La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/Conclusion

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 251-ill).
CONCLUSION


sept ans après


Sept ans après, par un beau jour d’automne, la maison des tantes apparaissait tout en fête : des guirlandes de feuillage la décoraient ; des fleurs formaient une élégante bordure le long de la grande avenue, et, dans les futaies, on apercevait les teintes rouges, bleues, jaunes, des lanternes vénitiennes préparées dès le matin pour l’illumination du soir. Tante Clara, tante Prudence, tante Myra, dans leurs plus beaux atours, avaient l’air si content qu’on ne les eût pas crues vieillies d’un jour. Les oncles étaient également au complet et sous les armes ; les cousins, — des jeunes gens de vingt-deux à vingt-cinq ans, — avec des roses à la boutonnière et le rire dans les yeux, ne semblaient pas moins heureux. Seulement, en comptant bien, il en manquait un : il n’y avait plus sept cousins, il n’y en avait que six ! Mac, le sauvage d’autrefois, le grand savant d’aujourd’hui, n’était pas là. Fallait-il croire qu’un accès de son ancienne humeur l’avait repris et éloigné de la famille dans un jour où chacun semblait si disposé à se réjouir ?

Et encore, en disant qu’il y avait six cousins assemblés nous disons trop, car, sur les six, on n’en voyait que cinq à l’état fixe. Le sérieux Archie, le jeune chef des temps jadis, le sage de la famille, le parfait gentleman, paraissait être, en dépit de tous ses précédents, dans un état d’agitation exceptionnelle qui ne lui permettait pas de rester un moment en place. Il s’éloignait, disparaissait sous les arbres de l’avenue, revenait l’air désappointé ; et ce désappointement semblait ajouter beaucoup au plaisir des autres, qui l’accueillaient chaque fois avec un malicieux sourire. Archie, alors, haussait les épaules, rongeait son frein et se taisait.

Enfin, un bruit de roues se fit entendre, un tourbillon de poussière s’éleva, un hourra ! sortit de toutes les poitrines. Les cousins s’élancent, les oncles s’avancent, les tantes suivent ! une voiture au grand trot a tourné l’avenue, elle s’arrête devant la terrasse : c’est Rose à vingt et un ans, Rose plus charmante que jamais avec son petit air posé de jeune femme ; et, en face d’elle, Mac, en élégant costume de voyage, et n’ayant plus rien, mais là, rien d’un ours. Il répond joyeusement aux hourras, saute légèrement de la voiture, et, pour l’aider à en descendre, offre la main à sa jeune femme, Rose Campbell, plus rose que jamais.

À peine celle-ci a-t-elle mis pied à terre que le cousin Archie, encore agité, se précipite à son tour et tend respectueusement la main à une admirable jeune fille brune, à la mine fière et douce, qui tremble bien fort en s’appuyant sur lui.

« Phœbé, la gentille Fée, dit l’oncle Alec, après avoir embrassé Rose, ma chère belle, à ton tour ! »

Et il l’embrasse, et tous les oncles et toutes les tantes l’embrassent. Phœbé est de la famille. Et quelle famille n’eût été fière, en effet, de posséder la jeune fille bonne, charmante, à la fois sérieuse et gaie, et, pour tout dire, accomplie, que Phœbé était devenue ; celle que, bien malgré elle, tous les cousins et l’oncle Alec lui-même avaient surnommée d’un nom qui lui convenait à merveille : la « Fée ».

Tandis qu’on se rend dans la salle à manger, nous devons expliquer qu’un an auparavant, Rose étant jeune fille et Mac ayant à faire un long séjour en Italie pour certaines recherches scientifiques dont il s’était laissé charger, le jeune savant s’était éveillé, un matin, désespéré à l’idée que ce voyage allait le séparer de sa cousine.

Dans l’allée, au fond du parc, près de l’étang, celle-ci cueillait en ce moment les dernières violettes, quand Mac vint lui dire sa peine.

« En mon absence, Rose, vous vous marierez ; alors tout sera fini, je ne ferai plus rien, j’aurai trop de chagrin ; il vaut mieux que je renonce tout de suite à mes travaux.

— Oh ! Mac, et la science, et la gloire de découvrir ?... et le bonheur d’être, par vos travaux, déjà si remarqués, utile à votre pays ?...

— J’aime mieux renoncer à tout... Et quant à la science, assez d’autres pourront me remplacer...

