La Philosophie de Pierre Leroux
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 767-788).
II  ►
LA PHILOSOPHIE
DE
PIERRE LEROUX

I
LES ARTICLES DU GLOBE
ET LA RÉFUTATION DE L'ÉCLECTISME


I

Lorsque je publiais, il y a quelques années, dans la Revue, une série d’articles sur la philosophie de Victor Cousin[1], je reçus une lettre non signée d’une personne qui me reprochait, poliment d’ailleurs, d’avoir complètement omis dans mon travail de parler de la Réfutation de l’Éclectisme, de Pierre Leroux. Si j’avais eu l’adresse et le nom de mon correspondant, j’aurais pu lui répondre que, bien loin d’ignorer cet ouvrage, il avait été pour moi, comme Mme de Staël le disait de Clarisse, l’un des événemens de ma jeunesse. J’étais, en effet, vers ce temps-là, élève de philosophie, sous la direction d’un maître très sérieux et très respectable, M. Gibon, qui nous élevait dans la crainte de Dieu et dans la haine de l’éclectisme. C’était un des trois révoltés qui avaient résisté à l’autorité et à l’influence de M. Cousin, à savoir Valette, Saphary et mon professeur. La veille des congés, il nous lisait, pour nous distraire, la Réfutation de l’Éclectisme ; et, quoique cette lecture ne fût pas divertissante pour la plupart de nos camarades, j’y trouvais un intérêt puissant. La même année, en 1840, parut le livre De l’Humanité. Je peux dire que je le dévorai, tant j’étais voué alors à la doctrine de la perfectibilité et de la métempsycose. On voit que, si je n’ai pas parlé du livre de Pierre Leroux dans mon travail sur Victor Cousin, ce n’était ni par indifférence ni par dédain. Mais j’avais systématiquement écarté de mon sujet et de mon plan toutes les polémiques qui s’étaient élevées sur la personne et les écrits de M. Cousin ; c’est ainsi que je n’ai parlé ni de Taine, ni de Lerminier, ni de Secrétan, ni de Gioberti, etc. C’eût été grossir indéfiniment mon sujet, et, pour diverses raisons, je tenais à le restreindre. Cependant, la lettre de mon correspondant anonyme ne laissa pas de me causer un certain remords : c’était une espèce d’ingratitude envers un penseur qui m’avait passionné si vivement dans ma jeunesse ; et, je me promis de revenir sur ce sujet aussitôt que le temps et mes travaux me le permettraient. C’est pour répondre à cet engagement intime que je voudrais aujourd’hui exposer fidèlement et amplement la philosophie de Pierre Leroux, plus connu par son rôle de socialiste militant en 1848 que par ses écrits philosophiques, lesquels cependant ont historiquement une réelle valeur, et présentent un véritable intérêt. Pierre Leroux, de son temps, a exercé une grande influence. Il a été l’ami de George Sand, de Jean Reynaud, de Viardot. Il avait beaucoup d’imagination, beaucoup de verve, un talent abondant jusqu’à la prolixité, une érudition indigeste, mais vaste. Enfin, c’était une nature. M. Vacherot l’a très bien caractérisé dans cette phrase : « Pierre Leroux, pauvre enfant d’ouvrier, timide, naïf, enthousiaste, avide de science, chercheur de problèmes, plein de promesses, riche de facultés, dont un défaut inné de méthode et de précision devait empêcher le développement d’aboutir à des œuvres complètes et bien ordonnées[2]. »

Quelques détails biographiques compléteront ces notions préliminaires. Pierre Leroux est né, en 1798, à Paris selon la Biographie Michaud ; à Rennes selon le Dictionnaire des Contemporains. Cette divergence vient de ce que Pierre Leroux est né en effet à Paris, mais qu’il a fait ses études au lycée de Rennes, où il avait obtenu une bourse. A Rennes, il eut plusieurs camarades devenus célèbres : Dubois, avec lequel il fonda le Globe, en 1824, et qui est devenu plus tard directeur de l’Ecole normale ; Duhamel, géomètre éminent, membre de l’Académie des sciences ; Roulin, naturaliste distingué, plus tard bibliothécaire de l’Institut et membre libre de l’Académie des sciences ; enfin le docteur Bertrand, connu par ses beaux travaux sur l’Extase, et père des deux Bertrand (Joseph et Alexandre), l’un qui illustre encore aujourd’hui l’Académie des sciences, dont il est le secrétaire perpétuel, et l’autre l’un des créateurs de l’archéologie celtique. Après avoir fini ses études à Rennes, Pierre Leroux, né de parens pauvres, fut obligé de gagner sa vie comme ouvrier imprimeur. Lui-même a raconté en quelques lignes comment il apprit son métier : « Mon maître d’apprentissage était mon cousin Herhan, qui avait alors une pauvre petite imprimerie dans le passage du Caire. Herhan était, à quelques égards, un homme de génie. La plus belle découverte qui ait été faite dans notre art lui appartient. Mais, comme beaucoup d’inventeurs, il mourut dans la pauvreté. » Il ajoute : « Quel triste et monotone métier que celui de compositeur d’imprimerie ! Les gens du monde s’imaginent que l’imprimeur lit les livres, ou du moins les pages qu’il compose. Il n’en est rien : il ne lit que des lignes ou plutôt des lettres ; la nécessité d’aller vite l’empêche de suivre les pensées. » Dans cet art, Pierre Leroux se vantait d’avoir fait lui-même une grande découverte qui aurait dû faire sa fortune ; mais l’absence de capital lui interdit toujours de l’utiliser. Il l’exposa dans une brochure imprimée en 1822, chez Didot, et intitulée : Nouveau procédé typographique qui réunit les avantages de l’imprimerie mobile et du stéréotypage. Cette brochure est signée P.-Arnaud Leroux. Arnaud était le nom de sa mère, qu’il venait de perdre en 1821 ; et c’était en raison de ce souvenir qu’il avait ajouté ce nom. Notre incompétence en typographie nous empêche d’expliquer quel était le procédé inventé par Pierre Leroux. Disons seulement que son ambition était très vaste. Il voulait réaliser cette prédiction de Raynal : « Peut-être, un jour, y aura-t-il autant d’imprimeries que de bibliothèques ; » et celui de Robert Estienne : « Le temps viendra où cet art changera tout ; au lieu d’un secrétaire, vous prendrez un garçon imprimeur ; alors la liberté des presses existera comme vous avez la liberté des écritures. » Pierre Leroux attribue à cette première idée l’origine de tous les progrès faits depuis dans l’art de la typographie[3]. Pierre Leroux était donc destiné à devenir imprimeur, lorsque, dans l’imprimerie où il travaillait, il rencontra son ancien condisciple de Rennes, Dubois, qui lui proposa de fonder avec lui un nouveau journal, auquel fut donné pour titre le Globe. On dit que ce titre est dû à Pierre Leroux. Le Globe fut l’un des journaux les plus importans de la Restauration[4]. Ce fut un organe du libéralisme entendu dans le sens le plus large. Les hommes les plus éminens du siècle y ont collaboré. Dubois eut la haute direction du journal ; mais Pierre Leroux y a coopéré par plusieurs articles, signés seulement de deux lettres : L… X. Grâce à M. Barthélémy Saint-Hilaire, secrétaire de la rédaction, nous savons que ces lettres représentent la signature de Pierre Leroux. En 1831, le Globe passa entre les mains de Pierre Leroux seul et devint un organe du saint-simonisme. Lui-même fut un disciple passionné et enthousiaste de Saint-Simon, et il se donna tout entier à la famille du saint-simonisme. Il y gagna une vive et profonde influence qui rejaillit sur toute sa philosophie. Cependant, lorsque Enfantin se lança dans ses théories aventureuses sur le rôle futur de la femme, Pierre Leroux et plusieurs de ses amis, Jean Reynaud, Carnot, Charton, protestèrent et se séparèrent publiquement de la famille. Les archives du saint-simonisme nous ont conservé les détails de cette rupture. Dans une assemblée où Enfantin exposait ses idées nouvelles sur le rôle de la femme, Pierre Leroux se leva et dit : « Vous reprenez là une doctrine que vous avez déjà développée devant le collège, et qu’il a communément réprouvée. Je suis venu ici pour le déclarer : je me retire. » Enfantin essaya d’amadouer le jeune disciple en le comblant d’éloges : « Voilà l’homme (dit-il en montrant Pierre Leroux) qui représente le mieux la vertu telle qu’elle a été conçue jusqu’à présent. Et, vous le voyez, la vertu exclusive de cet homme ne peut pas comprendre ce qu’il y a de moral dans mes paroles. » Puis, comme il continuait l’exposition de sa théorie, Pierre Leroux reprit la parole pour renouveler ses protestations contre les théories morales d’Enfantin, dont il déclara ne plus reconnaître l’autorité[5].

