous…)

    Et vous, Lycurgues des Français,
    Ô Marat, Saint-Just, Robespierre !
    Déjà de vos sages projets
    Nous sentions l’effet salutaire ;
    …Déjà vos sublimes travaux
    Nous ramenaient à la nature ;
    Quel est leur prix ? Les échafauds,
    Les assassinats, la torture ! (Réveillez-vous… etc.)

  98. Le rapport de Lamaignère, juge de paix de la section des Champs-Elysées, sur cette arrestation, se trouve dans la collection de M. Charavay. Elle a eu lieu le 16 pluviôse an IV (15 février 1796).
  99. Rapports de police, t. II, p. 389.
  100. La Conspiration pour l’Égalité, t. I, p. 95.
  101. Buonarroti, t. I, p. 73. Rossignol est nommé ailleurs de son vrai nom ; mais Félix Le Peletier est également désigné tantôt par son nom, tantôt par Filip Lerexellet. En revanche, Deray paraît être désigné par deux anagrammes Ready et Adery,
  102. Buonarroti, t. I, p. 76.
  103. Il était alors caché chez la concierge du château de Versailles. Félix Le Peletier habitait la même ville et on pense qu’il recourut plus tard au même abri.
  104. Buonarroti, t. I, p. 95.
  105. T. I, p. 113. Buonarroti écrit Baudement (de Naumbet).
  106. Il lui avait confié, au moment de partir pour la prison d’Arras, le numéro 33 du Tribun du Peuple. Advielle, t. I, p. 120. Voir le numéro 34 du Tribun où ces détails sont racontés. Héron et Isoard avaient fait imprimer une édition de ce numéro 33 qui leur avait coûté deux mille francs et qui fut saisie.
  107. T. I, p. 105.
  108. Page 103. Buonarroti, en rapportant la lecture faite par Darthé, devant la société, du journal de Babeuf, p. 97, ne manque pas de remarquer qu’en effet le morceau fut applaudi, mais que ce coup d’audace perdit la société, tandis que grâce à elle « le peuple parisien sortait graduellement de l’indifférence où ses longs malheurs l’avaient plongé. »
  109. Le choix d’un tailleur, d’un menuisier et d’un sellier comme hôtes et du Comité insurrecteur est la conséquence de ces maximes. Dans une circulaire aux agents d’arrondissement, datée du 26 germinal, le secret, très probablement par la plume de Babeuf, car les expressions sont très semblables, avait déclaré « que le peuple ne fera jamais rien de grand que quand il ne se mêlera dans son mouvement aucun gouvernant quelconque ; il faut, dans cette grande entreprise, avoir soin d’écarter tout ce qui n’est pas du peuple. » Les Conventionnels « ont déjà tâté du pouvoir, ils ont bu dans sa coupe… Il faut des hommes neufs, purement sans-culottes, de véritables hommes du peuple. » D’apres Robiquet, Babeuf et Barras, Revue de Paris du 1er mars 1896.
  110. Pièce insérée dans l’Acte d’accusation. — N’oublions pas le sens du mot démocratie, indiqué plus haut.
  111. Il penche visiblement vers la dictature individuelle et ne peut se consoler de ce que l’on n’ait pas eu « la sagesse » d’investir de la dictature en l’an II « un homme de la trempe de Robespierre. » T. 1., p. 139. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette théorie politique de Buonarroti, c’est que, pour lui, la dictature collective ou individuelle est le meilleur hommage qu’on puisse rendre à la souveraineté du peuple. Il regarde comme démontré « qu’un peuple dont les opinions se sont formées sous un régime d’inégalité et de despotisme, est peu propre, au commencement d’une révolution régénératrice, à désigner par ses suffrages les hommes chargés de la diriger et de la consommer. Cette tâche difficile ne peut appartenir qu’à des citoyens sages et courageux qui, fortement épris d’amour pour la patrie et pour l’humanité, ayant longtemps sondé les causes des maux publics, se sont affranchis des préjugés et des vices communs… Peut-être faut-il, à la naissance d’une révolution politique, même par respect pour la souveraineté réelle du peuple, s’occuper moins de recueillir les suffrages de la Nation que de faire tomber, le moins arbitrairement que possible, l’autorité suprême en des mains sagement et fortement révolutionnaires, » p. 134. Babeuf au contraire paraît avoir été hostile à la dictature d’un seul (Défense, Advielle, t. Il, p. 121 et suivantes). Mais il admettait et préparait la dictature collective, sous le couvert de laquelle il pensait exercer, comme Robespierre, le pouvoir souverain.
  112. Anagrammes, à titre d’exemples : Allinogé et Euduchoi.
  113. Il y avait eu auparavant une lettre de Babeuf à Drouet, du 17 germinal an IV. Robiquet, Revue de Paris, 15 mars 1897, p. 202, et Défense de Babeuf, Advielle, t. II, p. 272.
  114. Il ne peut être question de l’article 18 dont parle Buonarroti. Cet article, dans le texte qui nous est parvenu, n’a aucune portée ; il s’agit évidemment de l’article 17.
