LA PETITE SŒUR

DE TROTT



I

PRÉSENTATION


Trott a une petite sœur.

Ce n’est pas trop tôt.

Un soir, on ne peut pas dire exactement quand, mais il y a déjà bien longtemps, un soir, à l’heure où il fait très bon, très doux, très chaud, au coin du feu près de la lampe allumée, à l’heure où l’on a des pensées tendres et où un peu d’angoisse descend avec la nuit qui tombe et les paquets d’ombre qui remplissent les coins de la chambre, un de ces soirs-là d’hiver naissant, maman a pris Trott sur ses genoux, l’a beaucoup embrassé et lui a dit :

— Trott, est-ce que tu serais content d’avoir un petit frère ?

Trott était en train de jouer avec la chaîne de montre de sa maman. Il a réfléchi un moment, et puis il a répondu :

— Non, merci. Si c’est pour me faire plaisir, j’aimerais mieux que vous m’achetiez une tortue vivante. Parce que, vous comprenez, il faudrait que je lui prête mes joujoux, et il les casserait ; alors ça m’ennuierait.

La mignonne maman de Trott s’est mise à rire. Elle a démontré à son petit garçon comme ce serait amusant d’avoir un petit frère, de jouer avec lui, de lui donner le bon exemple… Ah ! quant à ça, il faudra être sage pour deux… Trott soupire. C’est déjà bien difficile d’être sage pour un ; mais, pour deux, c’est tout à fait impossible. Trott l’explique à sa maman, qui rit encore plus fort. Le papa de Trott entre. Maman lui raconte les idées de son petit garçon ; le voilà qui rit aussi. C’est très drôle comme les grandes personnes rient quelquefois de choses qui sont excessivement sérieuses…

Papa interroge Trott :

— Aimes-tu mieux une petite sœur ?

Trott examine gravement toutes les faces du problème. Une petite sœur ? Ça serait peut-être plus amusant. Marie de Milly est très gentille. Elle lui a apporté hier un sucre d’orge presque entier. Oui, Trott aime mieux les petites filles. Et puis elles sont moins fortes que les petits garçons. Alors, si on se dispute… Maman et papa sont en train de causer, très absorbés. Comme une vrille, la voix perçante de Trott leur traverse le tympan :

— Eh bien ! papa, si ça t’est égal, j’aimerais mieux une petite sœur.

— Allons, tant mieux. N’oublie pas d’en demander une au bon Dieu tous les soirs.

Et Trott l’a demandée tous les soirs. Tous les soirs… enfin, pas tout à fait. Il y a des soirs, vous savez, où l’on a tellement sommeil qu’on ne sait pas trop ce qu’on dit. Alors, peut-être que ces soirs-là… Sans doute, on fait sa prière, seulement c’est un peu en dedans. Mais, tous les soirs où il ne s’est pas endormi trop vite, Trott a demandé au bon Dieu de lui envoyer une petite sœur. Et il lui a bien expliqué comment elle doit être. Il faut qu’elle soit très jolie et très sage, pas si grande que Trott, et qu’elle aime beaucoup la viande et pas du tout le dessert. Alors Trott lui donnera sa viande à lui et mangera son dessert à elle. Et puis il faudra qu’elle s’appelle Polycarpe. Polycarpe, ce nom tient au cœur de Trott ; on ne sait pourquoi. Maman a jeté les hauts cris. La petite sœur s’appellera Lucette. Quel vilain nom ! C’est un nom de chien ; Polycarpe est bien plus joli. Enfin, si elle est bien plus petite que Trott et n’aime pas du tout le dessert…

D’ailleurs, Trott a un peu oublié ces derniers jours qu’elle devait venir. Il s’est passé tant de choses qu’il est bien excusable. Maman était très fatiguée, et même un peu malade. Alors elle a dit à Trott qu’il irait faire un séjour avec Jane, sa bonne anglaise, chez Mme de Tréan, la vieille dame aveugle qui habite un chalet rouge sur la falaise. C’est bien aimable à Mme de Tréan d’inviter Trott. Mais il aurait mieux aimé rester près de sa petite maman qu’il n’a jamais quittée. Et elle aussi, elle le serrait si fort en l’embrassant qu’on aurait cru qu’elle ne voulait pas le laisser s’en aller. Mais il a bien fallu partir. Tout doit être prêt à l’avance pour Mlle Lucette (quel vilain nom !), et Trott ne reviendra que quand elle sera arrivée. C’est une vraie princesse, cette jeune personne. Il y a déjà sa nourrice qui est là, une énorme femme qui ne parle presque pas français et qui inspire à Trott un respect proportionné à ses dimensions. Le berceau aussi est tout dressé. Il n’y a qu’elle qui manque. Ce n’est pas poli aux enfants de faire attendre les grandes personnes.

