V


Où l’auteur ne sait s’il plaisante
ou s’il parle sérieusement,
n’étant pas tout à fait fixé
sur ce qu’il doit penser
de sa pensée.

J’aimerais qu’un décret faisant grâce de la vie à un condamné à mort fût soumis à la signature de la reine des blanchisseuses le jour de la Mi-Carême. Ainsi, la souveraineté d’une heure de cette enfant n’aurait pas été celle d’une reine fainéante ; la femme devenue vieille garderait le souvenir d’avoir, au temps de sa jeunesse, sauvé quelqu’un qui se noyait, et la mesure serait à la fois démocratique, ce qui serait bien, et gentille, ce qui serait encore mieux.

Si l’Académie Française, dont ce bon diable de Piron a dit qu’ils étaient là quarante ayant de l’esprit comme quatre, en avait seulement pour deux sous, elle ferait quelque chose qui l’honorerait fort et mettrait du jour au lendemain tous les rieurs de son côté : quand l’entêtement d’un ballottage répété six ou sept fois de suite la contraindrait de remettre l’élection à plus tard, elle installerait dans le fauteuil vide un mort tiré au sort parmi les hommes glorieux autrefois méconnus par elle et repoussés comme indésirables. Tour à tour ce serait Balzac, le père Dumas, Gautier, Zola, Flaubert, que sais-je ! Les ayants droit ne manquent point !… Le mort, supposé présent, serait reçu avec le protocole d’usage ; un discours lui serait adressé, qui débuterait à peu près en ces termes :

« Monsieur,

« L’Académie repentante vous ouvre aujourd’hui toute grande, en vous priant humblement de vouloir bien en franchir le seuil, cette porte qu’elle avait eu le tort de tenir close à votre appel.

« Elle commit alors une sottise dont elle garde le souvenir, comme un visage souffleté garde la marque des doigts d’une main. »

Il occuperait le fauteuil six mois et alimenterait le Dictionnaire d’exemples pris dans les pages de son œuvre.

La Loi punissant l’exercice illégal de la médecine, pourquoi n’en punirait-elle pas l’exercice illégitime ? Il serait équitable et salubre qu’un médecin convaincu d’avoir pris par exemple, une phlébite pour des varices, ou une angine de poitrine pour des douleurs intercostales, fût, sans distinction d’âge ni de sexe, renvoyé en première année et forcé de recommencer tout, du P. C. N. jusqu’à la thèse.

Je nourris un projet :

Un de ces quatre matins, j’attacherai à ma personne un huissier qui me suivra partout, ne me quittera pas plus que mon ombre. Les poches bourrées de feuilles de papier dit « spécial », cet officier ministériel n’arrêtera pas d’instrumenter contre les gens qui du matin au soir empiètent sur mon petit domaine, me privent de mon juste dû, me trompent sur la quantité ou sur la qualité de la marchandise vendue : toutes crapules que j’assignerai devant les tribunaux compétents, armé, comme l’exige le Code, de constats en bonne et due forme. Je donnerai à mon huissier un petit fixe et 50 % sur le chiffre des affaires. Je demanderai chaque fois aux juges des dommages et intérêts dont j’obtiendrai tout ou partie, et nous nous ferons, l’huissier et moi, étant donné le nombre des hommes qui mettent les autres en coupe réglée, une vingtaine de mille francs par an, que nous nous partagerons en frères.

On devrait décorer quiconque atteindrait l’âge de soixante ans. La vanité des hommes est telle, que la plupart d’entre eux, au lieu de courir la gueuse, de boire comme des trous et de faire les polichinelles, pratiqueraient la sobriété, la sagesse et la continence, dans l’espoir de devenir vieux et d’avoir la croix d’honneur.

Il y a un moyen bien simple d’endiguer du jour au lendemain l’envahissement de l’alcoolisme : chaque fois qu’un citoyen est rencontré par les rues en état d’ivresse manifeste, coller cinquante francs d’amende à tous les marchands de vin et limonadiers de la ville.

On ne saurait croire avec quelle spontanéité ils cesseraient de verser à boire à ceux qui auraient assez bu.

J’ai eu pour ami un poète, qui, à sa condition assez misérable déjà de lyrique saoul tous les soirs, ajoutait cette complication d’être domicilié rue de la Tour-d’Auvergne. De là, pour lui, l’obligation fréquente de passer la nuit sur un banc, faute de pouvoir articuler clairement, à un cocher qui l’eut ramené, les syllabes de son adresse. Et ce lointain souvenir de jeunesse m’ouvre les yeux sur l’utilité d’un petit guide, baptisé, je suppose :


LE MENTOR DU POCHARD,


où, d’après des observations puisées aux sources les plus sûres, un double tableau serait dressé, des rues, boulevards, carrefours et autres, recommandés ou déconseillés aux gens dont la sobriété n’est pas la vertu dominante.

On y lirait, par exemple, des avertissements dans ce goût :

« Nous signalons à nos clients l’avantage qu’il y a pour eux à loger dans des rues de noms brefs et où n’abondent ni les R ni les S, ces deux consonnes étant franchement incompatibles avec l’état d’ébriété et la difficulté d’élocution qui en résulte le plus souvent. Aussi, désignerons-nous à leur préférence, d’une façon toute particulière, les rues Cadet, Lepic, Taitbout, Ballu, Auber, Jacob, Lobeau, Moncey, Ney, Pyat ou Papin, dont les syllabes ont l’avantage de parvenir inaltérées — même entrecoupées de rots sonores ! — aux oreilles des intéressés. En revanche, nous ne saurions les mettre trop en garde contre le danger qu’ils courraient à élire domicile boulevard Gouvion-Saint-Cyr, avenue du Général-Michel-Bizot, ou rue des Prétres-Saint-Germain-l’Auxerrois, — à laquelle, par parenthèse, la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie n’est pas de beaucoup préférable, non plus que la rue Saint-Hyacinthe, — surtout si on a le malheur d’en occuper le 66. »

Au fond, à bien y réfléchir, mieux vaut un grand malheur qu’un petit, car le petit passe inaperçu tandis que le grand est profitable par l’évocation qu’il comporte, d’un plus grand, d’un bien pis encore, qui eut pu sévir à sa place. Comme tout le monde, le moment venu, je tends le dos au ier mai et aux multiples privations dont il fait son hideux cortège ; mais en même temps que mon front se plisse à l’idée que le Boucher fera grève, que le Tripier fera relâche, que le Cafetier fera le mort, les cheveux me dressent sur la tête à la pensée que, s’il voulait, le Concierge pourrait faire le sourd, d’où grande pitié des pauvres locataires de France, privés de sortie ou de rentrée selon qu’ils seraient ou rentrés ou sortis, et goûtant, d’un moment à l’autre, la volupté de tirer la sonnette ou de brailler : « Cordon, s’il vous plaît ! » sans autre effet que de gagner, ceux-ci des extinctions de voix, ceux-là de fâcheux durillons.

En somme, on ne voit pas pourquoi M. Pipelet serait seul à ne pas profiter du droit dévolu à chacun de souhaiter sa fête à Saint Plumard. Il y a là une injustice qu’il convient de lui signaler, et je la lui signale, non sans quelque inquiétude, songeant que nous vivons en des temps où il est difficile de dire une bêtise sans qu’elle soit prise aussitôt au sérieux par une foule plus bête qu’elle encore.