Bibliothèque-Charpentier
Eugène Fasquelle, Éditeur
(p. 35-84).

SUR LA ROCHE

À l’embranchement des deux chemins, cent mètres en avant du bourg, le petit cabaret trapu, à toit de chaume, avec son bouquet de branches sèches au-dessus de la porte basse et ses deux fenêtres carrées qui ressemblaient à des yeux sombres, regardait la route de Fouesnant.

La maison n’avait pas toujours été le taudis où les passants entrent pour boire. Autrefois, quand le père Guillou était encore de ce monde, il savait nourrir sa femme et sa fille : avec sa gabare, il faisait le camionnage de Groix et des Glenans, et gagnait bien. Mais, un jour, étant allé à Concarneau pour charger du ballast, il avait, plus que de coutume, couru les cabarets du port, avec des amis, et le soir, furieux d’alcool, on l’avait vu sauter dans son bateau, injuriant ceux qui voulaient le retenir, et menaçant son matelot de lui casser la tête, s’il mettait le pied dans la barque. Guillou avait pris le large, tout seul, et personne ne le revit plus jamais.

Les deux femmes, à cultiver leurs quatre carrés de patates, n’auraient pas trouvé de quoi manger : elles ouvrirent chez elles, dans la chambre unique, un débit de boissons. Au fond, les deux lits s’encastraient au mur, voilés par des rideaux de serge peinte, et dans la vaste cheminée un feu de bouses brûlait sans cesse. Le mobilier était simple : une vieille table en chêne, une autre plus neuve en bois blanc, trois tabourets et trois chaises, un banc, un tonneau de cidre dans le coin ; sur des rayons de planches, vingt bouteilles exhibaient leurs étiquettes voyantes ; une image de couleur était piquée à la muraille, portrait d’un président barré du cordon rouge ; une frégate peinte en bleu vif pendait du plafond, accrochée à la poutre par la pointe de son grand mât.

La fille opérait là, pendant que la mère allait aux champs.

C’était une virago de vingt-trois ans, au buste large et droit, sans taille, aux fortes poignes, avec une face carrée épaissement lippue, des dents assez blanches, et des yeux bruns qui ne manquaient pas de beauté.

On ne gagnait guère. Anne-Marie se décida, sur les instances de sa mère, à choisir un homme, au petit bonheur ; elle prit Moëlan, le maçon, un beau gars qui savait son métier et qui travaillait pour les Ponts et Chaussées, où la paye est sûre. Avant son mariage, il ne buvait que le dimanche, comme les autres, et se soûlait à fond une fois chaque mois, pour s’entretenir en santé ; lorsqu’il fut marié, et qu’il eut sous la main les bouteilles de la mère Guillou, tout changea. Sous prétexte de grossir la clientèle, il amenait des amis, « des frères », et les tournées allaient leur train : les petits verres succédaient aux bolées ; les bouteilles de vin blanc cacheté, qui coûtent si cher, défilaient.

— C’est ma tournée ! criait le gendre.

La mère Guillou n’y retrouvait jamais son compte, et glapissait en réclamant des sous.

— Je vous dis que c’est ma tournée, la mère !

Et goguenard, ayant été au régiment, il ajoutait :

— Vous marquerez ça sur mon compte !

Quand la vieille insistait, il levait le poing, et quand Anne-Marie s’en mêlait, la main levée savait descendre. Il fallut, une fois, lui arracher sa femme qu’il traînait par les cheveux et qu’il pétrissait à coups de pied, dans le ruisseau. Il ne travaillait plus que cinq jours par semaine. Une de ses bordées dura huit jours entiers : les Ponts et Chaussées le licencièrent.

— Eh bien ! quoi ? Je suis pas gêné. Y a du travail, à la grève.

Il prit le canot du père Guillou, avec ses engins, et, faraud, partit pour la pêche. Il connaissait mal la manœuvre, et la côte plus mal encore. Au bout d’un mois, il s’était noyé. Les deux femmes, à l’église, pleuraient à chaudes larmes, à cause du drap noir, de la bière et des chants liturgiques qui impressionnent toujours ; mais, dans le fond du cœur, elles remerciaient le bon Dieu, qui prend pitié des braves gens et qui sait arranger les choses, quand il veut bien.

En effet, la vie redevint meilleure. Les six mois de Moëlan avaient coûté gros, mais l’auberge où l’on ne paie qu’une tournée sur deux avait attiré la clientèle, qui en prenait volontiers le chemin. Après la mort du gendre, les amis continuèrent à venir là, par habitude, et pour consoler les deux femmes.

Aussi bien, Anne-Marie faisait plaisir à voir et parfois on lui prenait la taille, en toute amitié, car elle rendait les caresses en coups de poing. Elle ne se fâchait pas d’ailleurs, bien qu’elle cognât ferme. Chez elle, on pouvait tout dire, à la condition de ne rien toucher, ni bouteilles, ni peau ; les grivoiseries ne l’offusquaient pas, et même, de temps en temps, elle affectait d’en rire, puisque son métier exigeait cette complaisance. Mais quand ce rire brusque s’ouvrait sur ses larges dents, ou quand une réplique alerte lui sautait de la bouche, elle gardait au fond d’elle le sérieux de la commerçante qui vaque à ses affaires. Promptement, elle avait acquis l’insensibilité professionnelle des êtres auxquels le vice d’autrui donne à vivre. La boisson avait fait sa misère, deux fois, et si la boisson maintenant la nourrissait au détriment des autres, tant pis pour les autres ! Elle n’excitait personne à boire, et de cela, fiden-doué ! elle se serait fait reproche ; mais elle ne refusait jamais de verser une bolée à celui qui la demandait, même quand il en avait déjà trop. Droite à son poste et le ventre en avant, sous le tablier bleu et la coiffe blanche, elle attendait que les hommes eussent fini d’avaler les liquides, veillait à la casse, à la paye ; elle ramassait leur argent un peu vite, pour être bien sûre de l’avoir, et, chaque fois que l’ivresse du client lui permettait d’embrouiller les comptes, elle ne se faisait pas faute de commettre une erreur lucrative ; elle n’en éprouvait aucun remords, et disait à sa mère :

— Il redoit bien ça, pour tout ce qu’il a bu sans payer, du temps de Moëlan !

D’ailleurs, elle se confessait de ses larcins ; mais elle les réitérait vingt-quatre heures plus tard, ne s’abstenant du vol que le jour où elle avait communié.

Quand les buveurs se levaient pour partir, elle descendait derrière eux et s’en allait fermer la porte, en poussant le dernier.

