La Philosophie de Pierre Leroux
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 379-406).
LA PHILOSOPHIE
DE
PIERRE LEROUX

II[1]
L’IDÉE DE L’HUMANITÉ

Le principal ouvrage philosophique de Pierre Leroux est le livre De l’Humanité, qui parut en 1840, la même année que l’Esquisse d’une Philosophie, de Lamennais. L’ouvrage de Pierre Leroux est dédié à Béranger. On s’étonne d’abord un peu de cette rencontre entre le philosophe humanitaire et le chantre de Lisette et du Roi d’Yvetot. Mais il ne faut pas oublier que Béranger, dans sa dernière phase, a traversé une période socialiste et humanitaire.


Humanité! règne, voici ton âge!…


s’écriait-il dans une de ses dernières chansons. La chanson du Vieux Vagabond est d’un socialisme amer et farouche ; c’est le temps où Béranger voyait familièrement Chateaubriand et Lamennais. Pierre Leroux, dans sa dédicace, rappelle à Béranger le petit-fils de Franklin béni par Voltaire ; il voit dans cette rencontre un symbole de l’avenir : c’est la réconciliation de Voltaire et de Rousseau. C’est le culte de l’humanité sans la haine du christianisme, mais au contraire appuyé sur les traditions du christianisme. Pierre Leroux croit retrouver dans Béranger l’idée de son livre :


Il est un Dieu! Devant lui je m’incline.

« Je cherche, dit-il, à retrouver sous des formes éphémères, transitoires, caduques, et irrémissiblement tombées aujourd’hui, l’esprit des anciennes religions. » Il montre l’idée moderne dans son germe antique, la Révolution dans l’Evangile, et l’Evangile dans la Genèse. Retrouver les titres de la doctrine moderne de liberté, d’égalité, et de fraternité dans la profondeur des traditions, c’est donner plus d’autorité à cette doctrine.


I

À la suite de cette dédicace vient une Préface, dans laquelle Pierre Leroux nous apprend que le livre De l’Humanité n’est que la continuation de son livre intitulé : Essai sur l’Egalité ; et il donne lui-même l’analyse de cet autre livre. Il y a aujourd’hui dans la conscience humaine un dogme nouveau, le dogme de l’égalité. Il y a un homme nouveau qui a été préparé par la haute antiquité, l’antiquité moyenne et le régime féodal. Comme Lessing l’a dit, le genre humain a traversé les phases d’une éducation successive et progressive. Il s’est élevé par le régime des castes, caste de famille, caste de patrie, caste de propriété. L’homme a dû être d’abord l’esclave de la famille, l’esclave de la nation, l’esclave de la propriété, mais il est sur le point de s’affranchir de ces trois servages, et il est arrivé au bord de l’égalité. Il n’est plus l’homme d’une caste, il est homme purement et simplement : il est l’homme-humanité. Chez les anciens, il y avait de l’égalité, mais c’était l’égalité dans une caste. À Sparte, il y avait la cité des égaux. Les Spartiates qui prenaient part aux banquets communs étaient seuls des hommes. Aujourd’hui l’égalité est entrée, sinon dans les faits, au moins à titre de dogme dans la conscience humaine. Tel était à peu près le résumé du livre De l’Egalité. Mais, dans ce livre, Pierre Leroux n’avait parlé que du passé et du présent : il s’était arrêté devant l’avenir. C’est cette formule de l’avenir que le livre De l’Humanité doit nous donner. Pour cela, il faut trois choses : une force, un levier, un point fixe. Cette force, c’est nous-mêmes; le levier, c’est l’idée du progrès; le point fixe, c’est Dieu, mais Dieu dans l’homme et l’homme en Dieu, en d’autres termes, la communion du genre humain ou la solidarité mutuelle des hommes. Cette idée est le fond commun du judaïsme et du christianisme. D’après le judaïsme, nous sommes tous solidaires en Adam ; avec le christianisme, nous sommes tous solidaires en Jésus.

On voit que la philosophie de Pierre Leroux a toujours pour méthode de teindre ses idées philosophiques d’une couleur chrétienne, et de les envelopper de formules théologiques. C’est toujours la même idée fondamentale qu’il n’y a pas de philosophie sans religion, et que la philosophie même doit être une religion; non qu’il faille prendre la lettre du dogme pour une vérité divine, mais cette lettre s’anime, se colore, se spiritualise à l’aide de l’esprit qu’y infuse la philosophie. On reconnaît facilement ici l’influence du Saint-Simonisme. Mais Saint-Simon lui-même, et surtout Enfantin son disciple, avaient trop essayé d’imiter les dogmes et la hiérarchie de l’Église catholique. Pierre Leroux va plus loin : il dégage complètement le dogme nouveau des dogmes anciens. La philosophie est bien une religion, mais une religion libre. En quoi donc est-elle une religion? En ce qu’elle est un sentiment uni à une connaissance. Pierre Leroux répudie le rationalisme abstrait de Descartes et la psychologie mutilée des éclectiques, non moins que l’ontologie abstraite des scolastiques. Ce qu’il recherche, ce qu’il nous promet, c’est la formule de la vie, à la fois morale, religieuse et sociale.

Le dogme que Pierre Leroux va développer dans son livre, c’est l’idée de l’humanité: c’est celle que la philosophie a le plus négligée. Ce qu’elle appelle l’homme est entièrement séparé de ses semblables. C’est une entité indépendante non seulement de l’humanité totale, mais même de toute fraction de l’humanité; sans traditions, sans famille, sans patrie, sans propriété, dégagée de toute solidarité, en un mot, c’est l’homme individuel. Tel est l’homme de Descartes, l’homme des Écossais, et, de nos jours, l’homme des Éclectiques. C’est cet homme qu’il s’agit de convertir à l’idée d’humanité. Cet homme lui-même, on l’a découpé en morceaux, en parties. Pour Platon, l’homme n’est qu’une pensée pure, pour Machiavel ou Hobbes, qu’une sensation, pour Rousseau, une volonté et un sentiment. Mais l’homme est tout cela à la fois; il est une trinité, à la fois sensation, sentiment, connaissance indivisiblement unis.

Toutes ces assertions laissent beaucoup à désirer au point de vue de l’exactitude historique. Chez Platon, l’homme n’est pas seulement pensée pure, il est encore amour et courage (ἔρως et θυμός) il est même encore appétit et désir (ἐπιθυμία) ; dans Rousseau, le sentiment ne se confond pas avec la volonté : l’homme du Contrat social n’est pas le même que celui du Vicaire savoyard. Cependant, à côté de la tendance à diviser des Écossais et des Eclectiques, c’était un service rendu par Pierre Leroux d’insister sur l’unité de l’âme et l’indivisibilité des facultés : « L’homme est un tout naturel, » disait Bossuet. Pierre Leroux cite ce passage de Bossuet, et il s’en couvre comme d’une autorité. Il a raison ; et l’on peut dire d’une manière générale que son mérite a été d’insister sur l’unité des choses et sur la méthode de la synthèse, sauf à ne pas trop expliquer plus tard comment la pluralité peut se concilier avec l’unité. C’est l’objection qui peut être faite à toute doctrine sociale. Rien de plus facile que de rattacher l’homme à l’humanité, et on a raison de le faire. Mais que deviendra l’homme? Sera-t-il tout entier absorbé dans l’humanité? L’individu doit-il disparaître dans l’espèce, l’individu dans l’Etat, la partie dans le tout? Que fait-on du principe d’individuation ! Nous voilà en présence du problème scolastique. L’universel est-il la seule substance? Est-ce Guillaume de Champeaux qui a raison contre Roscelin et Abélard? Les mêmes problèmes renaissent sous des formes changeantes et diverses. Qui croirait que l’humanitarisme de Pierre Leroux descend en droite ligne du réalisme du moyen âge ; c’était aussi l’idée d’humanité qui servait de thème dans les écoles pour démontrer ou nier la réalité des universaux. Il semble, dit Pierre Leroux, que l’humanité ne soit pas un être véritable. Il n’y a, on ne voit que des individus. Et cependant l’humanité n’est pas une simple collection, une addition d’êtres particuliers, un tout d’individus. L’humanité, c’est l’homme lui-même dans sa virtualité infinie. Quand nous nous sentons vivre énergiquement, par exemple dans la passion, nous ne vivons qu’unis à un non-moi, qui est la nature humaine; c’est, pour ainsi dire, notre moi hors du moi. Il y a pénétration de l’être particulier homme et de l’être général humanité : la vie terrestre est la fusion de ces deux êtres. L’humanité n’existe pas en dehors de notre propre essence; mais chaque homme est humanité : « Non, ni votre intelligence, ni la grandeur de vos sentimens, ni même vos sens, rien de tout cela n’est à vous; car vous tenez tout cela de l’humanité, vous êtes sortis de l’humanité, vous vivez dans l’humanité, vous vivez pour l’humanité. Tes sens, sauvage orgueilleux, qui les a faits ce qu’ils sont, sinon la longue suite de tes aïeux? » Il a été démontré, dans la Réfutation de l’Éclectisme, que l’esprit humain forme un grand tout, une unité. Si l’on isole un de ces hommes qui ont été doués de plus de génie que les autres, à l’instant même, ces grands génies n’ont plus ni valeur ni signification. Ils valent par leur union avec l’esprit humain. Les vérités relatives qu’ils ont découvertes deviennent des erreurs quand elles sont séparées; elles ne sont des vérités qu’à la condition que, reprises et transformées, elles se perfectionnent encore. Ce ne sont des vérités supérieures que par la comparaison avec celles qui avaient été aperçues auparavant. Le moi, c’est être attiré vers le non-moi. Qu’est-ce que ce non-moi? Ce ne peut être Dieu, car alors nous serions Dieu; ce ne peut être la nature, car alors nous ne serions pas même des hommes. Reste que ce soit l’humanité. Vous êtes tournés vers vous-mêmes. C’est ce qu’exprimait cette belle formule de G. Saint-Hilaire : « L’attraction de soi-même vers soi-même. » Mais être tourné vers soi-même, c’est être tourné vers l’humanité. Il y a une harmonie préétablie entre l’homme et l’humanité. Ces deux termes sont identiques en Dieu.