Après la crise saint-simonienne, Pierre Leroux collabora quelque temps à la Revue des Deux Mondes. Il y commença une Revue trimestrielle de l’Histoire et de la Littérature, qu’il ne continua pas, et publia dans le même recueil son traité Du Bonheur, dont nous parlerons plus loin. Mais il avait l’ambition de devenir chef d’école. Dans ce dessein, il fonda, avec Jean Reynaud, en 1838, l’Encyclopédie nouvelle devant être l’organe de la doctrine de la perfectibilité. Ce recueil contient des articles remarquables ; mais il demeura inachevé. Plus tard, en 1841, Pierre Leroux, qui commençait à jouir d’une certaine célébrité et qui s’était fait connaître surtout par sa doctrine sur la métempsycose, fonda avec George Sand et Louis Viardot la Revue Indépendante. Ce fut dans cette revue que Mme Sand, après s’être retirée pendant quelque temps de la Revue des Deux Mondes, publia plusieurs de ses romans humanitaires tels que Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, où elle s’inspirait des idées philosophiques de Pierre Leroux. La Revue Indépendante fut surtout un organe de socialisme et de démocratie. En 1843, Pierre Leroux, ayant obtenu un brevet d’imprimeur, alla créer une imprimerie à Boussac, et y fonda la Revue sociale. Après la Révolution de 1848, Pierre Leroux fut nommé représentant du peuple, le 4 juin 1848, dans une liste socialiste. Il siégea et vota avec la Montagne et prit un rôle de socialiste militant. Il eut une polémique désagréable avec Proudhon, qui avait critiqué et raillé ses idées dans son journal. Réélu à l’Assemblée législative, il fut exilé au coup d’Etat et se réfugia à Jersey, où il vécut jusqu’à ce que l’amnistie le ramenât en France, en 1869. Il mourut à Paris en 1870, pendant la Commune, qui lui rendit hommage, en envoyant deux délégués à ses funérailles, tout en lui infligeant un blâme pour avoir reconnu l’existence de Dieu. Quant à son caractère, nous avons recueilli ce témoignage, qu’il était bon et affectueux, et généralement aimé, quoique quelquefois indiscret à l’égard de ses amis[6].


I

Les premiers écrits de Pierre Leroux sont les articles peu nombreux qu’il donna dans le Globe, dont il avait été, comme nous l’avons dit, le fondateur avec son condisciple Dubois. Ces articles n’indiquent pas encore une vocation décidée pour la philosophie, ni surtout une doctrine particulière ; mais ils dénotent des aptitudes variées, un esprit ouvert de différens côtés : littérature, politique et morale. Les principaux de ces articles sont : (Sur le style symbolique ; 2° Politique extérieure de l’Europe ; 3° Les partis dans les Pays-Bas en 1828 ; 4° Jean-Paul Richter. Comme les origines de tout penseur distingué sont toujours intéressantes, nous commencerons par résumer le sens et les principales idées de ces différens articles.

L’essai sur le Style symbolique est un article de critique littéraire fine et ingénieuse, appuyée sur de vastes lectures, surtout de la poésie nouvelle, et qui eût promis peut-être un critique original, s’il se fût appliqué à la littérature de préférence à la philosophie. Il constate que notre langue, depuis une cinquantaine d’années, a subi une révolution importante : c’est l’introduction de ce qu’il appelle « le style symbolique, » c’est-à-dire la substitution de la métaphore à la comparaison proprement dite de la poésie classique. Dans la comparaison, les deux termes sont mis en présence l’un de l’autre ; l’idée morale ou l’idée abstraite est d’abord développée pour elle-même. Ainsi, dans Racine, voyez la comparaison de l’enfant aimé du Seigneur à un ruisseau qui coule une onde pure. L’idée de l’enfant, c’est-à-dire l’idée abstraite, est la principale ; la métaphore, c’est-à-dire le ruisseau, n’est que l’accessoire ; elle est tout dans le style symbolique. Par exception, cependant, Racine a employé une fois le style symbolique :

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

C’est que la prophétie de Joad est une véritable vision. Toute la poésie moderne, et surtout la poésie de Victor Hugo, est symbolique. La métaphore, réduite à elle seule, y remplace constamment la comparaison. Dans la pièce des Deux Iles :