— Cela vous plaît à dire, mais il n’y a pas un seul de vos collègues qui soit de votre avis…

— D’ailleurs, là-bas, sans vous, je sens que je ne travaillerais pas…

— Pourtant je ne peux pas vous accompagner, continua Rose en laissant tomber quelques fleurs de son bouquet commencé.

— Vous le pourriez, Rose, vous le pourriez, si vous vouliez... être ma femme…

— Est-ce que c’est indispensable, Mac ? Ne pouvez-vous vraiment vous passer de moi ?

— Vous ne le savez que trop. »

Il s’agissait des intérêts de la science : Rose mit sa petite main dans les deux grandes mains tremblantes du pauvre ours, qui cessa depuis lors d’être un ours et devint le plus heureux et le plus aimable des jeunes maris, tout en restant un travailleur assidu.

Mien ne pouvait plus le troubler.

Seulement, quand l’oncle Alec annonça le mariage aux six autres cousins, il y eut un froid, chacun d’eux ayant pensé tout bas que la gentille cousine pourrait bien faire pour lui une gentille femme. Un seul, Archie, le parfait gentleman, accueillit la nouvelle avec un hourra ; et l’oncle Alec était en train de lui savoir tout le gré du monde d’un si beau désintéressement, quand le jeune homme, suivant l’oncle dans son appartement, lui parla en ces termes :

« Oncle Alec, j’ai à vous faire une grande confidence : j’aime Phœbé autant que Mac aime Rose ; permettez-moi d’épouser Phœbé. »

Dame ! M. Alec réfléchit un instant. Mais que pouvait-il penser qui ne fût pas en faveur de la jeune fille grandie, élevée sous ses yeux, par ses soins, aussi bien que Rose elle-même et qu’il aimait comme une seconde nièce ou une seconde fille ? L’oncle Alec n’aimait pas à perdre le temps en vaines délibérations.

« Je crois que nous arrangerons cela, mon garçon, répondit-il bientôt. Il n’y a décidément pas une objection sérieuse à faire à ton désir. »

Mais la sage Phœbé ne permit pas que des choses si graves s’arrangeassent si vite :

« Je suis sans famille comme sans fortune, dit-elle, et M. Archie, s’il ne m’aime pas du plus profond de sa raison en même temps que de son cœur tout entier, pourrait regretter un jour un mariage évidemment désavantageux pour lui. Permettez-moi de m’éloigner de lui pendant un an ; si, après m’avoir perdue de vue pendant cette longue séparation, si, après cette année d’épreuve, il persiste, je... (l’oncle Alec était là tout seul)… je serai bien heureuse d’être sa femme. »

Les nouveaux mariés avaient emmené Phœbé dans leur expédition en Italie ; et le pauvre Archie avait, pendant un an, vécu d’amertume et d’attente. Aussi, le jour dont nous parlons, quand, à la fin du dîner donné en l’honneur des trois revenants, l’oncle Alec se leva, remplit son verre et dit :

« Je bois à la santé de notre vieux ménage, Rose et Mac ; — et à la santé de notre jeune ménage, Phœbé et Archie. »

Archie oublia les convenances : il embrassa sa femme.

Et les autres cousins, et les oncles et les tantes elles-mêmes s’écrièrent :

« Bravo, Archie ! »

Phœbé, la belle et imposante Phœbé, était si heureuse qu’oubliant toutes les majestés dont l’éducation de l’oncle Alec l’avait ornée depuis sept ans, Phœbé se mit à pleurer de joie, comme l’eût fait l’humble petit enfant d’autrefois.

L’heureux exemple de Mac et d’Archie fut suivi successivement avec un égal succès par les autres cousins ; en peu d’années ils furent bientôt tous mariés et pères. Mais la famille en s’augmentant demeura toujours unie. Dans leurs carrières différentes, les sept jeunes gens s’entr’aidèrent avec un dévouement qui ne se démentit jamais.

« Tous pour un, chacun pour tous, » fut leur mot d’ordre ; et la force produite par cette étroite réunion de volontés et d’intelligences conduisit la famille tout entière à une situation exceptionnelle de fortune et d’influence.

Ils purent alors accomplir beaucoup de bien, et ne négligèrent aucune occasion de le faire. Le bonheur du

travail, le bonheur d’être utile, remplit leur vie.