Bibliothèque-Charpentier
Eugène Fasquelle, Éditeur
(p. 1-34).

LE SETUBAL

Cette affaire du Setubal ne fut jamais élucidée ; on peut même dire, ou supposer, que les pouvoirs publics et l’opinion en détournèrent volontairement leur attention, comme si l’on se fût trouvé en présence d’un mystère qu’il valait mieux laisser dans l’ombre. Seul, un journal, qui possède le renom d’être assez bien informé en matière de choses maritimes, publia un article, étrangement énigmatique, et qui ressemblait à un commencement d’enquête ou de révélations ; sa teneur imprécise et quelques sous-entendus donnaient à penser qu’il tendait tout d’abord à amorcer la curiosité des lecteurs, et qu’il serait bientôt suivi d’éclaircissements sensationnels.

Les journaux de l’étranger, et plus particulièrement ceux des nations qui ne sont point sympathiques à l’Espagne, ne se firent, comme on peut croire, aucun scrupule d’accueillir les insinuations de notre compatriote ; mais, à leur grand désappointement, son premier article ne fut complété par aucun autre.

Le rédacteur avait-il compris à quel point ses accusations seraient importunes, au cours d’une guerre déjà difficile, et quel danger ce serait pour le pays de semer dans la flotte des ferments de défiance entre nos marins et leurs chefs ? Peut-être s’était-on ému, en haut lieu, de ce péril moral, plus grave encore que l’événement lui-même ? Il se peut que le gouvernement ait apprécié l’urgence d’arrêter les indiscrétions du journaliste, par des moyens que j’ignore. Peut-être aussi, deux familles puissantes, intéressées d’honneur à ce que rien ne fût ébruité, achetèrent le silence de la presse ? Quoi qu’il en soit des procédés mis en œuvre pour obtenir ce résultat, l’affaire n’eut pas de suites : les journaux étrangers supposèrent, j’imagine, qu’un polémiste de mauvais goût avait, mal à propos, échafaudé de romanesques hypothèses qu’il lui fallait abandonner faute de preuves, et ils passèrent outre.

Sur ces entrefaites, d’ailleurs, la formidable bataille de Capo-Maisi attira sur elle l’attention du monde, et l’aventure de Santiago fut reléguée parmi les affaires déjà anciennes et de moindre importance.

Il faut noter cependant que le journaliste parut alors revenir à la charge ; dans un article insidieux, tout guindé de patriotisme, il se lamentait à nouveau sur la perte prématurée du cuirassé le plus récent et le mieux armé de notre escadre, et il s’attachait à démontrer que, si cette puissante unité n’avait pas fait défaut à notre flotte, en un moment décisif, l’issue de la bataille n’eût pas été la même : il établissait assez judicieusement que l’ennemi, dont les vaisseaux éprouvèrent une si grosse difficulté à doubler la pointe du Maisi, n’auraient pu réussir dans cette manœuvre, si les canons du Setubal s’étaient trouvés là pour barrer la route, et conséquemment nos forces navales n’auraient pu être enfermées dans une anse où leur écrasement devenait certain : le sort de deux empires en eût été changé !

« À quoi tient, disait-il, la fortune des peuples ? » Et sur ce thème des petites causes qui produisent de grands effets, ses insinuations recommencèrent. Mais cette fois encore il renonça à rien préciser, et se tut.

Ces tentatives, ou d’autres analogues, peuvent se renouveler quand je ne serai plus là pour rétablir la vérité : je dois la dénoncer puisque je la connais, et je n’estime pas que désormais aucun scrupule doive me retenir, puisque la guerre est terminée, et que mes révélations, incapables maintenant d’apporter un trouble quelconque dans l’esprit de la flotte, sont au contraire de nature à divulguer certains vices d’organisation, auxquels il serait sage de remédier dans l’avenir.

Un point est acquis : la destruction du Setubal ne fut pas l’œuvre des ennemis, leur amiral l’a formellement déclaré, et il a démontré que pas un de ses torpilleurs n’avait pu approcher du navire, pendant la fatale nuit du 22 juin ; donc, à l’heure actuelle, les responsabilités de cette ruine retombent en entier sur mon frère qui commandait le cuirassé dont il s’agit ; il m’importe d’établir dans quelles limites il fut coupable, et de dégager sa mémoire d’une suspicion terrible, quelque scandale qui puisse en résulter pour d’autres.

Je raconterai donc ce que je sais, étant à même de corroborer mes dires, par témoins et par documents écrits. Voici les faits. On n’y relèvera qu’une inexactitude, volontaire, d’ailleurs, et relative aux noms des personnages et des lieux, car il m’a paru préférable, pour le moment du moins, de taire les uns et les autres.

