La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 25

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 289-298).


CHAPITRE XXV.

Conspirateurs et autres.


Le domicile privé de M. Pancks se trouvait dans le faubourg de Pentonville, où il occupait au premier une chambre que lui sous-louait un homme de loi d’un très-petit calibre, qui n’était pas bien cossu, et qui avait fait poser, derrière la porte d’entrée, une seconde porte à ressort qui s’ouvrait et se refermait comme une trappe. Sur la petite vitre, au-dessus de la première porte, on lisait ces mots : RUGG, Agent d’affaires, teneur de livres, recouvrements.

Cette inscription, dont la sévère simplicité avait un certain air de majesté, illuminait un petit bout de jardin qui séparait la maison du trottoir, et où quelques arbustes des plus poudreux penchaient tristement leur feuillage desséché, étouffant dans les flots de poussière. Un professeur d’écriture, qui habitait le rez-de-chaussée, avait orné la grille dudit jardin de cadres contenant des modèles choisis de ce que savaient faire ses élèves avant d’avoir pris une demi-douzaine de leçons, pendant que toute la jeune famille du maître remuait la table, opposés aux chefs-d’œuvre calligraphiques exécutés par ces mêmes élèves après une série de six leçons, et cela, pendant que la jeune famille se tenait tranquille. Le logis de M. Pancks se bornait à une chambre à coucher très-bien ventilée, ledit Pancks ayant en outre stipulé avec le dit Rugg, principal locataire, qu’il aurait chaque dimanche, en vertu d’un tarif réglé à l’amiable et à la condition de prévenir ledit Rugg un jour à l’avance, le droit de partager ou de ne point partager le déjeuner, le dîner, le thé et le souper dudit Rugg et de Mlle Rugg, sa fille, et d’assister, selon sa convenance, à l’un ou à plusieurs, ou à la totalité de ses repas.

Mlle Rugg était une demoiselle possédant un petit pécule dont l’origine lui avait valu une assez grande célébrité dans le voisinage, attendu que, si elle possédait cette fortune, c’est que son cœur avait été cruellement froissé et déchiré par un boulanger entre deux âges des environs, qu’elle avait, par l’entremise de M. Rugg, attaqué devant les tribunaux en rupture de promesse de mariage.

Le boulanger, à qui l’avocat de Mlle Rugg avait à cette occasion adressé les épithètes les plus flétrissantes (aux honoraires de cinq cents francs, chaque épithète revenait à environ un franc cinquante) et qui s’était vu condamner à des dommages et intérêts proportionnés à l’éloquence de cet orateur, continuait bien encore d’être persécuté de temps à autre par la jeunesse de Pentonville. Mais Mlle Rugg entourée de la protection imposante de la loi, et forte de ses dommages et intérêts placés dans les fonds publics, jouissait de la considération générale.

C’est dans la société de M. Rugg, avec son visage rond devenu tout blanc à force d’avoir eu à rougir et sa chevelure jaune, hérissée comme un plumeau usé, et dans la société de Mlle Rugg avec son visage couvert de taches de nankin grosses comme des boutons de chemise et dont la chevelure blond-filasse était plus sale qu’abondante, que M. Pancks dînait ordinairement tous les dimanches depuis plusieurs années, pendant lesquelles il avait également partagé avec eux, une ou deux fois par semaine, divers festins nocturnes de pain, de fromage de Hollande et de porter. M. Pancks était un des rares célibataires à qui Mlle Rugg n’inspirait aucune terreur. Il avait deux arguments pour se rassurer : « D’abord, se disait-il, ça ne prendrait pas une seconde fois et ensuite je n’en vaux pas la peine. » Protégé par cette double cuirasse, M. Pancks adressait en toute sécurité des reniflements familiers à Mlle Rugg.

