La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 9

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 88-102).


CHAPITRE IX.

Petite mère.


Le lendemain matin, le jour ne mit aucun empressement à se glisser jusqu’au sommet des murs de la prison ou à jeter un regard sur les croisées du club, et lorsque enfin il se montra, il ne fut pas aussi bien reçu qu’il l’aurait été s’il fût venu seul, au lieu d’arriver en compagnie d’une averse. Mais les rafales de l’équinoxe balayaient les mers, et l’impartial vent du sud-ouest ne dédaigna pas de visiter la prison de la Maréchaussée, quelque restreinte que fût cette localité. Grondant à travers le beffroi de l’église Saint-Georges et faisant tournoyer les capuchons de toutes les cheminées du voisinage, il s’abattit comme un oiseau de proie sur la fumée du quartier et la précipita sur la prison ; puis se plongeant jusqu’au fond des cheminées des détenus, peu nombreux encore, qui avaient déjà commencé à allumer leur feu, il les asphyxia ou peu s’en faut.

Arthur Clennam n’eût guère été disposé à paresser dans son lit, quand même ce lit se fût trouvé dans un endroit plus retiré, où on ne serait pas venu le déranger pour enlever les cendres de la veille, pour allumer un nouveau feu sous la bouilloire du club, pour remplir à la pompe ce récipient digne de la frugalité spartiate, pour balayer et sabler la salle commune, ou pour maint autre préparatif du même genre. Ravi de voir poindre le jour, bien que la nuit ne l’eût pas beaucoup reposé, il se leva dès qu’il put distinguer les objets qui l’entouraient, et arpenta la cour pendant deux longues heures avant qu’on vînt ouvrir la grille.

Les murs étaient si rapprochés, et les nuages capricieux passaient si rapidement par-dessus la cour, qu’il ressentait quelque chose comme un commencement de mal de mer chaque fois qu’il levait les yeux vers ce ciel orageux. La pluie, poussée par des rafales intermittentes, descendait obliquement et noircissait ce côté du bâtiment qu’Arthur avait visité la veille ; mais elle laissait (pour parler en marin) sous le vent du mur un petit entre-deux sec, où M. Clennam se promena au milieu d’épaves de paille, de poussière et de papier, au milieu de petites flaques d’eau que des maladroits avaient versées en revenant de la pompe, et de quelques feuilles égarées provenant du chou ou de la salade de la veille. L’existence, ainsi envisagée, prenait un aspect aussi lugubre que possible.

Nulle apparition de la petite fée qui l’avait amené là ne vint rompre la monotonie de cette promenade. Peut-être s’était-elle glissée jusqu’à la porte de la maison habitée par le doyen, tandis qu’Arthur avait le dos tourné ; dans tous les cas, il ne la vit pas. Il était de trop bonne heure pour Tip ; lorsqu’on avait passé cinq minutes avec lui, on le connaissait assez pour savoir qu’il ne mettrait pas d’empressement à quitter son lit, quelque peu séduisante que fût la couche où il avait passé la nuit : aussi, tandis qu’Arthur Clennam se promenait en attendant l’heure de la liberté, il songea aux moyens d’investigation que lui offrait l’avenir, et non à ceux qu’il avait sous les yeux.

Enfin la grille de la loge tourna sur ses gonds, et le porte-clefs, debout sur le seuil, se donnant un coup de peigne matinal, fut prêt à le laisser sortir. C’est avec un joyeux sentiment de délivrance qu’Arthur traversa la loge et se trouva de nouveau dans la petite cour où la veille il avait accosté Frédéric Dorrit.

On voyait déjà arriver à la file des flâneurs qu’on reconnaissait facilement pour les commissionnaires, les messagers, les serviteurs hétéroclites de l’endroit. Quelques-uns avaient attendu, les pieds dans l’eau et la pluie sur la tête, le moment où ils pourraient entrer ; d’autres, qui avaient calculé leur temps avec plus d’exactitude, ne faisaient que d’arriver et entraient avec des sacs de papier d’un gris humide sortant de chez l’épicier, des pains, du beurre, des œufs, du lait et d’autres provisions du même genre. L’aspect misérable de ces serviteurs de la misère offrait un curieux spectacle ; la pauvreté de ces domestiques insolvables de gens insolvables n’était pas moins remarquable. À la foire aux chiffons on ne voyait pas des habits ou des pantalons aussi râpés, des robes ou des châles aussi fripés, des chapeaux d’homme ou de femme aussi aplatis ; nulle part on n’eût trouvé de telles chaussures, de tels parapluies, de telles cannes. Personne ne portait des vêtements qui eussent été faits pour lui ou pour elle ; tous ces gens semblaient formés de pièces et de morceaux ayant appartenu à d’autres individus sans avoir aucune existence qui leur appartînt en propre. Leur démarche même était la démarche d’une race à part. Ils avaient l’air revêche et fautif de gens condamnés à tourner éternellement des coins de rue afin de se glisser, sans être vus, chez quelque prêteur sur gages. Lorsqu’ils toussaient, ils toussaient comme des mendiants habitués à se voir oublier sur le pas des portes ou dans des passages exposés aux courants d’air, attendant des réponses à des lettres en encre jaunie qui plongent ceux qui les reçoivent dans un grand embarras mental et les laissent dans un cruel état d’indécision.