Quatre années avant la guerre qui nous fut néfaste, mon frère Miguel, alors simple lieutenant à bord de l’Hippocampe, fit escale à Santiago, et le séjour dans cette rade se prolongea durant plusieurs mois. Personne ne songeait à s’en plaindre : la société prodiguait aux officiers le plus gracieux accueil, et l’existence s’écoulait en fêtes perpétuelles, données à terre, rendues à bord. Cette escadre, qui allait bientôt périr, semblait vouée aux dames et aux fleurs ; si j’en dois croire les confidences, maint roman s’ébaucha, et même fut mené à bien, ou à mal.

Quant à Miguel, il s’était violemment épris d’une jeune créole de grande beauté, dont la famille occupait aux Antilles une situation des plus hautes, par le nom et par la fortune.

Nous sommes, mon frère et moi, relativement assez pauvres, mais de bonne noblesse, et pouvant prétendre à toute alliance ; d’autre part, Miguel s’annonçait comme professionnellement destiné à un brillant avenir : rien ne s’opposait donc aux espérances qu’il avait pu concevoir.

Car il s’agissait, entre lui et la señorina Mercédès, non pas d’une galanterie passagère, mais d’une union durable, et les amoureux n’avaient guère tardé à échanger librement leurs promesses. La jeune fille se savait aimée, elle aimait, et tout entière elle s’abandonnait aux joies du sentiment nouveau, n’imaginant pas qu’une opposition quelconque pût se lever jamais entre elle et son désir : fille unique, adulée et choyée des siens, elle avait vu jusqu’alors l’autorité de tous s’incliner devant sa tyrannie d’enfant, et ses caprices étaient des lois. Son premier désenchantement l’attendait dans son premier amour.

Les destinées avaient voulu que le lieutenant don José de *** Y ***, comte de ***, se fût également épris d’elle : ceux qui connurent ce gentilhomme, et qui ont également connu mon frère, comprendront sans peine qu’une vierge de seize ans n’ait point hésité entre ces deux rivaux. Miguel, sans être un joli garçon, dégageait cette généreuse impression de vie et de jeunesse, cette belle humeur que donne un esprit droit dans un corps de santé alerte : il était franc, sûr, aimé de plusieurs et estimé de tous.

Don José se montrait tout juste le contraire : bilieux, jaune, laid, il était sombre et dur, profondément antipathique ; d’une intelligence vive, mais d’une morgue si hautaine qu’elle le rendait insociable, il se donnait des airs d’infant, sous prétexte que sa généalogie remontait à un bâtard du roi Philippe II, auquel il ressemblait d’ailleurs. Il en avait la taille et le port, la face longue, et cette proéminence du maxillaire inférieur qui caractérisa Charles-Quint et sa descendance ; il en avait aussi les passions violentes, irréductibles, que l’obstacle irrite comme une insulte, et l’égoïsme sans pitié devant qui rien n’existe, brisant ce qui le gêne et continuant sa route. « Je n’admets pas… Je ne permets pas… » étaient ses formules ordinaires. Il se prisait si haut qu’il faisait peu de distinction entre le reste des vivants, et, sans se donner la peine de dissimuler son mépris, il ne considérait l’humanité que comme un grouillement lointain et vague ; lorsque, par exception ou par nécessité, il s’était montré gracieux envers quelqu’un, il murmurait en manière d’excuse : « Il ne faut pas décourager les chiens. » Il avait fait de cette phrase un proverbe pour son usage. La vie de ses hommes ne comptait pas pour lui, et l’opinion de ses pairs ne comptait pas davantage, puisqu’il ne se connaissait point d’égaux : lui seul était son juge, et ses actes ne relevaient de rien ni de personne, sinon de lui. Mélancolique, en surplus, et fort dissimulé, mais encore plus renfermé, il ne daignait communiquer, à qui que ce fût, ni ses projets ni ses idées : ses actions éclataient brutalement, avec un caractère d’imprévu dont ses camarades furent souvent étonnés ou choqués. La vue du mal le mettait en joie, comme une constatation de la vilenie universelle, et lui crispait la face d’un rire court. Il parlait peu, et à peu de gens.

Il avait demandé et obtenu le commandement d’un torpilleur, où l’indépendance est plus grande, la vie plus solitaire ; son équipage le craignait en le détestant, et nul, dans la flotte pas plus qu’à terre, ne pouvait se dire ni se croire son ami.

À peine avait-il, deux ou trois fois, adressé la parole à Mercédès ; rien ne révélait qu’il l’eût particulièrement distinguée. Un jour, elle apprit qu’il sollicitait sa main ; elle ne fit qu’en rire. Mais son père ne riait pas : il lui remontra, le plus sérieusement du monde, les avantages sociaux que présenterait cette union ; dans une scène, qui paraît avoir été assez violente, il déclara que ce mariage était chose décidée, et se ferait.