La définition de l’homme donnée plus haut, à savoir que l’homme est à la fois et indivisiblement sensation, sentiment, connaissance, ne s’applique qu’à l’homme individuel. Il en faut une autre pour l’homme vivant; c’est celle-ci : l’homme est perfectible, la société est perfectible, et le genre humain est perfectible. Cette doctrine de la perfectibilité est en même temps la doctrine de l’humanité. Pierre Leroux cite cette parole : « L’âge d’or n’est pas derrière nous, mais devant nous, » maxime qu’il attribué à Saint-Simon, quoiqu’elle soit de Bacon. Il s’appuie sur le célèbre morceau de Pascal que le genre humain est comme un homme qui grandit toujours et qui apprend continuellement. Cette doctrine de la perfectibilité n’avait rien de bien original. Tout le monde, depuis Turgot et Condorcet, professait la doctrine du progrès. Mme de Staël l’avait appliquée à l’histoire littéraire. Le point le plus important de la doctrine de Pierre Leroux est donc sa théorie de l’humanité. L’homme ne reste pas à l’état subjectif, comme le veulent les philosophes de l’Ecole. Il a une vie objective. Il se rattache au monde et à ses semblables. Il vit, à la fois, en lui et hors de lui. L’homme ne se conçoit pas sans famille, sans patrie, sans propriété. Les trois termes de la trinité sociale correspondent aux trois termes de la trinité psychologique; à la sensation correspond la propriété, au sentiment la famille, à la connaissance l’État. Quelques sectes exaltées voudraient sacrifier à l’humanité ces trois termes : propriété, famille et patrie. Pierre Leroux proteste contre cette immolation. Les moines ont essayé de le faire, mais c’est un véritable suicide; seulement il ne faut pas confondre ces trois choses essentielles avec les formes changeantes et actuelles qu’elles prennent à travers les âges. Ce n’est pas qu’il faille exagérer l’idée de changement et réduire la vie de l’homme à une mobilité perpétuelle. Vivre ce n’est pas seulement changer, c’est continuer; et même il est impossible de persister sans changer ni de changer sans persister. Il suit de là que la patrie, la famille, la propriété sont les conditions indispensables de notre existence. Mais ces trois conditions fondamentales de la vie humaine, quoique nécessaires et excellentes en elles-mêmes, peuvent devenir mauvaises par l’abus. La famille peut absorber l’homme; il en est de même pour la patrie, pour la propriété. L’homme peut devenir l’esclave de la famille, l’esclave de la cité, l’esclave de la propriété.

Telle a été la condition de l’homme dans le passé. C’est le régime des castes; tout autre doit être le régime de l’avenir. La famille doit être telle que l’homme puisse se développer dans son sein sans être opprimé par elle; la cité doit être telle aussi qu’elle n’opprime pas le citoyen ; ainsi de la propriété. En d’autres termes, le développement de l’individu ne doit pas se faire au détriment du droit général de l’humanité. Dans le premier cas, l’homme est sacrifié à la race, dans le second, à l’Etat, dans le troisième, à la terre et aux instrumens de production. On le voit, l’humanitarisme de Pierre Leroux le conduit au socialisme, mais à un socialisme tellement vague qu’il peut se prêter à toutes les interprétations. Il n’explique pas comment on peut empêcher la subordination de l’homme à ces trois choses : famille, État, propriété. Il dit bien que ce sont là des choses « finies, » et qu’elles doivent être organisées en vue de « l’Infini. » Le fini absolu, c’est le mal ; l’infini, c’est le but; l’indéfini est le progrès, c’est le droit, c’est le moyen. Mais comment le fini doit-il être organisé en vue de l’infini, c’est ce qu’il n’explique pas. Ces formules sont trop vagues, elles n’enserrent rien, elles ne déterminent rien. C’est le défaut ordinaire du socialisme. Est-il possible que la famille, la patrie ou la propriété puissent exister sans limitation ! La famille n’est-elle pas nécessairement distincte des autres familles; la patrie, des autres patries; la propriété des autres propriétés? Dès que ces choses deviennent illimitées, elles cessent d’être.

Un remède cependant a été trouvé à la guerre des castes et à l’égoïsme des individus. Ce remède, c’est le christianisme qui l’a donné au monde : c’est la charité : « Aimez votre prochain comme vous-mêmes, » a dit Jésus. Puisque nous sommes liés à l’humanité, puisque, au fond, nos semblables c’est nous-mêmes, l’égoïsme se détruit lui-même ; votre moi est dans les autres ; votre moi, c’est nous.

Mais la charité elle-même a ses limites et ses lacunes, elle doit être remplacée par la solidarité.

L’opposition de la solidarité et de la charité est le point de vue culminant du socialisme ; et c’est surtout Pierre Leroux qui a mis en relief cette opposition. C’est par là que l’humanitarisme vient s’ajouter au christianisme et doit le remplacer. Le christianisme, en effet, est sans doute la plus grande religion du passé; mais il y a quelque chose de plus grand que le christianisme, c’est l’humanité. Le christianisme, c’est la vérité; mais une vérité incomplète. La charité ne nous apprend pas ce qu’il faut faire de l’amour de nous-même qui nous est aussi nécessaire que l’amour d’autrui. De plus, on nous dit que les autres hommes ne doivent pas être aimés pour eux-mêmes mais pour l’amour de Dieu. Ainsi deux défauts dans votre doctrine : 1° le moi sacrifié, la nature foulée aux pieds; 2° le non-moi, c’est-à-dire nos semblables, sacrifiés à Dieu. En un mot, la charité chrétienne est un renoncement absolu. De là cette pensée que la vie est une vallée de larmes ; le christianisme, dans ses plus grands apôtres, a toujours invoqué, imploré la fin du monde. Vous voulez ne pas vous aimer vous-mêmes, mais pouvez-vous à la fois vivre et ne pas vivre? Le moi, c’est la vie; ne pas aimer le moi, c’est la mort, c’est le néant; vous voulez n’aimer que Dieu, mais Dieu ne se manifeste en vous que par vous-mêmes et par autrui. Vous ne pouvez pas aimer Dieu face à face; et cependant c’est à cet amour impossible que vous sacrifiez tout le reste. Vous n’aimez vos semblables que pour l’amour de Dieu, mais c’est-à-dire que vous ne les aimez pas du tout, ce n’est pas un semblant d’amour qu’il faut, mais un amour véritable. Pour être vraiment utile aux créatures, il faut s’unir à elles et se solidariser avec elles.

En raison de ces imperfections de la loi de charité, les socialistes opposent la solidarité à la charité. La charité chrétienne, c’est plutôt de la pitié, de la commisération que de l’amour proprement dit. L’égalité ne jouait aucun rôle dans la charité chrétienne, ou du moins ce n’était que l’égalité dans le néant. La vraie formule de la charité n’est donc pas : « Aimez les autres par amour de Dieu, » mais : « Aimez Dieu dans les autres, et en vous-mêmes. » Dieu n’est pas hors du monde, et notre vie n’est pas séparée du reste des autres créatures. La solidarité, c’est l’identité du moi et du non-moi.