Lorsqu’ils regardèrent l’inconnu en passant, ce fut avec un regard d’emprunteur, regard affamé, perçant, qui semble demander si l’étranger ne serait pas par hasard assez niais pour leur donner une bonne petite somme, dans le cas où ils seraient assez heureux pour se glisser dans sa confiance. La mendicité enfin perçait dans leurs épaules ramassées et voûtées, dans leur démarche traînante et indécise, dans leurs vêtements boutonnés, épinglés, reprisés et étirés, dans leurs boutonnières éraillées, dans les sales petits bouts de ruban qui sortaient de çà et de là, dans leur haleine imprégnée d’alcool.

Comme ces gens passaient devant Arthur, qui ne s’était pas encore décidé à sortir de la cour, en voyant l’un d’eux se retourner pour lui offrir ses services, l’idée lui vint d’avoir encore un bout de conversation avec la petite Dorrit avant de s’éloigner. Elle était sans doute remise de son premier mouvement de surprise et pourrait causer plus tranquillement avec lui. Il demanda donc à ce membre externe de la communauté (lequel tenait deux harengs saurs à la main avec un pain et une brosse à décrotter sous le bras) quel était l’établissement le plus voisin où l’on pût se faire servir une tasse de café. Le serviteur hétéroclite des détenus lui fit une réponse encourageante et le conduisit à une taverne qui se trouvait dans la rue même, à une portée de pierre de la prison.

« Connaissez-vous Mlle Dorrit ? » demanda le nouveau client.

Le commissionnaire hétéroclite connaissait deux demoiselles Dorrit ; une qui était née dans la prison…, c’est celle-là !… Ah ! c’est celle-là ? Le commissionnaire la connaissait depuis bien des années. Quant à l’autre Mlle Dorrit, elle habitait avec son oncle la même maison que ledit commissionnaire.

Ce dernier renseignement changea les intentions du client, qui s’était presque décidé à envoyer le messager hétéroclite en éclaireur, et à attendre dans le café qu’il revînt lui dire que la petite Dorrit s’était montrée dans la rue. Il aima mieux le charger d’un message confidentiel pour la jeune fille, à laquelle il fit dire, en résumé, que le visiteur qu’elle avait vu la veille chez le doyen désirait lui dire quelques mots chez son oncle. Arthur ayant obtenu des renseignements précis quant au domicile de ce dernier, qui demeurait dans le voisinage, expédia donc le commissionnaire, qu’il renvoya enchanté d’une gratification de trois shillings ; puis, après avoir déjeuné à la hâte, il s’empressa de se diriger vers la demeure du vieux musicien.

Il y avait tant de locataires dans la maison en question que les montants de la porte étaient ornés de boutons de sonnette aussi nombreux que ceux du clavier d’un orgue de cathédrale. Ne sachant pas au juste distinguer quelle était la sonnette du vieux musicien, il cherchait le moyen de résoudre ce problème, lorsqu’un volant, sorti comme une fusée d’une fenêtre du rez-de-chaussée, vint s’abattre sur son chapeau. Il remarqua alors qu’un store à hauteur d’appui qui protégeait le bas de cette croisée portait l’inscription suivante : Institution Cripples, et un peu plus bas : Classe du soir. Derrière le store se trouvait un petit garçon très pâle, avec une tranche de pain beurrée et une raquette. La fenêtre étant accessible de l’extérieur, Arthur Clennam avança la tête par-dessus le store, rendit le volant et demanda la solution de son problème.

« Dorrit ? répéta le petit garçon très pâle (un jeune Cripples, soit dit en passant) ; monsieur Dorrit ? troisième sonnette à droite et un seul coup de marteau. »

La visiteur sonna et frappa. Les élèves de M. Cripples semblaient avoir pris la porte pour un cahier d’écriture, tant elle était couverte de griffonnages au crayon. La fréquente répétition des mots vieux Dorrit et saligaud de Dick[1], en juxtaposition, donnait à penser que ces petits drôles avaient voulu se livrer à d’offensantes personnalités. M. Clennam eut tout le temps de faire ces observations avant que le pauvre vieillard en personne vînt lui ouvrir.

« Ah ! dit-il, vous avez été pris hier soir ? »

Il lui avait fallu plusieurs minutes pour reconnaître Arthur.

« En effet, monsieur Dorrit. Je compte voir votre nièce chez vous ce matin.

— Oh ! répondit le vieillard d’un ton rêveur, la présence de mon frère vous aurait gêné, c’est juste. Voulez-vous monter et attendre chez moi ?

— Merci. »