Tous les jours Trott vient faire une visite à sa maman. Il l’embrasse vite et se dépêche de regarder dans tous les coins de la chambre pour voir si elle n’y est pas cachée. Toujours rien. Après sa visite, Trott retourne chez Mme de Tréan et pense à autre chose.

Mme de Tréan est très bonne. Trott l’aime beaucoup, quoiqu’il ait quelquefois un peu peur d’elle à cause de ses yeux qui ne voient pas. Tous les soirs il reste assis près d’elle, très longtemps, devant le feu qui pétille. Quelquefois il regarde des livres d’images pendant qu’elle tricote ; d’autres fois elle lui raconte des histoires, des histoires magnifiques. C’est elle qui sait les plus belles.

Un soir, Trott rentre songeur ; il est si plongé dans ses méditations que Mme de Tréan s’étonne et interroge. Qu’y a-t-il ? est-ce qu’il a fait une sottise ? ou peut-être a-t-il un peu mal au ventre ? Ce n’est pas cela. Trott prend la parole.

— Madame, je voudrais savoir d’où viennent les petits enfants. Jane dit qu’on les trouve sous les choux. J’ai vu une image où une cigogne en tenait un dans son bec. Et Bertrand, le jardinier, m’a raconté qu’on les achetait au marché comme des petits canards. Mais je sais que ce n’est pas vrai. Dites, madame, comment est-ce qu’ils viennent ?

Mme  de Tréan répond doucement :

— C’est le bon Dieu qui les envoie la nuit sans faire de bruit et sans que personne les voie passer. Un ange vient les déposer dans le berceau qu’on leur a préparé. Et il faut beaucoup les aimer et les caresser, parce que, comme avant ils étaient au ciel, ils sont très tristes et pleurent beaucoup.

Trott songe. Comme il doit y en avoir au ciel des petits enfants qui attendent de naître ! ça doit en faire du bruit ! Alors, comme ça, les petits enfants connaissent le bon Dieu. Ils viennent de le voir. C’est drôle. Peut-être que la petite sœur… Mais Jane vient chercher Trott pour le coucher et le trouble dans ses pensées.

Ce matin Jane est très gaie en habillant Trott. Elle est si gaie qu’on ne la reconnaît presque pas.

— Quel drôle d’air vous avez aujourd’hui, Jane !

Jane rit et dit :

— Croyez-vous ?

— Jane, qu’est-ce qu’il y a ? Oh ! dites-moi…

— Il faut deviner.

— On a retrouvé ma toupie ? Le cheval noir s’est échappé ? Il a neigé du sucre candi comme au pays de Cocagne ?

— Mais non, monsieur Trott ; voyons, quelque chose qu’on attendait… Vous savez bien… dans le berceau…

— La petite sœur est arrivée !

Elle est là ; si Trott est sage, il la verra cet après-midi. Cette nouvelle enivre Trott. Enfin la voilà, cette petite sœur tant attendue ! Peut-être qu’il faudrait lui porter un joujou ? Non, pas le cheval à mécanique, elle pourrait l’abîmer. La poupée rose ? elle est bien laide. Le grand polichinelle est trop lourd. Bah ! il y a d’autres joujoux à la maison de maman.

La matinée s’est traînée bien lentement. Enfin la voici terminée. Trott a déjeuné ; il est habillé ; en route ! Trott gambade comme un cabri le long du chemin. Quand il est gai, il a besoin, comme ça, de rire avec ses jambes. Et aujourd’hui elles ont de vrais fous rires, les jambes de Trott. Elles l’emportent à droite, à gauche, par-ci par-là. Que cette Jane est lente ! Elle l’appelle et lui dit d’aller plus doucement. Trott s’en moque. Il a tort. Il tombe par terre de tout son long et s’écorche le genou. Jane le ramasse, le gronde, l’époussette et le prend par la main. Il est calmé.

— Dites donc, Jane, la petite sœur ne courra pas aussi vite que moi, hein ?

— Non, pas tout à fait aussi vite, monsieur Trott, vous pouvez être tranquille.

Pas tout à fait ? C’est juste ce qu’il faut. Alors, quand ils joueront à l’attrape, Trott pourra l’attraper, dès qu’il en aura envie ; et il ne se laissera prendre qu’au moment qui lui conviendra. C’est parfait. Seulement il ne faudra pas qu’elle grogne…

— Dites donc, Jane, elle sera bien sage, n’est-ce pas ? Sans ça je lui donnerai une tape…

— Tâchez vous-même d’être sage ! Faut-il avoir peu de cœur pour vouloir déjà la taper ! Pauvre chérubin !

