La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 6

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 55-66).


CHAPITRE VI.

Le père de la Maréchaussée.


Il y a trente ans, à quelques portes en deçà de l’église Saint-Georges, commune de Southwark, à gauche de la rue en allant bien vers le sud, s’élevait la prison de la Maréchaussée[1]. Il y avait des années qu’elle était là, et elle y est restée quelques années après cette époque ; mais aujourd’hui elle a disparu, et le monde n’en va pas plus mal pour cela.

C’était un corps de bâtiments oblong, une espèce de caserne divisée en misérables maisons qui se tenaient dos à dos, de sorte qu’elles n’avaient pas de chambres de derrière, environnée d’une étroite cour pavée, entourée de murs élevés, couronnés de pointes de fer, comme il convient à une prison.

Cette prison, étroite et malsaine, renfermait elle-même dans son sein une autre prison encore plus étroite et plus malsaine, à l’usage des contrebandiers. Les criminels qui, ayant offensé les lois du fisc, ou les règlements de la régie ou de la douane, avaient encouru des amendes qu’ils ne pouvaient payer, étaient censés incarcérés derrière une porte doublée de fer, qui se refermait sur une seconde geôle, laquelle se composait de deux ou trois cellules très-solides et d’une allée borgne d’environ un mètre et demi de large, qui formait la mystérieuse limite de la cour fort restreinte où les prisonniers pour dettes amusaient leur chagrin en jouant aux quilles.

Je dis qu’ils étaient censés incarcérés derrière cette porte, parce qu’en réalité les cellules solides et les allées borgnes commençaient à passer de mode. On avait fini, dans la pratique, par considérer ces moyens de répression comme tant soit peu exagérés, bien qu’en théorie ils pussent se croire toujours aussi florissants. C’est ce qui arrive encore aujourd’hui pour d’autres cellules[2] qui ne sont pas du tout solides, et pour d’autres allées non-seulement borgnes, mais aveugles. Par conséquent, les contrebandiers fréquentaient les prisonniers pour dettes (qui les accueillaient à bras ouverts), excepté à diverses époques constitutionnelles où certain fonctionnaire arrivait de certain bureau, afin de remplir la formalité d’inspecter certaines choses, dont ni lui ni personne ne savait le premier mot. Durant ces inspections vraiment britanniques, les contrebandiers, s’il y en avait, feignaient de rentrer dans les cellules solides ou dans l’allée borgne, tandis que le fonctionnaire faisait semblant de remplir une formalité qu’il ne remplissait pas du tout, et s’en allait pour de bon, quand il avait fini de ne pas la remplir ; résumé très-clair et très-succinct de l’administration publique, telle qu’elle se pratique généralement dans notre bonne et brave petite Île.

On avait amené à cette prison, bien avant le jour où le soleil dardait sur Marseille des rayons incandescents, bien avant l’époque où s’ouvre cette histoire, un débiteur qui doit jouer un rôle dans notre récit.

Ce débiteur, à l’époque dont il s’agit, était un gentleman entre deux âges, très-aimable et très-innocent. Il comptait bien être promptement élargi. Il était persuadé qu’il allait l’être dans le plus bref délai, comme de raison, car jamais les portes de la prison pour dettes ne se sont refermées sur un débiteur qui n’eût la même conviction. Il avait apporté son portemanteau, mais il se demandait si c’était bien la peine de le défaire, tant il était persuadé, comme tous les autres, remarqua le guichetier, qu’on lèverait son écrou au bout d’un jour ou deux.

C’était un homme timide et réservé ; d’assez bonne mine, quoiqu’il eût l’air un peu efféminé, avec une voix douce, des cheveux bouclés, des mains ornées de bagues : c’était la mode dans ce temps-là. Il porta ses mains toujours agitées à ses lèvres tremblantes, avec un tic nerveux, plus de cent fois durant sa première demi-heure de captivité. Il s’inquiétait surtout de sa femme.

« Croyez-vous, monsieur, demanda-t-il au guichetier, qu’elle soit très-péniblement affectée, si elle s’arrête demain devant la porte de la prison ? »

Le guichetier, déclara, comme résultat de son expérience personnelle, que les unes étaient péniblement affectées et que les autres ne l’étaient pas du tout. En général, il y avait plutôt à parier pour non que pour oui.