Jusqu’à présent M. Pancks s’était fort peu occupé d’affaires dans son logis de Pentonville où il ne faisait guère que dormir ; mais maintenant qu’il jouait le rôle d’un diseur de bonne aventure, il restait souvent enfermé jusqu’à minuit dans le petit bureau officiel de M. Rugg, complotant avec son propriétaire ; et même, après cette heure indue, il brûlait encore de la chandelle dans sa propre chambre. Bien que ses occupations comme factotum du patriarche fussent tout aussi lourdes que par le passé et ne pussent se comparer à un lit de roses qu’en raison de leurs nombreuses épines, il était clair que quelque nouvel emploi exigeait de sa part des soins continuels. Lorsqu’il se débarrassait du patriarche jusqu’au lendemain, ce n’était que pour s’amarrer à quelque navire anonyme qu’il remorquait vers un port inconnu.

Après avoir lié connaissance avec M. Chivery le père, peut-être avait-ce été chose facile pour Pancks de faire connaissance avec l’aimable Mme Chivery et l’inconsolable John ; mais que ce fût facile ou non, il n’avait pas tardé à y réussir. Une semaine ou deux après sa première apparition dans la cour de la prison, il était aussi à son aise dans le petit débit de tabac que s’il était chez lui. Il s’était surtout efforcé de captiver les bonnes grâces du jeune John. Il finit même par persuader à l’amoureux berger d’abandonner ses humides bosquets pour se charger de diverses missions mystérieuses.

Le jeune John commença à faire, à des intervalles irréguliers, des absences qui duraient parfois jusqu’à quatre jours consécutifs. La prudente Mme Chivery, que la métamorphose de son fils étonnait beaucoup, aurait pu protester contre ces absences de John qui faisaient tort au commerce du montagnard écossais, mais elle avait deux raisons concluantes de ne point s’en plaindre.

1o John sortait de son abrutissement et s’intéressait à l’affaire pour laquelle s’effectuaient ces voyages ; ce que Mme Chivery regardait comme une bonne chose pour la santé de son fils. 2o M. Pancks avait consenti à allouer à Mme Chivery la somme légale de neuf francs trente-cinq centimes pour chaque absence de son fils. Cette dernière proposition avait été faite par Pancks lui-même, dans ces termes laconiques :

« Si votre fils a la faiblesse, madame, de ne pas accepter cette somme, je ne vois pas pourquoi vous ne l’accepteriez pour lui. Ainsi donc, entre nous, comme une affaire est toujours une affaire, voici l’argent. »

Quant à M. Chivery, ce n’est jamais de lui qu’on aurait appris ce qu’il pensait de tout cela, ni ce qu’il en savait. J’ai déjà dit que c’était un homme de peu de mots, et j’ajouterai ici que, grâce à sa profession, il avait contracté l’habitude de tout renfermer sous clef. Il se renfermait lui-même avec tout autant de soin qu’il renfermait les détenus de la Maréchaussée. Il tenait ses lèvres fermées comme il tenait fermée la porte de la prison. Il ne les ouvrait jamais sans motif. Quand il devenait nécessaire de laisser sortir quelque chose, il entr’ouvrait la porte, la laissait ouverte aussi peu de temps que possible et se dépêchait de la refermer. De même que pour s’épargner la peine d’ouvrir la porte de la prison, il faisait attendre un visiteur qui voulait sortir lorsqu’il en voyait approcher un autre, de façon à les mettre tous les deux dehors d’un seul tour de clef ; de même il faisait souvent attendre une remarque, présente à son esprit, s’il pressentait qu’il allait en arriver une autre, afin de les expédier toutes les deux à la fois. Quant à chercher dans l’expression de sa physionomie une clef qui pût servir à deviner sa pensée, la clef de la prison eût fourni un indice tout aussi lisible du caractère individuel et de l’histoire de chacun des détenus qu’elle renfermait.

Que M. Pancks fût tenté d’inviter quelqu’un à dîner à Pentonville, c’était là un fait sans précédent dans son calendrier. Mais néanmoins il invita le jeune John à dîner et l’exposa même à se laisser fasciner par les charmes dangereux (à cause des dommages-intérêts) de Mlle Rugg. Le banquet eut lieu un dimanche et Mlle Rugg apprêta de ses propres mains un gigot farci d’huîtres qu’elle envoya cuire au four chez le boulanger… non pas chez le boulanger réfractaire, mais chez le propriétaire d’un établissement qui faisait concurrence à l’infidèle. On fit aussi provision d’oranges, de pommes et de noix. M. Pancks rapporta le samedi soir une bouteille de rhum destinée à réjouir le cœur de son hôte.

