La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution/3



III

LA PHILOSOPHIE SOCIALE
DU XVIIIe SIÈCLE EN FRANCE



Messieurs[1],

Maladies des sociétés ou remèdes sauveurs selon le point de vue, les doctrines dont nous esquissons l’histoire n’apparaissent qu’en temps de crise. Il est donc naturel que peu à peu notre attention se porte sur l’étude des crises mêmes dont la transformation des idées sur la propriété est, sinon la cause, du moins le symptôme assuré, et l’un des traits caractéristiques. Car il ne paraît guère possible qu’une révolution de quelque importance ne tende pas à un changement dans l’assiette de la propriété, et inversement, il ne peut y avoir de tentative plus grave dans l’ordre politique que celle d’une répartition nouvelle de la richesse par voie d’autorité publique.


I


Nous avons déjà étudié à ce point de vue la crise qui s’annonça tout d’abord à la Renaissance par l’Utopie de Morus et qui éclata sous forme de guerre civile et religieuse en divers pays germaniques sous le nom d’Anabaptisme. Nous avons ensuite considéré attentivement, malgré ses effets limités au pays napolitain, et même à une petite partie du Napolitain, malgré son avortement, la révolution tentée par Campanella, contre le gouvernement espagnol avec la théorie communiste de la Cité du Soleil pour drapeau, épisode tragique, beau sujet de drame ou d’opéra, mais qui a pour nous cet intérêt que des idées essentielles à la monarchie de droit divin — hégémonie universelle au dehors et propriété universelle au dedans — s’y dégagent peut-être aussi nettement pour la première fois. Nous en venons maintenant à la Révolution française, dont nous ne séparons pas le mouvement socialiste du xviiie siècle, et nous nous proposons de déterminer dans quelle mesure cette crise prolongée, qui paraît d’abord avoir été presque exclusivement politique, a été une crise sociale, si bien que la révolution de 1848 n’en est, à nos yeux, que la reprise et l’annexe. Nous cherchons à travers les faits une loi, nous voudrions dégager la courbe de ces périodes troublées, nous aimerions à pouvoir retracer les actes principaux de ces drames de l’histoire où l’on voit, ce semble, un idéal de bonheur se former à l’état de rêve, puis prendre consistance dans un plan politique, le plus souvent irréalisable, qui rallie des adhésions et soulève des oppositions passionnées, jusqu’à ce que la lutte s’apaise et qu’on se trouve en présence de résultats modestes, disproportionnés aux sacrifices consentis, très différents des métamorphoses espérées, et que la marche pacifique des choses aurait amenés d’elle-même, tôt ou tard, peut-être un peu plus tôt. Bref, tout grand désir collectif impliquerait, comme la passion individuelle à son paroxysme, l’appel à des moyens contradictoires et la négation de son objet. La violence du sentiment intensifie le vouloir, mais elle compromet plutôt qu’elle ne favorise l’exacte adaptation des moyens aux fins. Cette tentative de généralisation est peut-être risquée ; mais nous ne pouvons nous résigner à nous passer d’une vue d’ensemble au moins provisoire, que l’examen des faits confirmera, rectifiera ou écartera définitivement. Si la philosophie sert à quelque chose, c’est, sans doute, à nous mettre en garde contre nos hypothèses, mais c’est aussi à nous apprendre qu’il ne faut pas avoir peur des idées.

Une objection préalable nous arrête. Vous vous trompez, nous dit-on, sur le compte du xviiie siècle. Si les doctrines qui sont professées par les écrivains de ce temps témoignent d’incontestables préoccupations sociales, s’ils ont désiré peut-être plus passionnément l’égalité que la liberté, ce serait commettre un anachronisme que de les appeler socialistes ; les auteurs du xviiie siècle sont des précurseurs du socialisme, rien de plus. Le vrai socialisme, le seul, est celui de Karl Marx ; le mouvement auquel cette doctrine a donné lieu est un fait unique dans l’histoire, incomparable et inassimilable à aucun autre : par suite toute généralisation portant sur les doctrines antérieures, où vous cherchez à l’embrasser par avance, est chimérique.

Quand une discussion de cette sorte s’élève, on a l’habitude de recourir à une définition qui semble devoir trancher le débat. On ouvre un dictionnaire autorisé, et l’on allègue victorieusement la réponse de l’oracle. Ou bien on cherche ce que les socialistes ont pensé d’eux-mêmes et l’on dit : Voilà la solution objective de la difficulté. Malheureusement il arrive d’ordinaire que la discussion, après ces consultations, recommence de plus belle. C’est que le sens d’un mot n’est un objet de discussion que parce qu’il n’est pas encore fixé. Le dictionnaire e ne nous donne après tout qu’une opinion comme une autre et quant à l’idée qu’ont de leur doctrine les socialistes, il faudrait d’abord savoir s’ils méritent eux-mêmes le nom de socialistes avant de leur demander leur avis, ce qui suppose la question résolue. D’ailleurs eux aussi, au moment où ils émettent leur définition, expriment une opinion personnelle : ils proposent en réalité leur exemple à l’imitation des hommes, et cet exemple peut ne pas être suivi. Toutes nos interprétations sont subjectives ; le seul sens objectif d’un mot est celui qui se trouve généralement adopté ; mais alors on n’en discute plus. Jusque-là, chacun peut proposer à titre égal son exemple aux autres. J’ai besoin d’un mot qui désigne ce qu’il y a de commun à toute une famille et à toute une série historique de solutions pratiques concernant le rapport des hommes avec les choses ; je prends le parti de me servir pour cela du mot socialisme. Essayez-en ; si vous êtes compris, c’est que le choix est bon. En fait, c’est celui qu’on emploie presque partout.

