IV


Où l’auteur confesse
son culte de la jeunesse,
son attirance vers la bohème,
et sa tendance à ne rien faire.

La jeunesse est le plus grand des biens ; la vieillesse la pire des disgrâces. Elle n’est profitable qu’à l’alcool.

J’étais né pour rester jeune, et j’ai eu l’avantage de m’en apercevoir, le jour où j’ai cessé de l’être.

L’âme des tout jeunes hommes est une fleur, comme en est une le corps des jeunes femmes. Jeunes lèvres contre jeunes lèvres : avec ça, on fait un bouquet.

À mesure que, marchant vers la vieillesse, on s’éloigne de cet autre soi qui fut ce demi-dieu, un jeune homme, on se reprend à l’aimer pour ces mêmes sentiments qui vous avaient lassé de lui : ses candeurs et ses emballements agaçants et irréfléchis, ses pudeurs conscientes d’elles-mêmes dissimulant leur fausse honte derrière une forfanterie du vice qui lui ferait avaler au besoin des rivières entières de purin sans broncher, sa rage d’épater le monde et de trancher les questions sans en connaître le premier mot, et sa même attirance absurde vers tout ce qui est la chimère, le paradoxe, l’extravagance et le pourpoint de velours grenat. Ainsi, par la pensée, on revoit avec plaisir de vieux amis laissés de côté comme ennuyeux et de qui on se dit, une pointe de repentir à l’âme :

— Un peu nigauds, un peu turbulents, c’est possible ; mais si honnêtes gens, au fond !

Il vaut mieux gâcher sa jeunesse que de n’en rien faire du tout.

L’âge et la pratique de la vie m’ont amené petit à petit à une amoralité complète ou à peu près. J’en suis arrivé à trouver que le baiser prime la justice et que la beauté est peut-être la moins relative des vertus : aveu dépouillé d’artifice, dont je rougis, bien entendu, mais dont je rougirais plus encore, si, comme je le crains, une bonne partie de l’humanité ne partageait cette manière de voir, avec moins de franchise à la clé.

Les femmes dont on dit qu’elles ont été belles ont à mes yeux le même intérêt que les pièces démonétisées dont on dit qu’elles ont été bonnes.

Je nie absolument que chaque âge ait ses plaisirs, la Jeunesse gardant tout pour elle.

Qui dit « Vieillesse » dit « Tout Perte ».

Sans doute un moment peut venir où, soit que travail ait reçu sa récompense, soit que la veine s’en soit mêlée, la lutte pour la vie est moins âpre, mais comme, à vingt-cinq ans, si on n’a pas d’argent, on n’en dort ni mieux ni plus mal et on n’en aime ni plus ni moins que si on en avait plein les poches, on se passe parfaitement d’en avoir.

Misère ! Tristesse ! Songer que des mots restent jeunes et que des bouches doivent abdiquer la douceur de les prononcer, puisqu’il n’en est pas de même pour elles !

Il en est de la bohème comme il en est de l’alcool, comme il en est du tabac et des femmes ; il ne faut pas en pousser la pratique à l’excès. J’affirme que, prise à dose raisonnable, elle constitue la plus charmante, souvent la plus sage des compagnes.

Je la connais ; nous avons vécu ensemble sous l’ombre des moulins de la Butte, au temps de ma chère jeunesse, et elle m’apparaît aujourd’hui comme une maîtresse qu’on a quittée sans savoir au juste pourquoi, à laquelle, de temps en temps, on va faire une petite visite, et qui se laisse peloter en riant tandis qu’on pense d’elle : « Bonne fille ! qui ne m’a jamais donné de mauvais conseils, et ne me laissera que de bons souvenirs ! »

Il n’est pas prouvé le moins du monde que le simple instinct des jeunes gens ne l’emporte pas en clairvoyance sur ce qu’on est convenu d’appeler « l’expérience » des vieilles personnes.

J’ai follement aimé ma jeunesse, je l’ai aimée passionnément, aimée comme une maîtresse pour laquelle on se tue. Le souvenir de l’avoir eue et le chagrin de ne l’avoir plus, voilà, hélas ! tout ce qui m’en reste !

Sur le seuil du fâcheux tournant, me consolant comme je peux, je trompe ma mélancolie au contact des petites bonnes femmes de Montmartre, vêtues de clair, bottées de jaune, chapeautées de rose et de bleu. Et pendant quelquefois une heure, penché sur leur jeunesse à elles comme on se penche sur une pierre précieuse pour mieux jouir de son éclat, je les écoute avec un ravissement ému dire gentiment des sottises grosses comme elles.

C’est chez moi un besoin que je ne puis dominer, de faire un tout petit bout de causette, aux jeunes femmes, aux midinettes, aux trottins, que le hasard place sur mon passage, dans la rue :

— Voilà une jolie dame !