Se retournant avec la même lenteur qu’il mettait à tourner dans son esprit tout ce qu’il pouvait dire ou entendre, le vieillard monta l’étroit escalier afin de montrer le chemin. La maison manquait d’air et on y respirait des odeurs malsaines. Les petites fenêtres de cet escalier donnaient sur les croisées de derrière d’habitations non moins malsaines que la demeure du vieux Dorrit, et de ces croisées sortaient des perches ou des cordes où pendaient des loques peu agréables à voir ; comme si les locataires se fussent livrés à la pêche au linge, et n’eussent pris que de misérable blanchaille qui ne valait pas la peine d’être décrochée. Dans une mansarde donnant sur la cour, chambre nauséabonde, ornée d’un lit pouvant se transformer en commode et auquel une main pressée avait si récemment donné cette dernière forme, que les couvertures bouillonnaient à la surface comme l’eau qui soulève le haut d’une marmite, on voyait, sur une table à pieds inégaux, un déjeuner à moitié terminé, qui se composait de café et de rôties pour deux. Il ne s’y trouvait personne. Le vieillard, après avoir réfléchi, marmotta que Fanny s’était sauvée, et se dirigea vers la chambre voisine pour la ramener. Le visiteur, remarquant qu’on retenait la porte en dedans et qu’on s’était écrié : « N’ouvre donc pas, nigaud ! » lorsque l’oncle avait voulu entrer, supposa que la demoiselle était en négligé du matin, hypothèse confirmée bientôt par un coup d’œil indiscret qui lui fit entrevoir des bas rabattus sur les talons et un jupon de flanelle mal attaché. L’oncle, toujours également indécis, revint en traînant la jambe, s’assit devant la cheminée et commença à se chauffer les mains, sans pourtant qu’il fît froid, ou qu’il songeât le moins du monde à l’état de l’atmosphère.

« Que pensez-vous de mon frère, monsieur ? demanda-t-il, lorsqu’au bout de quelque temps il se fut aperçu de ce qu’il faisait et qu’il se fut arrêté pour lever le bras et atteindre l’étui du cornet à piston qui se trouvait sur la cheminée.

— J’ai été bien aise, dit Arthur assez embarrassé, car il songeait en ce moment à celui des deux frères qui venait de l’interroger, de le trouver si bien portant et si peu abattu.

— Ah ! marmotta le vieillard, si peu abattu ; oui, oui, oui, oui ! »

Arthur se demandait quel besoin son hôte pouvait avoir de son cornet à piston ; mais celui-ci n’en avait pas besoin du tout. Il finit par découvrir que cet instrument n’était pas le petit cornet de tabac (qui se trouvait aussi sur la cheminée), le remit en place, chercha sa tabatière de papier et se réconforta en humant une prise. Il la dégustait avec la même faiblesse, la même hésitation, la même lenteur qu’il mettait à faire toute autre chose ; néanmoins ces aspirations amenaient sur ses traits fatigués, aux pauvres coins de sa bouche et de ses yeux, quelque chose comme l’ombre d’un plaisir.

« Et Amy ? que pensez-vous d’elle, monsieur Clennam ?

— Je suis vivement touché, monsieur Dorrit, de tout ce que j’ai vu et de tout ce que je connais d’elle.

— Je ne sais pas ce que mon frère aurait fait sans Amy, répondit le vieillard, je ne sais pas ce que nous aurions tous fait sans elle. C’est une très bonne fille qu’Amy ; elle fait bien son devoir. »

Arthur se figura, en protestant intérieurement contre cette froideur apparente, qu’il y avait dans ces louanges un certain ton de convention qu’il avait déjà remarqué la veille dans le langage du père. Ce n’est pas qu’ils ménageassent leurs éloges ou qu’ils parussent insensibles à tout ce que la jeune fille faisait pour eux ; seulement, par paresse d’esprit, ils s’étaient habitués à ses soins comme aux autres nécessités de leur position. Il se figura aussi que, bien qu’ils eussent chaque jour sous les yeux les moyens d’établir des comparaisons entre Amy et eux-mêmes, ils ne la regardaient pas moins comme une parente qui occupait tout bonnement au milieu d’eux la place que la nature lui avait assignée, et qui remplissait des devoirs qui lui étaient inhérents comme son nom ou son âge. Il se figura enfin qu’au lieu de la considérer comme s’étant élevée au-dessus de l’atmosphère délétère de la prison, ils ne voyaient en elle qu’une dépendance de la prison même, et qu’à leurs yeux enfin elle était ce qu’elle devait être, et rien de plus.

L’oncle Frédéric, sans plus songer à son hôte, avait repris son déjeuner interrompu, et mâchonnait des rôties trempées dans le café, lorsque la troisième sonnette à droite retentit de nouveau. « C’est Amy, » dit-il ; et il descendit pour ouvrir la porte, laissant dans l’esprit de son visiteur, peu habitué à ce spectacle, une image aussi vivante de ses mains sales, de son visage crasseux et de sa décrépitude, que s’il fût resté affaissé sur sa chaise.

Amy remonta derrière lui, toujours vêtue avec le même simplicité, et toujours avec le même air de timidité. Ses lèvres restaient entr’ouvertes, comme si le cœur lui eût battu plus fort qu’à l’ordinaire.

« Amy, dit l’oncle, voilà déjà quelque temps que M. Clennam t’attend.

— J’ai pris la liberté de vous envoyer un commissionnaire.

— Il a fait votre commission, monsieur.

— Allez-vous chez ma mère, ce matin ? Il me semble que non, à moins que vous n’y alliez plus tard que d’habitude.

— Je n’y vais pas ce matin, monsieur. On n’a pas besoin de moi aujourd’hui.

— Voulez-vous me permettre de vous accompagner un peu dans la direction où vous avez affaire ? Je pourrais alors causer avec vous tout en marchant, sans vous retenir et sans abuser plus longtemps de l’hospitalité de votre oncle. »

Elle parut embarrassée, mais elle répondit : « Comme il vous plaira. » Il feignit d’avoir égaré sa canne, afin de laisser à la petite Dorrit le temps d’arranger le lit de répondre à quelques coups impatients frappés par Fanny contre le mur de l’autre chambre, et de dire quelques bonnes paroles à son vieil oncle. Puis il retrouva sa canne et ils descendirent, elle d’abord, lui après, l’oncle se tenant sur le palier, où il les oublia sans doute avant qu’ils fussent seulement au bas de l’escalier.