« Comment est-elle, d’abord ? demanda-t-il philosophiquement ; car, voyez-vous, ça y fait beaucoup.

— Elle est très-délicate et n’a pas du tout d’expérience.

— Tant pis, dit le guichetier, ça met les chances contre elle.

— Elle est si peu habituée à sortir seule, reprit le prisonnier, que je ne vois pas du tout comment elle trouvera son chemin, si elle vient jusqu’ici à pied.

— Peut-être, supposa le guichetier, prendra-t-elle un fiacre ?

— Peut-être. »

Les doigts irrésolus se portèrent aux lèvres tremblantes.

« Je l’espère. Il est possible qu’elle n’y songe pas.

— Ou peut-être, dit le guichetier, qui, du haut de son siège luisant, offrait ces consolations au nouveau venu, comme il les eût offertes à un enfant dont la faiblesse lui inspirait de la pitié, peut-être priera-t-elle son frère ou sa sœur de l’accompagner ?

— Elle n’a ni frère ni sœur.

— Sa nièce, son neveu, son cousin, sa bonne, sa femme de chambre, son épicier, sapristi ! Elle trouvera toujours bien quelqu’un, répliqua le guichetier, prévenant d’avance toutes les objections qu’on pourrait lui adresser.

— Je crains… j’espère que cela n’est pas contre les règlements, qu’elle amène les enfants ?

— Les enfants ! répéta le guichetier ; les règlements ! Mais, mon cher monsieur, nous avons ici tout un pensionnat d’enfants. Des enfants ! Mais on ne voit que cela ici. Combien en avez-vous ?

— Deux, répondit le prisonnier pour dettes, portant de nouveau à ses lèvres sa main irrésolue et quittant le guichet pour rentrer dans la prison.

— Deux enfants et vous, ça fait trois, se dit le guichetier en le suivant des yeux. Et je parie un écu que votre femme est aussi enfant que vous, ce qui fait quatre. Et je parie un demi-écu qu’il y en a un autre en route, ce qui fera cinq. Et je parierais bien encore trente sous de plus que je sais quel est le plus innocent, de vous ou de l’enfant qui est encore à naître ! »

Il ne se trompait pas. La femme arriva le lendemain avec un petit garçon de trois ans, une petite fille de deux ans, et il était clair que le guichetier aurait gagné tous ses paris.

« Vous avez déjà loué une chambre, n’est-ce pas ! demanda le guichetier au débiteur.

— Oui, j’ai loué une très-bonne chambre.

— Avez-vous quelques petites nippes pour la meubler ?

— J’attends les meubles indispensables, qui doivent arriver par les petites messageries, cette après-midi.

— Madame et les petits viendront vous tenir compagnie ?

— Mais oui ; nous avons pensé qu’il valait mieux ne pas nous disperser, même pour quelques semaines.

— Même pour quelques semaines, naturellement, » répéta le guichetier, qui suivit encore une fois des yeux son nouveau locataire et hocha la tête sept fois de suite, lorsque celui-ci se fut éloigné.

Les affaires de ce prisonnier se trouvaient fort embrouillées, grâce à une association commerciale, au sujet de laquelle il ne savait qu’une seule chose, c’est-à-dire qu’il y avait embarqué toute sa fortune ; grâce aussi à des difficultés juridiques à propos de transferts et de contrats, d’actes de transmission par-ci et d’actes de transmission par-là ; grâce à un soupçon de préférence illégale en faveur de tel ou tel créancier, et à une mystérieuse disparition de telle et telle valeur. Comme personne au monde n’était plus incapable que le débiteur lui-même d’expliquer un seul chiffre de cet amas de confusion, il était impossible d’y rien comprendre. L’interroger en détail pour tâcher de faire concorder ses réponses ; l’enfermer avec des experts et d’adroits procureurs au courant de toutes les ruses des banqueroutiers et des faillis, c’était faire croître les complications de la cause avec la rapidité d’une somme placée à intérêts composés. Ses doigts irrésolus se promenaient autour de ses lèvres d’une manière de plus en plus inefficace à chaque nouvelle tentative de ce genre, et les praticiens les plus madrés renoncèrent à rien tirer de lui.