Dans le christianisme, c’était l’Eglise qui était chargée d’organiser la charité. Avec la solidarité, c’est la société temporelle qui sera chargée d’organiser la charité. On voit que l’humanitarisme aboutit de toutes parts au socialisme.

Ce ne sont pas toutefois les conséquences socialistes que Pierre Leroux développe ici, ce sont les conséquences religieuses. La doctrine de la charité aboutissait à une doctrine de l’immortalité. Cette doctrine, c’était le dualisme du ciel et de la terre. C’est dans le ciel qu’on arrivait à la véritable égalité, à la véritable fraternité : ici-bas, les hommes restaient les serviteurs les uns des autres; dans le ciel, disparaissaient toutes les misères et toutes les douleurs. Ici-bas, il fallait les supporter et s’y résigner. Un autre dualisme c’est celui du paradis et de l’enfer. « Il n’y a pas de paradis, il n’y a pas d’enfer hors du monde et de la vie. » Si vous placez dans le ciel le bien absolu, il s’ensuit que la terre est le séjour du mal absolu ; déshéritant cette terre, c’est-à-dire votre vie présente de toute infinité virtuelle, vous la livrez à la mort et au néant. Cette terre était éternelle, vous la faites périssable; elle n’avait de périssable que l’accident, vous la faites périssable dans son essence. De là, deux conséquences : les uns en voyant que le ciel imaginaire délaissait la vie présente, ont abandonné la terre à la fatalité; les autres, regardant le ciel comme une folie, ont nié toute immortalité, et ils ont supprimé le ciel. Tous sont arrivés à l’égoïsme : les uns à l’égoïsme superstitieux du dévot, les autres à l’égoïsme impie de l’athée.

L’erreur est de n’avoir pas vu ce qu’il y a d’infini dans le monde. Le passé, le présent, le futur n’existent pas séparément l’un de l’autre. Ces trois momens s’impliquent et ne font qu’un seul tout qui est la vie. Il n’y a donc pas à chercher un autre ciel que le ciel terrestre : « Le ciel est sur la terre, » Dieu n’est pas hors du monde, et le monde n’est pas séparé de Dieu : « In Deo vivimus, movemur et sumus; Kepler développant cette grande pensée a dit : Hoc enim cœlum est in quo vivimus, movemur et sumus, et omnia corpora mundana. Le ciel vit doublement pour ainsi dire; en tant qu’il existe et en tant qu’il se manifeste. Invisible et infini, il est Dieu; visible, il est le fini, il est le monde. Dieu est au sein de chaque créature. L’invisible devient visible sans cesser d’être invisible ; il devient fini sans cesser d’être infini. Il y a donc deux ciels : l’un, permanent et absolu, embrassant le monde entier ; l’autre relatif, non permanent, mais progressif, qui est la manifestation du premier dans le temps et dans l’espace. Le second ciel est progressif, c’est-à-dire toujours perfectible. De là la réponse à l’objection du mal. On dit que Dieu ne peut pas faire le mal, ni créer pour faire souffrir. C’est ce qui arriverait si Dieu abandonnait sa créature après une vie de misères et de douleurs. « Mais si, au contraire, nous concevons le monde comme une série de vies successives pour chaque créature, nous comprenons très bien comment Dieu, pour qui il n’y a ni temps ni espace, qui voit le but final de toutes choses et la souffrance comme une des phases nécessaires par où les créatures doivent passer, leur prépare un état de bonheur que la créature ne voit pas et dont elle ne peut jouir en tant que créature, mais que Dieu voit, et dont par conséquent la créature jouit en lui virtuellement parce qu’elle en jouira un jour. »

Ainsi Pierre Leroux ne veut pas supprimer la notion d’immortalité. Au contraire, il l’affirme et la développe très fortement. Seulement la vie future n’est pas opposée à la vie présente comme l’infini au fini. Vous êtes, donc vous serez. Vous n’êtes que parce que vous êtes virtuellement éternel, vous êtes un être éternel sous une manifestation actuelle. Ce qui est éternel en vous ne périra pas. Ce qui périra, c’est ce qui change, c’est ce qui se transforme en vous. Nous sommes humanité, toute notre vie future est liée à la vie de l’humanité. Giordano Bruno était pénétré de cette vérité lorsqu’il a dit : « Quand je vois un homme, ce n’est pas un homme en particulier que je vois : c’est la substance. » L’humanité n’est pas l’ensemble des hommes additionnés les uns aux autres, ce n’est pas une somme, une collection : c’est chaque homme dans son essence infinie. On ne peut pas voir un homme en particulier sans voir l’humanité en général, et réciproquement, on ne peut pas penser à l’homme en général sans le particulariser dans une certaine mesure. C’est l’erreur des panthéistes de ne voir que le général et de nier l’être particulier. L’humanité existe en nous subjectivement et objectivement : ce sont nos sentimens et nos idées qui. se réalisant hors de nous, forment l’humanité ; et réciproquement, c’est l’humanité qui est la cause de nos sentimens et de nos idées. En résumé, l’humanité est un être idéal composé d’êtres réels, qui sont l’humanité en germe, l’humanité à l’état virtuel; ou encore, l’homme est un être réel dans lequel vit à l’état virtuel cet être idéal appelé humanité. Il y a pénétration du particulier et du général.

On serait tenté de croire que la doctrine précédente n’est autre chose que la doctrine de Spinoza; « Sentimus, experimur nos æternos esse : Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » Il semble que ce soit là la doctrine même de Pierre Leroux: cependant ce serait une erreur. Spinoza n’aurait jamais dit que « le ciel est sur la terre. » Sans doute, Spinoza n’est pas un ascète, et l’on a beaucoup exagéré en le comparant à un mouni indien. « La vie, disait-il, n’est pas la méditation de la mort, mais de la vie. » Il permettait les jouissances innocentes. « Il est donc d’un homme sage, disait-il, d’user des choses de la vie et d’en jouir autant que possible (pourvu que cela n’aille pas jusqu’au dégoût; car alors ce n’est plus jouir). Oui, il est d’un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens de parfums et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même son vêtement, de jouir de la siqmuue, des jeux, des spectacles et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. » Fort bien ; mais tout cela ne se rapporte qu’à la nature naturée, c’est-à-dire au monde, et non à la nature naturante, c’est-à-dire à Dieu. Or l’immortalité, d’après Spinoza, n’a lieu qu’en Dieu, car elle consiste à vivre dans l’éternel, dans l’absolu, dans la région des idées adéquates, c’est-à-dire de la raison. Spinoza n’est pas un ascète sans doute, mais il n’est pas non plus un épicurien, et le paradis de Pierre Leroux ressemble beaucoup au paradis d’Epicure. Il consiste à jouir de la vie, sans distinguer la vie intellectuelle de la vie sensuelle. En cela, Pierre Leroux n’est pas spinosiste. Il y a d’ailleurs une autre différence. L’immortalité, chez Pierre Leroux n’est pas impersonnelle comme dans Spinoza; sans doute elle n’est pas, à proprement parler, personnelle ; mais elle est individuelle, c’est une immortalité non de personne mais de substance. Ce sont les mêmes hommes, en tant qu’individus, qui survivent dans l’humanité. C’est une doctrine de métempsycose. Rien de plus éloigné de la pensée de Spinoza. La métempsycose, à l’époque de Pierre Leroux, attirait beaucoup d’esprits. Jean Reynaud, Lamennais faisaient voyager les âmes d’astres en astres. Mais ils n’admettaient pas la métempsycose sur la terre, la métempsycose dans l’humanité. Telle était au contraire la croyance de Pierre Leroux : « Nous sommes, disait-il, non seulement les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais, au fond et réellement, les générations antérieures elles-mêmes. » Il appelle cela « la continuation de l’être individuel dans l’être collectif. » Ce qui prouve qu’il s’agit bien d’immortalité individuelle, ce sont les efforts que fait Pierre Leroux pour démontrer que la mémoire n’est pas essentielle à la personnalité. Il rappelle la réminiscence de Platon, les idées innées de Descartes. C’est le contraire de la tabula rasa des anciens. Il n’est pas nécessaire que les êtres qui se continuent aient la mémoire formelle de leur préexistence. C’est une chaîne dont tous les anneaux sont liés, et qui s’impliquent les uns dans les autres. Est-il nécessaire que le papillon ait la mémoire formelle de la chenille? L’identité n’est pas la mémoire. Est-ce que nous avons toujours la mémoire de notre passé ; ce passé n’en est pas moins nous-mêmes. Se rappeler est un fait accidentel du moi. « Non, ce n’est en aucune façon la mémoire qui constitue notre vie; notre être, c’est notre virtualité, notre aspiration à sentir et à connaître, à vivre en un mot. »

