La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 32

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 370-379).


CHAPITRE XXXII.

Encore la bonne aventure.


Maggy travaillait auprès de la croisée, coiffée de cet énorme bonnet blanc dont les nombreuses ruches opaques cachaient son profil (si peu qu’elle en eût), et l’œil unique dont elle pouvait disposer fixé sur son ouvrage. Grâce à son bonnet aux ruches clapotantes, grâce aussi à son œil inutile, elle était complétement séparée de sa petite mère qui était assise à l’autre bout de la salle, en face de la croisée. Le bruit des pas sur le pavé de la cour avait beaucoup diminué depuis que le Doyen était allé occuper le fauteuil de la présidence, la plupart des détenus étant eux-mêmes au rendez-vous philharmonique. Ceux d’entre eux qui n’avaient pas l’âme musicale ou dont les poches étaient vides, flânaient seuls de côté et d’autre, on voyait çà et là le spectacle habituel d’une malheureuse épouse disant adieu à quelque prisonnier, d’un détenu rêveur et encore mal acclimaté qui se tenait à l’écart dans les coins de la cour, comme on voit traîner ailleurs dans les coins des toiles d’araignées rompues et d’autres ordures oubliées par le balai. C’était le moment le plus tranquille que connût la prison, à l’exception toutefois des heures que les détenus consacraient au sommeil. De temps en temps les coups frappés sur la table du café signalaient la fin triomphante d’un morceau d’harmonie, ou annonçaient que les détenus acceptaient avec enthousiasme un toast proposé par leur père. De temps en temps aussi, quelque refrain plus sonore annonçait qu’un baryton vantard voguait dans sa nacelle, ou chassait dans la plaine, ou se promenait sur la montagne ou dans la bruyère ; mais le directeur de la prison savait très-bien à quoi s’en tenir et ne s’inquiétait pas le moins du monde de ces évasions musicales.

Lorsque Clennam s’avança pour prendre un siège auprès de la petite Dorrit, elle trembla tellement qu’elle eut de la peine à tenir son aiguille. Arthur posa doucement la main sur l’ouvrage de la jeune fille, en lui disant :

« Chère petite Dorrit, laissez-moi mettre cela de côté. »

Elle céda l’ouvrage qu’elle tenait à Arthur, qui le posa sur la table. La petite Dorrit se tenait les mains jointes, mais Clennam les sépara et en garda une dans les siennes.

« Je vous vois bien rarement depuis quelque temps, petite Dorrit !

— J’ai été très-occupée, monsieur.

— Oui, mais j’ai appris ce matin, par hasard, que vous aviez fait une visite à ces braves gens qui demeurent tout près de chez moi. Pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir par la même occasion ?

— Je… je ne sais pas. Ou plutôt, j’ai craint de vous déranger. Vous avez beaucoup d’occupation maintenant, n’est-il pas vrai ? »

Il vit ce petit corps qui tremblait et ce visage penché, et ces yeux qui se baissaient dès qu’ils rencontraient les siens… il vit tout cela avec presque autant d’inquiétude que de tendresse.

« Mon enfant, vos manières sont bien changées ! »

En ce moment il fut impossible à la petite Dorrit de maîtriser son émotion. Retirant doucement sa main pour la poser sur l’autre, elle se tint ainsi, la tête baissée et tremblant de tous ses membres.

« Ma chère, ma bonne petite Dorrit, » dit Clennam d’un ton compatissant.

Elle fondit en larmes. Maggy tourna tout à coup la tête du côté de la fenêtre et regarda sa petite mère pendant une minute au moins ; mais elle n’intervint pas. Clennam attendit un peu avant de parler de nouveau.

« Cela me fait trop de peine, dit-il alors, de vous voir pleurer ; mais j’espère que ces larmes, qui vous pesaient sur le cœur, sont pour vous un soulagement.

— Oui, monsieur. Pas autre chose… ; pas autre chose.

