II

TRIBULATIONS


— Toc, toc.

— Qui est là ?

— Est-ce que je puis entrer pour dire bonjour à ma petite sœur ?

Mme Prudent — c’est la dame qui soigne maman depuis qu’elle est malade — entr’ouvre la porte :

— Revenez tout à l’heure, mon petit ami. Maintenant elle va prendre son bain. Allez en attendant dire bonjour à votre maman.

Trott s’achemine patiemment vers la porte de maman :

— Toc, toc.

La voix de papa demande ;

— Qui est là ?

— C’est moi, papa ; est-ce que je puis te dire bonjour et à maman aussi ?

— Tout à l’heure, mon bonhomme. Ta maman est occupée à sa toilette. Va au salon. Tu tiendras compagnie à Mme Ray qui est venue prendre des nouvelles de bébé et qui attend toute seule.

Trott pousse un soupir et rebrousse chemin. C’est ennuyeux d’aller comme ça frapper à toutes les portes et d’être mal reçu partout. Trott n’est pas habitué à trouver si peu d’égards. Heureusement Mme Ray est très gentille. Un peu moqueuse pourtant quelquefois. Mais elle a souvent des pastilles de chocolat ou des gâteaux. Alors on peut passer sur bien des choses. Trott ouvre la porte du salon. Mme Ray bondit et sautille à travers le salon, preste comme un petit oiseau. Et, avant que Trott ait dit un mot, elle interroge avec son petit accent américain :

— Est-ce que je puis aller voir le baby ?

Elle aurait bien pu dire bonjour à Trott. Trott dit sèchement :

— Non, madame. Mme Prudent ne veut pas qu’on aille dire bonjour à ma petite sœur.

— Oh ! qu’elles sont ennuyeuses, ces femmes ! Toutes les mêmes. Alors donnez-moi de ses nouvelles. Elle va bien ?

Trott répond d’un air gourmé :

Mme Prudent va très bien.

Mme Ray frappe la terre du pied.

— Mais non, petit bêta, c’est de bébé que je parle.

Trott dit, toujours plus digne :

— Elle va très bien, madame, je vous remercie.

— Allons, venez vous asseoir près de moi et faites-moi son portrait.

Il n’y a jusqu’ici pas l’ombre de pastille. Trott regarde le plafond d’un air perplexe. Il faudrait trouver moyen, par une allusion délicate…

— Elle est très drôle. Elle n’aime pas du tout le chocolat.

Et en même temps il coule un regard doucereux vers la poche de Mme Ray. Sans doute ce n’est pas très discret, et Trott se juge sévèrement. Mais il a si envie de chocolat ! Mme Ray ne comprend rien. Il y a des jours où les grandes personnes sont trop bêtes. Si Trott était si bête que ça quand on lui fait lire sa page, Miss le gronderait joliment. Mme Ray rit, de son drôle de rire très gai, qui est comme si on secouait très vite un tas de petites sonnettes, et elle dit :

— C’est extraordinaire. Ça lui viendra plus tard. Mais dites-moi à qui elle ressemble : à votre papa ou à votre maman ?

Trott rougit d’indignation. Est-ce que ce vilain petit paquet pourrait ressembler à sa maman qui est si jolie avec ses cheveux si blonds, ses yeux bleus comme le ciel du beau temps et ses joues blanches et roses comme si elles étaient en cire ? ou à papa qui a une si belle barbe brune et des galons d’or sur sa casquette ? Trott répond d’une voix dédaigneuse :

— Non, madame, elle ne leur ressemble pas du tout. Elle ressemble plutôt à ces choses rouges, vous savez, qu’on voit chez le monsieur qui vend des saucisses.

Mme Ray pousse un cri d’horreur :

— Et la voix du sang, Trott ?

Trott ne la connaît pas. La voix du sang, ça doit être terrible. Heureusement une autre voix crie :

— Vous pouvez amener Mme Ray chez bébé.