La question, en ce qui concerne le xviiie siècle, est de savoir s’il y a eu, au cours de ce siècle, un groupe de doctrines critiques touchant la propriété qui se soit formé peu à peu, en qui se soient incorporées successivement des théories partielles, qui ait eu son individualité et se soit opposé par là à d’autres groupes suffisamment tranchés ; si ce groupe de doctrines a été adopté comme un programme politique par un certain nombre d’hommes d’action, et si, au cours des grands événements qui suivirent, ces mêmes hommes ou leurs successeurs immédiats ont essayé de l’appliquer, ont tenté de le traduire en réalités concrètes. C’est parce qu’on nie qu’un tel groupe de doctrines ait existé, c’est parce qu’on ne croit trouver au cours du xviiie siècle que des velléités disparates et discontinues de réforme sociale, qu’on se refuse à voir dans les philosophes de ce temps autre chose que des précurseurs du socialisme moderne[2].

Si nous parvenons à montrer l’unité et la continuité du mouvement, alors sa parenté avec les mouvements similaires antérieurs et postérieurs apparaîtra à tous les yeux. Essayons de tracer les grandes lignes de cette démonstration.


II


Disons d’abord que la propriété dont il s’agit est la propriété territoriale. La grande industrie commençait à peine. Son essor ne date en France que de la multiplication des machines[3]. De même que l’économie politique française, dans la seconde moitié du xviiie siècle, est surtout une théorie de la richesse agricole ; de même les doctrines sociales d’alors en notre pays visent un changement dans le régime de la propriété des terres[4]. C’est ce qui établit une différence réelle entre le socialisme du xviiie siècle et celui du siècle présent. Est-ce assez pour effacer toute ressemblance ? vous en jugerez tout à l’heure.

Le noyau de la doctrine, le point par où elle se rattache au passé, est la conception chrétienne d’un état de nature antérieur à la chute de notre premier père, état de liberté, d’égalité, de vertu et de bonheur. « Qui l’ignore, » dit Massillon, reproduisant l’enseignement unanime des prédicateurs du xviie siècle, « qui l’ignore, que tous les biens appartenaient originairement à tous les hommes en commun, que la simple nature ne connaissait ni de propriété ni de partage et qu’elle laissait chacun de nous en possession de tout l’univers ? » C’est le péché qui a introduit dans le monde, avec la société civile, la propriété personnelle et l’inégalité des conditions. La richesse est donc coupable : le riche est maudit par l’Evangile. Mais l’institution du christianisme permet au riche de se racheter en partageant avec le pauvre, en sorte que l’égalité primitive soit rétablie volontairement. Le pauvre représente le Christ dans la société chrétienne ; il est revêtu d’une éminente dignité la grâce renverse les rangs comme elle égalise les fortunes et restaure l’état de nature. Cette doctrine a été, qu’on ne l’oublie pas, enseignée plusieurs fois par an dans chaque église pendant tout le xviie siècle, en un temps où les offices étaient beaucoup plus fréquentés que de nos jours. Non seulement, au début du siècle, élle est présente à tous les esprits, comme Massillon vient de nous le montrer ; mais en 1745, l’Académie française, répondant aux préoccupations de l’esprit public qui fixèrent également, en 1748, le choix de l’Académie de Dijon, proposait au concours le sujet suivant « La sagesse de Dieu dans la distribution inégale des richesses, suivant ces paroles : Dives el pauper obviaverunt sibi : utriusque operaior est Dominus. » Vauvenargues envoya un mémoire où il emprunte presque les paroles de Bossuet pour déclarer que le riche n’est que dépositaire des biens du pauvre et le sommer de restituer ce qui ne lui appartient pas. Il n’obtint pas le prix. Le mémoire couronné (ce n’est pas un chef-d’œuvre), se termine par une prière à Jésus-Christ où nous lisons : « L’homme étant sorti des mains de Dieu par la création pour être éternellement heureux, toutes les richesses de l’univers lui étaient… abandonnées alors, comme une anticipation et un commencement de son bonheur éternel… mais ayant consenti à désobéir à Dieu, ils (les hommes) conçoivent une passion violente pour les richesses… » Le dogme chrétien de l’état de nature et de l’inégalité dérivée du péché était donc pour presque tout le monde une sorte d’axiome au moment où Rousseau, Morelly et Mably commençaient à écrire. À la veille de la Révolution, l’accent des prédicateurs revendiquant les droits du pauvre se fera plus impérieux et plus âpre ; mais alors ils subiront l’influence du milieu, tandis que dans la première partie du siècle, c’est l’Eglise qui prête sa conception paradisiaque à la philosophie sociale. Tel est le point de départ du mouvement.