— Allons, allons, calmez-vous, mon enfant. Je me doutais bien que vous alliez attacher trop d’importance à ce qui vient de se passer ici. Ce n’est rien, rien du tout. Je regrette seulement d’avoir causé cette scène par une visite importune. Que le souvenir s’en efface avec vos larmes. Il n’y a pas de quoi vous en faire verser une seule. Pour moi, je consentirais volontiers à voir cette scène se répéter cinquante fois par jour pour vous épargner un moment d’ennui, ma petite Dorrit. »

Elle tremblait moins maintenant, et elle put répondre d’un ton qui ressemblait davantage à son ton habituel.

« Vous êtes si bon !… Mais quand même il n’y aurait, dans ce qui s’est passé, aucun autre motif de regret ou de honte, une pareille ingratitude…

— Chut ! dit Clennam qui ferma en souriant la bouche de la petite Dorrit. Ce serait vraiment étrange de vous voir oublier quelque chose, vous qui n’oubliez jamais personne et qui n’oubliez jamais rien. Dois-je vous rappeler que je ne suis et que je n’ai jamais été autre chose que l’ami dans lequel vous avez promis d’avoir confiance ? Vous vous souvenez de cette promesse-là, n’est-ce pas ?

— Je tâche de me la rappeler, sans quoi j’y aurais manqué tantôt, lorsque mon frère était-là. Mais vous, vous penserez aussi, n’est-ce pas, à la façon dont ce pauvre garçon a été élevé ici, et vous ne le jugerez pas trop sévèrement, j’en suis sûre ! »

Elle leva les yeux en prononçant ces mots, et regarda le visage de son interlocuteur avec plus d’attention qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, et s’écria avec un rapide changement d’intonation :

« Vous n’avez pas été malade, monsieur Clennam ?

— Non.

— Ni tourmenté ? Ni affligé ? » ajouta-t-elle avec inquiétude. Ce fut au tour d’Arthur de ne savoir que répondre.

« À vrai dire, répliqua-t-il, j’ai eu quelques chagrins. Mais c’est fini. Cela se lit-il donc si clairement dans mes traits ? Je devrais avoir plus de courage que cela et plus d’empire sur moi-même. Je croyais en avoir davantage. Il me faudra prendre des leçons de vous, ma petite Dorrit. Qui pourrait mieux que vous m’enseigner la patience ? »

Il ne songea pas qu’elle voyait les traces d’une souffrance que personne n’aurait su lire dans ses traits. Il ne songea pas qu’il n’y avait pas dans le monde entier d’autres yeux capables de le regarder avec la même pénétration.

« Mais cela m’amène à ce que je voulais vous dire, continua-t-il ; je ne saurais donc me fâcher même contre mon propre visage, s’il s’avise de me trahir. D’ailleurs c’est un privilège et un plaisir que de faire une confidence à ma petite Dorrit. Laissez-moi donc vous avouer, qu’oubliant ma gravité et mon âge, oubliant que le temps d’aimer a perdu pour moi dans ces années de monotonie et de peines dont s’est composée ma longue existence dans un pays lointain… qu’oubliant tout cela, je me suis figuré que j’aimais quelqu’un.

— Quelqu’un que je connais ? demanda la petite Dorrit.

— Non, mon enfant.

— Ce n’est donc pas la dame qui a été si bonne pour moi à cause de vous ?

— Flora ? Non, non. Avez-vous pu penser…

— Je n’ai jamais pu le croire tout à fait, dit la petite Dorrit qui semblait plutôt se parler à elle-même que répondre à Clennam. Cela m’étonnait un peu.