Je n’entrerai point ici dans le détail des multiples efforts que tentèrent les deux amants, des interventions et des supplications auxquelles ils recoururent. Rien ne fit ; l’idée de s’apparenter à une famille presque royale obnubilait l’entendement du père, et sa vanité prévalut sur toute considération sentimentale. Les fiançailles furent solennelles.

Don José ne se dissimulait en aucune sorte les répugnances de la señorina, mais il n’en avait point souci : que sa propre volonté fût accomplie, cela lui suffisait.

— J’en aime un autre, lui dit sa fiancée.

— Eh bien ! Mademoiselle, vous l’oublierez.

La prudence du père et la défiance naturelle de don José appréhendaient que les amoureux eussent recours à des moyens extrêmes pour rendre irréalisable le mariage projeté, et pour imposer le leur par un fait accompli : Mercédès n’y eût certes pas fait de résistance, et mon frère eût osé un enlèvement au risque de compromettre sa carrière par le scandale d’une telle équipée.

Mais rien de semblable n’arriva, car toutes mesures avaient été prises pour empêcher désormais une rencontre des deux amants : doña Mercédès et Miguel ne se revirent plus.

Si donc la fiancée n’apportait pas à son époux un cœur intact et libre, il n’avait du moins à se plaindre d’aucun grief plus grave, et don José n’en demandait pas davantage.

Aimait-il vraiment sa femme ? Il est loisible d’en douter : peut-être son caprice n’avait pas eu d’autre origine qu’un sentiment de basse envie, provoquée par le dépit de constater, avec tout le monde, la préférence qu’une superbe créature marquait à l’un de ses collègues ; le goût de nuire l’avait excité ; l’entêtement avait fait le reste, aidé par ce besoin de vaincre les résistances et de dominer tout.

Les noces eurent lieu, dès que le comte reçut les papiers officiels qu’il avait réclamés ; en même temps, un congé lui permettait de quitter l’escadre, et de rentrer en Europe, où il emmena la nouvelle comtesse.

Le père avait espéré qu’un changement d’existence, des plaisirs mondains et des honneurs auraient promptement raison d’une amourette ancienne : la jeunesse oublie vite ! Mais doña Mercédès n’oubliait pas plus vite que mon frère : leurs lettres en font foi.

Je possède un coffret rempli de celles que la comtesse adressait à Miguel ; elles datent du premier jour, et sans interruption se succèdent pendant plus de trois années ; elles sont pleines d’une passion tenace que n’entament ni l’absence ni sa durée, et du remords aussi d’avoir trop faiblement lutté jadis contre les pressions étrangères, d’avoir manqué de courage ; on y sent vibrer les rancunes d’un orgueil outragé qui se révolte, et même le regret des ivresses que l’on n’a pas osé connaître, dans le temps où elles étaient possibles ; surtout on y sent un espoir qui ne renonce ni à la vengeance, ni au bonheur ; à maintes reprises, on y voit don José brutal et narquois, haineux plus qu’amoureux, proférant des menaces contre sa femme, parfois avec un cynisme dont la phrase suivante peut indiquer le ton :

« Pensez ce que vous voudrez, dit-il, aimez qui vous voudrez ; mais si par malheur il vous arrivait d’être infidèle, n’espérez pas que je l’ignore, et soyez bien assurée que je ne vous permettrais, ni à l’un ni à l’autre, d’y survivre une seule minute. »

Au reste, les amants ne s’effraient guère ; ils le tromperaient sans scrupule. Miguel écrit :

« Le voleur, est-ce lui ou moi ? Avec son or, avec son nom, il est venu te prendre à moi, quand ton amour t’avait donnée ! Que dis-je ? Il lui a suffi de les montrer et de les faire briller, son or et son nom, pour qu’on te jette dans ses bras, et il les remporta avec toi ! Nous nous aimions pourtant, et tu étais bien mienne,… etc. »

Mais les amants attendent leur jour, avec la certitude qu’il viendra : s’ils doivent ou non payer de la vie un bonheur plus précieux que la vie, peu leur importe ! Ils auraient tort, d’ailleurs, de s’inquiéter outre mesure, puisque l’étroite surveillance de don José ne réussit même pas à empêcher une correspondance qui se renouvelle presque régulièrement, de semaine en semaine, par les moyens les plus simplement classiques.

Cette singulière alliance, tant bien que mal, dure trois ans et quatre mois.