  115. Buonarroti, t. II, p. 20.
  116. Sur la complicité de Barras nous avons les témoignages concordants de Germain, lettre à Babeuf, citée par M. Robiquet, Revue de la Révolution du 14 avril 1895, p. 299, du Courrier républicain, mentionné par le même auteur, d’un des agents secrets du ministre de la police dont M. Robiquet cite le raport, et de Buonarroti, t. I, p. 191. Buonarroti s’étonne avec raison que le 20 floréal il n’ait pas prévenu les conjurés de la dénonciation parvenue à Carnot le 15 du même mois. — Voir encore l’article de M. Robiquet dans la Revue de Paris, du 1er mars 1896 Babeuf et Barras. Voici le texte du rapport de police : « Le directeur Barras m’est plus que jamais suspect. Il a fait réitérer à Rossignol qu’il priait le comité d’insurrection de lui envoyer un homme de confiance, parce que, dit-il, au moment de l’insurrection, il veut passer au faubourg Saint-Antoine, avec une partie de l’état-major, prévenant au surplus qu’au cas qu’on ne lui envoie pas l’homme qu’il demande, il n’en irait pas moins se jeter dans les bras du peuple. »
  117. Il « était persuadé en son âme et conscience que le jury révolutionnaire devait obéir dès que le peuple (assistant aux jugements) avait manifesté sa volonté, et était tenu conséquemment de lui donner la tête d’un accusé aussitôt qu’il la lui demandait. » Nous verrons tout à l’heure que c’était un philosophe, qui préférait le Platon des Lois à celui de la République.
  118. Javogues en mission parlait de faire tomber un million de têtes ! Voir : Wallon, Les Représentants en mission, t. III.
  119. La Terreur dans le Pas-de-Calais et dans le Nord, Hist. de Joseph Le Bon, etc., par Paris, Arras, 1864.
  120. Bouin est juge de paix à Paris. Il est intervenu fréquemment aux Jacobins après le 9 Thermidor pour défendre le régime de la Terreur et a en particulier fait l’apologie de Carrier. Séances des Jacobins, publiées par Aulard, tome VI.
  121. Article de M « Welschinger » dans le Correspondant du 25 septembre 1883.
  122. Lettre de Babeuf à Félix Le Peletier, Advielle, t. I, p. 225.
  123. Avec l’aide de savants bibliographes, nous avons vainement cherché la trace de cet ouvrage il est probable qu’il est resté en manuscrit.
  124. Buonarroti, t. I, pages 87 et 91.
  125. Même ouvrage, t. II,. p. 62. Nous croyons aux assertions de Buonarroti, dont Carnot estimait le caractère. Nous ne l’avons trouvé en défaut sur aucun des points de fait où le contrôle nous a été possible. Mais nous ne pouvons admettre que Vadier ait ignoré la conjuration dont il avait été l’instigateur, pas plus que nous ne nous laissons persuader par lui que Darthé eut « un cœur compatissant. »
  126. Louis Blanc, Histoire de la Révolution, volume XI, in-8º, p. 120.
  127. D’Héricault, La Révolution de Thermidor, P, 344.
  128. Tome I, p. 88.
  129. Cet Héron que Babeuf fait intervenir solennellement contre Amar comme une haute autorité morale, est l’un des chefs des septembriseurs, le successeur de Maillard, celui qui fut chargé d'arrêter Danton. Son ancien secrétaire, Pillé, était auprès de Babeuf quand celui-ci fut arrêté.
  130. La nuance entre ces apparentes contradictions nous est fournie par une lettre de Guffroy à Robespierre contre Le Bon, où il ramasse tous les traits qui pouvaient perdre un homme dans l’esprit de son correspondant. « Je te dirai encore que Le Bon a prêché ouvertement l’athéisme et le partage absolu des biens. » Ainsi, c’est seulement le partage absolu que Robespierre condamnait.
  131. Buonarroti, t. I, p. 85.
  132. « Antonelle développa son opinion dans deux lettres insérées l’une au numéro 9 de l’Orateur plébéien, l’autre au numéro 144 du Journal des Hommes libres. Gracchus Babeuf répondit dans son Tribun du Peuple. Sudre, Histoire du Communisme, p. 282. Voir dans l’acte d’accusation une lettre de Babeuf à Antonelle, qui n’a pas été insérée dans son journal.
  133. Nous avons rapporté la discussion de Babeuf avec Bodson. Elle amena également la conversion de celui-ci. Il écrivit à Babeuf : « Je me rallie aux principes de la sainte Egalité. Pour leur propagation, les plus pénibles privations me seraient des délices. Comme tu as prouvé et que tu prouves que tu partages fortement et d’une manière exemplaire ces sentiments, je ne puis que me glorifier de me trouver parfaitement d’accord avec toi sur le but de la Révolution, sur le besoin bien prononcé de la voir consolidée par le bonheur de tous. » Défense de Babeuf, Advielle, II, p. 80. Voilà donc trois exemples du même passage du Robespierrisme au Babouvisme. Voir la Défense de Babeuf Advielle, t. II, p. 101 et suivantes. La lettre que nous avons citée de Babeuf à Bodson nous fournit l’exemple du passage inverse en ce qui concerne les moyens d’exécution. — Tous les conjurés regardaient la Constitution de 1793, en dépit de sa déclaration en faveur de la propriété, comme un acheminement au régime définitif de l’égalité et de la communauté parfaites. Voyez Buonarroti, t. I, p. 90.