— Mais, poursuivit Arthur (qui sentit se réveiller en lui le sentiment qu’il avait éprouvé dans la sombre avenue de la soirée des roses, le sentiment qu’il se faisait déjà vieux et qu’il en avait fini avec les tendresses de la vie), j’ai fini par reconnaître mon erreur, et cela m’a donné un peu à réfléchir… ou plutôt j’y ai beaucoup réfléchi et je suis devenu plus sage. Grâce à ma sagesse, j’ai pu compter le nombre de mes années et penser à ce que je suis. J’ai regardé en arrière, puis en avant. J’ai vu que mes cheveux ne tarderaient pas à grisonner. J’ai vu que j’avais gravi le montant de la colline, que j’avais dépassé le plateau qui se trouve au sommet et que je redescendais rapidement l’autre côté de la glissoire. »

S’il avait su la poignante douleur que ces paroles infligeaient au cœur patient de la petite Dorrit ! Et cela, quand il n’avait d’autre intention que de la mettre à son aise et de lui rendre service.

« J’ai vu que le jour où de pareilles choses auraient pu être bonnes et gracieuses pour moi, heureuses pour moi ou pour une autre, était passé pour ne plus revenir ! »

Oh ! s’il avait su, s’il avait su ! s’il avait pu voir le poignard qu’il tenait à la main et les cruelles blessures qu’il faisait au cœur fidèle de sa petite Dorrit !

« Tout cela est fini et je n’y veux plus penser. Pourquoi ai-je parlé de ces choses à ma petite Dorrit ? Pourquoi vous ai-je montré, mon enfant, combien il y a d’années entre nous et vous ai-je rappelé que j’ai le double de votre âge ?

— Parce que vous avez confiance en moi, je l’espère. Parce que vous savez que rien ne saurait vous toucher, sans me toucher également ; que rien ne saurait vous rendre heureux ou malheureux sans m’affecter de la même manière, moi qui vous suis si reconnaissante. »

Il entendit trembler sa voix, il vit son visage sincère, il vit ce regard bleu qui ne pouvait mentir, il vit ce sein haletant qui se serait volontiers jeté au-devant de lui pour recevoir une blessure qui lui aurait été destinée, en criant : « je l’aime, » et il ne soupçonna pas un seul instant la vérité. Non. Il ne vit en elle qu’un petit être dévoué, en souliers usés, en robe fanée, habitant une prison ; qu’une enfant faible de corps, mais d’un courage héroïque. La lumière qui éclairait à ses yeux l’histoire domestique de la jeune fille empêchait Clennam de voir autre chose.

« Certainement, ma petite Dorrit, ce sont là quelques-unes de mes raisons, mais j’ai encore un motif. Ma position, mon âge ne me rendent que plus propre à devenir votre ami, votre conseiller… plus digne de votre confiance, veux-je dire. La légère timidité que vous pourriez éprouver vis-à-vis d’un autre, devrait disparaître devant un ami de mon âge. Pourquoi vous êtes-vous tenue à l’écart depuis quelque temps ? Dites-le moi.

— Je suis mieux ici qu’ailleurs. Ma place est ici où je puis être utile. Je suis beaucoup mieux ici que partout ailleurs, répondit la petite Dorrit d’une voix faible.

— C’est ce que vous m’avez dit l’autre jour sur le pont. J’y ai beaucoup songé depuis. N’avez-vous aucun secret que vous pourriez me confier, si vous le vouliez bien ?

— Un secret ? Non, je n’ai pas de secret, » répliqua la petite Dorrit avec un peu de trouble.

Ils avaient parlé à voix basse ; plutôt parce que c’était le ton qui convenait naturellement à leur sujet de conversation que par le désir d’empêcher Maggy d’entendre ce qu’ils disaient. Tout à coup Maggy tourna de nouveau la tête vers la croisée… mais cette fois au lieu de garder le silence, elle cria :

« Dites donc, petite mère !

— Eh bien, Maggy ?

— Si vous n’avez pas de secret à vous à lui dire, racontez-lui le secret de la princesse. Elle en avait un, vous savez.

— La princesse avait un secret ? dit Clennam avec quelque surprise. Et quelle est cette princesse-là, Maggy ?

— Bonté divine, vous ne ménagez guère une pauvre enfant de dix ans ! répondit Maggy. Qui est-ce qui vous dit que la princesse avait un secret ? Pas moi, toujours !