Ce n’était là qu’une vision rétrospective, bonne tout au plus à susciter des regrets, indifférente pour l’action, du moins pour l’action politique. Nous la voyons peu à peu, sous l’empiré de causes diverses, se transporter du passé dans l’avenir et sourire aux espérances. D’abord les missions font connaître les peuples sauvages l’expérience du Paraguay, très admirée même de Montesquieu, et qui fit une grande impression sur les esprits, semble prouver qu’un régime d’égalité et de travail en commun est possible, du moins pour ceux qui sauraient se faire simples comme les sauvages et revenir à la nature. Ensuite, la littérature multiplie à ce moment les fictions où prend corps, pour ainsi dire, le rêve d’un bonheur social fondé sur l’égalité. L’état de nature se peint déjà plus distinctement dans les imaginations grâce aux œuvres de Vairasse (les Sévarambes), de Foë (Robinson Crusoé), de Terrasson (Séthos). La Basitiade de Morelly, suivie bientôt du Code de la nature, nous montre chez le même auteur la conception communiste d’abord à l’état esthétique, puis tendant à se transformer en une conception pratique. Le théâtre exalte les joies et la pureté de la vie sauvage. En même temps la vénération universelle pour l’antiquité fait de la cité spartiate un modèle réalisable, au moins en partie, chez les peuples modernes. Enfin les esprits imbus de philosophie cartésienne et platonicienne voient dans l’état de nature un état dérivé de l’essence des choses et conforme à l’éternelle raison : en sorte qu’il dépend de nous de nous en rapprocher, et que la perfection des lois, l’établissement de la liberté et de l’égalité paraissent de plus en plus l’œuvre d’un avenir lointain peut-être, mais accessible.

Ainsi ce rêve rétrospectif d’une société égalitaire, en même temps qu’il devient un idéal placé dans l’avenir et qu’il revêt des formes plus concrètes par son assimilation aux sociétés antiques et aux sociétés sauvages, se laïcise rapidement. La conception cesse d’être théologique pour relever de la raison et de la philosophie. Mais si les philosophes oublient son origine religieuse, si les incrédules la prônent, elle ne cesse pas d’être en crédit auprès des chrétiens. C’est ce qui explique que les ouvrages favorables à l’abolition de la propriété n’aient pas été condamnés et qu’ils n’aient causé quelque scandale, comme ce fut le cas des ouvrages de Meslier et de Raynal, que quand ils étaient d’ailleurs ouvertement antireligieux. Les écrits s, supprimés ou brûlés étaient surtout jugés au point de vue’de l’orthodoxie. C’était celui de la Sorbonne. Or la théorie de l’égalité, bien qu’acceptée par les philosophes, n’avait pas, nous l’avons vu, cessé d’être conforme à l’enseignement de l’Eglise. Pourquoi le bon public se serait-il indigné contre des doctrines que couvraient tant d’autorités imposantes, celles de Bossuet, de Bourdaloue et de Fénelon ; au delà, celle des Pères, celle des apôtres ; enfin plus au delà encore, celle des sages et (on le croyait) celle des Républiques de l’antiquité[5]

À partir de 1748, l’image d’une cité fondée sur l’égalité des biens et des rangs est tellement familière à la majorité des esprits cultivés qu’on s’occupe, de lui donner une constitution et des lois. Montesquieu, qui déjà l’avait célébrée dans les Lettres persanes, décrit dans l’Esprit des lois ses institutions fondamentales ; ce sont celles du Paraguay et des cités antiques la « vertu » ou « la probité » ou « l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité » est son ressort essentiel. « Ceux qui voudront faire des institutions pareilles, dit Montesquieu, établiront la communauté des biens de la république de Platon… cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens (liv. IV, chap. vi. Ils proscriront l’argent dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au delà des bornes que la nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs et de suppléer à la nature, qui nous avait donné les moyens très bornés d’irriter nos passions éî de nous corrompre les uns les autres. » L’éducation dans cette république tend avant tout à inspirer l’amour de la frugalité. Il y a, il est vrai, des démocraties commerçantes. Mais il faut que les lois « y divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit. » La loi ne doit « donner à chacun que te nécessaire physique. » Le luxe, en effet, c’est le travail des autres ; on ne s’enrichit qu’en enlevant à une partie de ses concitoyens leur nécessaire physique. Si les partages qui ramènent l’égalité sont dangereux, c’est « comme action subite ; » ils sont donc bons en soi. Malheureusement, ces institutions salutaires ne sont possibles que dans de petites républiques, et les États se corrompent inévitablement inévitablement en grandissant ; mais grands ou petits, tous « doivent à tous les citoyens, en échange de leur travail, une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé » (XXIII, xxix).