Il a bâti en haut son aire impériale,

le nom de Napoléon n’est pas prononcé, pas même celui de l’aigle, et cependant tout le monde comprend qu’il s’agit d’un aigle, et que cet aigle est Napoléon : l’un des deux termes de la comparaison disparaît complètement ; de même, dans René, Chateaubriand a dit : « Orages désirés qui doivent m’emporter dans les espaces d’une autre vie. » La forme symbolique paraissait ridicule aux critiques de la vieille école. Ils se moquaient du vent de la mort et des orages de René. Cet emploi du style symbolique a permis de multiplier les comparaisons sans lasser le lecteur. Dans la pièce des Fantômes : « Que j’en ai vu mourir ! » on trouve la même idée exprimée successivement dans vingt vers différens ; il en eût fallu plus de deux cents dans l’ancien système. Dans le sujet symbolique, on ne développe plus l’idée abstraite ; on s’exprime par emblème, par allégorie, par symbole. Cette évolution a eu pour origine le culte de la nature engendré par Rousseau, quoique lui-même, par son style, appartienne encore à la forme classique. C’est dans Bernardin de Saint-Pierre et surtout dans Chateaubriand que l’on voit s’introduire le style symbolique. Ce changement n’a pas eu lieu, comme l’ont cru quelques critiques, par l’imitation des littératures du Nord et surtout de Shakspeare. Non ; ce changement s’est produit spontanément, par une force intérieure de développement et par une sorte de croissance naturelle. C’est le besoin de poésie, le besoin de rénovation, par des formes nouvelles, des idées morales et religieuses, qui l’a engendré. On a pris goût à la Bible, dont Voltaire se moquait tant. On a étudié l’Orient, le moyen âge, on n’a plus parlé que par figures. C’est surtout Victor Hugo qui est le grand poète symbolique ; il est incapable d’abstraction. Dans ce genre, Pierre Leroux cite comme un chef-d’œuvre le poème de Mazeppa, qu’il compare ingénieusement avec l’Ode au comte du Luc, de Jean-Baptiste Rousseau. La différence des deux styles est visible. Pierre Leroux pense que c’est de là qu’est venue l’accusation de poète matérialiste dirigée contre Victor Hugo ; mais il ne semble pas admettre l’inculpation. Nous sommes aujourd’hui tellement habitués à ce procédé que nous n’y faisons plus attention. Pierre Leroux nous paraît avoir vu avec sagacité l’origine et le développement de cette forme littéraire, qu’il appelle « un trope nouveau. »

L’article sur les Pays-Bas et le gouvernement de la Hollande, suggéré en partie par des amis belges de l’auteur, mettait en lumière un fait nouveau, alors peu connu et peu compris, et qui donne la clef de l’histoire de la Belgique contemporaine, à savoir l’union, à cette époque, du parti catholique et du parti libéral, à l’encontre de la France où les deux partis étaient en guerre l’un avec l’autre, guerre qui n’a pas encore cessé. Le parti libéral belge, d’abord à l’imitation des libéraux de France, avait applaudi aux mesures du gouvernement hollandais contre les jésuites ; mais il avait bientôt compris que ces mesures, en apparence dirigées exclusivement contre la Compagnie de Jésus, l’étaient en réalité contre la liberté. De là le rapprochement des deux partis, dont l’union fit plus tard la révolution belge, et qui, même séparés, n’ont jamais cessé de s’entendre sur le maintien de la nationalité belge. De là une solution particulière et nouvelle du problème religieux, qui a inspiré, par un élan d’émulation, ce que l’on a appelé le catholicisme libéral. De là la formule célèbre : « La liberté comme en Belgique. » de là vient encore qu’en France, une portion du parti libéral s’est toujours opposée aux mesures contre le cléricalisme. Pierre Leroux est un des premiers qui aient deviné et compris l’attitude différente des libéraux dans ces deux pays ; le Globe avait pris parti pour cette nouvelle forme des idées libérales.

L’article suivant de Pierre Leroux sur la Politique extérieure de l’Europe et le Système de Napoléon est un travail de haute philosophie de l’histoire. L’auteur y explique ce qu’il appelle le système de Napoléon. On n’a vu dans Napoléon qu’un tyran qui fascine ou un conquérant qui parade. On comprendra mieux Napoléon en le comparant à Alexandre. Napoléon, comme Alexandre, a été un civilisateur ; c’est un conquérant, soit, mais un conquérant législateur. Il voulait conquérir ; mais conquérir au profit de la civilisation. La civilisation devait prendre une forme nouvelle, celle que lui avait donnée la Révolution française. La Révolution peut se définir : le principe de l’égalité des droits, avec l’inégalité des biens. Que voulut Napoléon ? Généraliser les résultats de la Révolution. En conquérant l’Europe, il n’avait pas seulement pour but d’étendre les conquêtes de la Révolution, mais encore de les sauver. Elle était menacée par le système de toute l’Europe. Il fallait que les deux formes de la civilisation française, celle de l’ancien régime ou celle de la Révolution, s’imposassent l’une ou l’autre : ou que la Révolution s’imposât à l’Europe, ou que l’Europe s’imposât à la Révolution. Or, réserver la France en changeant la face de l’Europe, voilà le problème que Napoléon eut à résoudre. Il n’appela pas à son aide, comme avait fait la Convention, l’insurrection et les clubs, mais ses armées et son Gode. Ce qu’il voulut ce fut le renversement de l’ancien régime, la Révolution continuée et étendue. Ces vues, hautes et fortes, quoiqu’un peu moqueuses, étaient les vues d’un philosophe : neuves alors, elles se séparaient à la fois de la légende populaire chantée par Béranger, et des haines violentes et passionnées des royalistes de la Restauration.

L’article sur Jean-Paul Richter semblait annoncer un pas en avant dans la voie de la philosophie. On serait tenté d’attendre un jugement d’un philosophe sur un philosophe, d’un psychologue sur le grand humoriste allemand : ce serait une erreur. En réalité, ce travail n’est qu’un article sur une traduction française des Pensées de Jean-Paul extraites de ses ouvrages. Ces pensées sont presque toutes sous forme de comparaisons et de métaphores : ce qui est pour Pierre Leroux l’occasion d’introduire ses idées sur ce qu’il appelle le style symbolique, que nous avons analysées plus haut. Jean-Paul serait, suivant Pierre Leroux, l’un des créateurs de cette forme littéraire. Il résume ainsi qu’il suit le talent et la manière de Jean-Paul : « C’est toujours une idée morale, ou une vue sur l’histoire de l’humanité, ou une observation délicate des mouvemens de l’âme rendus par une comparaison prise dans la nature physique ; c’est toujours l’abstrait sous la forme matérielle souvent ravissante. Et il y a un grand charme dans cette sorte de comparaison, qui nous fait passer, en un instant, d’un des deux mondes à l’autre. L’oreille et l’œil trouvent leur plaisir dans le rapport harmonique de deux tons et de deux couleurs ; c’est pour ainsi dire le plus haut degré de consonances que l’être puisse percevoir ; car, en même temps, toutes les puissances de l’âme « sont en jeu. » L’utopiste Ch. Fourier avait fait de cette combinaison des deux mondes, du spirituel et du corporel, une passion spéciale qu’il appelait la composite. Là est le secret, paraît-il, du charme de Jean-Paul. Pierre Leroux-conclut son travail en disant qu’il serait difficile de trouver un plus grand allégoriste. Mme de Staël, moins enthousiaste, comparait la poésie de Jean-Paul aux sons d’un harmonica, qui ravissent d’abord et font mal au bout de quelques instans.