— Je vous demande pardon, Maggy ; je croyais que vous disiez ça.

— Pas du tout. Comment pouvais-je dire ça, puisque c’est elle au contraire qui veut découvrir le secret ? C’est la petite femme mignonne (celle qui est toujours à filer,) qui a un secret. Alors l’autre lui dit : « Pourquoi que vous la cachez là ? » Alors, elle lui répond : « Mais non, je ne cache rien. » Alors l’autre lui dit : « Mais si, mais si, vous cachez quelque chose, » Comme ça, elles s’en vont toutes les deux à l’armoire et on découvre tout. Mais comme elle ne voulait pas aller à l’hôpital, elle est morte. Vous savez bien, petite mère ! Racontez-lui l’histoire ; car c’est un fameux secret, allez ! » s’écria Maggy en se berçant les genoux.

Arthur regarda la petite Dorrit pour lui demander une explication ; il fut frappé de la voir si troublée et si rouge. Elle lui dit que ce n’était qu’un conte de fées qu’elle avait inventé un jour pour amuser Maggy et qui était trop ridicule pour qu’elle ne fût pas honteuse de le répéter à d’autres, quand même elle parviendrait à se le rappeler.

Arthur ne songea donc plus au secret de la princesse, mais il reprit son sujet de conversation, en priant la petite Dorrit de le voir plus souvent et de se souvenir qu’il était impossible qu’on s’intéressât à elle plus qu’il ne le faisait ou de lui vouloir plus de bien qu’il ne lui en voulait. Lorsqu’elle lui eut répondu avec chaleur qu’elle savait cela, qu’elle ne l’oubliait jamais, Arthur aborda un autre sujet, un sujet plus délicat… c’est-à-dire le soupçon qu’il avait formé.

« Petite Dorrit, dit-il, lui prenant la main et lui parlant encore plus bas qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, de sorte que Maggy, malgré la petitesse de la chambre, n’entendait rien, voyons, un dernier mot. Il y a longtemps que je désire vous en parler ; j’ai cherché des occasions pour vous le dire. N’ayez point peur de moi, qui, sous le rapport des années, pourrais être votre père ou votre oncle. Regardez-moi comme un vieillard. Je sais que tout votre dévouement se concentre dans cette chambre et que jamais rien ne vous tentera d’abandonner les devoirs que vous remplissez ici. Si je n’en avais pas été sûr, je vous aurais déjà priée, et j’aurais prié votre père de me permettre de vous établir dans quelque endroit plus convenable. Mais il se peut que vous vous intéressiez… Je ne dis pas aujourd’hui, quoique cela ne soit pas impossible… mais que vous vous intéressiez un jour à quelqu’un en dehors de cette chambre. Il n’y aurait rien là d’incompatible avec vos affections de famille. »

Elle était bien pâle et secoua silencieusement la tête.

« Mais cela peut arriver, chère petite Dorrit.

— Non, non, non. »

Elle secoua encore la tête à chaque lente répétition de ce mot, avec un air de calme désolation dont il se souvint longtemps après. Le temps devait venir où il s’en souviendrait, entre les murs de cette prison, dans cette même chambre.

« Mais si cela arrive jamais, dites-le moi, ma chère enfant. Confiez-moi la vérité, montrez-moi l’objet de votre nouvelle affection et j’essayerai (avec tout le zèle, tout l’honneur, toute l’amitié et tout le respect que j’ai pour vous, bonne petite Dorrit de mon cœur) de vous rendre un service durable.

— Oh ! merci, merci ! Mais non, non, non ! »

Elle prononça ces paroles en le regardant, ses mains usées par le travail croisées devant elle et avec le même ton de résignation qu’auparavant.

« Je ne vous presse pas de me faire aucune confidence en ce moment. Tout ce que je vous demande, c’est la promesse de vous fier à moi sans hésitation.

— Puis-je faire moins, lorsque vous êtes si bon !