Enfin, les bruits de la guerre imminente suggèrent à doña Mercédès un plan qu’elle développe dans la cent quarante-neuvième lettre. L’escadre de l’Atlantique devait se concentrer à Santiago : mon frère, qui venait d’être appelé au commandement du Setubal, et don José, qui rejoignait son torpilleur, allaient partir l’un et l’autre pour les Antilles : la comtesse prétexta l’ennui de demeurer en Europe, où elle n’avait ni parents ni amis, et l’angoisse de vivre sans nouvelles, sachant les siens exposés à mille dangers, alors que l’occasion se présentait si normalement de retourner vers eux, pour le temps que dureraient les hostilités.

Elle proposa cette combinaison, mais don José refusa net, d’abord parce que l’idée ne venait pas de lui, mais surtout parce que, sans doute, il éprouvait quelque sérieuse méfiance. Mercédès insista, fit télégraphier par son père ; don José n’en fut que davantage confirmé dans ses soupçons et dans ses refus ; sa femme déclara qu’une pareille tyrannie était exorbitante, capable de provoquer toutes les représailles.

— Ne vous y risquez pas, répondit don José.

La guerre était déclarée : il partit.

Au bout d’une semaine, par le premier paquebot, Mercédès se mettait en route à son tour, et la surprise du comte ne fut pas excessive, lorsqu’un jour, débarquant à Santiago, il apprit que sa femme venait d’y arriver, et qu’elle était chez son père.

— Je vous l’avais défendu, Madame, parce que je vous devine : mais prenez garde !

Les rapports entre les deux époux se faisaient alors plus tendus que jamais : leur aversion était devenue réciproque, et nulle décence n’atténuait plus l’expression de cette mutuelle rancune : le mari exécrait sa femme d’avoir pu lui tenir tête, et il se complaisait à lui hurler sa haine, dans des accès de furie ; il la brutalisait, allant parfois jusqu’à s’imposer à elle par la violence et comme un châtiment, pour l’humilier en lui prouvant sa faiblesse.

Elle était bien résolue à ne plus revenir en Europe, et il le pressentait.

Elle écrit : « Il est fou, par instants, à moins qu’il ne le soit toujours. Je te jure qu’il n’a pas toute sa raison, je te jure qu’il me tuera ! Il m’a dit, l’autre soir : « Je sais fort bien que vous ne me tromperez pas, et je me charge de vous en ôter le moyen, sinon l’envie ; mais je vous conseille de ne jamais faire que le monde vous en accuse, même innocente, car ce serait tout comme : la femme de César ne doit pas être soupçonnée ! Le nom dont vous portez l’honneur a toujours fait trembler et n’a jamais fait rire, souvenez-vous-en ! » Ah ! bien-aimé, mon bien-aimé, s’il doit me tuer, qu’au moins je t’aie revu, avant ! »

À Santiago, don José exerçait autour de sa femme un véritable espionnage. Le gros de l’escadre, dont le Setubal faisait partie, se tenait au large, à trois milles de la côte, et personne ne venait à terre ; l’amiral avait donné sur ce point des injonctions formelles, la flotte pouvant être appelée, d’une minute à l’autre, à des mouvements imprévus ; les torpilleurs, au contraire, se livraient à de fréquentes manœuvres, entre l’escadre et le port, et don José en profitait pour exercer par lui-même une police plus active.

Brusquement, le 22 juin au matin, ordre lui fut transmis d’avoir à rallier l’île de Navaza, en compagnie de trois autres torpilleurs. Qu’il soit parti bravement, dans la joie du soldat qu’on appelle à l’action, cela n’est rien moins que probable : il laissait sa femme trop près de son rival, et la jalousie le torturait de craintes.

Quoi qu’il en soit, vers midi, la flottille des torpilleurs disparut à l’horizon.

Mon frère la regardait du haut de sa passerelle ; quand les dernières fumées s’évanouirent dans la brise, au bas du ciel, il se retourna vers la ville, heureux de penser que Mercédès y était libre et seule, pour quelques jours du moins. Quant à bénéficier lui-même des circonstances, pour se rapprocher de son amie, il ne pouvait l’espérer, car rien ne faisait prévoir que les rigueurs de la consigne dussent être prochainement adoucies, et son devoir l’emprisonnait à bord.