Ces différens articles de Pierre Leroux sont plutôt, on le voit, des articles de littérature que de philosophie. Son premier travail de philosophie proprement dite est son traité Du Bonheur, publié, comme nous l’avons dit, à la Revue des Deux Mondes en 1836. Il ne reste d’ailleurs aucune trace de sa collaboration au Globe saint-simonien. C’est seulement dans l’Encyclopédie nouvelle, en 1836, qu’il commença à se donner comme chef d’école, et, à ce point de vue, il débuta par un coup d’éclat, en s’attaquant hardiment à la philosophie dominante alors, et surtout à la personne et aux idées du chef de cette philosophie, Victor Cousin. C’est le sujet d’un long article de l’Encyclopédie nouvelle, réimprimé en 1839, sous le titre de : Réfutation de l’Éclectisme. Nous entrons donc maintenant dans la philosophie.


II

Toute philosophie commence par la critique des philosophies précédentes ou régnantes au moment où la doctrine nouvelle apparaît ; toutes ont, selon l’expression de Bacon, leur pars destruens avant d’aborder ce qu’il appelle pars construens. Descartes et Bacon ont établi leurs doctrines sur les ruines de la scolastique ; Leibniz a établi la sienne sur la critique de Locke et de Descartes. Kant lui-même, dans la Raison pure, mêle constamment les idées critiques aux idées dogmatiques. Pour cette même raison, c’est par la critique et la réfutation de l’éclectisme que Pierre Leroux a inauguré et préparé la construction de sa propre philosophie. C’est du reste ce qu’il explique lui-même dans la préface de son livre. « L’histoire de la philosophie, dit-il, est pleine de polémiques. Il est impossible de travailler à l’édification d’une doctrine que l’on croit vraie sans sentir le besoin d’anéantir celle que l’on croit fausse. Il y a des opinions qui ont accompli leur œuvre, et avec lesquelles il est temps d’en finir. Les erreurs gênent les vérités et les empêchent de se rapprocher, de se condenser, de se synthétiser. Si Dieu a livré le monde aux controverses, dit l’Écriture, c’est qu’il a voulu faire avancer l’humanité par le moyen même de ces controverses. » Rien de plus vrai. Pierre Leroux pourrait même ajouter que c’est par le sentiment de ce qui manque à une doctrine que l’on est sollicité à trouver quelque chose de mieux. C’est la critique de Locke qui a poussé Leibniz à s’élever au-dessus des idées innées de Descartes et à lui substituer ses virtualités innées. C’est la critique de Condillac qui a sollicité Maine de Biran à trouver dans le moi une force active au lieu d’un produit de sensations. Il faut donc savoir gré même aux doctrines que l’on croit fausses ; sans elles, on n’aurait peut-être jamais pensé. Mais il est très légitime de ne pas s’y arrêter, et de pousser en avant, si on le peut. Pierre Leroux est donc dans son droit en essayant de réfuter l’éclectisme. Voyons maintenant les points essentiels de cette réfutation.

Ce que Pierre Leroux reproche surtout à la philosophie de Victor Cousin, c’est d’être un véritable pyrrhonisme, et il lui applique ces mots de Bacon : « Il retire à notre âme toutes ses forces, et la vraie philosophie lui en rend l’usage. » Ainsi, l’éclectisme, selon Pierre Leroux, avait le tort d’empêcher tout sentiment religieux, social et patriotique. Il jette les âmes « dans la démoralisation et la corruption. » On voit que cette critique de l’éclectisme part d’un point de vue tout différent de celui qu’on a préconisé plus tard. La philosophie de Cousin, loin d’être traitée comme un pyrrhonisme et un scepticisme, fut accusée au contraire d’être devenue un dogmatisme, orthodoxe et mort, qui, bien loin de sacrifier la morale à la métaphysique, comme le disait Pierre Leroux, sacrifiait au contraire la métaphysique à la morale, et, au lieu de proscrire le sentiment et l’émotion, comme le disait encore Pierre Leroux : « Eh quoi ! n’avez-vous rien sous la mamelle gauche ? » mettait au contraire le sentiment à la place de la raison. Toutes ces critiques contradictoires ont leur raison d’être. Mais il faut distinguer les époques. L’éclectisme, en effet, de la première période, en disant que tous les systèmes ont du bon, que toutes les philosophies peuvent avoir raison d’un certain côté, semblait avoir une apparence de scepticisme. C’est aussi ce qu’on reproche au libéralisme. Mais, plus tard, lorsque l’éclectisme eut fini par se réduire au cartésianisme et à la philosophie du sens commun, il a pu prendre aussi une apparence de dogmatisme étroit et intolérant. Si donc l’on veut bien comprendre le sens et la raison d’être de la Réfutation de l’Éclectisme, il faut écarter entièrement le point de vue moderne. En effet, ce point de vue, celui de M. Taine par exemple, et de la philosophie ultérieure, a été l’esprit scientifique. Le point de vue de Pierre Leroux, au contraire, issu du saint-simonisme, était l’esprit religieux, l’esprit humanitaire, auprès duquel la philosophie de Cousin et de ses amis paraissait froide et stérile. Quand on vient créer un monde, quelle estime peut-on faire de ceux qui se contentent modestement de conserver et de sauver les trésors du passé ? Qu’est-ce qu’un Cicéron à côté de Jésus ? Le rôle des saint-simoniens et de leurs adeptes était de recommencer Jésus. Le rôle de Victor Cousin et de ses amis était de faire à l’égard de la philosophie du passé en général l’œuvre de Cicéron à l’égard de la philosophie grecque.

L’éclectisme lui-même, d’ailleurs, avait eu sa part dans la première élaboration du saint-simonisme. Le fameux article de Jouffroy dans le Globe : Comment les dogmes finissent, avait vivement frappé les jeunes générations de ce temps-là. Jouffroy avait opposé les dogmes anciens aux dogmes nouveaux, le christianisme à la philosophie chargée de les remplacer. Telle fut la principale ambition du saint-simonisme, dont l’Evangile était contenu dans le Nouveau Christianisme de Saint-Simon. Pierre Leroux avait connu cet article de Jouffroy de première main, car il était avec lui l’un des rédacteurs du Globe.

Une philosophie, qui aspirait, comme celle de Saint-Simon, à devenir une religion, devait trouver bien sèche et bien froide la philosophie de Cousin et de Jouffroy, inspirée du cartésianisme et de l’école écossaise, et qui dut paraître encore plus sèche et plus froide, lorsqu’elle devint philosophie d’enseignement, et fut tenue à certaines réserves à l’égard de la religion chrétienne. À cette philosophie Pierre Leroux opposait les trois points constitutifs de la nouvelle doctrine, qui devait prendre pour titre : Doctrine de la Perfectibilité ou Doctrine de l’Idéal[7].

1° La philosophie et la religion sont une seule et même chose. « Quelle absurdité, par exemple, d’entendre un philosophe exclure du domaine de la pensée tous les grands hommes religieux, saint Paul et les Pères de l’Eglise, d’adorer en quelque sorte ces grands hommes à titre de saints et de martyrs, et de les proscrire à titre de penseurs, et d’avoir, à partir de leur révélation, et comme en cachette, un ordre de pensées tout à fait distinct sous le nom de philosophie !… » Ainsi les uns les trouvent trop grands pour être philosophes, et les autres trop petits. Cette séparation, à la vérité, venait de Descartes. Mais les temps avaient changé. Le XVIIIe siècle avait fait son œuvre ; c’était donc une école étroite et incomplète que celle qui pouvait encore aujourd’hui prendre pour drapeau la séparation de la religion et de la philosophie ; 2° le second point, qui est le corollaire du premier, c’est que la philosophie doit devenir une religion ; car l’humanité sans les religions, c’est la dissolution, c’est le néant, c’est la mort ; 3° le troisième point, c’est que la philosophie doit arriver comme la religion à une formule trinitaire. Cette formule est celle-ci : l’homme est à la fois sensation — sentiment — connaissance — indivisiblement unies. La philosophie nouvelle doit donc être une philosophie de la Trinité.