Alors, seule, elle soufflait devant elle un grand coup d’air, comme pour chasser leur haleine, car elle ne les aimait point, les gars, les jugeant tous pareils, et gardant à tous une épaisse rancune du mal qu’un d’eux lui avait fait. Pourtant, la joie secrète qu’elle sentait à les voir sortir, par délivrance, elle l’éprouvait aussi à les voir revenir, par cupidité, et ceux auxquels elle faisait la meilleure figure, parce qu’ils dépensaient le plus, étaient également ceux qu’elle détestait le mieux, parce qu’ils lui rappelaient son défunt.

À ceux-là, elle versait à boire de bon cœur, et plus fort qu’aux autres, avec une espèce de rage qui mettait sur sa face ordinairement dure un sourire crispé, dont les buveurs étaient ravis et enhardis. En reconnaissance pour ce bel entrain, ils lançaient quelque gaudriole, et le sourire s’accentuait sur la bouche de la commère, qui, en rebouchant son litre ou en posant le bol, grommelait au fond d’elle-même :

— Tiens, soûlaud ! Crèves-en, soûlaud !

Grâce à cette haine qui se présentait sous les apparences de l’aménité, le commerce prospérait. Les dettes occasionnées par l’ivrognerie du mort se liquidaient peu à peu, remboursées par l’ivrognerie des survivants.

Un des plus assidus parmi eux, Toussaint Lekor, rêvait parfois de prendre entre les deux veuves la place que Moëlan y avait laissée libre ; il y songeait, moins par calcul que par instinct, pour être plus près des bouteilles et pouvoir puiser au tonneau. Il se disait que la vie serait bonne et facile, dans cette maison qui ne manquait de rien : il y trouverait, en rentrant de la mer, un feu pour se sécher, un verre pour se réchauffer, la soupe faite, et un rude morceau de femme !

Eh ! pourquoi non ? Anne-Marie, sans doute, ne le repousserait pas plus qu’autrefois ! Il avait eu jadis de l’amitié pour elle, avant de partir au service ; oui bien, de l’amitié, et même un fort béguin !

En ce temps-là, pourtant, elle n’était que la fille au père Guillou, et ne possédait pas encore son auréole de flacons. Il l’avait désirée quand même, et pour le bon motif, et ce serait menterie de dire qu’elle l’avait rabroué quand il expliquait son caprice, un soir de danse, pendant la fête ; même, il l’avait embrassée et serrée, dans l’ombre, derrière la haie du cimetière…

Depuis lors, il est vrai, on n’avait plus reparlé de tout ça, et ni l’un ni l’autre n’avait l’air de s’en souvenir. Mais rien n’empêchait d’en causer, à présent, et tous deux étaient libres.

— Pour sûr, qu’on est libre !

Le printemps était venu, propice aux idées matrimoniales, et Toussaint résolut de parler à la veuve.

Il n’osait pas.

Bien qu’il fut brave marin, et sans peur dans les gros dangers, il était timide et même lâche, dès qu’il lui fallait exprimer une idée. Contre une tempête ou contre un homme armé, il aurait tenu ferme, sans broncher, et jusqu’à la mort ; mais, contre une parole ou un regard tranquilles, il était sans force, et vaincu par avance ; à tout il répondait : « Oui », même s’il pensait le contraire, et il promettait tout, quitte à ne rien tenir, acceptait tout, quitte à se dérober ensuite. Son courage de brute pouvait l’emporter jusqu’aux gestes de l’héroïsme, mais sa conscience d’homme n’était capable que de veulerie, et dans l’attitude d’un héros, il restait plus que jamais une bête en exercice de ses instincts. Quiconque eût commandé en maître l’aurait mené comme un chien fidèle, à la condition de le garder sous l’œil ; mais il craignait les yeux, à moins d’être en dispute, car alors la colère le débarrassait de son âme, et il se battait avec l’énergie d’un ours.

Cette pusillanimité l’avait rendu sournois, d’une sournoiserie candide dont il ne se doutait même pas, toute pareille à celle des autres animaux. Simplement, il évitait de dire, afin de n’être pas contredit, et il se cachait, afin de n’être pas empêché. Il en arrivait, de la sorte, à vivre beaucoup en lui-même, couvant des projets dans son coin, et les apportant tout d’un coup, à la manière d’une poule disparue qui revient brusquement avec sa nichée de poussins.

Car il avait, pour les instants décisifs, un remède à sa poltronnerie : il buvait, sachant très bien qu’alors il viderait son cœur, dirait tout, casserait tout, sans avoir à s’y décider, et qu’au réveil il trouverait la besogne faite et bien faite.

— Et puis, quoi ? Si elle refuse, tant pis pour elle !

Un soir de mai, il buvait chez Anne-Marie, seul à l’heure de la soupe. La vieille tardait à rentrer.

Il pensa : « Peut-être aujourd’hui, je dirai… »

Il but la seconde bolée ; quand il demanda la troisième, la marchande lui sourit en posant la tasse.

Accoudé sur la table graisseuse, il regardait la femme en dessous, ne soufflant mot, attendant son courage, et tout en attendant, il supputait que, pour sûr, Anne-Marie lui voulait du bien plus qu’aux autres, puisque toujours elle souriait, en lui versant à boire.

— Une autre bolée !

Le courage approchait.

— Anne-Marie !

— Quoi, Toussaint ?

— Tu te rappelles pas, Anne-Marie ?

— Quoi donc, Toussaint ?

— La haie du cimetière, quand c’était un soir de Pardon ?

— Des blagues ! Ce qu’on est bête, quand on est jeune !

Il ne trouva rien à répondre : le courage n’était pas mûr.

À son aide, il appela un verre de rhum, que l’aubergiste lui servit : « Tiens, soûlaud ! Crèves-en, soûlaud ! »

Il promena dans la salle un regard déjà terne, pour se bien assurer qu’ils étaient toujours seuls.

— Anne-Marie !

— Quoi donc, Toussaint ?

— Tu y recommencerais pas, avec moi ?

— Quoi ?

— Que je t’embrasse !

— Tu voudrais pas, et moi non plus.

— Si, que je veux ! Et je serais ton homme pour la vie !

— Assez d’un soûlaud ! J’en prendrai pas deux !

— Je suis pas un soûlaud, Anne-Marie ! Je suis un marin ! J’ai mon bateau, bon bateau, qui a gagné trois prix aux régates, et tu peux demander, si tu le sais pas. Un marin, pas un soûlaud ! Faut pas dire ça, Anne-Marie !

— Reste assis.

— Je veux pas m’asseoir ! Je veux que tu dises que je suis un marin !

— Tu es un marin. Assieds-toi.

— Et puis, je veux que tu dises que tu seras ma femme, Anne-Marie ! Tu entends ? Faut dire ça ! Dis ça !

Elle s’était garée derrière la table qui servait de comptoir. Le mâle, debout en face d’elle, les poings appuyés sur le bois, tendait en avant son buste et sa face congestionnée ; la femme, adossée à la muraille, en arrêt et sûre de sa force, le contemplait, sans bouger, sans répondre, et leurs yeux fixes se dardaient des regards immobiles.