Il écrit : « Je t’aime, je pense à toi, je me délecte de l’idée que l’odieux bourreau n’est plus à tes côtés, et je me sens moins séparé de toi dès qu’il n’est plus entre nous deux. La distance est moins grande, je te vois mieux, et comme de tout près ; parce qu’il n’est plus là, je te vois à travers les murs : tu traverses ta chambre, tu viens à ta fenêtre, tu regardes vers les navires et tu y reconnais le mien ; tu me souris, je vois tes yeux, je vois jusqu’au fond de tes yeux, et je descends dans ton âme : je t’aime. »

Tel est le dernier billet, qu’il ne signe pas, mais qu’il date. Chiquet, son ordonnance, qui le sert depuis des années et lui est ardemment dévoué, prend un canot et porte le pli. Il revient au bout de deux heures, sans rapporter de réponse ; il dit que la señora a lu le billet, qu’elle avait l’air d’être bien contente mais qu’elle n’a pas écrit.

Miguel se montre d’abord un peu déçu de ce silence ; après le premier moment de déception, il se résigne, et durant tout le reste du jour rien dans son attitude ne présente les symptômes d’une préoccupation ou d’une joie anormales.

Vers le soir, l’amiral le convie à dîner à sa table ; ses commensaux sont unanimes à déclarer qu’il fut, à ce repas, exactement pareil à ce qu’il avait coutume d’être.

À onze heures, il quitte le vaisseau amiral et regagne son bord.

Chiquet, qui guettait son retour, s’avance pour lui parler, mais l’officier de service s’interpose.

— Mon commandant, il y a une dame.

— Une dame ?

— Qui vous demande ; elle est dans votre cabine.

Il a deviné, il se précipite. Dès qu’il ouvre la porte, Mercédès, avec un cri, se jette sur sa poitrine, et ils s’étreignent longuement, en silence : pendant quatre ans, ils sont attendu ce baiser, et c’est, depuis quatre ans, la première fois qu’ils s’approchent, qu’ils se touchent. Ils pleurent, en se serrant, et ne peuvent articuler un mot.

Elle parle, enfin, et sa parole est comme un souffle :

— Miguel…

Il a réentendu la voix aimée ! Mais bien vite il se ressaisit.

— Tu es venue, ! Comment es-tu venue ici ?

— Je t’aime !

— Il ne fallait pas ! Il faut que tu partes !

— Pourquoi ? Ne sommes-nous pas vingt fois venues à bord, en bandes, quand j’étais jeune fille.

— En temps de paix, chérie ! Mais il faut s’en aller. Pars !

— Je t’aime !

— Et moi aussi, je t’aime ! Adieu, va… Adieu !

Il lui tenait la tête, à deux mains, et lui baisait le front près des cheveux, lui baisait les paupières et le cou, s’enfouissait le visage dans les cheveux défaits, en répétant sans cesse : « Adieu !… Adieu !… »

Mais à son tour elle lui prit la tête et le regarda dans les yeux, tout près, avec des prunelles de folle, et elle lui parla sur la bouche :

— Je t’aime, je reste !

Sur la réponse qu’il allait faire, elle colla ses lèvres.

Miguel l’enlaça : elle était cambrée contre lui, la tête renversée sous la pression de leur baiser, et ses cheveux lui pendaient dans le dos.

Chiquet rôdait alentour, et vit la scène, car Miguel n’avait pas pris le temps de pousser la porte derrière lui. Le matelot pensait que son maître, en cette circonstance un peu bizarre, aurait à lui donner des instructions spéciales, et il les attendait : il se décida à frapper, ne fût-ce que pour attirer l’attention du commandant sur la porte qui restait ouverte.

Il raconte que son chef, en l’apercevant, parut sortir d’un rêve, et que, de nouveau, il se mit à supplier la dame de partir, essayant de lui démontrer que sa place n’était point là ; mais elle s’était blottie dans le creux de son épaule « comme un petit enfant dans une niche », et elle restait sans répondre, secouant seulement la tête pour dire « non », et, en refusant d’obéir, elle souriait, dit le marin, pour montrer mieux qu’elle était décidée à ne pas bouger.

Le matelot, qui craignait « quelque grabuge, rapport, dit-il, que c’était la femme d’un officier », osa même intervenir, avec cette liberté que son maître tolérait chez lui, et il parla pour expliquer à l’étrangère qu’il la reconduirait très gentiment, si elle voulait bien revenir avec lui.

Elle ne parut point offensée de cette intervention, mais elle se tourna vers Miguel, avec une mine caressante, et, d’un air tout tranquille, elle dit : « Explique-lui donc que je reste, toi… » Puis, elle ajouta très bas, mais d’une voix impatiente :

— Et qu’il s’en aille…

« C’était, dit le matelot, à damner un saint ! Alors, mon commandant n’a fait un signe : il cédait, cet homme. J’en aurais fait autant à sa place, voyez-vous. Et je m’en allais : de triomphe, la dame s’est mise à rire, et battant ses petites mains, qui avaient des bagues. »

Je n’essaie point d’atténuer la responsabilité de mon frère, qui reste notoirement coupable d’avoir reçu à son bord, pendant cette nuit-là, et devant l’ennemi, le femme qu’il aimait ; je note simplement qu’elle était venue l’y rejoindre par surprise, et qu’elle y restait en dépit de ses prières.