— Alors vous vous fierez entièrement à moi ? Vous ne me cacherez aucun malheur secret, aucune inquiétude secrète ?

— J’en sais bien peu que je voudrais vous cacher.

— Et vous ne m’en cachez pas aujourd’hui ? » Elle secoua la tête ; mais elle était bien pâle.

« Lorsque je me coucherai ce soir, et que ma pensée me ramènera à ce triste endroit (et elle m’y ramènera, car j’y reviens toujours, même lorsque je ne vous ai pas vue), je puis donc croire que ma petite Dorrit n’est en proie à aucun chagrin, en dehors de cette chambre et de ceux qui l’occupent d’habitude ? »

La jeune fille sembla saisir avec vivacité le double sens de ces paroles, pour lui répondre avec moins d’embarras ; Clennam se rappela aussi ce fait, longtemps après :

« Oui, monsieur Clennam ; oui, vous le pouvez. »

L’escalier délabré qui s’empressait toujours de crier dès que quelqu’un montait ou descendait, se mit à craquer sous un pas rapide ; puis on entendit bientôt un autre bruit, semblable à celui d’une petite machine à vapeur trop chauffée se dirigeant vers la chambre. À mesure qu’elle s’approchait (et elle s’avançait à grande vitesse) elle semblait se presser davantage : on frappa à la porte. Alors on eût dit que la machine se baissait et lâchait sa vapeur par le trou de la serrure.

Avant que Maggy eût eu le temps d’ouvrir, M. Pancks poussant lui-même la porte, parut sur le seuil, sans chapeau et la tête nue dans un état d’ébouriffement incroyable, regardant Clennam et la petite Dorrit. Il avait à la main un cigare allumé, et apportait avec lui un parfum d’ale et de tabac.

« Pancks le bohémien, murmura-t-il tout essoufflé, Pancks le bohémien, disant la bonne aventure. »

Il se tint immobile, leur adressant un noir sourire, ronflant plus fort encore que d’habitude, et les dévisageant d’un air étrange. On eût dit qu’au lieu d’être tout simplement le factotum de son vénérable propriétaire, le remorqueur était devenu lui-même le propriétaire de la prison de la Maréchaussée, de tous les détenus et de tous les guichetiers. Dans son contentement il porta son cigare à ses lèvres (on voyait tout de suite que Pancks n’était pas un fumeur) et en tira une telle bouffée, après avoir fermé son œil droit bien hermétiquement afin de se donner plus de force, qu’il se mit à frissonner et parut sur le point de s’étrangler. Mais, même au milieu de ce paroxysme, il essaya de répéter sa phrase d’introduction favorite : « Pa…ancks le bo…o…hémien disant la bonne a…aventure. »

« Je suis en train de passer la soirée avec les autres, continua-t-il, dès qu’il se fut un peu remis. Je viens de chanter. J’ai fait la partie de contralto dans je ne sais quel morceau. La musique, ça n’est pas mon affaire à moi. C’est égal ! Je ferai ma partie dans tout ce qu’on voudra. Pas besoin de savoir la musique, pourvu que vous criiez assez fort. »

Au premier abord, Clennam avait cru que Pancks le bohémien avait trop bu. Mais il ne tarda pas à reconnaître que bien que l’ale entrât pour quelque chose dans l’émotion du remorqueur, le fond même de cette émotion ne provenait d’aucune brasserie, ni d’aucune distillerie.

« Comment vous portez-vous, mademoiselle Dorrit ? demanda Pancks. J’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas si je montais un instant pour m’informer de vos nouvelles. J’ai su par M. Dorrit que M. Clennam était ici. Comment allez-vous, Monsieur ?

— Très-bien, je vous remercie, répondit Clennam ; je suis heureux de vous voir si gai, monsieur Pancks.