Ce qui prouve d’ailleurs la préexistence, c’est qu’on ne peut pas plus admettre la génération spontanée de l’individu que celle d’un animal quelconque. L’enfant vit, donc il a vécu ; il ne peut pas sortir du néant. Il faut admettre ou le système indéterminé des métempsycoses, ou le système déterminé de la renaissance dans l’humanité. Celui-ci est beaucoup plus probable que l’autre. La même raison qui nous fait rejeter la supposition que l’enfant est sorti du néant nous fait rejeter également la supposition qu’il soit sorti immédiatement de l’animalité. Pierre Leroux devient presque éloquent lorsqu’il insiste sur l’inutilité et le danger de la mémoire. « N’est-ce pas faiblesse, égoïsme, et par conséquent impiété que cet attachement des hommes à leur manifestation et à la fragile mémoire qu’ils en conservent pendant cette vie? N’est-ce pas une sorte d’avarice assez semblable à l’avarice véritable qui empêche l’avare de vivre par attachement intéressé pour son trésor? Ce trésor n’est pas lui, il finit cependant par y mettre et y enterrer son être? Ainsi la plupart des hommes voudraient enterrer leur être dans la forme de cet être. »

Dans ce vaste et vague humanitarisme, on se demande ce que devient la notion de Dieu. Va-t-elle se fondre dans l’idée de l’humanité? Cela est impossible; car l’humanité ne peut avoir fait l’univers, dont elle n’est qu’une partie. Elle-même n’est qu’un effet et n’est pas une cause, du moins une cause suprême. D’ailleurs Pierre Leroux n’est pas athée comme Proudhon et Auguste Comte. Il n’a jamais présenté l’univers comme existant par lui-même et gouverné exclusivement par des lois physiques et mécaniques. Ce n’était pas l’esprit du temps. Proudhon n’avait pas encore dit : « Dieu, c’est le mal. » Auguste Comte n’avait pas encore corrigé le mot de l’Écriture : Les cieux racontent la gloire de Dieu, par ceux-ci : « Les cieux racontent la gloire de Newton et de Laplace. » Au reste, Pierre Leroux avait annoncé lui-même un ouvrage qui devait porter le titre de Dieu. Malheureusement cet ouvrage est resté incomplet et inachevé. Il n’en a paru qu’un fragment dans la Revue Indépendante. Quoique ce fragment soit très vague, essayons cependant d’en tirer ce qu’on peut appeler la théodicée de Pierre Leroux.

Le fragment sur Dieu est contemporain du discours de Schelling remontant dans la chaire de Berlin et succédant à Hegel pour le dépasser[2].

La première idée de Pierre Leroux avait été d’expliquer cette dernière phase de la philosophie allemande en la rattachant à toute l’histoire de cette philosophie. Mais il trouva ce plan trop vaste, et songea à y substituer la même question sous une forme dogmatique, à savoir « la question de Dieu et de son intervention dans la création. » Il signale d’ailleurs en France même l’analogie de la philosophie de Schelling. Celle-ci était une philosophie de l’identité. Or qu’est-ce que la doctrine de l’unité de composition de M. Geoffroy Saint-Hilaire si ce n’est une philosophie de l’identité ? Sans doute, Geoffroy n’a pas disserté sur le fini et l’infini, sur l’idéal et le réel ; mais il a fait des découvertes plus certaines et plus positives qui laissaient bien loin derrière elles tout l’idéal de Schelling. On sait que le fameux discours de Schelling à Berlin proclamait une rupture éclatante avec l’école de Hegel. Pierre Leroux le suit dans cette campagne. Ce qu’il reproche à Hegel, ce n’est pas son panthéisme, c’est son fatalisme : c’est, comme le disait Schelling dans son discours, d’« avoir fait un tout de ce qui n’était qu’une partie d’un tout plus noble. » Il ne faut pas d’ailleurs trop s’effrayer du mot de panthéisme, sans quoi on condamnerait la vraie doctrine sur Dieu. Non seulement les athées qui excluent Dieu du monde, mais les spiritualistes qui le font gouverner du dehors par l’ordre et l’agencement des créatures, réduisant ainsi l’action de Dieu à une action mécanique, excluent également Dieu du monde. Or cela est contraire à toute la tradition théologique et chrétienne. Le premier mot du christianisme n’est-il pas de dire: Dieu est partout! Saint Paul n’a-t-il pas dit : « Nous sommes en Dieu, nous vivons, nous respirons en lui. » Et saint Jean: « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes.» Bien plus, Jésus lui-même serait panthéiste lorsqu’il dit : « O père, tu es en moi, comme je suis en toi. Je leur ai fait part de la lumière que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un, comme nous sommes un. Je suis en eux et tu es en moi afin qu’ils soient perfectionnés dans l’unité[3]. »

De ces propositions générales, Pierre Leroux déduit plusieurs propositions particulières : « Tous les êtres reflètent Dieu en ce double sens: 1° qu’ils sont tous triples et un à la fois dans tous les actes de leur vie ; 2° que Dieu, triple et un, intervient dans chacun de ces êtres. » Nous ne pouvons saisir une partie quelconque de l’univers sans saisir la vie universelle. Nous ne pouvons comprendre le particulier sans comprendre en même temps le général. L’infini entre dans chaque fait fini de notre intelligence. L’univers n’est pas un agrégat de sensations ou de phénomènes. Qui liera et enchaînera ces phénomènes? Qui les fera vivre dans notre esprit, qui fera vivre l’esprit lui-même? Toutes ces propositions sont d’une vérité incontestable ; mais Pierre Leroux semble leur donner une signification trop matérielle, lorsqu’il ajoute que notre intelligence repose « sur un contact des fluides généraux », et même que ces fluides, « lumière, chaleur, électricité ne sont qu’un seul fluide correspondant aux vibrations des particules constitutives de chaque corps. » On peut sans doute admettre que nous ne sentons que par l’intermédiaire des fluides généraux : mais est-ce là ce que l’on doit appeler Dieu, et un tel Dieu est-il bien différent de la nature des athées, ou de la substance universelle des panthéistes ?

Mais peut-être n’est-ce encore là qu’une forme extérieure donnée à l’idée de Dieu. C’est ce qui pourrait résulter des propositions suivantes : « Dieu, c’est l’intervention de la vie universelle, dans la vie de chaque être en particulier. La vie universelle, c’est cette lumière supérieure qui nous fait voir spirituellement, c’est-à-dire juger, comprendre et raisonner. » C’est ce que nous apprend le passage de saint Jean déjà cité : « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ; » et celui de saint Paul : Unum corpus et unus spiritus ; unus pater et pater omnium, qui est super omnes, et per omnia et in omnibus nobis. » C’est la tradition de tous les temps. C’est le Mens agitat molem de Virgile; le Jupiter est quodcumque vides de Lucain. Pierre Leroux cite encore ce texte de Pascal : « Les parties du monde ont un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout. » Mais cette doctrine de l’unité de l’univers et de la vie en Dieu n’entraîne pas nécessairement le panthéisme : « Cette conception, dit-il, ne détruit pas l’individualité de chaque être, puisqu’il s’agit de la vie avant sa manifestation, avant toute création et toute existence. L’antique philosophie dont nous parlons a donc bien pu, sans anéantir pour cela les individualités, admettre un dieu antérieur à toute création, ou en transformant l’idée de création en celle de manifestation, antérieur à toute manifestation des existences individuelles, et comprenant en lui comme les parties de sa totalité toutes ces existences qui en découlent ; elle a pu, dis-je, faire cela sans anéantir pour cela l’individualité de chaque être qui ne vient qu’après la première hypostase de l’être existant par lui-même. » On peut se demander si en changeant l’idée de création en celle de manifestation on n’entre pas en plein dans le panthéisme, les êtres créés n’étant plus que des modes de l’être infini; à plus forte raison, si cet être est une « totalité » dont les êtres individuels sont les « parties; » enfin l’antériorité de l’être ne prouve pas la distinction; car la substance est antérieure à ses phénomènes, ce qui n’empêche pas qu’elle n’en soit la vraie réalité.