  134. Lichtenberger, Le Socialisme au XVIIIe siècle, Paris, 1895, p. 440.
  135. Voici le passage le plus important de ce manifeste :
    « Nous sommes tous égaux, n’est-ce pas ? Ce principe demeure incontesté, parce que à moins d’être atteint de folie, on ne saurait dire sérieusement qu’il fait nuit quand il fait jour.
    « Eh bien ! nous prétendons désormais vivre et mourir égaux, comme nous sommes nés : nous voulons l’égalité réelle ou la mort. Voilà ce qu’il nous faut…
    « … La révolution française n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle et qui sera la dernière.
    « Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui : il en fera de même aux nouveaux tyrans, aux nouveaux tartufes politiques assis à la place des anciens.
    « Ce qu’il nous faut de plus que l’égalité des droits ?
    « Il nous faut non pas seulement cette égalité transcrite dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons. Nous consentons à tout pour elle, à faire table rase pour nous en tenir à elle seule. Périssent s’il le faut tous les arts, pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle !
    « La loi agraire ou le partage des campagnes fut le vœu instantané de quelques soldats sans principes, de quelques peuplades mues par leur instinct plutôt que par la raison. Nous tendons à quelque chose de plus sublime et de plus équitable, le bien commun ou la communauté des biens ! Plus de propriété individuelle des terres, la terre n’est a personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde.
    « Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que latr ès grande majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir de l’eui-ême minorité.
    « Assez et trop longtemps moins d’un million d’individus dispose de ce qui appartient à plus de vingt millions de leurs semblables, de leurs égaux.
    « Qu’il cesse enfin, ce grand scandale que nos neveux ne voudront pas croire ! Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés.
    « Qu’il ne soit plus d’autre différence parmi les hommes que celle de l’âge et du sexe ! Puisque tous ont les mêmes besoins et les mêmes facultés, qu’il n’y ait plus pour eux qu’une seule éducation, une seule nourriture. Ils se contentent d’un seul soleil et d’un air pour tous ; pourquoi la même portion et la même qualité d’aliments ne suffirait-elle pas à chacun ? »
  136. Elle ne se découvrira que quatre ans plus tard, en 1800.
  137. Livre IV, chap. viii.
  138. Advielle, t. I. p. 181. Les preuves et la date manquent.
  139. Tome I, p. 89.
  140. Mais il se confiait imprudemment à un agent de la police, nommé Armand, qui connaissait toutes ses démarches. Archives nationales, F. 7, 2476.
  141. Tome I, pages 118 et 120.
  142. « Je leur oppose (à nos ennemis) des batteries en plein air. Des oisons, des sots de la faction des prudents vont peut-être dire encore qu’il eût mieux valu se couvrir sous quelques ombres. Je dis qu’il est absolument nécessaire et qu’il est temps que la masse de l’armée, sans-culotte voie le camp et qu’encore une fois son existence ne peut plus être cachée à l’ennemi. Ce n’est plus par surprise que nous voulons le vaincre ; c’est d’une manière plus digne du peuple c’est à force ouverte. » Gracchus Babeuf, Un mot pressant aux patriotes ; Buonarroti, t. II, p. 240. Voir encore : Première instruction du Directoire secret, même volume, p. 117. Les douze agents principaux ne devront pas connaître les membres du directoire, « on a senti que la partie la plus importante du secret n’était pas autant l’existence d’un comité insurrectionnel que la connaissance des personnages qui le composent. En effet, que la tyrannie apprenne qu’un tel comité existe, dès que ses membres sont inconnus, il n’en peut résulter aucun mal pour eux ; il n’en résultera pas non plus pour la Patrie, si ce n’est d’avertir le despotisme de se tenir sur ses gardes ; et il y a longtemps qu’il s’y tient. » Voir enfin t. I, p. 152.
  143. Buonarroti, t. I, p. 152. Le dernier numéro de l’Eclaireur est très curieux à lire de ce point de vue. Babeuf paraît avoir craint que les monarchistes confisquent le mouvement en provoquant une explosion tumultueuse.
  144. Buonarroti, t. II, p. 243.
  145. « Le Directoire aux agents, » t. II, p. 287… « Vous ferez retentir dans les rues le plus grand nombre de trompettes que vous pourrez vous procurer. Le général en chef vous en enverra après le commencement de l’insurrection, s’il peut s’emparer de l’endroit où elles sont déposées. » Voir pour les détails de l’insurrection projetée, vol. I, pages 153 et suivantes, les ordres officiels qui devaient être ou étaient déjà distribués aux agents, quand le secret fut découvert.