Mais les préparatifs pour la réception du visiteur ne se bornèrent pas à des apprêts matériels. On le reçut avec des marques de condoléance et de sympathie familière. Lorsque le jeune John fit son apparition à une heure et demie, sans la canne à bec d’ivoire, sans le gilet à bouquets d’or, comme un soleil que les nuages désastreux ont dépouillé de ses rayons, M. Pancks le présenta à M. Rugg en lui disant que c’était ce jeune homme dont il lui avait si souvent parlé et qui aimait Mlle Dorrit.

« Je suis heureux, dit M. Rugg, en l’attaquant au défaut de la cuirasse, d’avoir le précieux avantage de faire votre connaissance, monsieur. Vos sentiments vous font honneur. Vous êtes jeune ; puissiez-vous ne pas survivre à vos sentiments ! Pour ma part, monsieur, si je devais survivre à mes sentiments, continua M. Rugg, qui n’était pas avare de paroles et qui avait la réputation d’un beau parleur, si je devais survivre à mes sentiments, j’ajouterais à mon testament un legs de quinze cents francs en faveur de quiconque me délivrerait de la vie. »

Mlle Rugg poussa un soupir.

« Je vous présente ma fille, monsieur, poursuivit M. Rugg. Anastasie, tu dois comprendre les émotions qui agitent l’âme de ce jeune homme. Ma fille aussi a passé par là : elle peut donc sympathiser avec vous. »

Le jeune John, presque accablé par une si touchante réception, remercia l’orateur.

« Ce que je vous envie, monsieur, continua M. Rugg… ; souffrez que je vous débarrasse de votre chapeau ; nous manquons de patères, mais je vais le poser dans un coin où personne ne marchera dessus… ; ce que je vous envie, monsieur, c’est le bonheur de posséder de pareils sentiments. J’appartiens à une profession où ce bonheur nous est parfois interdit. »

Le jeune John répondit, après l’avoir remercié, qu’il voulait seulement faire ce qu’il croyait bien et prouver combien il était dévoué à Mlle Dorrit. Il désirait être désintéressé et il espérait bien l’être. Il voulait faire tout ce qui dépendait de lui pour servir Mlle Dorrit, sans songer le moins du monde à lui-même, et il avait du plaisir à le faire. Il ne pouvait pas grand’chose, mais enfin il était décidé à faire tout ce qu’il pouvait.

« Monsieur, recommença M. Rugg, lui donnant une poignée de main, cela console, rien que de vous voir ; je voudrais pouvoir vous faire citer comme témoin devant un tribunal quelconque, afin d’humaniser un peu les gens de robe ; j’espère que vous n’avez pas laissé votre appétit chez vous et que vous êtes disposé à bien jouer du couteau et de la fourchette ?

— Merci, monsieur, répliqua le jeune John. Je ne mange pas beaucoup depuis quelque temps. »

M. Rugg le prit à part.

« Absolument comme ma fille, monsieur, dit l’avocat, à l’époque où, pour venger ses sentiments outragés et son sexe, elle se porta plaignante dans l’affaire Rugg et Bawkins. Je ne crois trop m’avancer, monsieur Chivery, en disant que je pourrais, si cela en valait la peine, prouver par témoins que la quantité de nourriture solide dont ma fille se contentait alors ne dépassait pas dix onces par semaine.

— Je crois que je vais un peu plus loin que cela, répondit John en hésitant, et comme s’il eût éprouvé une certaine honte à faire cet aveu.

— Mais vous n’avez jamais eu affaire, vous, à un démon caché sous la forme d’une créature humaine, remarqua M. Rugg avec un sourire et un geste significatifs ; remarquez-le bien, monsieur Chivery, un démon sous la forme d’une créature humaine !

— Non, certainement, monsieur, répliqua John, qui ajouta avec beaucoup de simplicité : j’en serais bien fâché.