Pierre Leroux voit dans la doctrine de la trinité une réfutation du panthéisme : on ne devine point comment ; au contraire, en admettant l’unité de substance dans la pluralité des personnes, il semble que l’on affaiblisse l’idée de personnalité et l’argument qui se tire précisément de la multiplicité des personnes contre l’unité de substance. Mais à cette époque, la mode était à la trinité. M. de Bonald avait inventé la formule trinitaire de « la cause, du moyen et de l’effet, » qu’il traduisait théologiquement par cette autre formule : Dieu, le Médiateur et le Monde. Pierre Leroux trouvait la trinité dans la grammaire : le substantif, le verbe, l’adjectif; et dans le temps : le passé, le présent et le futur. Lamennais la trouvait dans la physique : chaleur, lumière, électricité. Pierre Leroux admettait la même thèse pour la physique ; et la plus grande partie de son travail était consacrée à démontrer la doctrine de la trinité par la physique et la chimie. Mais cette dernière partie de la démonstration est tellement confuse que nous renonçons à la comprendre et à l’expliquer. Bornons-nous à rappeler cette conclusion, qui ne parle plus de trinité, mais qui maintient l’idée de l’unité universelle dans les êtres particuliers. « Que les chimistes renoncent donc désormais à généraliser l’être particulier au point de mettre en lui la vie tout entière; ou, ce qui est la même chose, qu’ils renoncent à particulariser l’être universel au point de le supprimer comme être universel. La vie n’est que dans l’union de deux êtres : Dieu et les atomes. »

En résumé, Pierre Leroux a défendu la thèse de l’unité dans l’univers comme celle de l’unité dans l’espèce humaine. L’idée de Dieu est le lien de l’un ; l’humanité est le lien de l’autre. Il faut lui savoir gré d’avoir voulu maintenir l’individualité des êtres particuliers, même sans l’avoir suffisamment démontrée ; et il faut lui accorder que, même dans les doctrines les plus orthodoxes, la thèse de l’ubiquité divine, celle de la création continue, celle de la prémotion physique soutenue par saint Thomas et par Bossuet, rendent très difficile à bien comprendre l’individualité et la réalité positive de l’être fini. Il est facile de séparer les choses, mais il faut les réunir; il est facile de les réunir, mais il faut les distinguer. Le panthéisme lui-même ne rend pas la chose plus claire; car si Dieu est tout, le monde n’est plus rien ; et si le monde est tout, Dieu n’est plus rien. Mysticisme ou athéisme, tels sont les deux partis entre lesquels oscille indéfiniment tout panthéisme; et s’il se tient au milieu, on ne voit pas en quoi il diffère du théisme proprement dit.


II

Indépendamment des deux livres importans que nous avons analysés, la Réfutation de l’Éclectisme et le livre De l’Humanité, Pierre Leroux a composé un grand nombre d’écrits qui se rapportent plus ou moins aux deux livres précédens et qui complètent sa philosophie. Nous en rappellerons seulement quelques-uns, car cet auteur est si prolixe, si surabondant, que les énumérer tous serait s’exposer à d’interminables redites. Nous citerons surtout l’Essai sur le Bonheur, dont Pierre Leroux a fait une Introduction au livre de l’Humanité, quoiqu’il ait été écrit antérieurement et n’ait qu’un rapport indirect avec le reste de l’ouvrage ; un long article de l’Encyclopédie nouvelle sur la Doctrine de la perfectibilité, et réimprimé dans le premier volume de ses Œuvres complètes, qui sont demeurées incomplètes, puisqu’il n’y a jamais eu qu’un volume ; enfin Trois Discours adressés aux philosophes, aux artistes et aux politiques.

L’Essai sur le Bonheur est un des meilleurs écrits de Pierre Leroux. Il est plus clair, plus solide, moins improvisé que la plupart de ses autres écrits. C’est un travail tout à fait philosophique, et qui peut se rapprocher des autres écrits composés sur ce sujet par les anciens et par les modernes. Il commence par établir deux propositions principales qui ne sont neuves ni l’une, ni l’autre. La première, c’est que le bonheur absolu n’existe pas. Depuis Job, que de plaintes sur la tristesse de la condition humaine ! Salomon, après avoir énuméré toutes les félicités de la vie, conclut en disant que tout est vanité. Pindare a dit que « la vie de l’homme est le rêve d’une ombre, » et Shakspeare, que le « bonheur, c’est de ne pas être né. » Epicure lui-même, qui passe pour avoir fait du bonheur le but de la vie, a dit que le bonheur n’est que dans la mémoire des plaisirs passés. Horace a dit : Linquenda tellus, et domus, et uxor. Voltaire s’écrie : « Bonheur, chimères… Le bonheur n’est pas fait pour ce globe détraqué. Cherchez ailleurs. » Il a réfuté le système de Pope et de Bolingbroke, qui disent que tout est bien. Byron et les poètes modernes ont fatigué nos oreilles de lamentations, qui sont comme un chant de l’Enfer. D’ailleurs cela est évident : pour ne pas souffrir, il faudrait ne pas aimer, et ne pas aimer, c’est la mort. Enfin saint Paul a dit : Omnis creatura ingemiscit. Il suit de toutes ces maximes que la sagesse est de ne pas croire au bonheur. Nous ne pouvons vivre, penser, sentir qu’en rapport avec le monde extérieur. Or le monde extérieur est soumis à ses propres lois, le monde change sans cesse, sans se préoccuper de nous. Il en est de même de notre vie intérieure ; elle change aussi continuellement. La condition du bonheur serait d’être stable ; mais cette stabilité est impossible. « homme ! s’il est vrai que tu aies commencé par le bonheur, comme le dit un mythe célèbre, tu n’étais encore alors qu’un appendice du créateur ; tu vivais dans son sein. Tu pouvais être dans l’innocence, mais cette innocence n’était pas même sentie de toi. Non, tu n’existais pas! »

À cette première proposition, l’auteur en oppose une autre, qui la corrige et la complète, c’est que : « Le malheur absolu n’existe pas plus que le bonheur absolu. » La théologie chrétienne a dit anathème à la terre. Elle a placé le bonheur absolu dans l’Eden et le malheur absolu sur la terre. Mais ce n’est là qu’un mythe. Sans doute le mal est nécessaire; mais grâce à la doctrine du progrès, il devient de moins en moins nécessaire. Si toute créature gémit, comme dit saint Paul, on peut dire aussi que toute créature sourit; et le plaisir est dans le monde à côté de la douleur. Avec le temps, la douleur se transforme et devient agréable. « Et hæc olim meminisse juvabit. » La foudre féconde la terre, les poisons deviennent salutaires. En un mot, sans multiplier les exemples, il suffit de lire la Théodicée de Leibniz pour savoir que le mal est une condition du bien.

Ce n’est pas que de ces deux propositions : « Le bonheur absolu n’existe pas; le malheur absolu n’existe pas davantage, » il faille conclure par le système des compensations, aujourd’hui si répandu. La Rochefoucauld a dit : « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a une certaine compensation qui les rend égales. » Toute la philosophie du XVIIIe siècle a abouti à ce système des compensations. Le principe de ce système aussi bien que de celui des épicuriens, c’est que le bonheur est le but de la vie. Voltaire a résumé ce principe dans ce vers célèbre :


Dieu m’a dit : Sois heureux, il m’en a dit assez.


La seconde proposition du système est celle-ci : « Le bien et le mal se compensent, » d’où résulte cette troisième proposition: « Toutes les destinées sont égales. »

La conséquence d’un tel système est l’immobilité. Si toutes les conditions sont égales, tout est justifié et il n’y a rien à changer dans le monde. On oublie qu’il y a deux sortes de compensations : les unes consistent à nous donner quelque chose en plus ; les autres à nous ôter ce que nous avons de plus que les autres. L’extrême douleur nous rend stupides, c’est une compensation. Le sommeil, la mort, sont des compensations ménagées par la nature. Elle trouve pour ainsi dire des « calus » à nos douleurs. On soutient que l’idiot et l’insensé sont l’égal d’un homme raisonnable. L’erreur est de faire du bonheur une question de quantité. Si l’on admet, en effet, que le bonheur consiste dans la quantité de bien et de mal, de jouissances et de douleurs, et que ces jouissances et douleurs peuvent se compenser comme des quantités arithmétiques, qu’importe l’un ou l’autre sort ? Compensation faite, la quantité est toujours la même. « La compensation n’est pas le honneur. Prenez une belle statue d’Apollon ou la Vénus ; vous lui rendez le nez camard ; sera-ce une compensation si vous lui allongez l’oreille ? De l’Apollon, vous pouvez faire un Midas, de l’homme, un singe, du singe, un animal plus stupide encore, et, en continuant, nous arriverions à un bloc de marbre. Cependant vous aurez toujours la même quantité de matière dans un même espace. La jouissance des biens matériels n’est pas une compensation à la perte de l’intelligence. De même les jouissances intellectuelles ne sont pas une compensation à des souffrances d’un autre ordre, par exemple à la perte d’un enfant. Il n’y a pas de commune mesure entre ces jouissances et ces souffrances d’ordres différens. Une découverte de géométrie ne compensera pas, pour Archimède, la perfidie de sa maîtresse. Le génie n’a jamais guéri les maux du cœur. Si tout est égal, si tout est compensé, il n’y a plus de raison pour faire le moindre effort pour perfectionner le monde. Autant vaut être fou que sage, méchant que bon. La civilisation n’a rien de supérieur à la barbarie. Sans doute, si le bonheur est le but de la vie, il faudra que, par voie de plus ou de moins, le résultat de l’addition et de la soustraction soit le même pour toutes les créatures. Cependant, il est faux de dire que le sort de l’huître est égal à celui de l’homme. Si la conséquence est fausse, c’est que le principe est faux. Donc le bonheur n’est pas le but de la vie. Quelle est alors la vraie notion de la vie ? Pierre Le roux conclut que ce but est non le bonheur, mais le développement de chaque être vers un certain type de perfection. Quel est le but de l’enfant ? c’est de devenir homme ; de même le but de l’homme c’est de vivre d’une autre vie plus complète, c’est de marcher de changement en changement. Nous ne sommes jamais ni dans une idée ni dans un plaisir, mais toujours nous sortons d’une idée ou d’un plaisir, pour entrer dans une autre idée, un autre plaisir. Ce qui est même vraiment nous, c’est ce qui se développe, c’est ce qui passe d’un état à l’autre, c’est « l’émersion d’un état antérieur et l’immersion dans un état futur. » Voilà notre vie. L’état de notre être, c’est l’aspiration. L’homme cherche le bonheur sans le rencontrer. Mais, en cherchant le bonheur, il remplit sa fin, qui n’est pas d’être heureux, mais d’avancer toujours.