Le matelot Chiquet, à qui je laisse la parole continue son récit en ces termes :

« Je m’en allais, mais mon commandant m’a rappelé. Il a fait deux pas vers moi, et il causait très vite, très bas, aussi, pour n’être pas entendu par la dame ; il m’a dit :

— Prends le canot, sors, guette, va partout, vois tout, tu me comprends ?

Je ne comprenais que trop : il s’agissait de veiller au mari, qui pouvait revenir, en somme, tout d’un coup, comme il était parti. C’était peut-être un pressentiment qu’il avait, mon commandant, quand il m’a passé l’ordre. Moi, je suis allé avec un seul homme pour la barre, car ce n’était pas un cas à faire de l’esbroufe. J’ai mis le canot à l’eau ; après les premières brasses, et quand juste nous venions de ranger le navire, j’ai levé la tête et j’ai vu, là-haut, mon commandant, debout sur la passerelle, avec la dame tout contre lui, et ils se découpaient en plein milieu du ciel bien balayé, avec des étoiles en rond tout autour d’eux.

À la guerre comme à la guerre ! Je n’avais pas le cœur de les blâmer. Après ça, je les ai vu descendre, et j’ai bien imaginé que mon commandant emmenait sa belle dame dans la cabine de l’entrepont, la plus cossue, ma foi, et qui ne servait à personne, étant destinée à recevoir l’amiral ou les princes, quand ils viennent à bord. Bien juste, alors, qu’on y loge le paradis, puisqu’il était chez nous ! Et je trouvais ça tout naturel ! Et je me disais :

— Un malin, mon commandant ! Il ne veut pas qu’on le dérange, et il s’en va dans un endroit où il sera tranquille, au frais.

Ça me faisait rire en peu. Ah ! malheur ! Au lieu de rire comme une bête, si je leur avais seulement crié de ne pas descendre là dedans ! Le paradis, que je croyais ? L’enfer, plutôt ! Et quand j’y pense… Mais je ne pensais à rien. Il y a des choses qu’on ne peut pas prévoir ! Même si on en avait l’idée, on ne les croirait pas, bien sûr, car il faut être un damné, comme… je ne peux plus dire ce nom-là !

Donc, je m’étais mis à ramer, allant de long en large, et j’inspectais tout.

Une bonne brise s’était levée du Sud-Est, dès minuit, et la mer clapotait. C’est un peu dur de nager seul. Au bout d’une heure, je me dis qu’il vaudrait mieux gagner le port, puisque, aussi bien, on n’avait rien à craindre du jaloux, même s’il revenait, puisqu’il ne pouvait rien soupçonner tant qu’il n’aurait pas été d’abord à sa maison, voir que sa femme était partie. Je vire à bâbord, le vent me pousse ; en vingt minutes, me voilà à quai, et j’attends, l’œil au large.

Il y avait pas mal de caboteurs, et des transports, qui me gênaient un peu, mais j’avais trouvé une bonne place, et par une échappée, je voyais loin : la flotte était là-bas, en rang, avec tous ses feux qui brillaient, bien calmes et fiers à donner confiance, et les étoiles, au-dessus, qui continuaient nos feux jusque dans le ciel.

Ça dure une heure. Je me repose.

La brise fraîchissait de plus en plus ; la mer moutonnait jusque dans le port. Je me dis :

— Mauvaise apparence…

Je connais cas pays-là. En quelques minutes, plus une étoile ; le ciel était comme de la poix.

— Ça va ronfler !

Je me décrochais les yeux à guetter. Tout d’un coup, qu’est-ce que je vois, noir, entre les lames, et qui file ? Une baleinière, un torpilleur ? Pas de feux ! Pourquoi ? On dirait que ça fume, mais si peu…

Je saute sur mes avirons, et en avant ! Mon barreur dormait, je le réveille et nous filons entre ces satanés chargeurs qui encombraient le port. Je perds de vue la chose noire, mais je la retrouve ; d’ailleurs elle se rapproche.

Plus de doute, c’est un torpilleur !

Lequel ? Celui du mari, ou l’un de ceux qui sont restés avec l’escadre ?

Il faut s’assurer. Je tourne, je me faufile : du temps, tout ça ! Le vent et les lames me poussaient par tribord. Mon torpilleur était arrêté au quai. Je le rallie, pour lire son numéro. Mille tonnerres ! c’était le vrai !

Je reconnais le quartier-maître, qui est de mon pays, et je fais l’étonné :

— Tiens ! Vous autres ? Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? On vous croyait à Navaza.