Les élèves de M. Cripples, qui arrivaient en ce moment, suspendirent leur récréation matinale (elle consistait à se battre à coups de gibecières et à coups de dictionnaires), pour dévorer des yeux l’étranger qui avait honoré d’une visite Dick le Saligaud. Ils supportèrent en silence ce spectacle inouï, jusqu’au moment où le mystérieux visiteur fut assez éloigné pour diminuer les dangers d’une déclaration de guerre ; mais alors ils lancèrent une grêle de cailloux et de cris, se livrèrent à des danses insultantes ; en un mot, ils enterrèrent le calumet de la paix avec une foule de cérémonies si sauvages que, si M. Cripples eût été le chef enluminé d’une tribu de Cripple-wagboys, ils n’auraient pas pu faire mieux honneur à leur éducation.

Au milieu de cet hommage, M. Arthur Clennam offrit son bras à la petite Dorrit, et la petite Dorrit l’accepta.

« Voulez-vous que nous prenions le pont suspendu ? nous y serons à l’abri du tapage de la rue, » demanda le cavalier.

La petite Dorrit répondit encore : « Comme il vous plaira, » et bientôt elle se rassura assez pour exprimer l’espérance que M. Clennam n’en voulait pas aux élèves de l’institution Cripples, attendu qu’elle avait elle-même appris le peu qu’elle savait à la classe du soir de ce pensionnat. M. Clennam répliqua qu’il ne leur en voulait pas le moins du monde et qu’il leur pardonnait de tout son cœur. Ce fut ainsi que Cripples devint, sans le savoir, le maître des cérémonies qui présenta les deux promeneurs l’un à l’autre et les mit plus à l’aise que n’eût pu le faire Beau Nash[2], s’ils avaient vécu durant les belles années de son règne et qu’il fût descendu de son équipage à six chevaux tout exprès pour leur faire faire connaissance.

Il faisait toujours beaucoup de vent et les rues étaient horriblement boueuses, bien qu’il ne tombât plus d’averse pendant qu’ils se dirigeaient vers le pont. Sa petite compagne lui paraissait si jeune, qu’à plusieurs reprises il eut besoin de s’observer pour ne pas lui parler comme à une enfant. Peut-être, de son côté, paraissait-il très âgé à celle qu’il trouvait si jeune.

« Je suis bien fâchée du désagrément que vous avez eu, monsieur, de passer la nuit en prison ; c’est fort ennuyeux.

— Ce n’est rien. J’avais un très bon lit.

— Oh ! oui, répondit-elle avec vivacité ; je crois qu’il y a d’excellents lits au café. »

Arthur remarqua qu’aux yeux de la petite Dorrit le café était un hôtel magnifique, et qu’elle en paraissait fière.

« Je sais que tout y coûte très cher ; mais père m’a dit qu’on pouvait s’y procurer un dîner superbe. On y trouve même du vin, ajouta-t-elle timidement.

— Y avez-vous dîné quelquefois ?

— Oh ! non. Je ne suis jamais allée que dans la cuisine, pour chercher de l’eau chaude. »

Quand on pense qu’à son âge elle en était encore à ne parler qu’avec respect du luxe d’un établissement comme l’hôtel de la Maréchaussée !

« Je vous ai demandé hier soir, dit Clennam, comment vous aviez fait connaissance avec ma mère. Aviez-vous jamais entendu prononcer son nom avant qu’elle vous envoyât chercher ?

— Non, monsieur.

— Pensez-vous que votre père l’ait jamais entendu ?

— Non, monsieur. »

Il lut tant de surprise dans le regard qui rencontra sa vue (la petite Dorrit eut bien peur, par parenthèse, lorsque leurs yeux se rencontrèrent et détourna bien vite les siens), qu’il crut devoir ajouter :

« J’ai mes raisons pour vous faire cette question, quoique je ne puisse pas très bien vous les expliquer ; mais surtout n’allez pas supposer un seul instant qu’elles soient de nature à vous causer la moindre alarme ou la moindre inquiétude ; au contraire. Ainsi donc, vous croyez qu’à aucune époque de la vie de votre père mon nom de Clennam ne lui a été connu particulièrement ?

— Oui, monsieur. »

Il devina, à l’intonation de sa voix qu’elle levait de nouveau les yeux vers lui avec ces lèvres entr’ouvertes qui annonçaient une agitation intérieure ; il regarda donc devant lui, plutôt que de faire battre plus vite encore le cœur de la jeune fille en lui adressant d’autres questions.

Ce fut ainsi qu’ils s’avancèrent sur le pont suspendu, qui, au sortir des rues tumultueuses, semblait aussi tranquille que s’il se fût trouvé en pleine campagne. Le vent soufflait, les rafales humides passaient auprès d’eux en grondant, enlevant les flaques d’eau sur la route et sur le trottoir et les faisant pleuvoir dans la rivière. Le vent chassait avec furie les nuages qui parsemaient un ciel couleur de plomb ; la fumée et le brouillard semblaient vouloir lutter de vitesse avec les nuages, et la sombre rivière roulait dans la même direction. Quant à la petite Dorrit, elle semblait la plus petite, la plus tranquille, la plus faible des créatures du bon Dieu.