Voilà les principes, selon Montesquieu. Ils ne sont pas autres pour Morelly, pour Rosseau, pour Mably. Nous avons pris la cité idéale de Montesquieu comme type parce que, d’ordinaire, on le sépare de ses contemporains. Au fond, une seule et même conception sociale habite ces esprits de physionomies si diverses, c’est celle d’une « ménagerie d’hommes heureux » (d’Argenson), d’une petite république égalitaire où l’État règle les fortunes à son gré, distribue les terres et les tâches, préside aux échanges et veille à ce qu’il n’y ait sur son territoire ni riches, ni pauvres, ni paresseux. Relisez le projet de| constitution rédigé par Rousseau pour les Corses en 1765, rapprochez ce projet de l’article sur l’Economie politique publié dix ans auparavant et des parties du Contrat social qui traitent soit de la propriété et de la richesse, soit de l’étendue des États démocratiques : partout vous verrez la cité parfaite de Rousseau, qui est semblable à celle pour laquelle Morelly a rédigé son Code antipropriétaire, semblable aussi à celle de Montesquieu.

Est-ce là une Ecole ? Rousseau a certainement beaucoup pris à Montesquieu, et Mably suit Rousseau mais le Code de la nature est, comme l’Esprit des lois, un produit spontané[6] de l’état de conscience collective dont nous venons d’indiquer la genèse. Plus les manifestations de cet état de conscience sont indépendantes les unes des autres, plus elle se répètent malgré leur isolement, et plus elles attestent la grandeur, la force et l’unité du courant d’opinion qui entraîne le siècle ; toutes sont les échos multiples d’une seule voix anonyme qui parie au nom du passé.

Maintenant ce courant d’opinion va se déterminer et le groupe des réformateurs égalitaires va revêtir les apparences d’une école par son opposition avec une école véritable, qui a pris conscience de son unité dès sa première heure, l’école des Economistes. Rousseau a vu nettement l’incompatibilité de ses principes avec ceux des physiocrates. Il l’a signalée dans ses Lettres au marquis de Mirabeau et aux membres de la Société économique de Berne. À son exemple, les apôtres de l’austérité et de la vertu prennent les armes contre les apologistes de la richesse et du progrès. Mably, dans ses Entretiens de Phocion (1763) composés après une conversation contradictoire avec de Chastellux, et dans ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, qui s’oppose symétriquement au traité de Mercier de la Rivière (1768), Mably ouvre le débat. Linguet le poursuit contre Turgot dans sa Théorie des lois civiles. Necker s’y mêle à son tour à propos de la Législation et du commerce des grains, et enfin Graslin, qui publie, en 1779, sa Correspondance contradictoire avec l’abbé Beaudeau sur un des principes fondamentaux de la science économique. De quel nom nous devons appeler ces polémistes disciples de Rousseau, jugez-en par les idées qu’ils défendent, mises en regard de celles de leurs adversaires.

Les Economistes placent le bonheur dans la richesse ; c’est, selon eux, en accroissant la puissance de la production, et en accélérant la circulation des produits oude leurs signes qu’on multipliera la richesse tel est le but de toutes les institutions politiques. Ils proposa comme moyen principal d’atteindre ce but, l’extension des lumières, la propagation des vérités évidentes, le progrès des sciences et des arts ; ils affirment la nécessité de la propriété individuelle ; ils maintiennent les grands États et la monarchie, tout en insistant sur les ressources de la liberté et sur l’efficacité de l’intérêt personnel comme aiguillon de l’activité productive et commerciale. Ils acceptent l’inégalité. La grande propriété leur paraît indispensable à la mise en valeur du sol dans l’intérêt même du public, de la nation tout entière. Les disciples de Rousseau, au contraire, placent le bonheur dans la vertu et la justice à l’exclusion de la richesse, comptant plus sur l’abstinence et le bon ménagement dans la consommation que sur la multiplication des produits pour la satisfaction des besoins. Ils proscrivent le commerce extérieur, à moins que la république ne s’en charge. Ils comptent pour atteindre leur but, qui est moral, sur une sorte de gestion publique de la moralité ; le gouvernement est investi par eux du rôle de modérateur des passions, ces ennemis éternels de l’austérité et de l’égalité républicaines. Car, à leurs yeux, il n’y a pas de progrès ; l’homme est partout et toujours le même quand il s’est écarté de sa nature, il ne peut y être ramené que par l’action de l’Etat, c’est-à-dire par l’éducation et les lois. L’Etat, propriétaire virtuel unique, établit ou la communauté ou l’égalité des biens ; comme la richesse est la source de toute corruption et de tout esclavage, il n’a qu’à en surveiller les accroissements et à la restreindre par une loi fiscale sur les héritages par des taxes progressives, pour maintenir la vertu. Il exerce un contrôle étroit sur toutes les manifestations de la vie sociale : travail, échange, épargne, luxe et mendicité, éducation, réjouissancés, au moyen de fonctionnaires auxquels il délègue sa souveraineté ; il impose ainsi aux institutions et jusqu’aux constructions destinées aux usages publics, une régularité géométrique et une uniformité imposante : toutes choses qui ne sauraient s’accomplir que dans un groupe politique exigu, où les fonctions productives des citoyens peuvent toujours être sacrifiées à l’accomplissement de leurs droits civiques, continuellement en acte.