Trott est offensé ! Cette Jane ne comprend rien de ce qu’on dit. Naturellement il ne va pas lui donner de tape tout de suite ; c’est sûr ; ce sera plus tard, dans longtemps, demain peut-être…

— Et tâchez de ne pas faire de bruit en entrant ! Votre maman est très fatiguée, et peut-être que bébé dormira.

C’est ennuyeux. Trott aurait des tas de choses à raconter à sa maman. Hier il a trouvé un très beau coquillage rose. Et puis il a tenu très longtemps la bride du cheval noir. Et puis, il faut bien le dire, il a fait un accroc à son pantalon ; pas le neuf, heureusement… Mais voilà déjà la porte du jardin. Trott la franchit posément. Il commence à avoir une espèce d’inquiétude vague. Après tout, il ne la connaît pas du tout, cette petite personne. Et quand Jane a tiré le cordon de sonnette, une envie baroque le saisit de prendre ses jambes à son cou… Quelle bêtise !… C’est Thérèse, la vieille cuisinière, qui ouvre la porte. Elle a reconnu la voix de Trott.

— Eh bien ! monsieur Trott, vous allez la voir, votre petite sœur ! Mais ne faites pas de bruit. Votre maman veut vous embrasser d’abord. Montez tout doucement.

Trott gravit l’escalier. Il est de plus en plus ému. Il y a dans la maison un grand silence qui vous serre la gorge. Il faut qu’il attende dans le corridor. Jane va voir s’il peut entrer chez sa maman. Trott attend longtemps. Il est tout à fait grave. Ce serait l’heure de goûter… Mais voilà papa…

— Papa !

— Chut. Viens près de ta maman. Elle est malade. Il faudra seulement lui dire bonjour, et puis tu t’en iras.

Ça n’est pas gai, tout cela. Papa n’a pas sa belle mine des jours où il est sanglé dans son grand uniforme d’officier de marine. Papa est tout ébouriffé. Il a les yeux rouges et est habillé tout de travers. Quel bouleversement pour cette petite personne ! Trott se sent mécontent…

La chambre de maman est presque noire. Ça sent comme chez le pharmacien. Maman est dans son lit, toute pâle, toute blanche. Elle a l’air si fatiguée… Pourtant un tout petit sourire effleure ses lèvres, quand Trott s’approche. Il se penche pour l’embrasser, très ahuri, et il murmure machinalement :

— Vous savez, maman, j’ai trouvé un beau coquill…

Mais papa le fait taire, l’embrasse et le remet dans le corridor entre les mains de Jane. Il se retrouve en plein jour, très désorienté. Maintenant il faut aller voir la petite sœur. Ah bien ! ça, c’est plus amusant. On va pouvoir un peu sauter et rire. Chut ! la petite sœur dort… Quelle paresseuse ! Trott aura vite fait de la réveiller…

— Si vous faites du bruit, monsieur Trott, on vous renverra tout de suite.

Trott promet d’être sage. Il suit le corridor sur la pointe des pieds. Jane frappe à une porte. L’énorme nourrice apparaît. Elle sourit en découvrant des dents de cannibale qui impressionnent Trott, et lui dit :

— Pépétôtô.

Trott s’arrête interdit. C’est peut-être une injure. Qu’est-ce qui va se passer ? Non ! la nourrice est Alsacienne. Ça veut dire que bébé fait dodo. Trott rassuré se glisse tout doucement. Il se dirige vers un grand berceau rose. Nounou en écarte les rideaux. Trott se penche, et il aperçoit…

Il aperçoit une espèce de pomme cuite toute rouge, toute ratatinée, avec çà et là des excroissances et des trous. Ça a vraiment l’air d’une figure toute petite sur laquelle on se serait assis et qui aurait très chaud. Il y a aussi de microscopiques petites mains de vieille, toutes rouges, toutes ridées. Ça a un aspect vieux, misérable, racorni… Trott est consterné.

— Chôlipépé ! dit la nourrice.

Trott lève la tête avec hésitation, puis il reporte ses yeux vers le bébé qui dort toujours. C’est ça, la petite sœur !

— Eh bien ! monsieur Trott, qu’est-ce que vous pensez de votre petite sœur ?

— Est-ce que vous ne croyez pas, Jane, qu’en la renvoyant tout de suite, le bon Dieu voudrait la changer pour une autre moins laide ?