« Laissez-moi vous mettre en voiture, » dit Arthur Clennam, qui fut sur le point d’ajouter : « Ma pauvre enfant ! »

Elle se hâta de refuser, disant que la pluie ou le soleil ne lui importaient guère, habituée comme elle était à sortir par tous les temps. Il savait qu’elle disait vrai, et cela ne fit qu’augmenter la pitié qu’elle lui inspirait, en songeant que ce frêle petit être était obligé de traverser la nuit les rues humides, sombres et bruyantes de Londres, pour regagner un lieu de repos comme celui qu’il venait de quitter.

« Vous m’avez témoigné tant d’intérêt hier soir, monsieur, et j’ai su plus tard que vous vous étiez montré si généreux envers mon père, que je n’ai pas pu résister à votre message, quand ce n’aurait été que pour vous remercier ; surtout comme je désirais beaucoup vous dire… »

Elle hésita et trembla ; des larmes lui montèrent aux yeux, mais ne coulèrent pas.

« Me dire… ?

— Que j’espère que vous ne vous méprendrez pas sur le caractère de mon père. Ne le jugez pas comme vous jugeriez quelqu’un en dehors de la prison. Il y a si longtemps qu’il y est ! Je ne l’ai jamais vu ailleurs, mais je sais qu’il a dû changer sous beaucoup de rapports depuis qu’il y est.

— Je ne suis pas du tout disposé à porter sur lui un jugement injuste ou sévère, soyez-en sûre.

— Non qu’il ait à rougir de quoi que ce soit, reprit-elle avec un peu d’orgueil, la pensée lui étant évidemment venue qu’elle pouvait avoir l’air de trahir le vieillard, ou que j’aie moi-même aucun motif de rougir de lui. Il faut seulement le connaître. Tout ce que je demande, c’est qu’on soit assez juste pour se rappeler l’histoire de sa vie. Tout ce qu’il a dit est parfaitement exact. Tout cela est arrivé comme il vous l’a raconté. On le respecte beaucoup. Les nouveaux venus sont toujours heureux de faire sa connaissance. Sa société est plus recherchée que celle d’aucun autre détenu. On fait bien moins de cas du gouverneur que de lui. »

Si jamais orgueil fut excusable, ce fut celui de la petite Dorrit faisant l’éloge de son père.

« J’ai très souvent entendu dire que ses manières sont celles d’un vrai gentleman, et tout à fait exemplaires. Je ne vois personne là qui puisse rivaliser avec lui : tout le monde, au contraire, reconnaît qu’il est supérieur aux autres prisonniers. C’est autant pour cela qu’on lui fait des cadeaux que parce qu’on sait qu’il est pauvre. On ne peut le blâmer d’être pauvre. Qui donc pourrait habiter une prison pendant un quart de siècle et devenir riche ? »

Quelle affection dans ses paroles, quelle sympathie dans ses larmes refoulées, quelle ardeur de fidélité dans son âme, quelle sincérité dans son empressement à entourer le vieillard d’une auréole, hélas ! peu méritée !

« Si j’ai cru qu’il valait mieux cacher mon adresse, ce n’est pas que je rougisse de lui. Dieu m’en préserve ! Je ne rougis même pas de ma demeure autant qu’on pourrait le supposer. Ceux qui viennent là ne sont pas nécessairement pour cela de mauvaises gens. J’ai connu beaucoup de personnes industrieuses, braves et honnêtes, qui y ont été amenées sans qu’il y ait eu de leur faute. Presque tous ont bon cœur et s’aident entre eux. Et je serais par trop ingrate si j’oubliais que j’y ai passé bien des heures tranquilles et agréables ; que, lorsque j’étais toute petite, j’y ai trouvé un excellent ami qui m’aimait beaucoup ; que c’est là que j’ai appris mon état, que j’y ai travaillé, que j’y ai dormi paisiblement. Il y aurait presque de la lâcheté et de la méchanceté à ne pas m’y attacher un peu, après tout cela ! »

Soulagée par ces confidences où elle avait épanché le trop-plein de son cœur fidèle, la petite Dorrit ajouta d’un ton modeste, avec un regard qui semblait implorer l’indulgence de son nouvel ami :

« Je n’avais pas l’intention de vous en dire tant, et c’est la seconde fois seulement qu’il m’arrive d’en parler. Mais il me semble que cela vous mettra mieux à même de juger des choses que vous n’avez pu le faire hier soir. Je vous disais alors que je regrettais que vous m’eussiez suivie, monsieur. Maintenant je le regrette moins, pourvu que vous ne pensiez pas… je ne le regrette même plus du tout, pourvu que je n’aie pas parlé trop confusément pour que… pour que vous me compreniez bien, car j’ai grand’peur qu’il n’en soit rien. »

Arthur répondit avec une sincérité parfaite qu’elle avait grand tort de le croire, et, se plaçant entre elle et la rafale, la protégea de son mieux.

« Je me sens encouragé maintenant, reprit-il, à vous demander encore quelques renseignements. Votre père a-t-il beaucoup de créanciers ?

— Oh ! beaucoup.

— Je veux dire beaucoup de créanciers opposants qui le retiennent où il est ?

— Oh ! oui, beaucoup !