Toutes ces conséquences sont vraies, si toutefois on entend le bonheur dans le sens d’Epicure. Mais la question est de savoir si le bonheur ne consiste pas précisément à remplir sa fin, c’est-à-dire à se perfectionner, et si la perfection et le bonheur ne sont pas identiques. Ballanche a dit avec profondeur : « Qu’importe que l’homme soit malheureux, pourvu qu’il soit grand! » Mais la grandeur elle-même n’est-elle pas une sorte de bonheur et le vrai bonheur? Ainsi l’ont entendu les plus grands philosophes, Aristote, Descartes, Leibniz. Au reste, Pierre Leroux lui-même n’est pas éloigné d’admettre cette rectification : « Entend-on par bonheur, dit-il, un état non défini de sensations et de sentimens agréables, indépendamment de notre nature et de notre destinée, la philosophie n’a rien à voir là… Entend-on au contraire par bonheur un état conscient de nous-mêmes, c’est à la philosophie seule qu’il est donné de nous le procurer. » La question change, il ne s’agit plus seulement d’être heureux dans le sens vulgaire qu’on peut donner au mot bonheur. Il s’agit de vivre conformément à notre nature d’homme. Cette solution serait la solution stoïcienne, si le stoïcisme avait eu l’idée de progrès et de la perfectibilité indéfinie. En résumé, ce qui reste de cet essai sur le bonheur, c’est une critique aussi solide qu’ingénieuse du système des compensations, et l’établissement de ce principe que le bonheur n’est pas dans le plaisir.

La Doctrine de la perfectibilité n’est pas à proprement parler un ouvrage, c’est l’assemblage de trois mémoires « qu’on ne s’est pas donné la peine, ou qu’on n’a pas eu le temps d’assortir de manière à en faire un tout. » P. Leroux d’ailleurs nous apprend lui-même dans un autre écrit, qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de « faire de l’art pour l’art; on n’écrit plus, on improvise (Malthus, De la Ploutocratie, préface). Aussi ne faut-il pas chercher dans notre philosophe ombre de composition, de méthode. C’est une improvisation perpétuelle. Mais dans ces improvisations, il y a des idées qui méritent d’être recueillies.

Il faut d’ailleurs moins chercher dans ces trois mémoires une doctrine de la perfectibilité qu’une histoire de cette doctrine. Ce que l’auteur se propose de faire, c’est une philosophie de l’histoire littéraire. Qu’est-ce qu’une philosophie de l’histoire littéraire? « C’est la loi de succession et d’enchaînement de tous les grands monumens de langage, tant sous le rapport du fond des idées et des sentimens que sous le rapport de la forme. » Selon Pierre Leroux, toutes les autres matières philosophiques, celles du droit, des sciences, de la musique, de l’architecture, toutes ont bien moins d’objets que l’histoire de la littérature. M. de Bonald a dit que la littérature est l’expression d’une époque et d’une société. Si cela est, l’histoire littéraire est l’approximation la plus exacte des progrès de l’esprit humain. On n’a jamais considéré l’histoire littéraire que d’une manière fragmentaire. Chaque individu y paraît isolé, séparé, sans qu’on cherche l’unité qui les embrasse tous, qui les lie à ce qui précède et à ce qui suit, suivant le mot de Leibniz : « Le présent est issu du passé et est gros de l’avenir. »

D’après les principes précédens, Pierre Leroux se demande d’où est sorti le XVIIIe siècle. On dit que c’est de la Régence qu’est né le mouvement incrédule et railleur du XVIIIe siècle. Mais c’est ne voir dans ce siècle que sa forme extérieure; c’est ne pas le comprendre dans ce qu’il a de vivant et de progressif; c’est fermer les yeux sur son audace, son enthousiasme, son esprit de progrès. Laissons dans Voltaire son scepticisme; ne voyons en lui que son amour de l’humanité : c’est là son étoile, sa foi, sa religion. Laissons à Rousseau ses misères et ses vices, et voyons surtout chez lui le défenseur de l’égalité. Le XVIIIe siècle n’est donc pas seulement, comme disaient les saint-simoniens, une époque critique; il est encore une époque organique. D’où est venue notre vie actuelle, si le XVIIIe siècle n’était qu’impiété et destruction! En passant, Pierre Leroux raille l’école de Bûchez, qui ne voit dans Rousseau qu’une continuation du catholicisme et qui rattache la Convention au moyen âge et Robespierre à Hildebrand. Le XVIIIe siècle n’est donc pas seulement une époque de négation et de destruction. Il y a un lien positif entre ce siècle et le précédent. Ce lien, c’est la doctrine de la perfectibilité.

On rattache d’ordinaire la doctrine du progrès à la philosophie du XVIIIe siècle; on la fait naître avec Turgot et Condorcet. Mais elle remonte beaucoup plus haut; elle a ses racines dans le XVIIe siècle, et elle se rattache à la Querelle des Anciens et des Modernes : c’est là la vraie origine de la doctrine du progrès. L’idée du progrès a été introduite par Pascal dans les sciences, et par Ch. Perrault dans les lettres.

C’est un des mérites de Pierre Leroux, et un vrai service rendu par lui à l’histoire de la pensée, d’avoir vu dans la Querelle des Anciens et des Modernes autre chose qu’une petite querelle littéraire circonscrite dans quelques années du siècle de Louis XIV, un débat entre Boileau et Perrault, et plus tard, entre Dacier et Lamotte, c’est d’avoir rattaché cette querelle à la philosophie et au grand problème du progrès et de la perfectibilité. Hippolyte Rigault, dans une thèse célèbre présentée à la Sorbonne sur le même sujet, a pris cette idée pour base de son travail, et il l’a empruntée à Pierre Leroux. Celui-ci commence par rappeler le morceau célèbre de Pascal, qui a exprimé d’une manière mémorable et sans réplique l’idée du progrès dans la science : « De là vient, dit Pascal, que non seulement chaque homme s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différens d’un particulier. De sorte que la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement; d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes; car comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, on voit que la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de son enfance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés. Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux, et c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. » Voilà bien la doctrine du progrès. Si Pascal eût écrit ces pages sans restriction et sans réserve, il eût fondé la religion de l’avenir sur le principe du progrès, comme le christianisme s’était fondé sur le principe de la charité. Mais Pascal était chrétien, et autant il avait de foi dans le progrès scientifique, autant il mettait de soin à démontrer qu’il n’y a pas de progrès dans la philosophie religieuse. Là il laisse la plus grande part à l’autorité : « Où l’autorité a sa principale force, c’est dans la théologie ; parce qu’elle est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle. » Mais la réserve de Pascal en faveur de la théologie ne pouvait pas se maintenir. « Vainement, dit Pierre Leroux à Pascal, tu t’enchaînes à l’autorité sur ce qui tient à la foi; tandis que sur ce qui tient à la science, tu repousses l’autorité et tu en appelles à la raison. Tu es trop humble et trop superbe. S’il s’agit des idées d’Aristote, tu revendiques la perfectibilité de l’esprit humain ; s’il s’agit de Jésus et des Pères de l’Eglise, tu te prosternes, tu adores dans le tremblement. Mais tu as mis la main à la racine de l’arbre, c’en est fait de l’autorité… La science, en tuant la tradition et la cosmogonie antique, arrive à faire une cosmogonie et une tradition nouvelles… Les mêmes raisons que tu as fait prévaloir en physique prévaudront en théologie; le rationalisme envahira tout jusqu’à ce que la doctrine de la perfectibilité grandisse et s’étende à tout. »