  146. Tome I, p. 196.
  147. Répandu dans les quartiers du centre dès le 30 floréal.
  148. Tome I, pages 156 et 195.
  149. Schmidt, Tableau de Paris, t. III, p. 179.
  150. Buonarroli, t. II, p. 270, 19e pièce.
  151. Pour les rapports de la conspiration avec le parti royaliste, voyez Buonarroti, t. I, p. 144 ; « …ils (les républicains de gouvernement) prétendaient qu’on oubliât les droits du peuple pour ne songer qu’aux complots des royalistes… » et p. 163, t. II. P. 240 « Citoyens, écoutez bien cette vérité. Ne craignez pas tant les royalistes dans le Sénat : ils nous servent. » Sur les bannières, voir p. 256, t. II, 17e pièce.
  152. Tome I, p. 164. Babeuf dit dans le procès, que le capitaine Pesche était un agent provocateur : les rapports que nous avons lus aux archives nous parassent démontrer que ce jeune homme de vingt-deux ans était un babouviste convaincu.
  153. P. Robiquet, Arrestation de Babeuf, Révolution française, p. 305. Le contexte du billet tel qu’il nous est donné n’est pas très cohérent. « Ils nous ont manqués hier soir, ils peuvent réussir ce soir. Essayons de les prendre ce soir, » cela ne forme pas une suite d’idées satisfaisante. Il faudrait une phrase intermédiaire, comme celle-ci : le plus sûr moyen de nous défendre est de les attaquer. Autrement, on attend plutôt : On nous a manqués hier. On peut nous atteindre aujourd’hui ; prenons des mesures de défense. — Mais la suite des idées devient très naturelle si on suppose : « Nous les avons manqués hier : une meilleure occasion se présente ce soir ; profitons-en. » Du reste un coup de main de cette nature, c’était le commencement de la révolution. Or tout ce que nous savons par Buonarroti, par le procès et les pièces des Archives dément l’hypothèse que l’explosion ait été fixée pour le 18. Ce qu’il y a eu le 18, c’est justement un coup manqué du gouvernement contre les conjurés. « D’après les renseignements donnés par Grisel, des ordres furent expédiés pour surprendre le 18 les conjurés dans une réunion qu’on supposa devoir avoir lieu chez Ricord ; on ne trouva personne, et de nouvelles mesures furent prises pour investir le lendemain soir l’habitation de Drouet où le traître savait que les conjurés devaient se rassembler. » Buonarroti, t. I p. 179. Il est possible, pensions-nous en rédigeant ce passage loin de Paris, que Carnot ait écrit incorrectement : « le coup qui nous a manqué, » qui a manqué à nous, où nous n’avons pas réussi, et que la copie ait ajouté une S. — Nous avons vérifié le texte ; il porte : qui nous a manqué : c’est le sens neutre
  154. Schmidt, vol. III, p, 179.
  155. Schmidt, vol. III, p. 186.
  156. Elle y serait sans doute parvenue ; un policier nommé Armand était entré assez avant dans les bonnes grâces de Darthé pour connaître par lui les lieux de réunion du comité. Archives, F. 7, 4276.
  157. Buonarroti, t. I, p. 180.
  158. Buonarroti, t. I, pages 179-187. Nous empruntons les détails que ne nous a pas fournis Buonarroti à l’article de M. Robiquet, L’arrestation’de Babeuf dans la Révolution française, livraison du 14 avril 1895. Nous avons vu aux Archives les pièces sur lesquelles il s’appuie.
  159. Et non boulevard Poissonnière, comme le dit M. Advielle.
  160. Carnot, dans son message au Conseil des Cinq-Cents du 21 floréal, affirme que la conspiration devait éclater le lendemain à la pointe du jour. Cela est possible. Cependant d’après les rapports de police, les conjurés attendaient le signal pour le 23.
  161. Ou peut-être donner, par cela même qu’il aurait paru, le signal de l’insurrection pour le lendemain, ce qui, en tenant compte du temps nécessaire à l’impression, nous reporte au 23.
  162. Par M. Robiquet, dans la Révolution française du 14 avril 1895.
  163. Archives, F. 7, 4278.
  164. Buonarroti, I, p. 257. Défense, p. 24.
  165. Buonarroti, Réponse de Babeuf au citoyen M. V., t. II, p. 215. Analyse, article 2, même volume, p. 141.
  166. Même Réponse, p. 218.
  167. Buonarroti, I, p. 232.
  168. Buonarroti, t. I, p. 268. Il répète Rousseau, Contrato social, livre II, ehap. iii.
  169. Défense, Advielle, t. II, p. 34.
  170. Défense, p. 18.
  171. Défense, p. 134.
  172. T. I, p. 11. Cette note renferme une intéressante discussion sur le principe de l’Egalité.
  173. Buonarroti ajoute : « Aux yeux de quiconque se reconnaît composé de deux substances de nature différente, une nouvelle raison en faveur de l’égalité naturelle se tire de la spiritualité du principe pensant ; ce principe, qui constitue à lui seul tout le moi humain, étant indivisible et pur, et dérivant toujours de la même source, est nécessairement égal dans tous les individus de notre espèce. » — Babeuf n’invoque nulle part des arguments de cette sorte. Cependant le scrupule historique de Buonarroti paraît tel que s’il y avait eu opposition à ses vues, sur ce point, au sein du comité, nous croyons qu’il l’eût dit. Sur ces scrupules, voir pages 206, 216,. 229, 261 et 265 du 1er volume.