— Savez-vous… je pourrais sans doute obtenir ce renseignement ailleurs, si vous n’êtes pas à même de me le donner… savez-vous quel est celui d’entre eux qui possède le plus d’influence ? »

La petite Dorrit répliqua, après avoir réfléchi un peu, qu’elle se rappelait avoir entendu parler autrefois d’un M. Tenace Mollusque, personnage très puissant. Il était commissaire du gouvernement, ou membre d’un conseil, ou administrateur, ou quelque chose. Il demeurait dans Grosvenor Square, à ce qu’elle croyait, ou tout près de là. Il occupait une place… un emploi très élevé dans le ministère des Circonlocutions. La petite Dorrit paraissait s’être fait dès l’enfance une idée si terrible de ce formidable M. Tenace Mollusque de Grosvenor Square ou des environs, et du bureau des Circonlocutions, que le nom seul parut l’intimider.

« Il n’y aura pas de mal, pensa Arthur, d’aller voir ce M. Tenace Mollusque. »

La pensée ne se présenta pas à lui si rapidement que la petite Dorrit ne pût l’intercepter au passage.

« Ah ! fit-elle, secouant la tête avec un désespoir que les années avaient adouci, beaucoup de personnes ont songé, dans le temps, à faire sortir mon pauvre père mais vous ne savez pas combien il y a peu de chances de succès. »

Elle oublia un moment sa timidité, dans l’empressement sincère et désintéressé qu’elle mit à détourner son compagnon du navire englouti qu’il désirait retirer de l’abîme, et elle le regarda avec des yeux qui, joints à son visage résigné, à sa taille si frêle, à sa toilette mesquine, à la pluie et au vent, ne firent que le confirmer davantage dans sa résolution de lui venir en aide.

« Quand même on réussirait, reprit-elle… et il est clair maintenant qu’on ne peut pas réussir… où donc père vivrait-il et comment vivrait-il ? J’ai souvent pensé que, si un tel changement pouvait se faire, ce serait loin d’être un avantage pour lui. Les gens du dehors n’auraient peut-être pas de lui une opinion aussi favorable que les pensionnaires de la Maréchaussée. On ne serait peut-être pas aussi bon avec lui. Peut-être aurait-il lui-même beaucoup de peine à se faire à un autre genre de vie. »

Alors, pour la première fois, la petite Dorrit ne put réprimer ses larmes, et les mains maigres et mignonnes qu’il avait suivies des yeux lorsqu’elles étaient si occupées, tremblèrent en se rejoignant.

« Ce serait un nouveau chagrin pour lui que d’apprendre que je travaille pour gagner un peu d’argent et que Fanny en fait autant. Il s’occupe tant de nous et de notre sort, voyez-vous, dans cette prison où il est renfermé sans espoir !… C’est un si bon, si bon père ! »

Arthur laissa passer cet éclat de douleur avant de recommencer à parler : il n’eut pas besoin d’attendre longtemps. La jeune fille n’était pas habituée à songer à elle-même ni à importuner les autres de ses confidences et de ses chagrins. Il avait à peine eu le temps de diriger les yeux vers les masses de toits et de cheminées au-dessus desquels la fumée roulait pesamment, et vers la forêt de mâts et de clochers qui s’élevaient les uns sur la rivière, les autres sur la terre ferme, mais qui se mêlaient et se confondaient dans la brume orageuse, que déjà sa compagne était aussi calme que si elle eût été en train de coudre dans la chambre de Mme Clennam.

« Vous seriez heureuse de voir votre frère recouvrer sa liberté ?

— Oh ! bien, bien heureuse, monsieur !

— Eh bien alors, espérons toujours que nous pourrons faire quelque chose pour lui. Vous m’avez parlé hier soir d’un ami…

— Cet ami s’appelait Plornish, remarqua la petite Dorrit.

— Et où demeurait Plornish !

— Plornish habitait la cour du Cœur-Saignant. Ce n’était qu’un maçon, ajouta la petite Dorrit, comme pour avertir M. Clennam de ne pas se faire d’illusions quant à la position sociale de Plornish. Il occupait la dernière maison de l’impasse du Cœur-Saignant, et son nom se trouvait au-dessus de la porte. »

Arthur prit note de cette adresse et donna la sienne. Il avait fait maintenant tout ce qu’il avait espéré faire pour le moment ; seulement il ne voulait pas quitter sa compagne sans l’avoir bien persuadée qu’elle pouvait compter sur lui et sans lui faire promettre de ne pas oublier ses offres.

« Voilà toujours un ami d’inscrit ! reprit-il en remettant son portefeuille dans sa poche. Pendant que je vous ramène chez vous… vous retournez chez vous, n’est-ce pas ?

— Oui, je rentre tout droit à la maison.

— Pendant que je vous ramène… (les mots à la maison avaient sonné désagréablement à son oreille), permettez-moi de vous prier d’être intimement convaincue que vous avez un ami de plus. Je ne fais pas de phrases et ne vous en dirai pas davantage.