De ces trois propositions, Pierre Leroux concluait que la philosophie ne doit pas être seulement une métaphysique, mais une morale et une politique. Cette critique était précisément en sens inverse de ce qu’on a reproché plus tard à l’éclectisme, à savoir d’avoir été une morale et une politique beaucoup plus qu’une métaphysique.

Telles sont les vues préliminaires contenues dans la Préface de notre livre. Passons à l’ouvrage lui-même.

La première partie de la Réfutation a, comme la préface, un caractère de généralité, elle se compose de propositions qui paraissent être plutôt des points de doctrine que des objections. Au reste, ce qui nous importe surtout ici, c’est de connaître la philosophie de Pierre Leroux en elle-même, plutôt que ses critiques de M. Cousin. De Cousin, nous en avons dit assez ailleurs, plus peut-être qu’il n’est nécessaire : ce qui nous intéresse ici surtout chez Pierre Leroux, c’est plutôt sa pensée propre que les erreurs de ses adversaires. Voici quelques-unes de ces propositions.

1° Le philosophe part toujours du point où en est la science ; il ne laisse jamais la science au point où elle était avant qu’il parût. » Cette proposition a pour objet de mettre en lumière la solidarité de tous les philosophes. Les esprits forment une chaîne dont chaque philosophe en particulier et même chaque homme est un anneau. Personne plus que Descartes n’est un philosophe indépendant, et en apparence séparé de l’humanité ; et cependant il vient de Luther et va à Voltaire, et même à Kant. Il n’est donc lui-même qu’un anneau dans la chaîne de l’esprit humain. Chaque philosophie est une sorte d’expérience ; chaque philosophe est un travailleur et un martyr ; tous sont unis entre eux. On pourrait croire que Pierre Leroux ne fait ici qu’exposer la doctrine de l’éclectisme lui-même ; mais il affirme que l’éclectisme de M. Cousin n’était qu’un éclectisme d’érudition, et n’était pas l’œuvre spontanée et vivante de l’humanité. On se demande cependant comment on pourrait démontrer la solidarité de toutes les philosophies sans étudier avec exactitude ces philosophies, et comment on pourrait les étudier, les analyser, sans le secours de l’érudition. Mais Pierre Leroux était un croyant, il ne comprenait pas les procédés lents et circonspects de la science, procédés qui ne sont de l’analyse qu’en apparence, et qui doivent plus tard se condenser en synthèse.

2° Une deuxième proposition est celle-ci : « Tout penseur a un système, c’est-à-dire un ensemble de conceptions systématiques qui embrassent Dieu, l’homme et la nature. » C’est ici le point vif et culminant de la critique de Pierre Leroux. La prétention de Victor Cousin était de n’avoir pas de système, mais de résumer et de condenser tout ce qu’il y avait de bon dans tous les systèmes. S’il en est ainsi, cette philosophie ne constitue pas un pas en avant dans la science ; elle nous laisse où nous sommes, tandis que la vraie philosophie est essentiellement un progrès. Tout cela est vrai. Il est indubitable que l’idéal de la philosophie est un système nouveau comprenant et complétant tous les autres, comme celui d’Aristote, de Leibniz et de Hegel. Il ne s’ensuit pas cependant qu’il n’y ait pas lieu, à un moment donné, de faire un inventaire de tout ce que l’on possède en philosophie, de garantir et sauver les vérités acquises, les découvertes antérieures. C’est un autre point de vue, mais aussi légitime que le précédent.

3° Troisième proposition : « Le problème de la philosophie est toujours nouveau. De même que chaque penseur arrive avec une individualité nouvelle, il apporte aussi sur la terre une nouvelle humanité. L’humanité n’est pas seulement un être qui pense ; c’est un être qui vit. Elle modifie continuellement la pensée des philosophes ; et chaque philosophe est obligé de recommencer à son tour cette tâche de Pénélope. Tout changement dans l’art, dans l’industrie, dans la science, est un changement dans la métaphysique. »

4° Suivant les époques, les philosophes font ou défont les religions. Nous retrouvons ici l’idée fondamentale de Pierre Leroux, à savoir que la philosophie et la religion sont identiques. Mais il y a des époques où les grands hommes religieux fondent des religions et introduisent dans le monde des dogmes nouveaux. Il en est d’autres où les philosophes semblent surtout occupés de détruire. Mais ce n’est qu’une apparence. Ils ne détruisent que ce qui est usé et déjà mort ; mais ils travaillent à préparer des dogmes nouveaux avec les débris des dogmes précédens. Mais c’est toujours la même œuvre, aussi religieuse dans un sens que dans l’autre. Ici Pierre Leroux ne faisait que répéter Jouffroy.

5° C’est encore, c’est toujours la même proposition qui revient sous des formes diverses. Il est impossible de séparer la religion de la philosophie. On dit : la religion, c’est le sentiment ; la philosophie, c’est la pensée. Mais on ne peut pas séparer l’un de l’autre ; la philosophie n’est pas uniquement pensée ; elle est aussi sentiment, en tant qu’elle tient à tout l’homme, et qu’elle vit par et dans l’humanité.

6° La sixième proposition proclame l’unité de l’esprit humain. En développant cette proposition, Pierre Leroux semble parler encore comme un éclectique ; en effet, il se demande comment on peut donner raison à la fois à tant de doctrines différentes : « Quel mérite, dit-il, et quelle utilité y a-t-il à être saint Paul, s’il y a quelque mérite et quelque utilité à être Voltaire ? Comment serai-je de cœur avec saint Paul, si j’ai quelque admiration et quelque sympathie pour Voltaire ? Et si même j’appartiens de cœur à la philosophie du dernier siècle, comment voulez-vous que je prenne le christianisme pour une philosophie, puisqu’il a fallu le combattre et le terrasser ? » Pierre Leroux répond : « Il y a une doctrine commune à ceux qui sont chrétiens et à ceux qui ne le sont pas, c’est la religion de la fraternité humaine. Qu’ont prêché les philosophes du XVIIIe siècle ? La tolérance, la liberté, l’égalité. N’est-ce pas la même chose que la doctrine chrétienne de la fraternité ? Il y a donc solidarité dans l’esprit humain. La religion et la philosophie sont arrivées chacune de leur côté à une doctrine commune, la doctrine de l’unité de l’espèce humaine. Il y a, à la vérité, distinction entre la philosophie et la religion ; mais il n’y a pas séparation.