  174. Sur ces trois institutions funestes, voir Défense, p. 36-39. Sur l’égalité des estomacs, voir Rousseau, Emile, livre III. « L’homme est le même dans tous les états, le riche n’a pas l’estomac plus grand que le pauvre ; les besoins naturels étant partout les mêmes, les moyens d’y pourvoir doivent être partout égaux. »
  175. Défense, p. 38 et 39.
  176. La formule que l’égalité repose sur l’identité chez tous les hommes des organes et des besoins est de Mably. Babeuf la cite. Défense, page 49. Il a pleine conscience de ses emprunts à la philosophie antérieure et reproduit dans sa Défense de longs passages de Rousseau, de Mably et de Morelly.
  177. Défense, p. 39.
  178. On ne comprend certaines scènes et certains discours de la Révolution que si on se représente vivement l’indignation vertueuse et méprisante des sans-culottes contre les riches. Pour nous Babeuf éclaire Robespierre : et jusqu’à notre présente étude, nous ne voyions pas pourquoi celui-ci appelle les riches « âmes de boue. » Nous considérions ces passages de ses discours comme des effets de convention, comme des exemples de rhétorique révolutionnaire. Cela ne suffit pas. Robespierre et tous les démocrates étaient convaincus qu’un riche était un méchant comme riche, et que la vie de luxe était une vie abjecte, impare, criminelle. Ceux de nos lecteurs qui connaissent Platon se souviendront ici de maint passage de la République et du Gorgias, qui fournissent aux faits que nous citons plus qu’un commentaire, car la source de tout ascétisme est là. Le communisme moraliste survécut à la conspiration de Babeuf ; il reflèurit un instant sous ce nom après 1830, dans une société fondée sous les auspices de Buonarroti lui-même, par Louis Blanc, Charles Teste et le député Voyer d’Argenson. (Advielle, I, p. 360.)
  179. Buonarroti, Réponse de Babeu au citoyen M. V., t. II, pages 215-216.
  180. Défense, p. 41, Babeuf écrit cote-part, comme il dit terroir pour territoire, compromise pour compromission, paragraphe pour paraphe, etc. — Ces passages sont extraits par lui du numéro 35 du Tribun du Peuple.
  181. En 1793, sur les mille sans-culottes qui devaient être, par l’ordre des proconsuls de Lyon, levés et armés dans chacun des dix départements de l’Est et du Centre, quatre cents devaient être employés à battre le blé.
  182. Buonarroti, t. I, 1,208 : « Dans cette forme sociale, les richesses particulières disparaissent et le droit de propriété est remplacé par celui de chaque individu à une existence aussi heureuse que celle de tous les autres membres du corps social. »
  183. Défense, citation du numéro 35 du Tribun, p. 40.
  184. Buonarroti, t. I, p. 209.
  185. Buonarroti, t. I, p. 209. Cf. p. 271.
  186. Dans l’exposé d’un projet pour la transformation de Paris, le Globe invite Louis-Philippe à se faire le Napoléon de la paix. Le jour de l’inauguration des travaux, « le roi et sa famille, les ministres, la cour de cassation, la cour royale, les deux Chambres, manieraient la pelle et la pioche. Le vieux Lafayette serait là…, les régiments et les musiques…, les escouades d’ouvriers seraient commandées par des ingénieurs et des polytechniciens en grand uniforme, » avril 1832. Cf. Charléty, Histoire du Saint-Simonisme, p. 141 : En janvier 1832, quand le local de la rue Monsigny fut investi par la troupe, Enfantin dit en souriant : « Nos industriels ne sont pas encore capables de marcher en aussi bon ordre ! »
  187. Du moins dans ses deux premières constructions sociales ; la troisième se rapproche du moralisme et fait dépendre la réforme sociale de la bonne volonté, de l’amour des pauvres. Ses disciples procèderont surtout de cette dernière doctrine du maître et le Globe voudra comme Sismondi « moraliser » l’Economie politique.