À cette période il faut rattacher des publications qui ne sont pas seulement des ouvrages de polémique, mais des ouvrages de propagande et déjà des programmes d’action, comme ceux d’Helvétius dont la maison hospitalière aux gens de lettres était un foyer de diffusion pour les idées démocratiques, ceux de Raynal, de Mercier (1770) et de Restif de la Bretonne (1776-1782), autres, disciples de Rousseau. C’est au cours de cette période que se perfectionne la théorie égalitaire, qu’on voit les thèses essentielles du socialisme au xvme siècle, celle de la propriété collective (Mably), de l’impôt progressif et de l’exhérédation légale (Helvétius), de la responsabilité du riche dans la misère du pauvre, de la loi d’airain (Linguet), de la plus-value, de la commune et du phalanstère rural (Restif de la Bretonne), de l’assistance publique obligatoire, de la terre au cultivateur (Graslin), des dangers de la concurrence, du paiement des fonctionnaires, c’est-à-dire de tous les travailleurs, par des bons de travail (Mercier) ; c’est alors qu’on voit toutes ces thèses, plus ou moins impliquées dans les ouvrages des périodes précédentes, se préciser, s’affirmer avec des arguments nouveaux et une clarté nouvelle. Les physiocrates, qui attribuaient les maux de la société à la méconnaissance ou à l’effet inévitable de lois naturelles, croyant au progrès et pouvant compter sur tout l’avenir pour l’atténuation graduelle de ces maux, trouvaient dans leur espoir des motifs dé patience et de résignation. Les apôtres de la « vertu », qui attribuaient la structure de la société a l’arbitraire humain, et pour qui l’homme était partout et toujours le même, ne pouvaient que maudire les auteurs volontaires de tant de maux et préparer une éclatante expiation. On sait la haine de Rousseau contre les riches. En 1770, Helvétius écrivait « Le luxe excessif, qui presque partout accompagne le despotisme, suppose une nation déjà partagée en oppresseurs et oppressés, en voleurs et en volés. Mais si les voleurs forment le plus petit nombre, pourquoi ne succombent-ils pas sous les efforts du plus grand ? À quoi doivent-ils leur salut ? À l’impossibilité où se trouvent les volés de se donner le mot ! » À mesure qu’on s’approche de la Révolution cette haine devient de la fureur. Une guerre de brochures se déchaîne, où l’on entend des protestations indignées, des sommations impérieuses. Les idylles continuent en l’honneur de la vie rustique, mais il y en aura jusque sous la Terreur, et tel avait été précisément à l’origine l’idéal des communistes agraires. Elles sont un ressouvenir de la période esthétique par laquelle le mouvement avait commencé. Mais ce qui domine de plus en plus, c’est l’accent désespéré et irrité de la misère, c’est le cri de la faim. Comment ne pas s’irriter quand on souffre et qu’on croit que toute souffrance est le produit de la méchanceté et de l’égoïsme ; comment ne pas se révolter quand on est sûr que la société peut être, dès qu’on le voudra vraiment, changée de fond en comble et le bonheur originel rendu à l’humanité ? Maintes fois les révoltés se comptent comme à la veille d’une bataille. Dès 1770, c’était par toute la France un cri général et puissant contre la cherté du pain. Les placards séditieux se multipliaient dans Paris. On lisait dans l’un d’eux « Si l’on ne diminue le pain et si l’on ne met ordre aux affaires de l’Etat, nous saurons bien prendre notre parti ; nous sommes vingt contre une baïonnette. » En 1776 « le Monarque accompli traçait un tableau lugubre de la misère des peuples et, appelant ceux-ci à la révolte, les poussait à égorger les monstres qui dévoraient leur substance[7]. » « Nous sommes trois contre un, écrit en 1788 Sylvain Maréchal, l’un des futurs doctrinaires de la conspiration de Babeuf ; notre intention est de rétablir les choses sur leur ancien pied, sur Fétat primitif, c’est-à-dire sur la plus parfaite et la plus légitime égalité. »

La condamnation de toute propriété dépassant une infime moyenne, la haine du riche sont au fond même de la doctrine que nous avons exposée. Rousseau, dès le Discours sur l’influence des lettres et des sciences, stigmatise les oisifs ; et quels sont les oisifs pour lui ? tous ceux qui ne travaillent pas de leurs mains et les savants eux-mêmes. La vertu, à ses yeux, n’a rien de commun avec les lumières ; il y a quelque part dans son œuvre (Lettres sur la vertu et le bonheur) un réquisitoire en règle contre la science et on sait que pour lui les livres ne servent de rien (Lettre au marquis de Mirabeau et Emile). Ailleurs (Constitution de la Corse), il déplore l’existence des villes mêmes « Elles sont nuisibles, dit-il expressément, au système que nous avons adopté. » C’est la civilisation tout entière qui est condamnée. Où s’arrête Rousseau dans cette proscription de ce qu’il appelle l’oisiveté et le luxe ? « On croit m’embarrasser, répond-il, en me demandant à quel point on doit bannir le luxe. Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tout. Tout est source de mal au delà du nécessaire physique… Il y a cent à parier contre un que le premier qui porta des sabots était un homme punissable, à moins qu’il n’eût mal aux pieds » (Dernière réponse à M. Borde).

Par cela même que tout homme appliqué à la culture du « commerce et des arts » est un oisif, dangereux à la république, le seul citoyen utile, le seul digne serviteur de l’Etat est le travailleur manuel dont le cultivateur est le type selon les idées du temps ; c’est l’homme antique, l’homme de la nature. Tout homme qui ne conduit pas la charrue est suspect. Il appartient à l’humanité déchue. « C’est un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois. Ce n’est rien ! » Faut-il dire que Jean-Jacques est le précurseur du sans-culottisme, ou qu’il en est le père ?