Cette mission rassérène Trott. Il pourrait mener Mme Ray n’importe où, puisqu’elle ne sait pas le chemin. Mais lui, il le sait, lui qui n’est qu’un petit garçon. Et il la conduit d’un air protecteur. Chemin faisant, il lui explique que bébé n’est pas encore très jolie ; qu’il ne faut pas que Mme Ray soit fâchée si elle ne lui dit pas bonjour, et mille autres choses encore. Voilà le seuil de la porte franchi. Trott passe très vite devant la nounou qui l’effraye toujours un peu et conduit Mme Ray près du berceau. Sans doute bébé est encore trop rouge ; mais, après tout, c’est rare d’être si rouge que ça. Il n’y a guère que Will, le cocher anglais de Mme  Gordon, dont le nez brille encore plus. Et Trott fait l’article :

— Regardez, madame, comme elle est rouge.

Mais il demeure bouche bée, et la stupeur la plus complète se peint sur sa figure. Car voilà que bébé n’est plus rouge du tout. Elle est jaune, jaune comme un petit Chinois. C’est prodigieux. C’est toute une nouvelle connaissance à faire. Trott était habitué maintenant à cette petite machine rouge. Et voilà qu’elle n’est plus là. Il faut recommencer. Peut-être que c’est un autre bébé. Mais non : voilà cette même petite face grimaçante, ces mêmes petites mains, maigres comme des pattes d’oiseau, et ce même « ouin-ouin » qui sort comme un cri de guerre. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? On l’a fait peindre ? Mais non, on aurait pris une plus jolie couleur : bleu, par exemple. Alors, ça s’est fait tout seul ? Est-ce qu’elle va changer comme ça tous les jours ? Peut-être que demain elle sera verte ou violette ? Trott est inquiet. La naissance de cette petite sœur est vraiment un événement très compliqué. Il se passe à chaque instant des choses qui vous déconcertent tout à fait. Trott regarde tout autour de lui avec une sorte d’angoisse, appréhendant de voir apparaître derrière les meubles une foule de diablotins de toutes les couleurs.

— Elle a faim, cette petite. Est-ce que vous ne l’oubliez pas, nounou ?

Tiens ! on va lui donner à manger. Quoi donc ? du chocolat, du poulet, ou du millet comme aux canaris ? Trott regarde avec intérêt. Nounou s’approche de bébé. Où a-t-elle sa casserole, ou son assiette, et la cuiller, la fourchette ?… Nounou prend bébé, et la voilà qui fait des gestes singuliers. Trott est horriblement troublé. Il a un haut sentiment des convenances. Il se sent devenir très rouge. Non, vraiment, ce n’est pas possible ! Qu’est-ce qui va se passer ? Oh ! là ! là ! c’est trop. Trott ne peut pas assister à une chose pareille…

— Tiens, où est Trott ?

Trott est parti. Il est descendu au jardin, et, en attendant qu’on le ramène chez Mme de Tréan, il s’y promène en songeant avec stupeur à cette extraordinaire petite sœur que le bon Dieu lui a envoyée, qui crie toujours, qui passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et qui a une manière si étonnante de prendre ses repas. Trott est en proie à une grande détresse. C’est un vaste inconnu qui s’est ouvert devant lui. Et jamais il ne s’est senti si petit que devant ce tout petit être. Quand on a peur, il faut prier le bon Dieu. Trott tire son mouchoir ; il essuie soigneusement un petit coin d’allée pour ne pas salir son pantalon neuf, il s’agenouille et il prie :

— Mon cher petit bon Dieu, faites que ma petite sœur ne change plus de couleur comme ça, et puis qu’elle soit moins laide et qu’elle ne crie pas tant ; et aussi… — non, c’est trop difficile d’expliquer au bon Dieu le cas de la nounou — et, je vous en prie, faites que je ne sois plus effrayé et qu’on m’aime très fort, et puis qu’il n’y ait plus de choses trop étonnantes. Amen.

Ayant fini sa prière, Trott se relève, essuie ses genoux et, un peu rasséréné, se rend à l’appel de Jane qui le cherche pour retourner chez Mme de Tréan.