  188. Défense, p. 41.
  189. Encore un point de ressemblance avec le Saint-Simonisme.
  190. Buonarroti, Fragment d’un projet de décret économique, t. II, p. 3, et Histoire de la Conspiration, t. I, p. 311.
  191. Buonarroti, t. I, p. 210 et 211. Tout le tableau de la société future est à la suite. — Sur le travail attrayant, cf. Lettre au citoyen M. V., par Babeuf. Buonarroti, vol. II, p. 223 : « Il est facile de faire entendre à tout le monde qu’une très courte occupation journalière assurerait à chacun une vie plus agréable et débarrassée des inquiétudes dont nous sommes continuellement minés ; et celui qui travaille aujourd’hui jusqu’à l’épuisement pour avoir fort peu, consentirait assurément à travailler peu pour avoir beaucoup. — Cette objection d’ailleurs repose entièrement sur l’idée douloureuse qu’on s est formée du travail qui, sagement et universellement distribué, deviendrait dans notre système une occupation douce et amusante, à laquelle on n’aurait ni envie, ni intérêt de se soustraire. » Buonarrott présente une argumentation analogue, t. I, p. 298 : « L’homme bien constitué a besoin de mouvement et pour dissiper l’ennui il recherche le travail auquel il ne répugne qu’autant que ce travail est excessif et qu’il en porte exclusivement le fardeau. Ni l’un ni l’autre de ces cas n’a lieu dans la communauté, où, tous travaillant, la tâche de chacun est la plus douce possible. » Pendant tout le xviiie siècle on a cru que le citoyen libre ferait de bon cœur, en chantant, par un don volontaire et joyeux, tout ce qu’exigerait’de lui l’intérêt public, depuis le travail agricole jusqu’au paiement de l’impôt et au service militaire. On a proposé en 1796 une sortie en masse de volontaires parisiens pour la réparation des routes.
  192. Advielle, t. I, p. 37. Buonarroti, t. I, p. 211. Les machines ne sont inoffensives que quand elles sont employées par l’Etat ; autrement, « en supprimant une grande masse de travail manuel, elles enlèvent le pain à une foule d’hommes dans l’intérêt de quelques spéculateurs insatiables, dont elles augmentent le gain. » Considérations tout à fait nouvelles à cette date.
  193. Page 210.
  194. Page 271.
  195. Page 210.
  196. Ce passage est de Babeuf, Lettre au citoyen M. V. ; Buonarroti, t. II, p. 219, et t. I, p. 300. Toute cette lettre est remarquablement d’accord avec les développements présentés sur les mêmes sujets par Buonarroti, dans son Histoire de la Conjuration. — Le Saint-Simonisme insistera sur la fonction sociale de l’art.
  197. Saint-Simon condamnera métaphysiciens et juristes et leur attribuera une grande part des maux de l’humanité.
  198. Buonarroti, t. I, p. 292. et 293. Advielle, t. I, p. 209 : citation d’un Résumé des utopies de Babeuf, par M. Buonarroti, qui se trouve dans l’Encyclopédie nouvelle, article Babeuf.
  199. De Babeuf, Advielle, t. II, p. 301.
  200. « Nul ne peut émettre dès opinions contraires aux principes sacrés de l’égalité et de la souveraineté du peuple. » — « Tout écrit est imprimé et distribué si les conservateurs de la volonté nationale jugent que sa publication peut être utile à la République. » — « Aucun écrit touchant une révélation quelconque ne peut être publié. » Buosiarroti, t. I, pages 291 et 292.
  201. « Plus une ville est peuplée et plus on y rencontre de domestiques, de femmes débordées, d’écrivains faméliques, de poètes, de musiciens, de peintres, de beaux esprits, de comédiens, de danseurs, de prêtres, d’entremetteurs, de voleurs et de baladins de toute espèce. » Buonarroti, t. I, pages 222, 223, 224, 282, 284, 285, 286 et 293. Voir vol. II, p. 225, l’opinion de Babeuf entièrement concordante. Rapprocher Rousseau, Lettre à M. Bordes : « Quel spectacle nous présenterait le genre humain composé exclusivemènt de laboureurs, de soldats, de chasseurs et de bergers ? Est-ce parmi les gens grossiers qu’on ira chercher le bonheur ? — On l’y chercherait beaucoup plus raisonnablement que la vertu chez les autres. Quel spectacle nous présenterait le genre humain composé de cuisiniers, de poètes, d’imprimeurs, d’orfèvres, de peintres et de musiciens ? » Et Platon, d’où tout ce rusticisme dérive « Il ne faudra plus mettre simplement au rang des choses nécessaires celles dont nous parlions tout à l’heure, une demeure, des habits, une chaussure ; on va désormais mettre en œuvre la peinturé et tous les arts, enfants du luxe… L’Etat sain… va devenir trop petit. Il faudra l’agrandir et y faire entrer des chasseurs, des poètes, des acteurs, des danseurs, des nourrices, des coiffeuses, des traiteurs, des cuisiniers et même des porchers ! » République, livre II (nous avons exposé la politique de Platon dans notre Introduction au livre VI de la République). Rousseau lisait et relisait Platon, et si nous voulions relever tous les emprunts que Babeuf et Buonarroti font à Rousseau, nous n’en finirions pas.
  202. I, p. 226 et II, p. 330, 331.
  203. Projet de décret économique, Buonarroti, t. II, p. 314, 315, 316, et t. I, p. 216.
  204. Tome I, pages 214 et 256.
  205. Buonarroti, t. I, p. 214, 215, Lettre au citoyen M. V., t. II, p. 225.
  206. Tome I, p. 213. Rousseau parle souvent de ces magasins
  207. Tome I, note de la page 257, où les principes du Contrat social sont invoqués, avec cette différence que Rousseau appuie sur la liberté, tandis que Buonarroti appuie sur l’égalité des contractants.