Il me répond en disant :

— Ah ! bien oui ! C’est le tour des copains ! Mais nous, demi-tour !

Je voulais le faire causer, et je pars à rire avec lui, bien que je n’en avais guère envie, et je dis d’un air bonasse :

— Alors, comme ça, tout simplement, demi-tour ?

— Probable que le lieutenant avait des ordres.

— De rallier sa couchette, hein ? et sa bourgeoise ?

Il rit de plus belle, en se tapant la cuisse :

— Ah ! il n’a pas traîné, non ! Si tu l’avais vu sauter à terre !

J’en savais assez long. Je crie : « Bonsoir ! » Je tire sur les avirons. À mon barreur, je dis de nous envoyer droit sur le Setubal, par le plus court. Souque dur ! Pas un coup d’aviron à perdre !

En ramant, je réfléchissais : « Il est déjà chez lui ou presque : sa maison n’est pas loin, et il a dû trotter, puisqu’il a tant fait que de revenir à terre. Il est revenu de rage, bien sûr, en brûlant la consigne, et sans ordres, bien sûr ! Un marin qui largue son poste, de cette manière-là, devant l’ennemi, c’est un gaillard qui en tient, et qui ne recule devant rien. Il se doutait du coup, et il n’avait pas tort ! Souque dur, camarade ! Faut avertir mon commandant. »

Je tirais à me casser les bras, mais nous n’avancions pas vite, surtout quand on eut quitté les abris. La mer était toute démontée, et le vent debout, qui nous travaillait d’une force ! Nous piquions dans les lames ; on embarquait des paquets d’eau.

— Souque dur, que je me disais, pour arriver premier !

La sueur me coulait du front, et je soufflais comme un phoque, en serrant les mâchoires.

Je demande :

— Encore loin ?

— Au moins deux milles.

Souque dur ! Jamais je n’ai ramé comme ça. Je m’en souviendrai toute ma vie.

Le canot s’alourdissait de toute cette eau embarquée.

— Pique droit. Amarre le gouvernail. Écope pendant que je nage.

Le barreur ne comprenait pas pourquoi je voulais aller si vite : il n’avait pas besoin de comprendre.

— Écope !

Il obéit ; il tire l’eau qui déjà nous noyait le bas des jambes.

— Encore loin ?

— Un mille, peut-être bien.

— Ça n’avance pas, bon dieu ! Écope !

Dans un bruit qu’il fait en tirant l’eau, voilà que j’entends un autre bruit.

— Arrête ! que je dis tout bas.

Il cesse, j’écoute : « Chu-chu-chu… » On dirait un vapeur ?

— C’est-il lui, arrière ?

— Qui, lui ?

— Torpilleur ?

Il se dresse debout, il regarde, et il dit tranquillement :

— Oui, c’est un torpilleur, même qu’il n’a pas ses feux.

— Il nous gagne ?

— Sans douleur, tu peux croire.

Il rit, et je l’aurais étranglé, si j’avais eu des mains de reste, à l’entendre rire dans un moment pareil. Il se remet à tirer l’eau, mais nous en prenions plus qu’il n’en ôtait, car la mer se faisant plus mauvaise à mesure que nous venions au large.

Déjà je voyais, par à-coups, la cheminée du maudit torpilleur, par-dessus la crête des vagues, sortir, rentrer, et j’entendais de mieux en mieux : « Chu-chu-chu… »

Il venait sur nous. Bientôt, je vis une pointe, noire, avec l’écume blanche de chaque côté.

— Ils vont nous couler ! dit le barreur.

Et il donne un coup de barre à bâbord.

Il crie :

— Hé ! du torpilleur !

La grosse bête arrive et nous rase, à nous prendre dans son remous : nous n’étions pas à deux brasses. J’entends des voix qui disputent ; le lieutenant criait un ordre, et le second maître répondait des choses : quoi ? Je n’en sais rien, car il parlait à peine, à la manière de quelqu’un qui n’ose pas dire ce qu’il pense ; mais le lieutenant répétait son ordre avec colère ; j’ai très bien reconnu la voix de don José ; je n’ai pas vu sa figure, à cause de l’obscurité, mais ses gestes, je les vois encore, en ombre chinoise, et je pourrais jurer qu’il tenait son revolver au poing, pour menacer le second. Le torpilleur avait passé.

Les bras m’en tombaient de découragement, à l’idée qu’ils arriveraient avant nous, et que le lieutenant allait monter à bord, faire du scandale, tuer quelqu’un, quand je ne serais pas là pour défendre mon maître. J’ai lâché mes avirons, et je n’avais plus envie de rien, plus de force.