Jane est indignée. Elle accable Trott de reproches vifs. Mais il ne l’entend pas. Il regarde toujours la petite poupée rouge. Qu’elle est vilaine ! Ah bien ! Lucette est un assez joli nom pour elle ; Polycarpe aurait été beaucoup trop beau. Tiens ! la voilà qui bouge ! C’est plus intéressant. Ça peut donc bouger, ces petites choses ! Et puis, on dirait… oui vraiment : les paupières se lèvent : on voit apparaître deux espèces de câpres tout ronds, sans blanc, vagues… Tiens ! la bouche se plisse. Il faut être poli. Trott, un peu intimidé, dit très bas :

— Bonjour, Lucette.

Elle ne répond pas. Ah si ! la voilà qui fait une grimace :

— Ouin-in-in-in…

Trott fait un pas en arrière. Eh bien ! elle a une jolie conversation ! Trott se sent la tête tout embrouillée. Quoi ! la petite sœur a cette voix-là ? On dirait la poupée de Marie de Milly, qui crie quand on lui presse le ventre ; seulement c’est plus laid et plus fort…

Le poupon braille de toutes ses forces avec une toute petite voix de polichinelle enrhumé. La nourrice l’a pris ; elle le bouchonne, le secoue ! Oh ! petit bon Dieu, pourquoi est-elle si laide ?

Elle agite ses mains comme si elle voulait s’arracher les yeux et le nez. Quatre cheveux lamentables errent sur un crâne nu qui ballotte à droite et à gauche… Et dire que personne ne s’étonne, qu’on trouve ça tout naturel ! Est-il possible que d’autres bébés soient comme ça ? Dire que c’est cette petite chose-là qui vient du Paradis !

Trott l’avait oublié. Il se sent un respect inattendu. Hier elle était avec les anges… avec le bon Dieu…

— Il faut rentrer, monsieur Trott. Dites adieu à la petite.

La petite sœur est très tranquille maintenant dans son moïse. Ses yeux regardent tout droit au plafond. La nourrice cause avec Jane. Il faut en profiter. Trott s’approche de la petite figure ; il l’embrasse, quoique ça le dégoûte un peu, et chuchote tout contre l’oreille minuscule fripée :

— Est-ce qu’il va bien, le bon Dieu ?

Pas de réponse.

— C’était joli au Paradis ?

Pas de réponse.

— Est-ce que c’est vrai que le bon Dieu a une grande barbe blanche ?

Pas de réponse. Si ! oh ! si ! voilà la bouche qui se plisse. Trott bat en retraite avec précipitation.

— Ouin-in-in-in…

— Voilà déjà que vous la faites crier, monsieur Trott. Allons, sauvons-nous bien vite…

Trot et Jane cheminent côte à côte.

— Eh bien ! avez-vous fait connaissance avec votre petite sœur ? Pauvre mignonne !

Trott dit :

— Je trouve qu’elle est trop laide.

Jane se récrie :

— C’est trop fort. Vous étiez joliment plus laid, vous, monsieur Trott !

Trott rougit. Il est très blessé. Il voudrait répondre. Jane n’était pas là quand il est né. Il y avait une autre bonne… Mais sa langue s’embrouille. Il se taira. C’est plus digne.

On est rentré. Trott est assis au coin du feu à côté de Mme de Tréan. Elle lui demande de sa voix douce :

— Eh bien ! Trott, avez-vous vu votre petite sœur ?

Trott répond froidement :

— Oui, madame.

Mme de Tréan est aveugle. Malgré ça, elle voit des masses de choses.

— Est-ce que vous n’êtes pas content qu’elle soit venue ?

Trott répond avec mollesse :

— Oh ! si, madame, je suis bien content.

— Voyons, mon chéri, on ne le dirait pas. Racontez-moi tout ce que vous pensez.

Trott lâche la bonde. Elle est laide. Elle a des yeux troubles. Elle se frotte la figure. Elle est trop rouge. Et puis elle n’est pas du tout gentille. Trott lui a demandé des choses du bon Dieu et du Paradis. Elle n’a rien voulu dire. Elle a fait : ouin-ouin. C’est très vilain.

Mme de Tréan sourit. Elle prend le petit homme sur ses genoux. Elle raconte. Elle explique. Tous les petits enfants sont comme ça… Est-ce possible ?

— Et puis, vous comprenez, Trott, les tout petits enfants ne savent pas parler. Alors ils ne peuvent rien dire des anges et du bon Dieu. Mais ils sont très tristes et pleurent parce qu’ils se souviennent des caresses des anges et de toutes les belles choses du ciel.

Trott a compris. Certes, ça doit être plus agréable d’être bercé par un ange que par cette vilaine grosse nounou. Et puis, ne pas pouvoir marcher et parler ! voilà qui doit être terrible ! Trott frémit rien que d’y songer. Les bons sentiments rentrent en son âme, et il dit à Mme de Tréan :

— Je tâcherai d’être bien gentil avec ma petite sœur pour qu’elle ne regrette pas trop les anges.