On voit que toute cette première partie du livre de Pierre Leroux n’est pas précisément une réfutation de l’éclectisme, mais plutôt une extension de l’éclectisme. C’est encore à l’éclectisme qu’il prend l’idée de l’unité de l’esprit humain. En supposant que l’éclectisme n’ait pas assez insisté sur ce principe, il n’en était pas moins le fond du système, toutes les doctrines n’étant au fond que les diverses faces d’une même vérité.

La seconde partie du livre comprend la réfutation proprement dite. Elle s’adresse directement à Victor Cousin, et n’est autre chose qu’un long argument ad hominem. Nous écarterons cependant tout ce qui est historique et purement personnel, tout ce qui ne nous fait pas connaître la philosophie de Pierre Leroux : car c’est elle que nous cherchons. Pierre Leroux nous dit qu’il va examiner les idées de M. Cousin sur la méthode, sur la psychologie, sur l’ontologie, sur l’histoire de la philosophie, et enfin sur l’éclectisme en général.

Pour le premier point, on sait l’importance que l’école de M. Cousin attachait à la méthode. Suivant lui, la philosophie serait une sorte de machine appelée méthode ; tandis qu’au contraire la méthode est le produit de la philosophie elle-même. On dit : « Tant vaut la méthode, tant vaut la philosophie. » Donnez la méthode de Descartes à Condillac, croyez-vous qu’il en sortira les Méditations ? Ainsi la première erreur de M. Cousin, c’est d’avoir séparé la méthode de la philosophie elle-même ; une autre erreur, c’est d’avoir vanté par-dessus tout la méthode baconienne, la méthode d’observation. M. Cousin veut faire de la philosophie la rivale des sciences physiques. « La philosophie, une science physique ! s’écrie Pierre Leroux. Ah ! vous n’avez guère profité de vos maîtres allemands ! C’était bien la peine de tant parler du subjectif et de l’objectif ! Mais, dans la physique, l’objet est hors de nous, il appartient à un ordre de vie incommunicable à la nôtre. Dans la philosophie, au contraire, il s’agit avant tout de la vie de moi et de nous, de la vie humaine, soit individuelle, soit collective. La vie subjective se fera donc sentir au sujet d’une manière objective, comme celle des plantes, des animaux et des astres ! » Nous n’avons pas à chercher ici si cette objection est fondée contre Victor Cousin et contre Jouffroy, car nous ne voulons pas entrer dans la controverse ; mais, fondée ou non comme objection, la proposition en elle-même n’en est pas moins vraie ; car c’est une des grandes vérités philosophiques que la physique a pour objet ce qui est hors de nous, et la philosophie, au contraire, ce qui regarde le moi, l’esprit, la vie intérieure. Jusqu’à quel point peut-on dire qu’il y a une méthode commune entre les deux sciences ? et la méthode d’observation, pour être intérieure, n’en est-elle pas moins une méthode d’observation ? C’est une question ; mais il nous paraît incontestable que la philosophie a pour objet l’esprit, tandis que la physique a pour objet le monde et la matière. Que les éclectiques aient ignoré cette distinction, c’est ce qui paraît difficile à soutenir ; car on les a surtout accusés du contraire. Mais que Pierre Leroux ait raison d’insister sur le caractère subjectif et général de la philosophie, c’est ce que nous sommes les premiers à reconnaître.

Il y a d’ailleurs beaucoup de vrai dans cette assertion, que la méthode dérive de la philosophie autant que la philosophie de la méthode. C’est en concevant sa philosophie que Descartes a conçu sa méthode. Son cogito est à la fois le produit et la cause du doute méthodique.

Ce que Pierre Leroux reproche surtout à la philosophie de Cousin, c’est de manquer de sensibilité. Il a oublié que « les grandes pensées venaient du cœur. » Le sublime de la philosophie c’est de mourir pour le salut des autres : un Socrate, un Jésus ! On a vu au contraire, depuis lors, M. Taine réagissant à son tour contre l’éclectisme, et disant que ce qui caractérise le vrai philosophe, c’est « le mépris des argumens du cœur ! » Ainsi vont les polémiques d’un extrême à l’autre, selon les besoins des temps.

Passons à la critique de la psychologie. « La psychologie, dit Pierre Leroux, est à la philosophie ce que l’anatomie est à la physiologie et à la médecine. » Elle est, suivant l’expression de Victor Cousin lui-même, « le vestibule de la philosophie. » Mais la psychologie écossaise, à laquelle Cousin et Jouffroy se sont réduits en excluant la considération des corps et en ne s’aidant pas des sciences naturelles, a étouffé la vraie science de l’esprit. La vraie méthode philosophique implique l’emploi de toutes les facultés, sans en excepter le sentiment, et même l’inspiration propre du philosophe. Au-delà de cette psychologie purement extérieure qui ressemble à l’anatomie, il y a une psychologie plus profonde qui ressemble à la physiologie, et qui étudie l’âme vivante, opérante, agissante. On pourrait dire, pour donner plus de précision à la pensée de Pierre Leroux, que c’est la psychologie de Maine de Biran opposée à la psychologie de Jouffroy, si l’on ne savait que Jouffroy lui-même, dans sa dernière philosophie, avait opposé l’étude de l’âme comme substance et cause à la psychologie purement phénoméniste des Écossais.

Une autre objection de Pierre Leroux, qui a fait fortune depuis qu’Auguste Comte l’a prise à son compte, c’est l’erreur fondamentale des psychologues qui font reposer leur science sur l’observation directe du moi par le moi. « Voici l’objection qu’un enfant de dix ans pourrait faire à M. Jouffroy : Il est impossible de penser sans penser à quelque chose, et, si on pense à quelque chose, on ne se regarde pas penser. » En d’autres termes, l’observation psychologique se réduit à cette logomachie : « Le moi, par le moyen du moi, connaît le moi, » ou bien : « La conscience, par le moyen de la conscience, connaît la conscience. » On sait que cette objection a été écartée par John Stuart Mill, qui, malgré son admiration pour Auguste Comte, a dit que « si quelque chose doit étonner, c’est qu’une pareille objection ait pu embarrasser les philosophes. » Tout le secret de la solution est d’opposer la méthode indirecte à la méthode directe, d’étudier le moi dans le souvenir et non dans le moment présent. En un mot, la psychologie existe, de quelque manière qu’on s’y prenne pour le faire ; car il est bien certain que nous connaissons l’esprit humain ; et les travaux de Locke et de Leibniz, de Condillac, de Ch. Bonnet, de Reid, et enfin de Jouffroy lui-même n’ont pas été inutiles. Quelle que soit d’ailleurs la valeur de cette objection, il ne faut pas oublier que Pierre Leroux l’a faite en même temps qu’Auguste Comte et indépendamment de lui.