— Gai ?… Plus gai qu’un pinson, monsieur !… Je n’ai qu’une minute à vous donner, autrement les autres s’apercevraient de mon absence, et il ne faut pas qu’on s’en aperçoive… N’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ? »

Il semblait prendre un plaisir insatiable à l’appeler en témoignage et à la contempler, tout en redressant ses cheveux hérissés sur sa tête, ce qui lui donnait l’air d’un cacatoès en deuil.

« Il n’y a pas une demi-heure que je suis ici. J’ai su que M. Dorrit occupait le fauteuil de la présidence, et je me suis dit : « Il faut que j’aille l’aider. » Dans ce moment-ci, je devrais être à ramasser mes loyers dans la cour du Cœur Saignant… mais bah ! Je les tracasserai tout aussi bien demain… N’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ? »

Ses petits yeux noirs paraissaient briller d’une lueur électrique. Ses cheveux de plus en plus ébouriffés semblaient aussi dégager des étincelles. Il était tellement chargé d’électricité qu’on aurait pu faire étinceler et pétiller toute partie de sa peau de chat à laquelle on aurait présenté un corps conducteur.

« On trouve ici une société fort distinguée, reprit Pancks, n’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ? »

Elle avait presque peur de lui et ne savait que répondre. Il se mit à rire en faisant un signe de tête à Clennam.

« Ne faites pas attention à lui, mademoiselle Dorrit. Il en est. Nous sommes convenus que vous n’auriez pas l’air de me reconnaître devant le monde ; mais la défense ne regarde pas du tout M. Clennam. Il en est. Pas vrai, monsieur Clennam ?… N’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ? »

L’agitation de cet étrange personnage gagnait rapidement Arthur. La petite Dorrit s’en aperçut, non sans surprise, et remarqua qu’ils échangeaient de rapides coups d’œil.

« J’avais commencé à vous dire quelque chose, ajouta Pancks ; mais je ne me rappelle vraiment plus ce que c’était… Oh ! je sais !… On trouve une fameuse société ici. C’est moi qui régale tout le monde…. N’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ?

— C’est très-généreux de votre part, répondit-elle, remarquant qu’ils échangeaient encore un regard d’intelligence.

— Pas du tout. Ça n’est pas la peine d’en parler. Le fait est que je vais rentrer dans mes biens. Je puis me permettre d’être généreux. J’ai envie de donner un festin de Balthazar à tous les détenus. On dressera les tables dans la cour. Des montagnes de pain. Des buissons de pipes. Des charrettes de tabac. Du rosbif et du plum-pudding à discrétion. Une bouteille de porter première qualité par tête. Une pinte de vin par-dessus le marché pour ceux qui en voudront… si toutefois les autorités compétentes veulent bien le permettre… N’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ? »

Elle était tellement troublée par les façons de Pancks ou plutôt si étonnée de voir qu’à chaque instant Clennam semblait mieux comprendre les paroles du petit remorqueur (car, à chaque nouvelle démonstration du cacatoès humain, elle regardait Arthur pour lui en demander l’explication) qu’elle ne put que remuer les lèvres en réponse, mais sans parvenir à articuler une syllabe.

« À propos ! s’écria Pancks, vous vous rappelez que j’ai promis de vous apprendre ce qu’il y avait derrière votre petite main… Et vous l’apprendrez, ma chérie… N’est-ce pas, mademoiselle Dorrit ? »

Il s’était interrompu tout à coup. Où diantre avait-il pris les innombrables petits fourchons dont les pointes noires surgirent soudain sur sa tête, comme ces myriades de baguettes que lance le bouquet d’un feu d’artifice ? c’est là un mystère à jamais impénétrable.

« Mais on finirait par s’apercevoir de mon absence, répéta-t-il, et je ne voudrais pas qu’on s’en aperçût. Monsieur Clennam, vous et moi, nous avons conclu un marché. Je vous ai dit que je ne manquerais pas à mes engagements. Vous verrez que je sais tenir une promesse, si vous voulez bien sortir un instant avec moi. Mademoiselle Dorrit, je vous souhaite le bonsoir ; mademoiselle Dorrit, Je vous souhaite bien du bonheur. »

Après avoir donné à la jeune fille une double et rapide poignée de main, il descendit l’escalier en ronflant plus fort que jamais. Arthur mit tant de hâte à le suivre qu’il faillit le renverser sur le dernier palier et le faire dégringoler dans la cour.