  208. T. 1, p. 297. Pour Babeuf l’Etat est un grand hospice.
  209. Buonarroti, t. I, p. 243. Saint-Simon et Fourier ont émis quelques années après des idées voisines de celles-ci.
  210. Buonarroti, t. I, p. 220.
  211. Buonarroti, t. I, p. 227, 228.
  212. Buonarroti, t. I, p. 228. Nous sommes ici encore bien près de Fourier dont les idées se sont formées dans les années qui ont suivi la conjuration. On ne rêvait qu’accord spontané, que libre concours et on était en train de faire l’Empire ! Mais c’est précisément parce que l’autorité répondait à un vœu unanime qu’elle n’a pour ainsi dire pas été sentie pendant plusieurs années. Tout le système de Fourier suppose une administration très active et partout présente dont Fourier ne parle jamais. Le mot Empire signifiait depuis 1789 une grande nation libre à l’antique. Et même le régime militaire n’excluait pas dans les idées de ce temps-là l’obéissance par choix et par entraînement. Il y avait peu de punitions dans les armées du Directoire et de l’Empire.
  213. Pages 280 et 288.
  214. Emile, commencement du livre I.
  215. Buonarroti, t. I, p. 280.
  216. Rapprocher l’éducation commune de Fourier et les internats militaires de l’Université impériale.
  217. Page 282.
  218. Ils excluaient la métaphysique (pas la leur !) et la science du droit et comprenaient la langue et la composition françaises, le calcul, l’histoire, quelques notions élémentaires de législation française, l’instruction civique, la statistique nationale, l’histoire naturelle, enfin la danse et la musique « qui devaient leur permettre de figurer dans les fêtes nationales. Toujours la République de Platon ! Page 287.
  219. Même ils réservaient des bourses aux jeunes gens qui auraient montré des aptitudes exceptionnelles pour qu’ils pussent prolonger leurs travaux auprès des magistrats chargés du dépôt des connaissances, c’est-à-dire auprès des membres de l’Institut. Ils eussent souhaité établir des conférences et des bibliothèaues populaires, pages 290, 294.
  220. Buonarroti était un esprit très cultivé ; il avait suivi à l’université de Pise les leçons de Sardi et de Lampridi, fervents adeptes de la philosophie du siècle, qui l’avaient initié aux doctrines de Locke, de Hume, de Condillac, de Rousseau, de Mably et d’Helvétius. Article d’Hauréau, Journal du Peuple du 1er oct. 1837.
  221. « La divinité, les grands phénomènes de la nature, les arts utiles, les vertus, les révolutions politiques favorables à l’humanité, et les grands hommes qui l’ont servie et honorée étaient les sujets que ces fêtes devaient graver dans l’esprit du peuple et dont la première idée avait été donnée par le décret de la Convention nationale, rendu à la suite du rapport mémorable de Robespierre sur les idées religieuses. » Tome I, p. 258 ; voir aussi sur ce sujet, pages 251, 253 et 254. Il est difficile de ne pas penser, en lisant ces passages, à la religion Saint-Simonienne mais l’idée de progrès que les Saint-Simoniens ont empruntée à Condorcet est étrangère aux Babouvistes, qui s’inspirent de Rousseau.
  222. Tome I, pages 250 et 254.
  223. Tome I, p. 250.
  224. Tome I, p. 255.
  225. Buonarroti, t. I, p. 89, 248, 254, 258 ; II, p. 33. Voir plus haut, p. 312, la profession de foi spiritualiste où Buonarroti déclare puiser « une nouvelle raison en faveur de l’égalité naturelle. » « Le moi humain, dit-il, étant indivisible et pur et dérivant toujours de la même source, est nécessairement égal dans tous les individus de notre espèce. » Ainsi le spiritualisme est appelé, en même temps et au même titre que le sensualisme, son contraire, à fonder le socialisme ! Il est vrai que ces doctrines ont l’une et l’autre exclusivement l’individu pour objet. Et il faudrait voir si dans le sensualisme il n’y avait pas un résidu de spiritualité. Locke est sensualiste et chrétien. L’état de nature est un postulat théologique ; il suppose que Dieu a voulu que l’homme fût ce qu’il était avant le pacte social et que c’est en vertu des mêmes décrets éternels que la liberté et l’égalité primitives doivent être restaurées par la politique de la vertu. Mais il n’y a entre les diverses philosophies spéculatives et les règles pratiques qu’un rapport historique et contingent.
  226. Tome I, p, 234. C’est le pendant du passage de Rousseau où tous les Corses sont appelés individuellement à déclarer s’ils acceptent ou non la Constitution nouvelle.
  227. Tome I, p. 266.
  228. Buonarroti, t. I, p. 270.
  229. Livre III, chap. xviiie.
  230. Tome I, p. 265.
  231. Contrat social, livre IV ; chap. v, Du Tribunat.
  232. Buonarroti, t. I, p. 217 et p. 261 « Il (le comité insurrecteur) se proposait d’écarter, par le même moyen, la contagion des exemples pernicieux qui pourraient énerver la force des mœurs et l’amour de l’égalité, garants des droits et du bonheur de tous. On aurait donc élevé entre la France et ses voisins des barrières hérissées d’obstacles. »
  233. Pages 238 et 247. Cf. Fichte, p. 27 du présent volume.
  234. Buonarroti, t. II, p. 167 : Instruction du Directoire secret.
  235. Fourier conçut en 1799 la première idée de son système. Saint-Simon annonce aussi, mais un peu plus tard, la fin en tout ordre des arrangements sociaux fondés sur la contrainte.