Soudain, l’ivrogne allongea ses deux bras, avec deux mains ouvertes vers la chair.

— … brasse-moi !

Son geste avait renversé des bouteilles, et le poing furieux de la commerçante s’écrasa sur son nez. Il perdit l’équilibre, roula ; puis, stupéfait d’être à terre, il passa lentement sur ses moustaches le revers de sa main, qu’il retira toute sanglante.

— Ah ben ! fit-il.

— Dehors, charogne !

Avec lenteur, avec effort, il se releva, sans colère, se mit sur pieds ; il répétait :

— Ça, Anne… Marie… Ça…

— Dehors, que je te dis !

Elle avait ouvert la porte, et, rouge encore de fureur, à cause des bouteilles cassées, elle le toisait, les poings sur les hanches.

Il sortit, et tandis que la porte claquait derrière lui, le pur vent de la mer lui balaya le visage.

Alors, il marcha sur la route, au hasard. Le soleil venait de se coucher. Des moutons rentraient à la crèche, menés par des enfants. Le ciel sans nuage était rouge au-dessus de la mer, mais du côté de l’Est il bleuissait déjà, et les premières étoiles s’allumaient par places, une à une.

Toussaint, hébété, s’arrêta, en essayant de se souvenir ou de comprendre, et en regardant les choses. À trois cents mètres devant lui, sur le sommet d’un tertre, la haute silhouette d’une vieille paysanne, profilée en gris sur le plein ciel, se démenait fantastiquement, secouant ses longs bras et tirant sur la corde d’une vache qui résistait en beuglant. L’ivrogne s’intéressait à la lutte. À mesure que les minutes passaient, les deux ombres se faisaient plus noires et les étoiles plus nombreuses. Enfin, la vieille, armée d’un maillet, se mit à planter en terre un piquet, pour attacher sa bête ; elle frappait dur : dans la limpidité du soir, chaque coup de maillet retentissait au loin, et vibrait sèchement. Tour à tour, tandis que naissaient les étoiles, le maigre bras se relevait, s’abaissait, remontait, et les coups sonnaient ; mais, à cause de la distance, le bruit n’en arrivait que tard, au moment même où le maillet déjà était revenu dans le ciel plus constellé, et l’ivrogne s’étonnait de cette sorcière qui travaillait à clouer des étoiles.

Le Breton ne gardait pas rancune à la cabaretière : elle l’avait battu et elle en avait le droit, n’étant pas sa femme ; aussi bien, il pourrait la battre, s’ils étaient mariés. Les coups ne comptent qu’entre hommes. Elle était mal lunée, ce soir-là ; elle serait plus gentille, un autre jour : il faut savoir patienter.

Il patienta. Comme par le passé, il revenait au cabaret, ni plus ni moins souvent, et tout naturel, avec l’honnête mine d’un qui ne saurait pas.

— Puisque j’étais soûl, j’ai rien su ; j’ai le droit de pas savoir ce que j’ai dit, et tout de même elle est avertie, à cette heure : quand elle changera d’idée, elle me trouvera.

Anne-Marie ne changeait pas d’idée et n’en avait qu’une seule : garder sa clientèle ; elle fut contente de voir que Toussaint restait fidèle aux habitudes prises, et revenait. Assurément, elle avait éprouvé un violent plaisir à taper enfin sur un ivrogne : trop souvent elle en avait eu l’envie, au temps de son défunt ! Après des mois et des années de rage contenue, cette minute de vengeance avait été trop bonne, et rétrospectivement la veuve en jouissait encore, rien qu’à regarder ce mufle d’un soûlard ensanglanté par elle, une fois, rien qu’une fois ! Puisque Lekor ne profitait pas de la circonstance pour porter son argent ailleurs, tout était bénéfice ! Elle souriait comme à l’ordinaire, et puisqu’il feignait d’ignorer, elle feignait d’oublier.

— Bonjour, Anne-Marie.

— Bonjour, Toussaint.

Des mois passèrent ainsi. L’été fut beau, et de bon rapport : les Parisiens défilaient en grand nombre, et Lekor les emmenait en excursions vers les Glenans ou dans l’anse de Benodet ; parfois même il disparaissait, loué pour trois jours, quatre jours ; après ces absences, il revenait avec des pièces d’argent et même des pièces d’or dans sa bourse de cuir : il les montrait négligemment, pour tenter la cabaretière, et il s’attardait à la payer, afin qu’elle vît bien comme il était riche ; la lenteur de ses doigts et leur maladresse voulue expliquaient avec insistance : « Quand tu voudras, ce sera à toi, tout ça, et des autres avec. »

Anne-Marie comprenait et louchait vers le métal ; elle pensait : « Pour sûr, ce sera à moi, mais ça me viendra par la boisson, sans que j’aie besoin de t’épouser, mauvaise bête ! » Et pour que ces richesses ne prissent aucun autre chemin, elle s’appliquait à faire bonne figure au client.

Il concluait : « Elle y viendra… »

Pourtant, et quoiqu’il ne fût pas grand clerc en l’analyse des âmes, il était bien forcé de reconnaître le mince progrès de ses affaires. Il en concevait du dépit. Au début, ce projet d’un mariage ne lui était apparu que comme une combinaison vaguement avantageuse et qui lui souriait, mais ne l’enthousiasmait pas ; devant les résistances, il se cramponna, accroché à son idée comme un crabe à un goémon, et ne voulant plus lâcher prise, uniquement parce qu’il tenait : à force de souhaiter la victoire, il en venait à s’imaginer qu’il souhaitait l’objet de la victoire ; sous son crâne breton, le caprice se faisait idée fixe, et cette envie l’obsédait davantage de jour en jour.

— Elle y viendra !

Il commençait cependant à trouver le temps long, et s’agaçait. Il en arriva bientôt à s’irriter du temps perdu, et d’un rôle qui l’humiliait dans sa vanité. Incapable de s’en prendre à lui-même, il s’en prenait à la femme, qui faisait semblant de ne pas le comprendre et qui se moquait de lui, peut-être ! Il rageait et pensait à elle, toujours avec colère et certes sans plaisir, et surtout sans amour, mais il y pensait trop, trop souvent, plus que de raison : le souvenir d’elle surgissait brusquement, à tout propos, hors de propos, au milieu d’une manœuvre, et le marin furieux envoyait des coups de sabot à ses agrès ou à son mât, à tout ce qui se trouvait sous la portée de son pied pour recevoir les châtiments destinés à sa compagne future.

— Faudra bien que tu y viennes, rosse !

Le besoin d’avoir raison, de réduire l’adversaire, devenait âpre et lancinait son impuissance.