— Vous êtes vraiment bien bon pour moi, monsieur, et vous n’avez pas besoin de m’en donner d’autre assurance : j’y crois volontiers. »

Ils revenaient à travers les misérables rues boueuses, passant devant les pauvres et sales boutiques, bousculés par cette foule de regrattiers qui abondent dans les quartiers pauvres. Il n’y avait rien le long de la route qui fût de nature à réjouir aucun de nos cinq sens. Et pourtant cette promenade à travers la pluie, la boue et le vacarme, avait un charme peu ordinaire pour celui qui donnait le bras à cette jeune fille si mignonne, si frêle, si soigneuse. La regardait-il toujours comme une enfant ? Et lui, ne paraissait-il pas bien âgé aux yeux de sa compagne ? N’étaient-ils pas l’un pour l’autre un mystère impénétrable dans cette rencontre prédestinée de leurs existences ? C’est ce qu’il nous importe peu de savoir pour le moment. Toujours est-il qu’Arthur Clennam songea qu’elle avait vu le jour et qu’elle avait été élevée au milieu de ces ruines qu’elle traversait d’un air craintif, et qui lui étaient familières, bien qu’elle y fût déplacée ; il songea à la longue connaissance qu’elle avait faite des ignobles petites misères de la vie, à son innocence, à sa sollicitude pour les autres, à sa jeunesse, et à sa taille enfantine.

Ils avaient gagné High-Street, où se trouvait la prison, lorsqu’une voix s’écria : « Petite mère ! petite mère ! » Dorrit, s’étant arrêtée et retournée, une personne étrange vint d’un air empressé se jeter sur eux, sans cesser de crier : « Petite mère ! » et renversa, en tombant dans la boue, le contenu d’un grand panier de pommes de terre.

« Oh ! Maggy, dit la petite Dorrit, vilaine maladroite ! »

Maggy, ne s’étant fait aucun mal, se releva tout de suite et se mit à ramasser les pommes de terre, occupation dans laquelle elle fut aidée par Dorrit et Clennam. Maggy retrouvait fort peu de ses tubercules ; mais en revanche elle ramassait une grande quantité de boue : néanmoins on finit par les recueillir tous et par les déposer dans le panier. Maggy débarbouilla avec son châle son visage couvert de boue, puis, présentant ce visage à M. Clennam comme un modèle de propreté, lui permit enfin de voir à qui elle ressemblait

Elle avait environ vingt-huit ans, de gros os, de gros traits, de grosses mains, de gros pieds, de gros yeux, et pas de cheveux. Ses gros yeux étaient transparents et presque incolores ; le jour ne paraissait guère les affecter, car ils conservaient une immobilité anormale. On lisait aussi sur son visage cette expression attentive qu’on remarque chez les aveugles ; mais elle n’était pas aveugle, ayant conservé un œil qui voyait tant bien que mal. Quoique sa physionomie ne fût pas d’une laideur excessive, il s’en fallait de peu, car elle eût été repoussante sans son sourire, sourire plein de bonheur et assez agréable en lui-même, mais qui faisait mal à voir, parce qu’il était là à poste fixe sans s’effacer jamais. Un vaste bonnet blanc, orné d’une masse de ruches épaisses qui se relevaient ou s’abaissaient sans cesse, rendait si difficile l’équilibre de son vieux chapeau noir, qu’il retombait en arrière et restait suspendu par les brides, comme l’enfant que la bohémienne porte attaché sur son dos. Une commission de fripiers aurait seule été capable de faire un rapport sur les étoffes qui composaient le reste de sa pauvre toilette ; mais cette toilette, vue à vol d’oiseau, ressemblait à une collection d’herbes marines, auxquelles on aurait ajouté çà et là une gigantesque feuille de thé. Son châle surtout avait l’air d’une gigantesque feuille de thé, bouillie longtemps dans la théière.

Arthur Clennam regarda la petite Dorrit avec une expression de visage qui voulait dire : « Oserais-je vous demander quelle est cette dame ? » La petite Dorrit, dont Maggy avait commencé à caresser la main en continuant à l’appeler petite mère, répondit de vive voix (les interlocuteurs se trouvaient sous une porte cochère où la plupart des pommes de terre avaient roulé en tombant) :

« C’est Maggy, monsieur.

— Maggy, monsieur, répéta comme un écho le personnage ainsi présenté. Petite mère !

— C’est la petite fille… reprit Dorrit.

— Petite fille, répéta Maggy.

— De ma vieille nourrice, qui est morte depuis longtemps. Maggy, quel âge as-tu ?

— Dix ans, mère, répondit Maggy.

— Vous ne pouvez vous figurer comme elle est bonne, ajouta Dorrit avec une tendresse infinie.

— Comme elle est bonne, répéta Maggy, renvoyant d’une façon très expressive le pronom souligné à sa petite mère.

— Et comme elle est adroite, poursuivit Dorrit. Elle fait les commissions aussi bien que qui que ce soit. » Maggy se mit à rire. « Elle est aussi sûre que la banque d’Angleterre. » Maggy se mit à rire plus fort. « Elle gagne sa vie sans rien demander à personne, monsieur ! dit la petite Dorrit d’un air de triomphe, mais parlant un peu plus bas ; très sérieusement, monsieur !

— Quelle est son histoire ? demanda Clennam.

— Voilà de quoi te rendre fière, Maggy ! s’écria Dorrit lui prenant ses deux grosses mains qu’elle frappa l’une contre l’autre. Un monsieur qui arrive de je ne sais combien de milliers de lieues d’ici, qui veut savoir ton histoire !

Mon histoire, petite mère ?