« S’en aller, lui ? dit le guichetier. Allons donc ! il ne s’en ira jamais, à moins que ses créanciers ne s’avisent de le prendre par les épaules pour le pousser dehors. »

Il y avait cinq ou six mois qu’il était là, lorsqu’il arriva un matin, pâle et essoufflé, annoncer au guichetier que sa femme était malade.

« Parbleu ! il était facile de voir qu’elle serait malade, remarqua ce fonctionnaire.

— Nous comptions, continua le prisonnier, qu’elle irait demain occuper un petit logement à la campagne. Que faire ? grand Dieu ! que faire ?

— Ne perdez pas votre temps à joindre les mains et à vous mordre les doigts, répondit le guichetier plus positif, en prenant son interlocuteur par le coude, mais venez avec moi. »

Le guichetier conduisit le détenu (qui tremblait de tous ses membres et s’écriait à chaque instant à voix basse : « Que faire ? » tandis que ses doigts irrésolus barbouillaient son visage avec les larmes qui coulaient de ses yeux) au haut d’un des plus pauvres escaliers de la prison, vers une porte qui s’ouvrait sous les mansardes. Le guichetier frappa avec sa clef.

« Entrez ! » cria une voix de l’intérieur.

Le guichetier, ouvrant la porte, laissa voir, au fond d’une misérable petite chambre qui ne sentait pas bon, deux personnages enroués, aux visages rouges et boursouflés, qui, assis devant une table aux pieds inégaux, jouaient à l’impériale en fumant leurs pipes et en buvant de l’eau-de-vie.

« Docteur, dit le guichetier, voici un gentleman dont la femme a besoin de vous : il n’y a pas un instant à perdre ! »

L’ami du docteur était, comme lui, enroué, rouge, boursouflé, sale, animé par le jeu, le tabac et l’eau-de-vie ; mais, supposé, qu’on pût le prendre pour un adjectif, nous dirions qu’il en était resté au positif, tandis que le docteur, au contraire, avait atteint le comparatif, étant plus enroué, plus rouge, plus boursouflé, plus sale et plus animé par le jeu, le tabac et l’eau-de-vie. Le docteur paraissait atrocement râpé, avec sa lourde vareuse de drap grossier, toute déchirée et rapiécée, trouée aux coudes, veuve de presque tous ses boutons (c’était là, dans son temps, l’habile médecin dont parlait l’annonce d’un bâtiment de transport), son pantalon blanc aussi sale qu’il soit donné à l’homme d’en imaginer un, ses chaussons de lisière et son linge invisible.

« Un accouchement ? dit le docteur : je suis votre homme ! »

Sur ce, il chercha un peigne sur la cheminée, se rebroussa les cheveux (c’était là apparemment sa manière de se laver) prit sa boîte ou sa trousse médicale, d’un aspect des plus sordides, dans l’armoire où se trouvaient sa tasse, sa soucoupe et son charbon, ajusta son menton dans un cache-nez dégoûtant, et se trouva transformé en un lugubre épouvantail médical.

Le docteur et le débiteur descendirent l’escalier en courant, laissant le guichetier retourner au guichet, et se dirigèrent vers la chambre de la malade. Toutes les dames de la prison avaient eu vent de la nouvelle et se trouvaient rassemblées dans la cour. Deux d’entre elles avaient déjà accaparé les deux enfants et les emmenaient, dans des dispositions hospitalières ; d’autres étaient en train d’offrir diverses petites douceurs tirées de leurs maigres provisions ; d’autres témoignaient de leur sympathie avec une extrême volubilité. Les prisonniers mâles, pensant qu’ils ne pouvaient jouer là dedans qu’un rôle très-secondaire, s’étaient retirés, ou plutôt s’étaient glissés, l’oreille basse, dans leurs chambres, d’où la plupart d’entre eux, postés aux croisées ouvertes, saluèrent de coups de sifflet le docteur qui traversait la cour, tandis que d’autres, séparés par une hauteur de deux ou trois étages, échangèrent des allusions sarcastiques au sujet de l’agitation générale.