Pascal n’est pas le seul au XVIIe siècle qui ait connu et démontré d’une manière irrésistible l’idée du progrès dans les sciences. Malebranche a soutenu la même vérité. « On ne considère pas, dit-il, qu’Aristote, Platon, Epicure, étaient des hommes comme nous, et de plus, qu’au temps où nous sommes, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu’il a plus d’expérience, qu’il doit être plus éclairé, et que c’est la vieillesse du monde et l’expérience qui font découvrir la vérité. » Ainsi Malebranche appliquait la même idée non seulement aux sciences, mais à la philosophie. Mais c’est Charles Perrault qui a fait faire à la doctrine un pas considérable et décisif en l’appliquant à la littérature et aux arts. Chemin faisant, et en revenant sur l’histoire de la littérature, Pierre Leroux rencontre des idées qui ont été reprises plus tard avec succès, par exemple celle-ci, que sous le nom de siècle de Louis XIV, on a compris toute une période appartenant à Louis XIII plus particulièrement, et qui contient ce qu’il y a peut-être de plus fort et de plus durable dans la littérature du grand siècle : « C’est, dit-il, de cette fermentation et de ce mélange qu’est sortie l’époque brillante et fondamentale de Richelieu, ce premier XVIIe siècle bien supérieur au XVIIe siècle de Louis XIV, qui comprend presque tous les grands génies que l’on est accoutumé de grouper autour du fier monarque, parce qu’ils ont prolongé leur vieillesse jusque sous son règne; mais ce n’était pas sous lui, c’était bien auparavant qu’ils s’étaient formés; ils s’étaient trempés au milieu des guerres civiles et des révolutions… c’était la guerre, c’était la Ligue, c’était la Fronde, la liberté, la lutte des passions bouillonnantes, des caractères fiers et entreprenans, c’est à cette source que se formèrent tous les grands écrivains de cette première génération du XVIIe siècle. » On reconnaît ici, exprimée en termes formels, la doctrine littéraire dont Victor Cousin s’est fait plus tard le champion; et on aurait pu lui jouer un assez mauvais tour en lui montrant dans son plus grand ennemi, Pierre Leroux, cette théorie, vraie d’ailleurs, que l’époque de Louis XIII est plus grande et plus féconde que l’époque de Louis XIV; ainsi le grand pontife de l’éclectisme avait été précédé dans une de ses vues favorites par son plus implacable adversaire.

Donc, progrès en littérature aussi bien que dans les sciences, voilà la thèse de Ch. Perrault. Mais en passant de Pascal à Perrault, des sciences aux lettres, Pierre Leroux ne s’est pas aperçu que la question change de face. Autre chose est le vrai, et même si l’on veut, le bien, autre chose est le beau; il est facile de comprendre que, les expériences s’accumulant, et les connaissances s’accroissant et se liant entre elles, la science se fait et grandit sans cesse. Pour le bien, il y a plus de difficultés, parce que le mal croît avec le bien, et que l’on est toujours incertain de la proportion de l’un et de l’autre; mais enfin pour le bien matériel, il n’y a pas de doute, et c’est l’une des conséquences des progrès de la science; pour le bien social, il y a de grandes apparences qu’il peut s’accroître continuellement par le progrès des sciences morales; reste le bien moral proprement dit, pour lequel la question reste douteuse. Mais enfin pour le beau, c’est une tout autre affaire. Tandis que le vrai et même le bien relèvent de la raison, le beau dépend de l’imagination. Or pour le charme de l’imagination il faut une certaine jeunesse, une certaine fraîcheur, une certaine naïveté. De là vient que ce que nous appelons l’antiquité, qui est, relativement au moins, la jeunesse du monde (ætas florida mundi) a pu atteindre le point où réside la perfection de l’art. Nous, au contraire, les modernes, nous sommes, selon le mot de Pascal, les vrais anciens; nous glanons après les anciens qui sont les jeunes par rapport à nous. Ce qui explique l’erreur des partisans des modernes dans cette querelle, c’est d’abord leur ignorance de l’antiquité. Perrault et La Motte ne comprennent rien à Homère. D’ailleurs ils insistaient surtout sur les progrès de la raison, et c’était par la raison qu’ils mesuraient le mérite des œuvres d’art. Ce qu’ils appelaient la supériorité des modernes, c’était le progrès de l’ordre, de la convenance, de la régularité; au point de vue du goût, ils étaient à rebours de la critique moderne, ils rejetaient le familier, le naïf, le primitif, tout ce que la critique moderne a revendiqué contre la critique exclusivement classique. Au reste Pierre Leroux n’a pas tout à fait méconnu ce point de vue. Il remarque qu’on ne s’est pas contenté de comparer les mérites littéraires des anciens et des modernes. On a poussé la critique plus loin : « Elle osa décomposer ces grands types consacrés, les grandes figures d’Homère et de Moïse; elle osa nier l’existence du premier et l’authenticité des ouvrages du second. Elle a devancé sur ce point les recherches de la critique allemande. » D’ailleurs, il est vrai de dire que même en littérature et dans les arts, à un certain point de vue, il peut y avoir progrès, en tant que la littérature et les arts dépendent de la réflexion et de l’expérience. Dans les arts proprement dits, il y a progrès de savoir-faire matériel; dans la poésie, plus de philosophie ; dans le drame, plus de psychologie. Mme de Staël, discutant cette question, trouvait chez les modernes le progrès de la mélancolie. Mais tout cela tient au progrès de l’âge et de la réflexion. Ce n’est point progrès du beau proprement dit. C’était là que les partisans des anciens, tels que Fénelon, reprenaient leurs avantages. Malgré l’exagération de la thèse, Pierre Leroux n’en a pas moins le mérite d’avoir trouvé dans cette fameuse querelle l’origine de la doctrine de la perfectibilité, et il l’a fait ainsi remonter au moins pour la France, au XVIIe siècle. C’est une bonne réponse à la thèse des Allemands, qui voient dans Kant et dans Lessing ce que nous trouvons chez nous dans Turgot et dans Condorcet[4].

Pierre Leroux a vu dans la doctrine de la perfectibilité indéfinie non seulement une doctrine philosophique de la plus haute importance, mais aussi une foi, une religion destinée à remplacer le christianisme. Il est vrai que cette doctrine a pris de nos jours le véritable caractère d’une croyance religieuse. Elle a enfanté des fanatiques et des martyrs. Elle s’est jointe au culte de l’humanité, et à celui de la révolution française qui s’est développé, suivant Tocqueville avec tous les caractères d’une religion. Pierre Leroux a été, après Saint-Simon, l’un des apôtres de cette religion, le plus sincère et le plus enthousiaste. Il n’en a pas vu les difficultés et les lacunes; il n’a pas vu que le lendemain même de cette religion du progrès, c’est précisément une autre religion, un autre fanatisme qui allait s’emparer des imaginations et des âmes : c’est la religion du pessimisme ; on a vu le culte du mal remplacer celui du bien, et le diable mis à la place de Dieu. Pour en revenir à la doctrine de la perfectibilité indéfinie, Pierre Leroux ne s’est pas demandé si cette doctrine ne supposait pas que la terre et l’humanité sont éternelles : or rien n’est moins évident. Au point de vue scientifique, la terre finira, puisqu’elle a commencé. L’humanité finira elle-même, et tout progrès avec elle, à moins que l’on n’imagine que le progrès recommencera dans d’autres astres : ce qui n’a sans doute rien d’impossible. Nous passons alors de Pierre Leroux à Jean Reynaud, de l’immortalité sur la terre à l’immortalité dans les cieux; mais nous n’avons plus aucun guide, aucune base solide et positive de nos affirmations. C’est la croyance à l’inconnu.