— Anne-Marie, sale bête ! Chameau !

Il l’appelait, la revendiquait ; il la voyait domptée, cette faiblesse qui désobéissait à sa force, et ne sachant déjà plus si son impatience exigeait une épouse soumise à son poing ou une maîtresse couchée sous son caprice, il réclamait avec des grognements les minutes d’un triomphe vengeur, quel qu’il fût !

Épouse ou maîtresse ! Mais dans un rôle ou l’autre, elle était femme, et son sexe se précisait dans sa défaite, si bien que le désir de la vaincre, se confondant avec un désir de la posséder, mua peu à peu : obscurément, des appétits charnels sourdaient de la hantise ; à force de l’exécrer, à force de l’évoquer, là, devant lui, allongée, criant grâce, il la lui fallait là, elle et nulle autre à sa place, elle exclusivement nécessaire ! Il aimait.

Il ne s’en doutait pas : il aimait, croyant détester, et cachait son amour comme on cache une haine, à tous, surtout à elle. Il venait à l’auberge chaque fois qu’il pouvait, avec son air d’indifférence, en traînant des regards qui rampaient sur le sol, pour se redresser tout à coup, quand ils arrivaient sous la proie. S’il était seul dans la boutique et si la femme tournait le dos, vite le regard bondissait sur elle, s’agrippait à ses reins, et, comme à coups de griffes, déchirait les vêtements.

— Tu y passeras, va !

En présence des camarades, ou en face de la veuve, ses yeux restaient sereins, tranquilles et sans idée. Son calme trompait tout le monde : Anne-Marie, n’ayant jamais éprouvé pour cet homme que de l’antipathie, en avait peut-être un peu plus, mais n’y prenait pas garde : elle continuait à sourire en apportant la bolée ou en versant le rhum. On était bons amis.

— Anne-Marie !

— Quoi donc, Toussaint ?

— Voilà bientôt le Pardon de Saint-Tudy, où c’est beau, avec tant qui y viennent de partout, et des baraques de foire. Si tu voulais, moi, je t’y enverrais bien, dans mon bateau.

Subitement méfiante, elle railla :

— Pas toute seule, hein ?

Il fut vexé de voir que son plan était déjoué ; il dissimula.

— En bande, bien sûr, avec qui tu voudrais. On rigolera ! Je gagne assez d’argent pour mener des amis, une fois.

— Peut-être : on verra.

— Pense à ça ; tu as quinze jours pour dire. Au revoir, Anne-Marie.

Il sortit aussitôt ; car, après une proposition importante, il convient de ne pas s’attarder, crainte d’en dire trop long, et d’avouer ce qu’on désire. Pour ne pas insister lui-même, il intéressa Katic, cousine d’Anne-Marie, à ce projet de fête, et l’invita, sachant bien qu’elle en parlerait à sa place ; il avisa Jean-Louis, son matelot ; Scolastique, joyeuse commère, et Jeannine Belz voulaient être de la partie.

— C’est l’Anne-Marie qui fera patronne à bord : arrangez-vous avec.

Tout s’arrangea et le jour vint.

Les quatre Bretonnes, bellement gréées, en robes noires, coiffes blanches, et châles de couleurs crues, portaient la chaîne d’or au col ou sur le ventre ; leurs cheveux, fortement tirés sous le bonnet, tendaient la peau des tempes et des fronts, comme tambours, et les visages bien savonnés luisaient. Les deux marins, rasés dès l’aube, avaient reçu le vinaigre et la poudre d’amidon. Les faces étaient hilares, les yeux grands ouverts et brillants, les consciences légères, et on se promettait de la joie. Dès l’arrivée au cabaret de la veuve, chez qui on devait se réunir, toute la bande s’esclaffait déjà et criait fort.

— Pas de soucis, hein ? pour un jour !

— Fiden-doué, non !

Toussaint lui-même oubliait son amour, à force de belle humeur, et l’Anne-Marie, en regardant rire son ancien prétendu, confessait avec indulgence que, sauf la boisson, il n’était ni vilain gars ni méchant homme.

— On me croira le pacha de Turquie, avec tout ça de femelles dans mon bateau !

Pour commencer la fête, la mère Guillou offrit le café. Chacune comme chacun avait apporté sous le bras, en un petit paquet, ses provisions pour la journée, du pain beurré avec du lard ou de l’andouille. Lekor, s’étant chargé de la boisson, achetait à la vieille douze litres de cidre, et craignait que ce fût trop peu ; une gourde en peau de vache qui venait d’Espagne, et qu’il portait pendue en bandoulière, fut remplie de rhum : les deux litres n’ayant pu s’y loger, il but ce qui restait au fond de la seconde bouteille. Cependant, le ciel se couvrait.

— En route !

Au moment de partir, un grain tomba. Pour prendre patience, Lekor offrit aux femmes une tournée de cassis arrosé de vermout ; la cabaretière n’eut garde de protester. On fut plus gai.

— Faut pas traîner trop, tout de même, devers la marée. Je veux sortir avant le bas de l’eau : sans ça, contre le flot, on aurait du mal.

— Bah ! y a bonne brise, Toussaint !

— De trop, peut-être ! Mais, avec moi, Colastique, on peut aller. La Julie, capitaine Lekor ! Jean-Louis, un autre vermout, pour nous mettre de l’huile aux bras ! C’est moi qui régale.

Le grain passa ; on courut embarquer, et la voile que les deux gaillards hissaient au mât, avant même d’être déployée, claqua de colère. Le capitaine la maîtrisa, et s’assit à la barre, avec le calme du dompteur.

— Tu vois, Colastique, rien à craindre ! Je t’enverrai au Pardon sans que tu attrapes seulement une bolée d’eau.

Néanmoins, dès que la Julie eut dépassé la pointe du petit port et perdu son abri, un coup de vent la coucha : les femmes crièrent ; Toussaint serra la barre contre ses côtes, et rit.

— C’est rien que ça, c’est du vent !

Il fallut prendre un ris, et la besogne était malaisée. Toussaint regretta en secret de n’avoir pas emmené un second matelot : il pouvait encore retourner à terre, et les compagnons de renfort ne lui eussent certes pas manqué ; mais il avait en tête l’orgueil de garder ce lot de femmes pour lui seul, et quatre libations lui avaient chauffé le courage. Il se rassit en criant : « À Dieu vat ! » et sa Julie emporta vers le large la chanson aigrelette des femmes et le rire gras des matelots.

Vers trois milles, une bouffée froide, de mauvais augure, passa, et il la sentit sur sa joue : d’un coup d’œil furtif, il vit l’horizon du Nord-Ouest qui se chargeait et, malgré lui, il fronça les sourcils ; puis il éclata de rire, et serra la barre plus fort.