C’était une chaude journée d’été, et les chambres de la prison cuisaient entre les murs élevés qui entouraient la geôle. Dans la petite salle dont se composait l’appartement de notre débiteur, Mme Baugham, femme de journée et commissionnaire, qui n’était pas une détenue (bien qu’elle se fût trouvée autrefois au nombre des captives), mais qui servait aux prisonniers, dont elle avait la clientèle, de moyen de communication avec le monde extérieur, Mme Baugham, disons-nous, avait offert ses services en qualité de chasse-mouches et de surveillante générale pour tous les soins à donner à la malade. Il y avait tant de mouches, en effet, que les murs et le plafond en étaient noirs. D’une main Mme Baugham, habile à inventer de rapides expédients, éventait la patiente avec une feuille de chou, tandis que de l’autre elle dressait des embûches aux mouches en remplissant divers pots à pommade d’un mélange de sucre et de vinaigre, tout en émettant des sentiments d’une nature flatteuse et encourageante adaptés à la circonstance.

« Les mouches vous tourmentent, n’est-ce pas, ma chère dame ? disait Mme Baugham ; mais peut-être aussi qu’elles vous serviront à vous distraire ; cela ne peut que vous faire du bien. Grâce au cimetière voisin, à l’épicier, aux écuries des messageries, et autres comestibles, nos mouches ici deviennent très-grosses ; peut-être le ciel nous les envoie-t-il comme fiche de consolation, sans que nous nous en doutions. Comment allez-vous maintenant, ma chère dame ? Pas mieux ? Non ; vous ne pouviez pas vous y attendre : ça ira plus mal avant d’aller mieux ; et vous le savez bien, n’est-ce pas ? Oui. À la bonne heure ! Et penser qu’un cher petit amour de chérubin va venir au monde dans la prison ! N’est-ce pas charmant ? N’y a-t-il pas de quoi vous faire prendre les choses en douceur ? Savez-vous que ça n’est pas arrivé ici, ma chère dame, depuis je ne sais combien de temps ! Et voilà que vous pleurez, continua Mme Baugham, afin de relever de plus en plus le courage de la malade, quand vous allez faire parler de vous partout ! quand les mouches tombent dans les pots par centaines ! et quand tout se passe si bien ! Et tenez, poursuivit Mme Baugham en voyant ouvrir la porte, ne voilà-t-il pas votre cher homme qui amène le docteur Haggage ! Ah ! maintenant, nous n’avons plus rien à désirer, je crois ! »

Le docteur n’était guère l’espèce d’apparition qu’il eût fallu pour qu’une malade n’eût rien au monde à désirer ; mais ce personnage n’ayant pas tardé à donner comme son opinion ! « Nous allons aussi bien que possible, madame Baugham, et nous nous en tirerons à merveille, » et Mme Baugham et lui s’étant emparés de ce pauvre couple, incapable de résister à qui que ce fût, les moyens qu’on venait de trouver sous la main étaient aussi bons, en somme, que si on en avait eu de meilleurs. Le traitement que le docteur Haggage jugea à propos d’adopter en cette circonstance n’offrit aucune particularité bien remarquable, si ce n’est dans sa résolution bien arrêtée de maintenir Mme Baugham à la hauteur de son emploi. Exemple :

« Madame Baugham, dit le docteur, qui se trouvait à peine là depuis vingt minutes, vous allez descendre chercher un peu d’eau-de-vie, ou bien vous succomberez à l’émotion.

— Merci, monsieur, pas pour moi ; mes systèmes nerveux sont en bon état, répondit Mme Baugham.

— Madame Baugham, riposta le docteur, j’ai été appelé auprès de cette dame en qualité de médecin, et je ne souffrirai pas que vous discutiez avec moi. Vous allez descendre chercher un peu d’eau-de-vie, car je prévois qu’autrement vous ne résisteriez pas à la fatigue.