Mais tout d’un coup une sueur froide m’a pris ; je venais de le réentendre dans ma tête, l’ordre du lieutenant, et c’était l’ordre de parer la torpille ! Deux fois, je l’ai entendu, tout à l’heure ! Sur le moment, je n’y ai pas pris garde, et je ne comprenais pas, alors ; mais sa voix me tinte dans les oreilles ! Une torpille ! C’est bien ça qu’il commandait au second, et l’autre protestait.

— Une torpille ! Est-ce qu’il voudrait ?… J’étais debout sur mon banc, pour voir plus loin.

Le torpilleur entrait dans l’ombre du Setubal. Je crois que j’ai poussé un hurlement d’appel.

L’homme de quart a crié : « Qui vive ? »

Sans doute, il avait vu venir ce torpilleur sans feux. Il a crié une seule fois et il a tiré un coup de carabine.

À la proue du cuirassé, j’ai vu une houle, et le torpilleur faisait machine arrière. J’ai encore entendu des commandements à bord du Setubal, et j’ai vu des silhouettes qui couraient sur le pont. Et puis, une grande lumière, et une gerbe d’eau en feu, des fumées rondes, avec une détonation terrible !

Tout tremblait ; notre canot a roulé, et j’étais dans la mer.

J’ai entendu, dans l’eau, une seconde détonation, plus près, et j’ai reçu un coup dans la jambe, même qu’il m’a cassé l’os.

Quand j’ai sorti la tête, j’ai aperçu l’avant du Setubal qui se relevait, preuve que notre cuirassé coulait par l’arrière. La mer était pleine de cris : on aurait dit qu’elle aboyait ; sur toute l’eau, ce n’était qu’un beuglement de mort : des hommes, des épaves, et ça se cognait dans les creux…

Le torpilleur ? Disparu. Le cuirassé enfonçait davantage. Parmi les lames, on jetait encore des appels, mais un peu moins, et presque plus, parce que des tas d’hommes avaient coulé à fond, et parce qu’on en ramassait quelques-uns dans les embarcations que l’escadre mettait à flot, tant qu’on pouvait.

Je suis des repêchés. Mais je n’en suis pas plus fier, oh ! là, non ! Plus de Setubal, plus de commandant, une jambe à la traîne, et un lit d’hôpital pendant qu’on se battait ailleurs ! »

Tel est le récit du matelot Chiquet ; il peut être, sur plusieurs points, contrôlé par la déposition des marins ou des officiers qui échappèrent au désastre du Setubal.

Ceux-ci nous révéleront même un détail particulièrement horrible. Ce navire, tout récemment construit, réunissait les plus remarquables conditions d’étanchéité, et la cabine d’entre-pont, cette « cabine-amiral », où se conservaient la caisse et les papiers du bord, avait été l’objet d’un soin tout spécial : on peut donc supposer que Miguel et Mercédès, enfermés là après la submersion du cuirassé, y vécurent des heures et peut-être des jours.

Quant au torpilleur, on n’en a retrouvé nul vestige. La bataille de Maisi empêcha de pousser les recherches ; mais des témoignages unanimes constatent deux explosions successives, et si la première fut celle d’une torpille posée sous le Setubal, la seconde fut celle du torpilleur lui-même, que don José avait fait sauter à son tour : quelques victimes de plus ou de moins n’étaient guère à considérer, et ce forcené ne daignait point laisser à son bord des survivants accusateurs. Il voulut éviter le scandale d’un procès, les poursuites, les polémiques, les ragots, l’avanie d’un jugement, et sans doute il espéra que la destruction de notre cuirassé serait mise au compte de l’ennemi ; l’événement, d’ailleurs, lui a donné raison sur ce point, tout au moins pour un temps.

On se tromperait cependant si l’on imaginait que ce vœu d’échapper aux soupçons prît sa cause dans un remords quelconque ou dans la simple conscience du forfait accompli : bien loin de croire qu’il eût à rougir de son acte, don José dut, au contraire, se trouver grandiose, et cette vengeance épique ne pouvait que flatter sa folie de mégalomane.

Mais il y avait, à côté du crime, une chose qu’il lui répugnait de divulguer, et c’était les causes du crime : il n’admettait point et voulait empêcher qu’on recherchât dans sa vie intime les mobiles de son acte ; l’honneur défendait que ses infortunes conjugales fussent étalées au grand jour.

— La femme de César, comme il disait, ne doit pas être soupçonnée.

Son orgueil prétendait conserver intact « le nom qui fit trembler et jamais rire ». Un grand crime se porte haut, un ridicule vous ravale : il le pensait du moins, et ce que fit don José, il le faisait, non par amour, mais pour l’honneur !