Il connaissait bien les parages ; le bateau, penché sur tribord, filait droit, et sous la poigne du maître entrait savamment dans les lames.

— Dis donc, Toussaint ? ça se gâte.

— Le ciel est tout noir.

— Tu vas pas trop au large ?

— Je prends des bordées, pour attraper le vent.

— Y a pas danger, Toussaint ?

— Avec moi ? Tu blagues, Jeannine !

— Nous fais pas boire un coup !

— Fiden si ! vous boirez un coup.

Il empoigna sa gourde, pour bien montrer qu’il avait les mains libres et l’esprit tranquille, et la tendit aux femmes ; mais elles refusèrent ; il but largement, et fit boire Jean-Louis. Il remit son outre en sautoir, et se cala contre la barre : sa face était plus rouge.

— Attention, les filles ! on va virer !

La voix molle du matelot protesta à l’avant.

— Y a trop de toile. Le vent a forci.

— Pare à virer, je te dis !

— Si on prenait encore un ris, tout de même ?

— Pare à virer, bon dieu !

Tandis que les femmes s’accroupissaient vite, le matelot se mit debout et rendit du filin : Lekor, en colère, tira la barre, d’un geste brusque, et, furieusement, le gui passa de droite à gauche. Jean-Louis n’eut que le temps de pousser un cri fou, et tomba dans la mer avec une cuisse cassée. Les femmes, relevant la tête, hurlèrent. Toussaint, les lèvres serrées, les yeux écarquillés, se cramponnait à sa barre. La grande voile, sous son filin trop lâche, s’emplissait de vent, et le bateau, couché, fuyait vers l’Est, en embarquant des paquets d’eau. Jeannine, avec de stridents appels, tendait les bras vers la place perdue où le matelot était tombé. Toussaint, muet, crispé, assourdi par la clameur des femmes, poussait la barre pour résister au vent, qui rageait plus fort.

Anne-Marie fut la première à reprendre du sang-froid :

— Toussaint ! Tempête ?

— Oui.

Dans le moment même, il jura : son gouvernail venait de casser sous l’effort. Le bateau se redressa d’un bond, comme une bête fouettée, et la voile frénétique claqua, à droite, à gauche, tirant sur le mât qui grinçait.

— Gare dessous !

Le marin se rua sur les étais, qu’il dégageait, fébrile : il en eut le temps et la voile s’écroula. Les femmes glapirent de nouveau.

— Paix, garces !

Accroupies dans l’eau, accrochées aux bancs, elles pleuraient, et le bateau, sans gouvernail, partit à la dérive, en sautant sous le choc des vagues, dans la tempête déchaînée.

— On va couler !

— Faut bien que ça arrive, un jour ou l’autre.

Du noroît, une fumée d’embruns s’avançait sur la mer, en tourbillon blafard, et tordait la crête des vagues. Pour s’en faire un gouvernail contre l’assaut, Lekor empoigna un aviron, et regarda venir. La lourde masse d’eau arrivait en sifflant : sous le choc, l’aviron cassa net, et le marin tomba sur les genoux, pendant que la coque craquait de toutes parts. Les femmes, inondées, hurlèrent plus fort.

Toussaint se releva.

— N… de D… ! Écopez, vous autres !

Anne-Marie, seule, saisit un seau ; les autres continuaient à geindre ; Katic s’étant mise à réciter une prière, Jeannine et Scolastique l’imitèrent, et, chaque fois qu’une brève accalmie, entre les ressauts, permettait à leurs mains de lâcher le banc ou les membrures, vite, elles commençaient un signe de croix, toujours inachevé.

Au-dessus de leurs têtes, la vergue folle se démenait, ballant et martelant le bordage.

Pour lier sa voile, le matelot marcha sur les femmes, comme sur des agrès : ses durs souliers leur écrasaient le ventre et les côtes ; elles interrompaient leurs prières pour l’injurier et lui battre les jambes ; il ruait dans le tas.

— Écopez, rosses de femelles ! On va couler !

Katic se décida ; les deux autres en firent autant. L’embarcation, enlevée par les fortes lames, pivotait à leur crête, sous la poussée du vent, et, tour à tour penchée sur un bord ou sur l’autre, elle fuyait dans le courant qui l’avait prise.

— Où qu’on va, Toussaint ?…

Comme si de longs atavismes l’eussent préparée à cette mort, Anne-Marie parlait d’une voix presque calme, en emplissant son seau, pour le vider par-dessus bord, et ses gestes précis étaient ceux d’une ménagère à l’ouvrage. Le Breton ne lui répondit pas : il buvait à sa gourde.

— Bois pas, pour garder ta tête !

— Je fais ce que je veux.

— C’est au large qu’on va, Lekor ?

— Non.

— À la côte ?

— Devers la pointe des Gaours : le courant passe là.

— On pourrait accoster, peut-être ?…

— On s’y crèvera, plutôt !

— Tu es bon marin, Toussaint…

L’ivrogne se rengorgea sous l’éloge et répliqua :

— Pour sûr.

Puis il haussa lentement une épaule, en ajoutant avec dédain :

— Écope !

Pour montrer ce qu’il savait faire, il prit son dernier aviron.

— Écopez !… Je vas vous gouverner ça.

Son assurance et l’exemple d’Anne-Marie rendirent du cœur aux trois femmes, qui travaillèrent avec furie. Nul ne parlait plus. L’homme, avec son arme de bois blanc serrée dans ses deux poings, luttait contre la mer : son œil de duelliste, attentif et dur sous les sourcils crispés, surveillait au loin la venue des coups, suivait chaque lame, la guettait, et sa parade recevait l’attaque.

— Hardi, Toussaint !

Ramant, lofant, et tout rouge, il suait, avec des ahans de sa large poitrine. Le courant emportait la barque. Quand on rencontrait un remous, elle tournait sur sa quille, malgré l’effort du barreur, et la mer jetait des masses d’eau sur les femmes glapissantes.

Anne-Marie ne criait pas.

La lutte dura près d’une heure.

Vingt fois, on faillit sombrer.

— V’là les Gaours !…

Tout de suite, il vit que la marée était encore trop basse ; des récifs à fleur d’eau barraient la route : on en éviterait un, deux, mais on se ferait broyer sur la ligne, avant d’approcher terre. Il jura. Les autres comprirent.

L’homme regardait le double mur des roches, et les femmes regardaient l’homme, pour chercher un espoir sur sa face immobile ; mais ce visage, rouge tantôt, changeait de couleur, à la façon d’une pieuvre blessée ; elles ne doutèrent plus et se remirent en prière.

Vers l’avant du bateau, les Pens-Gaour se hérissaient, noires, dans un tumulte de houles blanches. Une lame prit cette coquille et l’enleva ; sur sa cime, elle la fit tourner doucement, puis rouler, et l’engloutit.