— Je dois vous obéir, dit Mme Baugham en se levant ; et, si vous y trempiez les lèvres vous-même, je crois que cela ne pourrait pas vous faire de mal, car vous n’avez pas l’air trop bien portant, monsieur.

— Madame Baugham, répliqua le docteur, s’il vous plaît, j’ai le droit de me mêler de vos affaires, mais les miennes ne vous regardent pas. Ne vous occupez pas de moi, de grâce. Ce que vous avez à faire, c’est d’exécuter mes ordres et d’aller chercher ce que je vous dis. »

Mme Baugham se soumit ; et le docteur, lui ayant administré une potion, se versa la sienne. Il renouvela ce traitement d’heure en heure, déployant toujours la même fermeté à l’endroit de Mme Baugham. Trois ou quatre heures s’écoulèrent ; les mouches tombaient dans les pièges par centaines ; enfin une petite existence, à peine plus vigoureuse que celle de ces nombreuses victimes, vit le jour au milieu de cette multitude de morts infimes.

« Une très jolie petite fille, ma foi, dit le docteur ; petite, mais bien conformée. Holà, madame Baugham ! Vous avez l’air tout drôle ! Vous allez déguerpir à l’instant et chercher encore un peu d’eau-de-vie, ou bien nous allons vous voir tomber en attaque de nerfs. »

Déjà les bagues avaient commencé à tomber des doigts irrésolus du prisonnier, comme les feuilles tombent d’un arbre aux approches de l’hiver. Il ne lui en restait plus une seule, ce soir-là, lorsqu’il mit dans la main graisseuse du médecin quelque chose qui rendit un son métallique. Dans le courant de la journée, Mme Baugham avait visité à plusieurs reprises un établissement du voisinage, à l’enseigne des Trois boules d’or[3] où elle était très connue.

« Merci, dit le docteur, merci. Votre bonne dame est tout à fait calme. Elle se porte à ravir.

— J’en suis très heureux et très reconnaissant, répliqua le prisonnier, bien qu’il y ait eu un temps où je ne pensais guère que…

— Qu’il vous naîtrait un enfant dans un endroit comme celui-ci ? interrompit le médecin. Bah ! bah ! monsieur, qu’est-ce que cela signifie ? que nous manque-t-il ? un peu d’espace, voilà tout. Ici, nous sommes tranquilles ; ici, on ne vient plus nous tourmenter ; ici, monsieur, il n’y a pas de marteau pour aider vos créanciers à tambouriner sur votre porte et à vous faire trembler dans votre peau ; ici, personne ne vient demander si vous êtes à la maison et déclarer qu’il n’ôtera pas les pieds du paillasson de votre antichambre jusqu’à ce que vous soyez rentré ; ici, personne ne songe à vous adresser des lettres menaçantes pour vous demander de l’argent : c’est la liberté, monsieur, la vraie liberté. J’ai été appelé bien des fois à remplir mes fonctions de tout à l’heure, soit en Angleterre, soit à l’étranger, soit en suivant mon régiment, soit en mer, et je puis certifier une chose : je ne crois pas les avoir jamais exercées au milieu d’un calme aussi parfait que celui dont j’ai été entouré aujourd’hui. Partout ailleurs les gens sont soucieux, tourmentés, pressés, inquiets de ceci ou de cela. Ici, quelle différence, monsieur ! Nous avons passé par toutes ces phases, nous avons subi les dernières rigueurs du sort ; nous sommes arrivés au fond de l’abîme, et qu’avons-nous trouvé ? la paix. Voilà le mot de notre situation : la paix. »

Ayant achevé cette profession de foi, le docteur, vrai pilier de prison, qui se trouvait plus imbibé de cognac qu’à l’ordinaire, stimulé d’ailleurs par la présence inusitée d’une somme d’argent dans sa poche, s’en retourna auprès de son ami et collègue en enrouement, en bouffissure, en teint rouge, en impériale, en tabac, en saleté et en eau-de-vie.