— C’est moi qu’elle appelle ainsi, remarqua Dorrit en rougissant un peu. Elle m’est très attachée. Sa vieille grand-mère n’a pas été aussi bonne pour elle qu’elle aurait dû, n’est-ce pas, Maggy ? »

Maggy fit un signe de tête négatif, transforma son poing fermé en un vase à boire, le porta à sa bouche et dit : « Genièvre. » Puis elle se mit à frapper un enfant imaginaire, en ajoutant : « Manche à balai et pincettes.

— À l’âge de dix ans, reprit Dorrit, les yeux fixés sur le visage de la pauvre fille, Maggy eut une vilaine fièvre, monsieur, et depuis ce temps-là elle n’a plus vieilli.

— Dix ans, répéta Maggy avec un signe de tête approbateur. Mais quel bel hôpital ! C’est là qu’on est bien, n’est-ce pas ? Oh ! le bel endroit !

— Elle n’avait jamais eu un moment de tranquillité avant d’aller là, monsieur, reprit la petite Dorrit en se tournant vers Arthur et parlant bas ; aussi elle ne tarit pas quand on la met sur ce chapitre.

— Quels bons lits ! s’écria Maggy. Quelles limonades ! quelles oranges ! quelles délicieuses soupes ! quel vin ! quels bons morceaux de poulet ! Oh ! n’est-ce pas que c’est un endroit ravissant pour ceux qui peuvent y demeurer ?

— Aussi Maggy y est demeurée le plus longtemps qu’elle a pu, poursuivit sa petite mère du même ton qu’auparavant, comme si elle racontait une histoire pour amuser un enfant ; et enfin, lorsqu’on n’a plus voulu la garder, il a bien fallu qu’elle s’en allât. Alors, comme elle ne devait jamais avoir plus de dix ans tant qu’elle vivrait…

— Tant qu’elle vivrait, répéta Maggy.

— Et comme elle était très faible, si faible que, lorsqu’elle commençait à rire, elle ne pouvait plus se retenir… et c’était bien dommage. »

Maggy devient tout à coup très sérieuse.

« La grand’mère ne savait trop que faire d’elle, et pendant plusieurs années elle se montra très, très méchante. À la fin, avec le temps, Maggy commença à écouter ce qu’on lui disait, et à tâcher d’être bien sage et bien attentive et bien laborieuse ; et petit à petit on la laissa sortir et rentrer aussi souvent qu’elle voulait, et elle gagna assez pour se suffire à elle-même, et aujourd’hui elle se tire d’affaire toute seule. Et voilà, poursuivit la petite Dorrit en frappant de nouveau les deux grosses mains l’une contre l’autre, voilà toute l’histoire de Maggy, ainsi que Maggy peut vous l’affirmer elle-même ! »

Mais Arthur Clennam aurait deviné ce qui manquait pour compléter cette histoire, quand même il n’eût pas entendu ce nom de petite mère, quand même il n’eût pas vu Maggy caressant la main grêle et mignonne de sa protectrice, quand même il n’eût pas aperçu les larmes qui tremblaient dans ces gros yeux incolores, quand même il n’eût pas prêté l’oreille au sanglot qui avait étouffé le rire hébété de la protégée. Lorsque plus tard il songea à cette rencontre, il ne revit jamais dans sa pensée, sans attendrissement, cette sale porte cochère où le vent et la pluie s’engouffraient, et où la manne aux pommes de terre boueuses attendait qu’on les renversât ou qu’on les ramassât de nouveau. Jamais, jamais !

Leur promenade touchait presque à sa fin, et ils quittèrent l’endroit où ils s’étaient réfugiés pour prendre congé l’un de l’autre. Mais pour contenter Maggy, il ne fallut rien moins qu’une longue station à quelques pas de la prison, devant une boutique d’épicier, où elle les arrêta pour leur faire admirer ses connaissances littéraires. Elle savait à peu près lire, et elle énuméra assez correctement les grands chiffres (c’était à ceux-là qu’elle donnait la préférence) qui indiquaient les prix. Elle trébucha aussi, sans commettre trop d’erreurs, à travers diverses recommandations philanthropiques qui engageaient les passants à : essayez notre mélange,— essayez notre soushong ordinaire, — essayez notre péko à saveur orangée, qui peut soutenir la comparaison avec les thés les plus parfumés, tout en priant le public de se tenir en garde contre les charlatans du voisinage et les denrées falsifiées. Lorsque Arthur Clennam vit, à la légère rougeur qui animait le visage de la petite Dorrit chaque fois que Maggy devinait juste, combien elle prenait plaisir au succès de sa protégée, il sentit qu’il pourrait, s’il voulait, les tenir là, à convertir en bibliothèque à leur usage la montre de l’épicier, jusqu’à ce que la pluie et le vent fussent fatigués.

Enfin la cour extérieure de la geôle les reçut, et là, il dit adieu à la petite Dorrit. Bien petite, en effet : il l’avait toujours trouvée telle ; mais jamais elle ne lui avait paru plus petite que lorsqu’il la vit rentrer dans la loge de la prison, cette petite mère, suivie de sa grosse fille.

La porte de la cage s’ouvrit, et, lorsque le petit oiseau y fut rentré volontiers en battant des ailes, Arthur Clennam s’éloigna.



  1. Diminutif de Frédéric
  2. Richard Nash, plus connu sous le sobriquet de Beau Nash, né en 1674, mort en 1764, célèbre maître des cérémonies des bals qui donnèrent longtemps la vogue à la ville de Bath. (Note du traducteur.)