  236. M. Robiquet Babeuf et Barras, Revue de Paris, mars 1896.
  237. Tome I, p. 192.
  238. Tome II, p. 12. Ils arrivèrent le soir du 13 fructidor.
  239. Publié par M. Advielle, t. I, p. 228. Buonarroti est un historien attentif et fidèle mais il a un grand souci de l’effet et nous ne devons jamais oublier qu’il est artiste.
  240. Vers la fin d’octobre seulement elle fut autorisée à visiter son mari de deux jours l’un avec ses enfants, au guichet de la prison, en présence du concierge et de deux gardiens. Elle l’avait déjà visité ainsi bien des fois.
  241. Advielle donne ces documents en entier, volume I, page 243.
  242. Selon Buonarroti la tentative d’évasion aurait échoué par l’imprudence d’un des détenus ; le Journal général cité par Advielle, t. I, p. 233, donne cette autre version : « Le hasard a voulu que, pour les changer d’air, on les transférât dans une chambre haute. » (8 pluviôse an V — 28 janvier 1797.)
  243. Il devint comme plusieurs conventionnels préfet de l’Empire et sénateur. Nous l’admirerions plus à l’aise pour sa conduite dans l’affaire de Babeuf, si son écriture n’était l’une des plus vilaines qu’on puisse voir.
  244. Voyez par exemple la discussion souvent renouvelée sur l’ordre dans lequel les témoins devaient être entendus.
  245. Défense, p. 118.
  246. Buonarroti, t. II, page 49. Advielle, t. II, pages 28 et 29.
  247. Argumentation de Babeuf, Advielle, t. I, p. 302.
  248. Buonarroti, t. II, p. 58 et 41.
  249. Ch. Nodier, Souvenirs de la Révolution, cités par Ranc, dans son édition de Buonarroti, p. 190. Voici une lettre écrite sur un morceau de linge, que Buonarroti avait essayé de faire passer à sa femme dans la doublure d’un vêtement, pendant sa détention au Temple : « Cher objet de mon amour : tes peines font le tourment de ma conscience, qui d’ailleurs n’a rien à se reprocher. La scélératesse des hommes est cause de mes souffrances dont je me ferais gloire si tu n’en étais pas l’innocente victime. — Chère compagne : que ta passion et ta vertu t’ont coûté de chagrins ! Sans l’espoir de te voir et d’expirer au moins dans tes bras, je ne vivrais plus. Courage, ma tendre épouse, sois digne d’un homme de bien que l’orgueil et la tyrannie veulent immoler ; ne néglige rien pour venir me voir ; la Constitution le veut. (On ne pouvait refuser aux proches parents des prisonniers l’autorisation de les voir.) Mon amour pour toi ne fut jamais si ardent : donne-moi des nouvelles, dis-moi ce que tu fais, où tu es, si je te suis encore cher. Pauvre Thérèse ! Ah ! que je verse de larmes en songeant à toi ! Si je pouvais avoir ton portrait ! Salue F. C. et sa femme. Épargne ton argent. Hélas ! Adieu ! Nous souffrons pour la vérité et la justice. » Archives nationales, F. 7, 4276.
  250. Babeuf, en paraphant les pièces au début de l’instruction avait si heureusement jeté un trait de plume sur les mots tuer les cinq de la pièce que nous avons citée p. 302, qu’ils étaient devenus presque illisibles. Plusieurs séances furent consacrées à l’examen de cette rature. La lecture de ces discussions qui portent sur des pleins et des déliés est intolérable ; mais elle s’impose à ceux qui seraient tentés de croire que la défense n’a pas eu le champ libre.
  251. Voir Débats du Procès, pages 118 et 123 du t. IV.
  252. Hist. de Joseph Le Bon, etc., t. II, p. 337-339. « Homme de bien dont la conscience est tranquille, » dit-il de lui-même, « il se reporte avec confiance sur les temps qui ne sont plus — et ces temps ne retracent à sa mémoire qu’une série d’actions vertueuses…, » etc.
  253. Buonarroti, t. II, p., 63.
  254. La Révolution française, 14 mai 1894 : Les derniers Jacobins.
  255. Même article, p. 388.
  256. Même article, p. 395.
  257. Page 398.
  258. Voyage en Icarie, 1848, p. 515.
  259. Conspiration, etc., t. I, p. 108.
  260. M. Robiquet, L’arrestation de Babeuf, Revue de la Révolution fraçaise, du 14 avril 1895, p. 313.
  261. Seignobos, Histoire politique de l’Europe contemporaine, 1897, p. 127, et Thureau-Dangin, Hist. de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 107.
  262. Il était né le 11 nov. 1761. Voir le National des 19 et 24 sept. et le Journal du Peuple du 1er oct.) 1837.
  263. Ce titre est de la main de Babeuf. On sait qu’avant de prendre le prénom de Gracchus, Babeuf porta pendant quelque temps celui de Camille.