Une autre erreur des psychologues, c’est de séparer entièrement le moi du non-moi. Lorsque nous regardons un corps avec nos yeux, ou que nous le palpons avec nos mains, nous sommes à la fois moi et non-moi. Et même, d’une manière plus générale, la notion du moi, la notion de nous-même dépend de notre corps, de notre organisation, de notre santé ; les phénomènes du moi sont donc en partie corporels ; je ne veux pas dire qu’ils perdent leur nature subjective ; mais ils nous sont représentés d’une manière objective, et notre corps nous fait l’effet d’une glace qui réfléchit notre image. C’est là, nous le reconnaissons, une observation juste et profonde. Mais n’y a-t-il pas dans l’esprit humain une opération que l’on nomme abstraction, et qui a pour objet de séparer les idées pour les mieux comprendre. Jamais le droit de cette opération n’a été refusé aux philosophes. Il est donc permis de distinguer dans l’âme le moi du non-moi, sauf à les réunir plus tard. D’ailleurs Pierre Leroux va bien au-delà de l’observation précédente lorsqu’il nous dit que « c’est par notre corps, notre cerveau, que nous réfléchissons sur nous-mêmes. » Mais comment savons-nous que nous avons un cerveau ? Taine nous disait un jour : « Le cerveau est un téléphone qui ne sait pas qu’il est un téléphone. » C’est revenir à l’idée du cogito de Descartes. Si l’on méconnaît cette vérité, toute distinction du subjectif et de l’objectif disparaît, et la philosophie pèche par la base.

Pierre Leroux plaisantait, non sans raison, sur certaines métaphores qui avaient cours dans la psychologie classique. Victor Cousin disait que, « dans le fait de conscience, le parterre est sur la scène. » — « Eh quoi ! dit Pierre Leroux, si les comédiens sont au parterre, ils ne seront plus sur la scène, ils ne joueront plus, et ils ne verront rien sur la scène. »

L’erreur fondamentale de Victor Cousin est d’avoir mêlé le point de vue écossais, par lequel il avait débuté avec Royer-Collard, au point de vue allemand, où il s’est placé plus tard. C’est en effet lui-même qui nous fournit le vrai principe de la psychologie, qui est la négation même de la psychologie écossaise, lorsqu’il dit : « La pensée est un fait intellectuel à trois parties, qui périt tout entier dans le plus léger oubli de l’une d’elles ; ces trois parties sont, dans la pensée : son objet, son sujet, et sa forme. » Pierre Leroux reconnaît que cette formule, qui est le résumé de toute la philosophie depuis Descartes, fait le plus grand honneur à M. Cousin ; mais cette proposition, il l’a ensuite oubliée ; elle est la condamnation formelle de tout ce qu’il a écrit depuis et professé sur la psychologie, qu’il réduit d’ordinaire à la science du moi.

De la psychologie, Pierre Leroux passe à ce qu’il appelle l’ontologie de M. Cousin. Cette ontologie est tout entière dans la doctrine de la raison impersonnelle. Poussant cette doctrine à l’extrême, M. Cousin tombe en plein dans le panthéisme. La raison impersonnelle consiste à dire que l’homme, à proprement parler, ne pense pas, et que c’est Dieu qui pense pour lui. Malebranche aussi disait que nous pensons en Dieu. M. Cousin dit que c’est Dieu qui pense en nous. Pierre Leroux reproche à Cousin d’avoir défini Dieu par la raison, oubliant que Fénelon avait dit : « O raison ! n’es-tu pas le Dieu que je cherche ? » Les révolutionnaires qui ont élevé à la déesse Raison un autel sur la place publique étaient aussi philosophes que M. Cousin ! « Eh quoi ! ajoute Pierre Leroux, Dieu ne serait que raison et non amour ? S’il n’est que raison et non amour, pourquoi a-t-il créé ? » Pierre Leroux reproche à Cousin d’avoir confondu le Verbe avec la raison pure, avec la logique ; mais, dans les interprétations que la théologie nous donne de la Trinité, ce n’est pas le Verbe qui représente l’Amour, c’est le Saint-Esprit. Le Verbe, le Xoyo ; des Grecs, est, avant tout, intelligence. Et d’ailleurs, de ce que Dieu est raison, s’ensuit-il qu’il ne soit pas amour ? C’est toujours refuser au philosophe le droit à l’abstraction, sans lequel cependant il n’y a pas de philosophie. En séparant la philosophie de la religion, l’éclectisme a prétendu établir parmi les hommes une véritable aristocratie. La philosophie est pour les gens comme il faut ; la religion est pour les masses. M. Cousin l’a dit lui-même : « La philosophie est l’aristocratie du genre humain. » C’est le contraire qu’il faut dire. Le philosophe n’est pas un aristocrate, c’est le prêtre éternel de l’humanité. Il travaille par elle et pour elle. Jésus pria pour le peuple, — pour les masses qui seules vivent (c’est un mot de M. Cousin) ; il ne sépare pas sa destinée de la leur, il ne les condamne pas à une ignorance éternelle, à un esclavage abrutissant. « Si la philosophie est bonne, pourquoi le peuple ne la posséderait-il pas ? Si la religion est vraie, pourquoi refusez-vous de la prendre ? »

Enfin, résumant, dans une dernière critique, toute la doctrine de son livre, Pierre Leroux termine en disant « qu’il ne s’agit point d’éclectisme, mais de synthèse, » qu’il appelle du reste lui-même le véritable éclectisme. « Il y a en effet des époques où un sentiment nouveau se développe au sein de l’humanité, où des idées qui paraissent inconciliables apparaissent tout d’un coup comme les membres d’un seul corps, où une pensée unitaire relie mille pensées disséminées dans le cours des siècles. Je crois que nous sommes à une de ces époques. » Pierre Leroux donne la vraie formule de l’éclectisme lorsqu’il ajoute que « la vérité absolue nous est donnée dans la vérité relative. » Mais il ne s’agit pas d’opérer mécaniquement sur les idées comme a fait M. Cousin ; « le vrai éclectisme consiste à recueillir la vie cachée dans ces idées, pour faire revêtir à cette vie d’autres idées, pour lui donner une nouvelle vie, une nouvelle manifestation. »

Pour en finir avec la réfutation et préparer la doctrine, essayons de résumer l’esprit de la doctrine de Pierre Leroux en opposition à celle de M. Cousin. Pour l’un, la philosophie est une œuvre de sentiment et de cœur ; pour l’autre, elle est une science. Pour l’un, elle est une synthèse ; pour l’autre, une analyse. Selon Pierre Leroux, la philosophie vit pour et par l’humanité ; selon Cousin, elle est une pensée abstraite, une théorie de la connaissance. La philosophie de Pierre Leroux a été inspirée par le saint-simonisme, qui était une religion, la religion de la perfectibilité indéfinie. M. Cousin est parti du XVIIIe siècle, de Condillac, et c’est de là qu’il a tiré sa philosophie, en essayant de remonter à des sources plus hautes et plus nobles : l’alexandrinisme, le platonisme, la philosophie allemande et plus tard le cartésianisme. Pierre Leroux rattache aussi sa propre philosophie à celle du XVIIIe siècle, non à la philosophie étroite de Condillac, mais à la philosophie plus vivante et plus généreuse de Rousseau, de Diderot, de Turgot et de Condorcet.