III


Telle est, dans ses grandes lignes et dans les principales phases de son développement, la doctrine que nous avons exposée pendant l’année dernière. Vous pouvez apprécier maintenant la vérité de ce que nous vous avons dit de son homogénéité et de sa continuité. Si le sentiment que nous en avons est juste, cette politique égalitaire, qu’on l’appelle socialiste ou autrement[8]si on lui refuse ce nom, il faudra renoncer à appeler ainsi la doctrine de Campanella, celle de Morus et celle de Platon ; mais laissons cette querelle — cette politique égalitaire, disonsnous, a eu, par les passions tout ou moins qu’elle a suscitées, sa part d’action dans le soulèvement révolutionnaire. Plusieurs des hommes qui ont figuré au premier rang parmi les acteurs du grand drame, girondins aussi bien que montagnards, en ont été les partisans. Comment se fait-il dès lors que la Révolution française, de la distance où nous la regardons, nous paraisse dans son ensemble aussi peu socialiste, et comment se fait-il qu’elle aboutisse à une diffusion et à une consolidation de la propriété individuelle ? Voilà le problème qui s’impose à nous. Plus particulièrement, quelle a été l’économie sociale de la Révolution ? De quelles doctrines s’est-elle inspirée ? A-t-elle eu en vue les principes dont nous venons de voir grandir l’autorité ? Si ces principes ont été rappelés et invoqués dans ses assemblées, et ils l’ont été presque chaque jour, s’ils figurent en toutes lettres dans ses constitutions, dans quelle mesure en a-t-elle tenu compte pratiquement ? Qu’a-t-elle fait pour réaliser le programme presque unanime des philosophes, pour changer l’assiette de la propriété, pour assurer la circulation des richesses, pour régler les transactions et moraliser le commerce, pour nourrir les pauvres, pour donner du travail à tous ceux qui en réclamaient, pour niveler les conditions ? Qui l’a empêchée d’aller plus loin qu’elle n’est allée dans la voie de l’égalité de fait, si difficile à séparer de l’égalité de droit ? Quelles causes ont fait souvent prédominer dans ses conseils soit un socialisme timide, soit même les maximes économiques inspirées par les physiocrates ? Le socialisme du XVIIIe siècle a-t-il disparu au cours de ces événements où il a été si souvent mis en échec ? Son réveil en 1796 sous la forme d’une redoutable conspiration est-il un accident ? Epuise-t-il sa vitalité dans ce suprême effort ? Quels rapports a conservés avec lui la pure doctrine révolutionnaire ? Est-elle rigoureusèment individualiste ou cet individualisme ne renfermerait-il pas, depuis l’origine, un socialisme latent ? Toutes ces questions sont aussi délicates que difficiles. Nous ne vous promettons pas plus aujourd’hui qu’au jour où nous sommes monté dans cette chaire de les examiner avec indifférence. Quand il s’agit de problèmes de cette sorte, promettre la neutralité, c’est se tromper soi-même et risquer de tromper les autres. Si quelqu’un vous dit qu’en ce moment il est neutre entre le socialisme révolutionnaire et son contraire, prenez garde : on n’est pas neutre en de pareilles matières, à moins de ne pas penser. Il est plus viril de déclarer franchement tout d’abord quelles sont les tendances auxquelles on obéit ; c’est ce que j’ai fait, et je n’ai nulle envie de m’en repentir.

Cela n’empêche pas de chercher sincèrement la vérité historique et de s’efforcer à saisir ces notions générales, ces ébauches de lois sous lesquelles, à mesure que nous nous éloignons des événements et que le caractère irrévocable du passé s’enfonce dans les esprits, la chaleur des passions d’autrefois s’éteint peu à peu. Une observation entre autres me paraît devoir se dégager des faits tels que je les entrevois ; c’est que la conscience sociale est le théâtre de mouvements dont le terme est très difficile à discerner pour les contemporains, et que, d’époque en époque, les nations, comme l’a bien dit Hartmann, veulent une chose et en exécutent une autre, en sorte que les doctrines pratiques les plus rationnelles ont toujours, vu l’ignorance où sont les individus de leur effet ultime, un côté inconscient. On ne sait vraiment pas ce qu’on veut quand on ne peut absolument pas prévoir les conséquences de ce qu’on fait.

Si l’on compare l’issue de la Révolution et l’état d’opinion qui lui a donné naissance, quel contraste entre les résultats et les projets ! On rêvait une Salente ou une Bétique ; on a préparé pour l’avenir une démocratie industrielle et commerçante. On voulait de petites communes rurales ; on a fait l’Empire. On avait l’âme cosmopolite ; on a commencé vingt ans de guerre. On rédigeait le Code de la nature avec la suppression de la propriété comme premier article ; on a fondé le Code civil. On croyait toucher de la main le bonheur absolu ; on a eu à traverser de longues années d’angoisses et, de détresse. La Révolution, en tant que changement politique, a, sans doute, indirectement, et surtout par un puissant effet d’opinion, amélioré le sort du travailleur manuel ; elle n’a pas guéri la misère ni détruit l’inégalité des fortunes. Elle a achevé de déplacer la richesse ; elle ne l’a pas abolie. C’était pourtant ce que ses instigateurs premiers et la plupart de ses chefs avaient à cœur autant que l’abolition de toute contrainte politique et l’affranchissement total des individus. Pour les peuples comme pour chacun de nous, il y a loin de la coupe aux lèvres. De telles observations, que la Révolution de 1848 nous donnera peut-être l’occasion de renouveler, ne sont pas inutiles à la théorie des crises sociales.