Or, notre détenu ne ressemblait en rien au docteur ; mais il n’en avait pas moins commencé à voyager, en suivant un segment opposé du même cercle, vers le même but que son conseiller médical. Anéanti tout d’abord par son incarcération, il n’avait pas tardé à y trouver un triste soulagement. On l’avait mis sous clef, mais la clef qui l’empêchait de sortir défendait à maint ennui d’entrer. Si le prisonnier eût été doué d’assez d’énergie pour faire face à ces ennuis et les combattre, peut-être aurait-il rompu les mailles du réseau qui l’enveloppait, peut-être aussi son cœur se fût-il brisé à la tâche ; mais étant ce qu’il était, il se laissa glisser avec langueur le long de cette pente, sans faire un pas de plus pour se relever.

Lorsqu’il fut débarrassé de ses affaires embrouillées que rien ne pouvait éclaircir, et dont une douzaine de procureurs refusèrent l’un après l’autre de s’occuper davantage, déclarant qu’elles n’avaient ni queue ni tête, le captif commença à s’apercevoir que la prison était un lieu de refuge plus calme qu’il ne l’avait d’abord pensé. Il avait défait son portemanteau depuis longtemps, et ses deux aînés descendaient régulièrement jouer dans la cour. Chacun dans la geôle connaissait la petite fille venue au monde sous les auspices du docteur Haggage, et se croyait sur cette enfant un droit de copropriétaire.

« Savez-vous que je commence à devenir tout fier de vous ? dit un jour au détenu son ami le guichetier. Vous serez bientôt le plus ancien habitant de l’endroit. Il nous manquerait quelque chose si vous veniez à nous quitter, vous et votre famille. »

Le guichetier était réellement fier de son prisonnier. Il en parlait en termes louangeurs aux nouveaux venus, lorsque son favori avait le dos tourné.

« Avez-vous remarqué, demandait-il, l’homme qui vient de sortir de ma loge ? » Le nouveau venu répondait probablement oui. « Si jamais personne a été élevé en gentleman, c’est bien cet homme-là. On n’a pas regardé à la dépense, allez ! pour son éducation. Il est monté un jour chez le gouverneur pour essayer un piano neuf. Il vous a joué dessus, à ce qu’on m’a dit, à enfoncer un orgue de Barbarie c’était ravissant ! Quant aux langues, il parle tout ce qu’on veut. Nous avons eu un Français ici, dans le temps, et je crois que mon gaillard savait plus de français que le Français lui-même. Nous avons eu un Italien ici, dans le temps, et mon gaillard lui a fermé la bouche en un rien de temps. Vous trouverez des gens curieux à voir dans d’autres prisons, je ne dis pas le contraire, mais, si vous voulez un échantillon premier numéro, sous le rapport du savoir, il faut venir le chercher à la Maréchaussée. »

Lorsque la plus jeune de ses filles eut atteint sa huitième année, la femme du prisonnier, dont la santé languissait depuis longtemps (elle était naturellement faible de constitution, car, pour le séjour de la prison, elle ne s’en affectait pas plus que son mari), alla passer quelque temps à la campagne chez une humble amie, une ancienne nourrice, où elle trépassa. Le mari resta enfermé dans sa chambre pendant quinze jours, et un clerc d’avoué, qui se trouvait là en qualité de débiteur insolvable, rédigea, de sa plus belle main, une adresse de condoléance minutée comme un bail et qu’il fit signer à tous les prisonniers. Lorsque le veuf se remontra, ses cheveux étaient plus gris (ils avaient commencé à grisonner de bonne heure), et le guichetier remarqua que ses mains irrésolues recommençaient à se porter aussi fréquemment à ses lèvres tremblantes qu’au moment de son arrivée. Mais il se remit au bout d’un mois ou deux, et les enfants continuèrent de jouer dans la cour ; seulement ils étaient en deuil.

Puis Mme Baugham, qui durant tant d’années avait été le principal moyen de communication avec le monde extérieur, commença à devenir infirme et à se laisser glisser sur les trottoirs plus souvent que par le passé, dans un état comateux, versant à terre le contenu de son panier et égarant dix-huit à vingt sous de la monnaie qu’elle aurait dû rapporter à ses pratiques. Le fils de Mme Baugham commença à la remplacer : c’était un garçon très habile à faire les commissions, et qui connaissait la prison et les rues de la ville sur le bout de son doigt.