A l’époque où Pierre Leroux s’efforçait de présenter avec Jean Reynaud (non encore tout à fait émancipé) une philosophie nouvelle, un critique éclairé, un des esprits les plus pénétrans de ce temps-là, M. Louis Peisse, essayait de caractériser cette philosophie nouvelle, encore vague et flottante : « De cette école qui finit, disait-il (l’école théologique), passons à une philosophie qui veut commencer[8]. Il s’agit ici d’une catégorie assez mêlée d’écrivains qui annoncent une philosophie du progrès et qui font beaucoup d’efforts pour lui donner une constitution régulière. Jusqu’ici, les ouvrages partis de cette école naissante ne peuvent, quoique assez nombreux, nous donner une idée assez claire et assez exacte du but, de la méthode et des principes de la doctrine pour qu’on ne soit pas exposé à la mal comprendre, et par conséquent à la mal juger. Cette école est en général excessivement sévère à l’égard des autres doctrines philosophiques contemporaines, elle les traite avec une supériorité, une autorité et un dédain qui donnent certainement grande envie de connaître le système destiné à les remplacer. Mais cette curiosité n’est pas très facile à satisfaire, et, après avoir lu ces livres, il est plus facile de porter un jugement sur les auteurs que sur la doctrine. Cette doctrine parait être évidemment un rameau détaché du saint-simonisme. Son caractère fondamental est d’être une théorie sociale dans le sens le plus étendu de l’expression. Pour elle, le problème philosophique consisterait essentiellement dans la détermination de la destinée, non de l’homme individuel, mais de l’humanité, et à subordonner ou plutôt identifier tous les systèmes, psychologique, métaphysique et religieux, à ce point de vue. Considérant l’humanité comme un individu qui se développe successivement par une série de mutations spirituelles, elle lie le passé, le présent et le futur par une chaîne indissoluble. Tous les grands phénomènes du monde moral ne sont que l’expression, à des momens donnés, de l’état du développement intérieur de la vie de l’humanité. Chacun de ces états est enté sur l’étal précédent. Tous se supposent, en tant que les premiers contiennent les derniers, et que ceux-ci ne sont qu’un accroissement des premiers. Le résultat de ce progrès insensible, mais constant, c’est le développement de plus en plus clair dans la conscience humaine de l’idée de Dieu (religion et philosophie), et d’autre part, la réalisation la plus complète de la destinée sociale. » M. Louis Peisse termine ce résumé par un jugement des plus sévères sur les philosophes de cette école : « Jusqu’ici, dit-il, ces doctrines ont plutôt été portées par l’esprit du siècle que soutenues par leur valeur philosophique ; elles n’ont trouvé pour représentans que des esprits moins originaux que bizarres, et se sont le plus souvent produites sous les formes extra-scientifiques de l’illuminisme et du mysticisme. Littérairement, elles n’ont enfanté que des œuvres sans goût, infectées de néologismes, et dont la fausse originalité est un signe non équivoque d’impuissance. En général, les recherches d’esprit, de raisonnement, et de talent des écrivains de cette école sont loin d’être en rapport avec les proportions gigantesques de leur entreprise. » Peut-être y a-t-il un peu d’excès dans cette appréciation. Pierre Leroux est sans doute un esprit fumeux, confus et mal réglé ; mais il nous semble injuste de lui refuser des idées, de la verve, et une généreuse ardeur. Au reste, M. Louis Peisse ne connaissait pas encore l’œuvre capitale de Pierre Leroux, à savoir le livre De l’Humanité, qui était alors sur le point de paraître et que nous nous proposons d’analyser.


PAUL JANET.


  1. Voyez, dans la Revue des 1er et 15 janvier, 1er et 15 février, 1er mars 1884 : Victor Cousin et son œuvre philosophique.
  2. Introduction aux Fragmens littéraires, de Dubois (de la Loire-Inférieure), 1879.
  3. P. Leroux a publié plus tard, dans la Revue Indépendante, t. VI, p. 260, l’histoire et les détails de son invention.
  4. Voyez dans la Revue du 1er août 1879 notre article sur « le Globe » de la Restauration et Paul-François Dubois.
  5. Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, t. IV, p. 159-176.
  6. Le hasard nous a fait tomber entre les mains une lettre de Pierre Leroux. Quoiqu’elle n’ait aucun intérêt philosophique, nous croyons devoir la reproduire, car on y trouve un ton de bonhomie et de gaieté qui fait honneur au caractère de son auteur. Le grand pourfendeur de Victor Cousin était un bon enfant. Cette lettre est adressée à M. Nouzailles, alors recteur d’Orléans, où Pierre Leroux avait ses enfans au lycée.
    « Mon cher Nouzailles (vous me permettrez, n’est-ce pas ? cette familiarité d’ami, qui supprime hardiment le monsieur), j’ai quelquefois de vos nouvelles par mes petits enfans, pour qui vous avez beaucoup trop de bonté. N’ai-je pas eu là une belle idée, de mettre mes enfans, à Orléans, afin de vous donner de la peine ! Enfin, vous l’avez voulu ; mais j’ai toujours peur que ces coquins-là ne soient quelquefois indiscrets et gênans. Imaginez cette fois-ci qu’ils m’écrivent que voici Pâques, qu’il y aura dix jours de congé, que beaucoup d’élèves iront à Paris, que rien ne me serait plus aisé que de les faire venir, que vous allez à Paris, que M. Barth va à Paris, que M. Dumaige va à Paris, que M. Bouillier (M. Fr. Bouillier, auteur de l’Histoire de la Philosophie cartésienne, aujourd’hui membre de l’Institut. ) va aussi à Paris, enfin il leur semble que, tant de grandes personnes allant à Paris, eux les myrmidons ne peuvent rester au Collège… « Vite, papa, écris à M. Nouzailles : il est si bon, il priera M. Barth de se charger de nous, s’il ne le peut pas lui-même. Enfin il nous expédiera d’une manière quelconque : rien n’est plus aisé. » J’ai été bête à me laisser prendre. J’ai promis de vous écrire. Voyez donc sérieusement s’il y a quelque inconvénient et quelque difficulté ; s’il n’y en a pas, expédiez-les-moi ; je vous les renverrai pour la rentrée, puis j’espère bien vous voir. Vous me direz où l’on vous trouvera. J’espère aussi que je pourrais voir quelqu’un de ces messieurs qui iront à Paris. Je suis en train de faire un long article sur l’Éclectisme de l’ami de M. Bouillier, le grand philosophe Cousin. Je prierai, quand ce sera imprimé, M. Bouillier d’y jeter les yeux. Je ne nie pas que son ami ne soit un homme de génie, mais je n’aime pas sa philosophie. »
    Pierre Leroux n’a pas donné suite à ce projet de communiquer à M. Bouillier les épreuves de son livre sur la Réfutation de l’Éclectisme.
  7. Plus tard. Doctrine de l’Humanité.
  8. Fragmens de philosophie de M. W. Hamilton, avec une préface de Louis Peisse, 1840.