Elles nous conduisent de plus à cette réflexion : puisque nous ne savons pas la figure que nos efforts doivent donner au jour de demain, c’est donc que nous n’avons ni les uns ni les autres la vérité absolue dans l’ordre pratique. Peut-être même, à parler exactement, n’y a-t-il pas, dans cet ordre, de vérité du tout. Je me hâte d’expliquer ce mot. Veuillez remarquer que ce que nous faisons est choisi, non comme vrai, mais comme bon, que ce que nous évitons est écarté, non comme faux, mais comme mauvais, et que l’utilité ou la nocuité d’un acte ne peuvent être évaluées exactement que quand les répercussions les plus lointaines de cet acte sur toutes les consciences individuelles et sociales qu’il doit ébranler sont définitivement épuisées. Or ces répercussions vont à l’infini et pour les apprécier au moment où nous agissons, il nous faudrait non seulement les connaître dans leur détail, ce qui est impossible, mais encore nous mettre à la fois aux lieu et place de toutes ces consciences dont les intérêts sont opposés, car ce’qui est avantageux à l’une nuit à l’autre, et, comme première condition, sympathiser avec une multitude d’êtres qui n’existent pas encore, dont nous n’avons par suite aucune représentation, même confuse : double impossibilité !

Par exemple, ceux qui ont fait la Révolution française n’auraient pu apprécier scientifiquement la valeur de leurs résolutions que s’ils avaient pu en connaître les suites pour tout le temps qui s’est écoulé depuis, et pour tous les individus et toutes les nations qui en ont subi le contrecoup : problème presque insoluble pour ceux d’entre nous qui savent l’histoire de ces cent années, à plus forte raison pour nos pères qui ne pouvaient s’en faire la moindre idée. Et s’il nous est difficile de nous placer à la fois, pour obtenir une évaluation approximative des mérites ou des torts de cette grande entreprise politique, au point de vue des Français de toutes les conditions qui depuis cent ans en ont profité ou souffert, au point de vue de la France dans son ensemble, au point de vue de l’Europe, au point de vue du monde civilisé tout entier (car tels sont les éléments du problème), comment ceux qui l’ont conduite au jour le jour, nécessairement enfoncés dans la préoccupation de leurs intérêts personnels ou des intérêts de leur parti, auraient-ils pu réaliser cette ubiquité de point de vue et se faire une conscience pour ainsi dire adéquate à celle de l’humanité pendant les vicissitudes de ce siècle ? Ceux donc des membres des assemblées révolutionnaires qui parlaient alors des principes de leur conduite comme s’ils en avaient une science certaine, et se flattaient de posséder toute la vérité politique parce qu’ils combinaient en syllogismes quelques concepts vagues, imitant la prétendue géométrie du Contrat social, ceux-là étaient le jouet d’une illusion d’autant plus funeste qu’ils puisaient dans cette certitude imaginaire le triste courage de se supprimer les uns les autres quand ils ne tiraient pas des mêmes éternels principes les mêmes théorèmes et les mêmes corollaires !

Osons donc dire que dans l’ordre de l’action — à moins peut-être qu’il ne faille adapter les moyens aux fins déjà posées pour l’instant le plus voisin de nous — ce n’est pas de vérité ni d’erreur qu’il s’agit. Il y a là des désirs et des volontés qui s’unissent ou se heurtent, et les dogmes politiques dont on a pendant trop longtemps célébré l’évidence, non seulement sont liés arbitrairement à une métaphysique très discutable — la métaphysique contraire est maintenant invoquée pour légitimer les mêmes conclusions il y a un socialisme matérialiste comme il y a un socialisme chrétien — mais n’ont aucun droit à se présenter comme des connaissances scientifiques, n’étant en somme que des vœux ou des résolutions conformes à un certain idéal et à de certaines règles que les consciences sociales élaborent obscurément.

Et quand nous luttons les uns contre les autres sur le terrain politique, cessons enfin de nous lancer l’anathème, comme si nous étions autant de raisons infaillibles en possession du dernier mot des choses, et que nos adversaires fussent des criminels ou des insensés ! Mais je ne me dissimule pas que l’enthousiasme a toujours engendré la certitude, et l’étude des crises sociales ne me montre que trop clairement l’immortalité de l’illusion, qui est celle de la vie même.