Mais la barque reparut aussitôt, coincée entre deux roches, et le flot qui passait continua sa route.

Deux vivants s’accrochaient aux aspérités du massif, et rampaient. Une lame nouvelle arrivait à l’assaut. Toussaint, qui se hissait, tourna la tête : il vit Anne-Marie impuissante à gravir, et la montagne d’eau qui s’avançait contre eux. Il revint, saisit la naufragée par un poignet, par les cheveux, et tira à lui. L’explosion blanche tonna au fond du trou, et les gerbes d’écume s’élancèrent en voûte par-dessus le couple étalé à plat ventre. Dans le ruissellement qui suivit, accrochés des mains, des pieds, des genoux, ils sentirent tout au long de leur peau les forces du torrent qui les tiraient vers le gouffre, et furent libres.

Avant qu’une autre lame vînt se cogner au rempart de granit, ils avaient pu gagner le sommet. Ils s’arrêtèrent. La mer rageait en bas. D’un même mouvement, ils s’assirent et soufflèrent, les bras pendants.

Toussaint cherchait à voir son bateau trépassé, qui émergeait encore par instants. Il dit :

— En voilà un coup d’arrivé !

Anne-Marie ne l’entendit pas : elle contemplait, avec une stupeur terrifiée, l’enfer glauque d’où elle sortait. Mais elle n’en put soutenir la vision et frissonna, en fermant les yeux. Elle dit :

— Elles n’ont pas crié.

Toussaint ne l’entendit pas : il rageait contre la mer et l’insultait, grommelant des mots, tendant le poing. Ils ne parlèrent plus. Assis côte à côte, face au large, toutes leurs forces hébétées, ils restaient immobiles, le regard fixe et sans rien voir. La Bretonne grelottait. De son vêtement, des petits ruisseaux coulaient autour d’elle, et parce qu’ils se dépêchaient de retourner à la mer, elle sauta, en les voyant tout à coup, et recula.

— Toussaint !

— Quoi ?

— J’ai peur.

Il daigna sourire avec le dédain du mâle, et décrochant sa gourde catalane qui contenait encore un bon litre de rhum, il la tendit sans dire un mot. Machinalement, elle but et rendit l’outre ; il but à son tour. Elle attendait qu’il eût fini, mais il buvait longtemps.

— Viens-nous-en, Toussaint.

Il fit un rire sec.

— Viens-nous-en ? Où ça, donc ?

— Au Bourg…

Cette fois, il rit tout à fait.

— Au Bourg ? Tu en as de bonnes, la fille ! Tu sais donc pas où qu’on est ?

— Aux Gaours.

— Pens-Gaour, oui !

— Quoi, c’est celles-là ?

— Deux saloperies qui m’ont pris mon bateau dans leurs sacrées Fesses-de-Chèvre, bon Dieu de bon Dieu !

— C’est donc pas terre ?

— Terre, oui ! À trois cents brasses de terre, nous sommes, avec un courant qu’il faudrait un marsouin pour le remonter.

Elle resta étourdie, stupide à cette idée qu’on n’était pas sauvé, et qu’il faudrait mourir encore une fois. Elle essayait de douter et n’osait plus ni bouger ni regarder rien, par crainte d’acquérir la certitude ; mais elle sentait derrière son dos cette autre mort qui l’appelait.

Enfin, elle parla :

— Trois cents brasses, tu dis ?

— Au plein de la marée, mais ça fait bien le double, à cause de la dérive.

— Faut passer vite, pendant que c’est moins large !

— Si tu y mouillais seulement une jambe, tant que la mer remonte, le courant te goberait comme un vieux sabot, et tu irais loin ! T’as qu’à voir.

Anne-Marie pivota lentement, et d’un œil humble, elle vit, entre elle et le continent, ce fleuve impétueux qui se ruait dans le chenal, en déchiquetant sa furie sur les arêtes du bas-fond. Elle connaissait assez les choses de la mer pour comprendre qu’un tel passage était impraticable. Elle ne souffla mot.

Toussaint, de sa voix morne, reprit :

— Le Gardec y a péri, l’an passé, avec son mousse : encore, ils avaient la barque, eux !

Il se tut ; deux minutes furent silencieuses.

— Et Yves Pilot, donc ! C’était là aussi, qu’on croit. Mais lui, il y a des ans.

Après deux autres minutes, il ajouta :

— Et puis, tu sais, au plein de l’eau, ce sera couvert, ici : par temps calme, les Pens-Gaour viennent tout juste à ras, mais par tempête on n’y voit que du blanc, et y en a !

— Alors ?… On sera pris… Toussaint ?

— Mad-doué, oui.

— Au plein, Toussaint ?

— Balayé, tu peux le dire.

Après un autre silence, elle demanda :

— Tu sais nager, toi ?

— Pour sûr !

— Moi… Je sais pas…

Encore une fois ils se turent. Puis, elle leva vers lui un regard humble :

— Tu me tireras avec toi ?

— Dans ce courant-là !

— Tu ne me laisseras pas ! Au plein de l’eau, il mollira, le courant ; tu pourras me passer à terre, avec toi, Toussaint ?

— Y a guère apparence.

Elle se ramassa, les genoux serrés, les jambes repliées, les coudes aux flancs, comme pour offrir moins de prise à la mort, et elle haletait. Au bout de quelques minutes, elle questionna de nouveau :

— Ce sera bientôt, ça ?

— Quoi ?

— Que le flot couvrira ici ?

— Deux heures de temps.

Elle songea que dans deux heures, elle serait morte, comme Katic, Jeannine et Scolastique, et elle les chercha dans le trou, pour se voir elle-même : à la place du naufrage, il n’y avait plus que des tourbillons fous, du blanc, du vert, pas une tache noire. Alors, elle pleura doucement, et peu à peu elle pleura plus fort, comme une petite fille : ses épaules sautaient sous les sanglots.

Soudain, elle allongea le bras, et silencieusement elle montra du doigt un pan d’étoffe rouge plaqué sur un angle de roche, le châle de Scolastique.

Alors, elle se signa ; elle se leva toute droite et très grave ; se tournant vers la terre où sont les églises, elle joignit les mains devant sa bouche ; puis, elle se mit à deux genoux, et, tête basse, elle récita contre ses doigts entrelacés une prière à la Sainte Vierge. Sur son corps immobile, les plis mouillés de sa robe noire se collaient en sculpture, et la moulaient.

Amen…

Elle murmurait des mots latins, parce qu’ils sont les mieux entendus dans le ciel, et ne s’interrompait que pour se frapper la poitrine, et recommençait l’oraison.

D’abord, le Breton l’avait regardé faire ; mais bientôt il s’agenouilla aussi, et pria en battant sa coulpe.