« Qu’est-ce qu’il y a, au nom du ciel ! demanda Clennam lorsqu’ils se furent tous les deux élancés dehors.

— Attendez un instant… Mon ami M. Rugg… Permettez-moi de vous le présenter. »

Ce fut ainsi qu’il présenta à Clennam un autre personnage sans chapeau, également armé d’un cigare, également entouré d’une atmosphère d’ale et de tabac, lequel, bien que son agitation fût loin d’approcher de celle de Pancks, eût paru digne de Bedlam sans le voisinage du petit fou furieux de remorqueur qui, par contraste, en faisait un homme grave et sensé.

« Monsieur Clennam, M. Rugg, dit Pancks. Attendez un instant. Venez à la pompe. »

Ils se dirigèrent vers la pompe. M. Pancks mettant immédiatement la tête sous le goulot, pria M. Rugg de pomper vigoureusement. M. Rugg ayant obéi sans hésiter, M. Pancks se releva reniflant et pouffant (non sans raison cette fois) et s’essuya avec son mouchoir.

« Ça m’a fait du bien, ça m’a éclairé les idées, s’écria-t-il tout haletant en s’adressant à Clennam qui le contemplait d’un air étonné. Mais, ma parole d’honneur, quand on sait ce que nous savons et qu’on entend le père de Mlle Dorrit faire les discours que nous venons d’écouter ; quand on sait ce que nous savons et qu’on voit Mlle Dorrit logée dans une pareille chambre et vêtue d’une pareille robe, il y a de quoi…. Donnez-moi votre dos, monsieur Rugg… Un peu plus haut, s’il vous plaît… Là, nous y sommes ! »

À cette heure, dans la cour de cette prison, à l’ombre de la nuit naissante, M. Pancks (qui se serait jamais attendu à pareille chose de sa part ?) bondit comme un écolier par-dessus la tête et les épaules de M. Rugg de Pentonville, agent d’affaires, teneur de livres, etc., et retombant sur ses pieds, il prit Clennam par la boutonnière, le conduisit derrière la pompe et tira de sa poche un paquet de papiers. M. Rugg tira également de sa poche un autre paquet de papiers.

« Attendez ! dit Clennam à voix basse. Vous avez découvert quelque chose ?

— Un peu ! répondit M. Pancks avec une onction que nous renonçons à rendre.

— Cette découverte compromet-elle quelqu’un ?

— Comment cela, monsieur ?

— Par quelque fraude ou quelque injustice ?

— Pas le moins du monde.

— Dieu soit loué ! se dit Clennam, qui ajouta tout haut : Maintenant, parlez.

— Vous saurez, monsieur… dit Pancks déroulant des papiers d’une main fébrile et lançant chaque petite phrase comme une locomotive à haute pression lâche de petites bouffées de vapeur… Où est la généalogie ? Où est le document numéro quatre, monsieur Rugg ?… Oh ! très-bien… Nous pouvons marcher. Vous saurez qu’aujourd’hui nous sommes virtuellement en règle. Nous ne le serons légalement que dans un jour ou deux. Mettons, au plus, une semaine. Nous y avons travaillé nuit et jour depuis je ne sais plus combien de temps… Monsieur, vous savez combien il y a de temps que nous y travaillons ?… N’importe. Ne dites rien. Vous ne feriez que m’embrouiller. Vous communiquerez la nouvelle à Mlle Dorrit, monsieur Clennam ; mais pas avant que nous vous y ayons autorisé… Où est le total approximatif, monsieur Rugg ? Bon. Lisez, monsieur ! Voilà ce que vous aurez à communiquer tout doucement à Mlle Dorrit… Voilà la somme qui revient à votre père de la Maréchaussée. »