Le temps poursuivit son vol, et le guichetier commença à faiblir. Sa poitrine se gonfla, ses jambes devinrent moins solides, et sa respiration moins facile. Il se plaignait d’avoir dépassé la saison où l’escabeau de bois officiel, qu’un long usage avait si bien verni, cessait d’être un siège agréable. Il se tenait donc dans un fauteuil rembourré, et sa respiration sifflante devenait si courte, qu’il se passait quelquefois plusieurs minutes avant qu’il fût capable d’ouvrir ou de refermer la porte de la prison. Lorsque ces crises duraient trop longtemps, le prisonnier prenait la clef et remplissait les fonctions de geôlier.

« Vous et moi, dit le porte-clefs, un soir d’hiver qu’il neigeait, et où la loge bien chauffée avait attiré une société assez nombreuse, nous sommes les plus anciens habitants de la prison. Il n’y avait pas plus de sept ans que j’étais ici lorsque vous êtes arrivé. Je n’y suis plus pour bien longtemps. Quand le bon Dieu lèvera mon écrou pour tout de bon, vous serez le Père de la Maréchaussée. »

L’écrou du guichetier fut levé et il sortit de la geôle de ce monde le lendemain même. On se rappela et on répéta ses dernières paroles. Une tradition qui se transmettait de génération en génération (on peut calculer que, dans la prison de la Maréchaussée, les générations avaient une durée moyenne d’environ trois mois) établissait que ce vieil insolvable râpé, qui avait des manières si affables et des cheveux si blancs, était le Père de la Maréchaussée.

Il avait même fini par devenir très fier de ce titre. S’il se fût présenté quelque imposteur, jaloux de l’en dépouiller à son profit, le vieillard aurait versé des larmes de rage devant cette tentative d’usurpation. On commença même à reconnaître chez lui une certaine disposition à exagérer le nombre des années qu’il avait passées en prison ; on savait en général qu’il fallait déduire quelques unités de son total prétendu : les générations éphémères de la geôle disaient qu’il se vantait.

Tous les nouveaux venus lui étaient présentés. Il tenait énormément à ce qu’on remplît cette formalité. Les beaux esprits de l’endroit procédaient à cette cérémonie avec une pompe et une politesse exagérées ; mais il leur eût été difficile de se montrer trop graves aux yeux du Père de la Maréchaussée. Il recevait son monde dans sa pauvre chambre (car il trouvait qu’une présentation faite en pleine cour n’avait pas un caractère assez officiel ; il ne voulait pas avoir l’air de tout le monde) avec une sorte de patronage modeste. Ils étaient les bienvenus, leur disait-il, dans la Maréchaussée, dont il se reconnaissait le Père. C’était là le titre que le monde voulait bien lui donner, et non sans motif, pour peu qu’un séjour de plus de vingt années lui assurât quelques droits à ce titre. L’endroit paraissait un peu restreint au premier abord ; mais on y trouvait une société distinguée, bien qu’un peu mêlée… un peu mêlée, nécessairement… Quant à l’air, il était excellent.

Il arrivait assez souvent qu’on glissait le soir sous la porte du vieux débiteur des lettres adressées au Père de la Maréchaussée, renfermant tantôt une demi-couronne, tantôt deux demi-couronnes et parfois, à d’assez longs intervalles, une demi-guinée : « Avec les compliments d’un membre de la communauté qui va prendre congé de ses camarades. » Le bénéficiaire acceptait ces cadeaux comme un libre tribut offert à un personnage officiel par ses sujets reconnaissants. Parfois aussi ces correspondants adoptaient les pseudonymes facétieux, tels que : Fier-Gaillard, Souffle-Dessus, Vieille-Ganache, l’Éveillé, Concombre, Grognon, Va-Toujours, le Marchand de Tripes ; mais notre doyen regardait ces plaisanteries comme de mauvais goût, et il n’aimait pas cela.