  1. Première leçon du cours de 1895 à 1896.
  2. Nous sommes heureux d’avoir pu utiliser pour cette revue des doctrines sociales du xviiie siècle l’ouvrage de M. Lichtemberger « Le Socialisme au, xviiie siècle » (Paris, 1895), qui est si complet et d’une si exacte érudition ; mais nos conclusions ne sont pas les siennes.
  3. Vers 1782 on voit paraître en France çà et là quelques pompes à feu qui servaient à l’épuisement des mines envahies par l’eau, et en 1790 on mentionne à Paris des machines à feu employées à la mouture du blé. L’application de la machine à vapeur à l’industrie est encore, à la fin du xviiie siècle, un fait isolé et exceptionnel.
  4. Pendant toute la Révolution, ceux qui se défendaient de professer ce que nous appelons le socialisme, affirmaient qu’ils ne voulaient pas de lois agraires. Le régime de la propriété territoriale était alors la préoccupation dominante.
  5. Ces exemples d’indifférence ou même de sympathie pour des idées périlleuses qu’une autorité ancienne semble consacrer, sont de tous les temps. Récemment, à Paris, dans une réunion de la belle et excellente œuvre, la Ligue des Enfants de France, le prédicateur laïque, M. Paul Desjardins, soutenait ces propositions graves : que toute joie et toute souffrance doivent être méritées par quelque vertu ou quelque indignité personnelles, que la Providence en permettant « l’énorme et intolérable injustice des conditions », manque à tous ses devoirs, mais que les enfants de la Ligue, en donnant aux enfants qui souffrent sans avoir péché, de l’argent qu’ils n’ont point gagné non plus eux-mêmes ( « Vos épargnes, votre instruction, vos loisirs, tout cela vous a été donné par faveur vous avez reçu tout cela en même temps que votre layette, sans l’avoir mérité » ), que ces enfants sont certainement les délégués de la Providence, désireuse de rétablir « l’ordre » et « l’équilibre », que c’est pour cela qu’ils sont égalitaires, qu’ils n’ont point « le sentiment des supériorités et des infériorités » (ce sentiment est donc coupable ?) et qu’ils n’ont pas les mains propriétaires (la propriété est donc un vice ?) ; que tout mal social est imputable à quelqu’un, que les coupables, « c’est nous tous, et avec nous nos eïux, » et que par conséquent la société est responsable de toutes les souffrances non méritées par une faute. Telles sont les doctrines répandues avec les meilleures intentions par un grand nombre de philosophes spiritualistes ou idéalistes, et accueillies avec candeur dans les salons parisiens, où une « sensibilité » heureusement plus féconde en œuvres, mais non moins prompte aux entraînements théoriques que celle du xviiie siècle, est furieusement à la mode. On assimile généralement le monde humain à une Dension qui ne saurait être bien tenue que si personne n’y souffre sérieusement et si les satisfactions et les désagréments correspondent exactement aux bons points et aux mauvais points mérités. L’Etat est le sous-principal de la Providence. Ces philosophes ne sont pas orthodoxes ; ils oublient du Christianisme le péché originel, les compensations dé l’autre vie et tout l’ascétisme ; mais ils se-croient, ils sont partiellement dans la tradition chrétienne et cela les tranquillise, eux et leurs auditeurs. C’est avec la même sérénité qu’au début de la Révolution, des parrains et des marraines s’engageaient au nom de l’enfant (un petit Robespierre), à « reconnaître parmi les hommes l’égalité que la nature y a mise et que l’Evangilé a consacrée », et que les paroissiens du curé Joseph Le Bon l’écoutaient prêcher sur ce texte : Esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes.
  6. M. Lichtembefger le reconnaît p. 126.
  7. F. Rocquain, l’Esprit révolutionnaire, etc., p. 351.
  8. M. Aulard, rendant compte de la soutenance de thèses de M. Lichtenberger (Revue de la Révolution française du 14 juillet 1893, p. 89-90) s’exprimait ainsi « C’est sur ce point, qui est en somme l’essentiel de sa thèse, que la discussion a porté ; on a critiqué la définition que M. Lichtenberger donne du Socialisme, et surtout la façon dont l’auteur a appliqué cette définition aux écrits du xviiie siècle. Je lui ai reproché pour ma part de n’avoir appelé socialistes que ceux dont les critiques ou les systèmes pourraient s’appliquer à la société d’aujourd’hui. Je crois qu’il y a eu au xviiie siècle une question sociale, celle de la destruction de la propriété féodale et que par exemple la mise à la disposition de la nation des biens du clergé, c’était du socialisme tout comme le serait aujourd’hui la socialisation des mines ou des chemins de fer. Nos pères ont résolu leur question sociale qui n’était pas celle que nous avons à résoudre, mais c’était bien une question sociale et quand on attaquait les droits féodaux on faisait du socialisme, car ces droits passaient alors pour une propriété aussi sacrée que l’est aujourd’hui n’importe quelle propriété. Seulement le mot socialisme n’a paru qu’en notre siècle et dans l’usage il ne s’applique qu’à la réforme, quant à la propriété, de la société issue de la Révolution. Est-il illégitime de donner à ce mot une application rétrospective ? N’est-il pas naturel au contraire d’appeler socialistes les penseurs qui ont voulu réformer l’ancien régime en tant que système de propriété ? » On verra plus loin que la Révolution n’a pas poursuivi seulement la destruction de la propriété féodale et qu’elle a voulu en général la destruction de toute richesse dépassant le nécessaire.