Quand il eut fini, il se releva et avala une lampée de rhum. Alors, l’âme ragaillardie deux fois, par la prière et la boisson, il se sentit à l’aise et plein de vie. Avec la complaisance d’une force, il considéra la femme qui priait. Longtemps, ils demeurèrent là, tous deux, figés dans leur pose, elle à genoux et lui debout, double statue sur un piédestal de tempête, et la mer oubliée hurlait en cercle autour du couple.

Le marin regardait toujours, et l’alcool lui courait dans les veines : il sourit béatement à ce dos penché, à cette nuque où frisaient des cheveux mouillés, à cette croupe tendue de la femme qui lui semblait belle : et tout à coup, il se ressouvint qu’il l’aimait.

Un brusque afflux de sang lui monta du cœur à la tête, et, les yeux noyés, la face élargie par un rire muet, il tendit les paumes vers la rondeur de ces hanches. Mais la femme, soit qu’elle perçût le bruit ou qu’elle sentît l’approche, se retourna et, d’instinct, elle se mit debout, tandis qu’il reculait, intimidé : elle n’avait pas vu le geste libidineux, mais le gars lui semblait bizarre, avec son rire bête et ses deux bras ouverts. Brusquement, il cessa de rire, et sa mine devint féroce : comme on empoignerait une arme, il saisit la gourde pendue à son côté, et téta du courage.

— Bois pas tant…

— Je te l’ai payé, mon rhum, pas vrai ?

Il répondit brutalement, afin de créer la bataille, et, pour bien prouver qu’il était le maître, il but de nouveau, après avoir parlé.

La cabaretière connaissait les ivrognes, qu’il ne faut pas contrarier, et sa vie dépendait de celui-ci. Peut-être il méditait de l’abandonner là, sans oser le dire, et cherchait une dispute pour avoir un prétexte ? Elle en eut l’intuition, et le détesta ; mais elle résolut d’être habile. Le laissant boire à sa guise, elle examinait à la dérobée ce maître et sa tête renversée, où la vie et la mort allaient se décider : sous la peau tendue de son cou, elle voyait passer les ondes de l’alcool qu’il avalait, et elle aurait voulu lui serrer la gorge, l’étrangler, pour l’empêcher de se faire plus ivre, pour se venger aussi.

Elle lui sourit dans l’instant même, car il rabaissait les yeux vers elle et rejetait sa gourde sous son bras ; d’un air de provocation, il disait, en secouant la tête :

— Tu vois, hein ?

Il avait espéré un reproche et fut déçu. Il se planta devant elle avec dignité : sa face était plus rouge, sa prunelle plus trouble, et son équilibre incertain.

Elle demanda doucement :

— La tempête mollit, pas vrai, Toussaint ?

— Non !

— Elle mollira au plein…

— Non !

— Tu nageras bien tout de même : tu es si fort !

Il grogna. Elle s’approcha de lui, amicale comme une sœur :

— Tu as prié le bon Dieu, Toussaint ?

— Oui !

— Il t’a dit de m’emmener avec toi, pas vrai ?

— M’a rien dit.

— Moi, j’ai prié la Sainte Vierge… Elle m’a promis que tu m’enverrais à terre, parce que tu es bon et que tu nages si bien…

Elle se rapprocha encore, jusqu’à le frôler, et elle ajouta, presque tendre :

— Avec moi, tu passeras bien.

Il s’écarta, comme pour éviter le contact, et la fixant d’un œil mauvais, par-dessus l’épaule, il répondit :

— Avec ça que t’as été gentille, toi !

Elle feignit de ne pas comprendre et détourna les souvenirs dangereux.

— Toujours, je suis gentille avec toi, Lekor, plus qu’avec personne, et je suis contente quand tu viens boire chez nous. Tu le sais bien. Je t’ai pas fait crédit, plus d’une bolée ? Et je te ferai encore, va ! Oh ! tu as payé sans faute, chaque fois, on peut le dire, et on ne risque pas, avec toi, parce que tu es honnête. Mais l’amitié y était tout de même, Toussaint…

— L’amitié ! Tu te rappelles pas, alors ?

— Je me rappelle le Pardon, où on a dansé, nous deux.

Mais lui, rageur et menaçant :

— Et puis ?

— Et puis le mur du cimetière, quand tu m’as embrassée…

— Y a du temps, de ça ! Je parle de l’autre jour !

Elle baissa le nez, avec une mine de confusion, comme pour demander excuse. Il reprit :

— Oui, l’autre jour ! Fais la bête, un peu ! Je t’ai embrassée, peut-être, quand tu m’as envoyé un coup de poing en plein museau, parce que je voulais être ton homme, avec le maire et le curé ! Bon sang ! Entre les deux yeux, oui, que tu m’as cogné !

— Il faut pardonner les offenses.

— Si dur que je suis tombé par terre ! Tu as oublié ça, peut-être ?

— Ce soir-là, Toussaint, c’est pas ma faute : tu te rappelles bien que tu étais saoul…

— Aujourd’hui aussi, je suis saoul !

— Toussaint ! Regarde la mer qui monte !

— Oui, je suis saoul ! Tu diras pas non ! Mais t’as besoin que je t’envoie à terre, alors, tu fais la chatte !

Elle essaya de sourire, mais son sourire était tordu d’angoisse. Il ploya les jarrets, et les mains aux genoux, rabougri, avançant la tête, avec des yeux en fureur et une mimique de bête :

— Miaou, la chatte ! Miaou, que tu fais ! Et tu viens te frotter ! Et puis, au fond, tu te fous de moi ! Je te connais, va !

— La mer arrive, Toussaint !

— Oui, je te connais ! Mais quand je suis saoul, on ne m’en conte pas ! Je te connais !

Grisé de plus en plus par ses propres paroles, il serrait les points, prêt à frapper, et ses coudes se relevaient en ailerons, battant l’air.

Anne-Marie recula d’un pas. Il demeura sur place, mais toute sa volonté le tendait en avant. Un silence s’étala entre eux. Soudain, l’homme hurla :

— Et d’abord, tu vas y passer !

Il s’élança. Elle n’osait fuir ni se défendre, pour ne pas l’irriter davantage ; elle se protégea derrière ses bras étendus, et supplia :

— Toussaint…

— Toussaint ? Toussaint ? Y a pas de Toussaint ! Y a que tu vas y passer, et que je te veux, et depuis du temps, encore !

— La mer monte ! Gare, qu’elle va nous prendre !

— Je t’ai envoyée ici, faut pas que ce soit pour rien !

— On va nous voir…

— Y a personne pour nous voir ! Ils sont à fond, tous quatre.

D’un bras violent, il entoura la taille et la ploya, tirée contre lui ; tandis qu’Anne-Marie renversait le buste et détournait la tête, il pencha sur elle sa face cramoisie, et sa bouche qui soufflait du rhum chercha les lèvres de la femme.