À la longue, cette correspondance offrant des symptômes d’épuisement, et paraissant exiger, de la part des correspondants, un effort que peu d’entre eux étaient capables de faire au milieu du brouhaha d’un départ précipité, le doyen prit l’habitude d’accompagner jusqu’au guichet les libérés d’une certaine position sociale, et de leur faire ses adieux sur le seuil même de la prison. Le libéré ainsi honoré, après avoir échangé une poignée de main avec le doyen, s’arrêtait ordinairement pour envelopper quelque chose dans un morceau de papier, et revenait sur ses pas pour crier :

« Eh ! dites-donc ! »

Le doyen se retournait alors d’un air surpris.

« Moi ? » demandait-il avec un sourire.

À cet endroit de la conversation, le débiteur libéré ayant rejoint le doyen, celui-ci ajoutait d’un ton paternel :

« Qu’avez-vous oublié ? que puis-je faire pour vous ?

— J’ai oublié de faire remettre ceci, répondait l’autre, presque toujours, au Père de la Maréchaussée.

— Mon cher monsieur, répliquait le doyen, il vous est infiniment obligé. »

Mais jusqu’à la fin la main irrésolue d’autrefois restait dans la poche où elle avait glissé l’argent, pendant que le doyen faisait deux ou trois tours dans la cour, pour dissimuler autant que possible la gratification à la masse de la communauté.

Une après-midi qu’il avait fait les honneurs de l’endroit à un assez grand nombre de ses enfants qui venaient de sortir ce jour-là, il rencontra un prisonnier appartenant à la classe la plus pauvre des détenus, lequel, ayant été incarcéré une semaine auparavant pour une somme fort minime, avait réglé dans le cours de la matinée et se trouvait également sur le point d’être congédié. Cet homme était un simple maçon, dans son costume de manœuvre ; il avait avec lui sa femme et un paquet, et se montrait on ne peut plus joyeux.

« Dieu vous bénisse, monsieur ! dit-il en passant.

— Et vous pareillement, » répondit le Père de la Maréchaussée d’un ton protecteur et bienveillant.

Ils étaient déjà à quelque distance l’un de l’autre, allant chacun de leur côté, lorsque le maçon cria : « Dites donc, monsieur ! et revint vers le doyen. C’est bien peu de chose, dit le maçon, déposant un petit tas de sous dans la main du vieillard, mais l’intention est bonne. »

C’était la première fois que l’on offrait son tribut au vénérable doyen sous la forme d’une monnaie de billon. Ses enfants avaient souvent accepté une redevance de ce genre, qui, du plein consentement du père, était retombée dans la bourse commune pour servir à acheter de la viande qu’il avait mangée et de la bière qu’il avait bue ; mais une blouse tout éclaboussée de chaux blanche oser le regarder en face en lui faisant hommage de quelques sous ! Voilà du nouveau par exemple !

« Comment osez-vous… ? dit-il à cet homme ; puis il eut la faiblesse de fondre en larmes.

Le maçon lui tourna le visage vers le mur, afin qu’on ne vît pas qu’il pleurait ; et il y avait quelque chose de si délicat dans sa façon d’agir, et il paraissait si pénétré de repentir, et demandait pardon si franchement, que le vieillard ne put faire moins que d’accepter ses excuses en disant :

« Je sais que l’intention était bonne. N’en parlons plus.

— Je crois bien, monsieur, qu’elle était bonne, continua le maçon. J’irai un peu plus loin que les autres pour vous obliger, j’en réponds.

— Comment cela ?

— Je reviendrai vous voir après qu’on m’aura laissé sortir.

— Rendez-moi l’argent, s’écria le vieillard avec empressement ; je veux le garder et je ne le dépenserai jamais. Et je vous remercie, je vous remercie beaucoup ! Vous reviendrez me voir ?

— Vous me reverrez dans huit jours, si je suis encore en vie. » Ils échangèrent une poignée de main et se séparèrent. Ce soir-là, les prisonniers réunis pour festoyer dans une sorte de café se demandèrent ce qui était arrivé à leur Père : il se promenait si tard dans l’obscurité de la cour et paraissait si triste !




  1. Prison pour dettes.
  2. Les habitations des pauvres.
  3. En Angleterre, cette enseigne indique la boutique d’un prêteur sur gages. (Note du traducteur.)