On a vu par ce qui précède que Pierre Leroux s’est intéressé à la littérature et a essayé de la rapprocher de la philosophie. (On trouvera donc quelque intérêt à lui demander ce qu’il a pensé de la littérature de son temps et surtout de la poésie. Il a précisément écrit un morceau sur la Poésie de notre siècle. Sa thèse est que la poésie de notre siècle a été surtout une poésie de désolation. Les philosophes ont enseigné le doute. Les poètes l’ont chanté. Mais ce doute et cette désolation sont le pressentiment d’une humanité nouvelle. Toute poésie est prophétique. Pierre Leroux reconnaît qu’il y a des exceptions à ce caractère général de pessimisme qu’il attribue à la poésie contemporaine. Il en cite trois principales : Walter Scott, Cooper et Béranger. L’objection paraîtrait sans doute, aujourd’hui, moins forte qu’elle ne l’était alors, car la popularité de ces trois écrivains a beaucoup diminué de nos jours (bien à tort du reste, selon nous), mais leur gloire était alors dans tout son éclat. Ces trois auteurs avaient un caractère de calme et de sérénité qu’il était difficile de faire rentrer dans la thèse générale de pessimisme universel que notre auteur attribuait à la poésie de son temps. Il est obligé de tourner l’objection par des explications un peu alambiquées. « Walter Scott et Cooper, dit-il, ne sont pas au centre de notre monde; ils sont aux extrémités, en Écosse et en Amérique. Ils sont pour nous comme les représentans des âges primitifs, comme les poètes de l’Illyrie ou de l’Inde. Ils nous intéressent et nous émeuvent par la peinture du moyen âge ou de la vie sauvage des Highlands de l’Écosse ou des Indiens d’Amérique. Mais ils n’ont rien à nous apprendre sur la loi de l’esprit humain et sur la tendance actuelle de l’humanité, pas plus que ne le feraient des chants grecs ou illyriens. Quant à Béranger, il se rattache au XVIIIe siècle et à la Révolution. C’est la poésie de l’action qui relève de l’inspiration de la Marseillaise. Il a créé la chanson politique et la chanson nationale. En même temps, il s’est élevé au ciel avec confiance et sérénité (Il est un Dieu; devant lui je m’incline). Exemple de l’art calme et contenu comme les époques les mieux organisées en ont produit. Mais Pierre Leroux fait remarquer que c’est un exemple unique[5].

Ces explications ingénieuses valent ce qu’elles valent : peut-être serait-il plus simple de dire que toute règle a ses exceptions ; et, exceptions à part, il resterait encore à citer assez de grands noms pour autoriser cette loi générale, que la poésie du XIXe siècle est une poésie de désolation : Goethe, Chateaubriand, Byron, Lamartine et Victor Hugo (plus tard il aurait pu ajouter, Musset et de Vigny) sont tous les poètes de la mélancolie et du désespoir. Ici encore on fait des réserves, on objecte que Lamartine et Chateaubriand sont des poètes chrétiens, religieux, et par là même des chantres de foi, non de doute et de révolte. Ici Pierre Leroux nous paraît avoir démêlé avec sagacité ce que l’avenir a pleinement démontré : c’est que leur christianisme n’est qu’un reflet, un souvenir, un désir plutôt qu’une foi réelle, et qu’il recouvre un fond de doute et d’inspiration pessimiste. « C’est un préjugé, dit-il, qui fait considérer Lamartine comme un poète chrétien, je dirai presque comme un poète sacré. » Ses affinités avec Byron sont dissimulées sous cette enveloppe de christianisme. Mais, même au point de vue religieux, Lamartine ressemble plus à un panthéiste qu’à un vrai croyant. Panthéiste de sentiment plus que d’intelligence, il voit s’absorber tous les êtres dans l’être des êtres. Espérance, foi, charité, terre et ciel, tout a disparu devant la solitaire contemplation de l’Être où tout va s’engloutir. » Tel est bien, en effet, le caractère des Harmonies et même de Jocelyn, Pierre Leroux ne connaissait pas encore, à cette époque, la dernière transformation de Lamartine. Il lui reproche de ne rien comprendre à l’humanité ; mais le Lamartine politique et révolutionnaire est devenu plus tard humanitaire et quasi socialiste, au moins dans le sens vague que l’on donne aujourd’hui à ce terme. Mais au temps même le plus religieux de ses phases poétiques, le croyant n’était encore qu’à la surface ; le byronisme était au fond; ce qui domine en lui, c’est la mélancolie et la terreur. Il vit dans un état de tremblement perpétuel, ne cesse de répéter que tout est vanité et que toute pensée est une erreur. Est-ce à dire pour cela que le poète soit transformé ? Non ; « mais ses idées religieuses avaient besoin de revêtir une forme, et dans son abandon il a pris le dernier vêtement usé qu’il a trouvé sous sa main. » Pierre Leroux affirme la même thèse à propos de Victor Hugo. À la poésie de calme croyance qui caractérise les Odes et Ballades, il oppose la poésie sentimentale et philosophique des Feuilles d’Automne. L’un et l’autre poète sont, à vrai dire, des panthéistes ; mais ils le sont différemment : « L’un chante la vie diffuse dans le temps et dans l’espace, courant de forme en forme dans le vaste océan de l’Être… L’autre, au contraire, saisit la vie dans tous les moules qu’elle revêt. Il se place dans un point de l’espace et du temps et s’y enracine profondément. La vie, qui dans Lamartine est un tout, une unité, un éclair, paraît dans Victor Hugo, comme la lumière qui inonde tous les corps, mais qui disparaît elle-même devant eux et ne se manifeste qu’en dessinant leurs contours et les peignant de leurs couleurs. »

Ces deux poètes expriment donc la vraie inspiration de la poésie de notre siècle : c’est le sentiment des ruines que la révolution et le XVIIIe siècle nous ont faites : c’est encore la même inspiration qui anime Goethe dans Werther et dans Faust, Byron dans tous ses ouvrages, Chateaubriand dans René, Benjamin Constant dans Adolphe, Sénancour dans Obermann, Sainte-Beuve dans Volupté et Joseph Delorme; tous représentent un genre de poésie que Pierre Leroux appelle le byronisme, inspiré par l’état d’incohérence et de discorde de la société actuelle. Dans un écrit publié plus tard, Pierre Leroux cite encore Lélia comme une nouvelle preuve et un nouveau symptôme de la désolation qui caractérise notre siècle. Pierre Leroux est cependant loin de croire que ce sentiment d’abandon et de détresse soit le dernier mot de la destinée humaine. Il n’y voit que « le produit d’une ère de crise et de renouvellement, où tout a dû être mis en doute parce que, sur les ruines du passé, l’humanité voit commencer l’édification d’un monde nouveau. »

Devant ce jugement d’un philosophe sagace et pénétrant, que dirons-nous de ceux de nos jours qui croient avoir inventé le pessimisme et dépassé Goethe et Byron. Pierre Leroux ne semble-t-il pas décrire la littérature de notre temps, lorsqu’il dénonce « cette littérature de verve délirante, d’audacieuse impiété et d’affreux désespoir qui remplit nos romans, nos drames et tous nos livres? » Il y a cependant, il faut le reconnaître, une différence entre le pessimisme de la première moitié du siècle et le pessimisme actuel. Le premier était seulement poétique, sentimental, émotif; le second est philosophique et systématique. Le premier vient de Werther; le second de Schopenhauer. C’est pourquoi celui-ci s’est répandu plus facilement, car il est plus facile d’accepter une thèse toute faite, avec des argumens qui courent les rues, que d’éprouver des émotions byroniennes. C’est dire que le pessimisme est devenu populaire et en quelque sorte bourgeois. Mais l’inspiration première vient de Goethe et de Chateaubriand, de Werther et de René.

On voit que les vues littéraires de Pierre Leroux ne manquent pas de pénétration et de profondeur. Elles se rattachent à sa conception fondamentale, celle d’une religion nouvelle, la religion de l’humanité et du progrès. «Le ciel est sur la terre. » Telle est la formule qui résume toute, cette doctrine, c’est par cette formule que Pierre Leroux espère réconcilier la philosophie avec la religion.

Pour compléter l’exposition des doctrines de Pierre Leroux, il nous resterait à parler de ses idées socialistes. Mais nous avons volontairement écarté cette question, qui est plutôt du ressort de l’économie politique que de la philosophie. Disons seulement que Pierre Leroux, comme socialiste, ne nous paraît avoir aucune originalité, et qu’il est très inférieur aux trois grands socialistes, Fourier, Saint-Simon et Proudhon. Comme philosophe, il est digne d’être rappelé au souvenir des nouvelles générations, pour avoir condensé en une doctrine beaucoup d’idées diffuses et avoir revendiqué, sinon avec beaucoup de netteté et de précision, du moins avec passion et conviction, l’idée de l’humanité et celle de la solidarité.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Ce discours a paru dans la Revue Indépendante, dans le même numéro que l’article sur Dieu ; et il le précède (t. II, 1842). Schelling n’avait pas succédé immédiatement à Hegel, mais à Gans, élève et successeur de celui-ci.
  3. Nous reproduisons la traduction plus ou moins libre de Pierre Leroux, parce que cette traduction fait partie de sa pensée.
  4. Si l’on poussait la question plus haut, ce serait à Bacon, et même aux Anciens qu’il faudrait remonter.
  5. Introduction à la traduction de Werther.