— Non… T’en prie… Non…

— Si, bon Dieu !

Anne-Marie était solide, mais Toussaint davantage, et la frénésie de l’alcool exaspérait ses nerfs ; pendant qu’il la maintenait du bras gauche, tordue, sa main droite saisit le petit crâne et le fit tourner sur le cou : il eut la bouche, mais ne l’eut qu’un instant. Anne-Marie, d’une poussée fougueuse, s’était dégagée. Libre, elle pourrait parlementer, en restant à distance, car l’homme ivre ne l’attraperait pas à la course.

Il comprit que sa proie lui échappait et s’en indigna :

— Saleté !

Il lui montrait le poing.

— Te fâche pas, Lekor… Une autre fois… Demain…

— Tu te ficheras de moi, demain !

— Je te promets…

— Tout de suite, t’entends ! Viens là, que je dis !

Comme elle ne revenait pas, il tendit les mains à nouveau et s’avança contre elle en titubant. Mais ses jambes le trahirent ; les aspérités du granit accrochaient ses souliers ; dès le troisième pas, il tomba lourdement et geignit. Il resta étourdi pendant quelques secondes, puis, avec des gestes gourds, il chercha son outre sur sa hanche, derrière son dos.

— Bois pas, Toussaint…

Affalé et s’appuyant d’une main sur la roche, il s’acharnait à trouver la gourde vers ses reins, et parlait en même temps :

— … coute, Anne-Marie, … coute-moi bien ! Si tu veux point, je voudrai point. T’as compris ?

— Non, Toussaint…

— Si, t’as compris ! Tu veux pas venir ? Tant pis pour toi !

— Demain… je te promets…

— Si tu viens pas, je te laisse sur le caillou. Moi, je sais nager. Toi, tu sais pas. Si tu veux que je t’envoie à terre, faut pas rouspéter. Fais ce que je veux, et moi je ferai.

— Pas ici ! J’ai trop peur, ici ! Tu vois donc pas la mer qui vient, qui va être sur nous ? Elle va arriver, Toussaint.

La logique de l’homme ivre riposta tranquillement :

— Raison pour se dépêcher.

— Tu peux penser à ça, dis, quand il y a les autres qui sont là, morts, et qu’on va peut-être mourir aussi ?…

— Raison, pour pas attendre demain, qu’on serait péri.

— Et pour paraître devant Dieu, comme ils paraissent à cette heure, les autres, Katic, et puis Jeannine, et Scolastique aussi : tu as bien vu le châle à Scolastique ? Et Jean-Louis, qui a même pas fait sa prière…

— J’ai fait la mienne.

— Tu as donc pas crainte du bon Dieu, que tu veux faire un péché, quand il te voit, en plein jour ?… La Sainte Vierge nous regarde, puisqu’on l’a priée. Tu voudras pas lui montrer du mal…

L’ivrogne tenace grogna :

— M’en bats l’œil !

Sur ce blasphème, la tempête parut vouloir lancer le châtiment, car une lame subite déferla plus haut que les autres et sa menace escalada le récif, en gerbes furieuses. Anne-Marie poussa un cri d’épouvante, et se signa.

— Toussaint ! On pourra plus tenir, dans un moment !

Toujours assis, et fixe dans son idée, il répondit avec lenteur :

— … pêche-toi, alors.

— Ne me fais pas mourir en péché !

— Amène-toi.

— Demain ! Je te jure !

— Amène.

Elle murmura : « Mad-doué, Mad-doué… » et de nouveau fit un signe de croix. Puis, désolée, et lentement, chastement, le front baissé, comme pour suivre un cercueil, elle se mit en marche et vint à l’homme.

En la voyant venir, il eut un rire large, et la fit s’asseoir près de lui.

La mer mugissait derrière eux, et sa colère, en éclats brusques, en tonnerres sourds, se répercutait dans les creux. Toute la roche frémissait. Une volée incessante d’embruns passait dans le vent comme une horde de papillons jaunâtres. L’homme n’entendait rien. La femme, pour ne rien voir, cacha ses yeux sous son bras replié.

La brute masculine se releva enfin, et, debout, un peu dégrisée, arquant son dos contre le vent, huma l’air vif : les papillons jaunes s’accrochaient dans ses cheveux ébouriffés. La femelle étendue cachait toujours sa face.

— Bête ! Tu vois bien que ça fait pas de mal !

Il rit dans l’ouragan. Elle redressa le buste et vit les lames dont la crête atteignait le plateau du brisant. Elle dit :

— Sauvons-nous !

De l’autre côté, le torrent du chenal passait avec moins de furie.

— C’est temps d’aller, Lekor !

— Viens.

Ils descendirent le versant opposé du récif. Les bourrasques soufflaient moins fort sous cet abri ; les flots lampaient la roche et s’enfuyaient sans la gravir. La Bretonne reprit espoir, et le marin ôta sa veste, son gilet ; il se débarrassa même de sa gourde, avec regret, et voulut boire auparavant.

— Bois pas, je t’en prie…

Il accorda cette grâce et dit :

— Faut tirer ta jupe, Anne-Marie.

Elle obéit.

— Et ton corsage aussi, et tout.

— Pas ma chemise ?

— Garde-la si tu veux, mais moins qu’il y en a, moins ça tire.

En se dévêtant, elle demandait :

— On pourra aborder, tu crois ?

— Faut voir.

— Tu espères ?

— Tire tes souliers. Tu t’accrocheras à mon épaule, tu entends bien ?

— Oui…

— Touche ni mes bras ni mes jambes. Ferme la bouche. Parle pas. Bouge pas. Cramponne-toi et laisse aller.

Assise pour se déchausser, elle considérait la mer où peut-être elle allait périr, et deux grosses larmes coulaient silencieusement sur ses joues, tandis que l’ivrogne louchait en souriant vers la belle fille à demi nue dont la chemise mouillée se teintait de transparences.

— Allons-y, fit-il.

— Mad-doué…

Ils se levèrent. Elle se signa une dernière fois et posa sa main droite sur l’épaule gauche du marin. Au moment d’entrer dans l’eau, il se tourna vers elle :

— Baise-moi en bouche.

Passive et ahurie de peur, elle laissa faire. Il ajouta :

— Et puis, tu sais, hein ?… Chaque fois que je revoudrai, hein ?

Elle balbutia :

— Oui…

— Tu jures ?

— Oui…

— À Dieu vat, et cramponne-toi !

Ils entrèrent dans le torrent, et, le lendemain, à marée basse, on retrouva leurs corps parmi les roches de la côte, à trois cents mètres l’un de l’autre. Quand on les ramassa, les crabes qui les mangeaient s’enfuirent.