— Bonjour, Mademoiselle !

— Chic chapeau !

— Bravo, les beaux yeux !

— Vrai, Madame, ce que le bleu vous va bien !

Et cætera et cætera : toutes amabilités à dix pour un sou, offertes de bon cœur, reçues sans déplaisir, et qui, mon Dieu, entretiennent, dans la sympathie l’une de l’autre, la bonne fille et le bon garçon. De temps en temps, naturellement, il m’arrive de me faire moucher :

— Qui est-ce qui lui parle, à c’t’idiot-là ? En v’là une espèce d’abruti ! Est-ce qu’on lui demande la couleur de ses bas ?

Mais c’est tout à fait l’exception. Presque toujours, un petit coup d’œil jeté de côté, qui sait gré et qui dit « merci », me paye de ma politesse ; — quelquefois un petit sourire… Ce n’est pas grand’chose ; je le sais bien. Ça ne fait rien, c’est tout de même cela. J’ai l’impression que, pendant une seconde, on me promène une fleur sous le nez ; et ça n’a rien de désagréable.

Je ne vois nulle honte à être un « vieux cochon », mais je trouve beaucoup de ridicule à être un vieil imbécile.

Le tort fréquent des hommes, d’ailleurs très à plaindre, qui ne veulent ou ne peuvent dételer, n’est pas de préférer le baiser des jeunes lèvres à celui des bouches flétries : ils accomplissent, ce faisant, l’acte le plus normal, le plus instinctif, le plus naturel du monde. Il consiste à vouloir que ce qui est ne soit pas et que ce qui ne peut être soit, en perdant de vue qu’une heure arrive où l’espérance d’être aimé doit le céder à l’ambition d’être le moins odieux possible.

Il y a deux choses chez la femme : sa caresse et sa tendresse. Maîtresse de l’une, elle en dispose ; esclave de l’autre, elle la subit. Il est donc parfaitement absurde de s’obstiner à lui acheter ce qu’elle est hors d’état de vendre, et si j’approuve fort, chez Arnolphe, le dessein qu’il a formé de dormir dans le lit

d’Agnès, je ne puis songer, sans en sourire, à l’idée où il se complaît qu’il sera le seul à y coucher.

En retour d’avantages appréciables, la situation d’ « amant vieux » entraîne certains désagréments sur la nature desquels je croirais superflu d’insister. La probité la plus élémentaire commande au fou resté un sage non seulement d’y présenter le dos avec une résignation souriante et mélancolique, mais même de leur ouvrir la porte et de les accueillir sur le seuil en disant :

— Entrez donc, je vous prie.

C’est qu’à l’amie dont il reçoit le baiser il ne doit pas que de l’indulgence, de la reconnaissance et de l’argent : il lui doit également l’Amour, cet indispensable Amour qu’il n’est plus capable d’inspirer, dont elle entend cependant ne pas être frustrée et que, par conséquent, il est tenu de lui procurer coûte que coûte, ne la pouvant décemment condamner à payer le plaisir qu’elle donne, du bonheur auquel elle a droit.

Pour mon compte, je n’hésiterais pas à saluer au passage, comme très respectable, une épitaphe conçue, je suppose, en ces termes :


Ci Git
X
QUI SUT ALLIER
LA COMPLAISANCE À LA DÉBAUCHE.
IL LUI SERA
BEAUCOUP PARDONNÉ,
PARCE QU’IL
LAISSA BEAUCOUP AIMER.


Mon métier d’écrivain, dont j’ai eu le malheur de reconnaître l’inanité, ne m’intéresse plus depuis longtemps, et je l’ai exercé jusqu’à quarante-cinq ans, avec le zèle d’un chien qu’on fouette, dans l’espoir de pouvoir enfin ne plus travailler qu’à mon heure, même ne plus travailler du tout.

Pigritia Sapientia.

Au fond, les années me tombent dessus sans venir à bout du bohème que j’ai toujours porté en moi : un bohème que mes atavismes bourgeois embêtent et font coucher trop tôt. Mes secrètes ambitions seraient d’être embauché dans une troupe de comédiens, et de partir, sous un nom d’emprunt, cabotiner en province, me couvrir de gloire dans les rôles de tenue des mélodrames à trémolo : le médecin des Deux Orphelines, le curé de la Grâce de Dieu, ou Daubenton du Courrier de Lyon, celui qui, Lesurques lui demandant : « Monsieur, puis-je embrasser ma fille ! », lui répond, d’une voix où la compassion le dispute, comme il convient, à la réserve professionnelle :

— La Justice, Monsieur, n’est pas l’Inhumanité !

François Coppée m’aurait compris.