— Ce sentiment, dit M. Rugg, est bien celui que je devais attendre des principes que je vous connais ; ma fille en serait vivement émue, monsieur, si elle vous entendait. Mais la voici qui apporte le gigot, je suis bien aise qu’elle ne vous ait pas entendu. Monsieur Pancks, pour aujourd’hui, veuillez vous asseoir en face de moi. Ma chère, mets-toi en face de M. Chivery… Pour ce que nous (et Mlle Dorrit) allons recevoir, grâces soient rendues au Seigneur ! »

Sans l’air de grave plaisanterie avec lequel M. Rugg avait prononcé ce bénédicité, on aurait pu croire que Mlle Dorrit devait assister à ce repas. Pancks accueillit cette saillie avec son ronflement habituel, comme il mangea avec sa maladresse ordinaire ; Mlle Rugg, peut-être pour se rattraper, ne ménagea pas le gigot, qui diminua rapidement et dont il ne resta bientôt plus que l’os. Le pudding ne tarda pas non plus à disparaître, et une notable quantité de fromage et de radis fut engloutie de la même façon ; puis vint le dessert.

Alors aussi, et avant qu’on entamât la bouteille de rhum, apparut le carnet de M. Pancks ; alors on procéda aux affaires d’une façon rapide, mais assez bizarre, qui avait tant soit peu l’air d’une conspiration. M. Pancks parcourut son carnet qui commençait à être plein, faisant de petits extraits qu’il écrivait sur des bouts de papier séparés sans quitter la table du festin, M. Rugg le regardant tout le temps avec beaucoup d’attention, et John laissant errer le plus faible de ses yeux dans le brouillard de la rêverie. Lorsque M. Pancks, qui jouait le rôle de chef des conspirateurs, eut complété ses extraits, il les collationna, les corrigea, serra son carnet, tenant ses notes dans sa main comme un joueur tient ses cartes.

« Pour commencer, nous avons un cimetière dans le Bedfordshire, dit Pancks. Qui est-ce qui en veut ?

— Je le prends, monsieur, si personne ne dit mot, » répliqua M. Rugg.

Pancks donna la carte à M. Rugg, puis consulta de nouveau son jeu.

« Maintenant, voici un renseignement à prendre à York, continua Pancks. Qui est-ce qui en veut ?

— York ne me va pas, dit M. Rugg.

— Dans ce cas, peut-être serez-vous assez bon pour vous en charger, John Chivery ? » poursuivit Pancks.

John ayant consenti, Pancks lui donna la carte et consulta encore une fois son jeu. « Et puis nous avons une église à Londres — autant vaut la garder pour moi — et une Bible de famille : je la prends aussi ; cela fait deux pour moi. Deux pour moi, répéta Pancks, ronflant sur ses cartes. Voici un registre à Durham pour vous John, et un vieux marin de Dunstable pour vous, monsieur Rugg. Deux pour moi, n’est-ce pas ? Oui, deux pour moi. Voici encore une pierre tombale, ce qui fait trois pour moi. Et un enfant mort-né, ce qui fait quatre pour moi. Et maintenant, toutes mes cartes sont distribuées pour le moment. »

Lorsqu’il eut disposé de ses cartes, fort tranquillement et sans élever la voix, M. Pancks mit la main dans sa poche de côté et y prit un sac de toile, dont il tira d’une main économe deux petites sommes destinées aux frais de voyage.

« L’argent va vite, dit-il d’un ton inquiet, en poussant une de ces sommes vers M. Rugg et l’autre vers John.

— Tout ce que je puis vous dire, remarqua John, c’est que je regrette vivement de ne pas être assez riche pour payer moi-même mes frais de route et que vous ne jugiez pas à propos de me laisser le temps d’aller et de revenir à pied. Car rien ne me donnerait plus de satisfaction. »

Le désintéressement de ce jeune homme parut si ridicule aux yeux de Mlle Rugg qu’elle fut obligée de se retirer précipitamment et d’aller s’asseoir sur l’escalier jusqu’à ce qu’elle en eût ri à cœur joie. Cependant M. Pancks, après avoir contemplé John avec une nuance de compassion, tortilla lentement et d’un air rêveur le bout de son sac, comme s’il lui tordait le col. La demoiselle, étant rentrée au moment où il le remettait dans sa poche, mêla du grog au rhum pour toute la société, sans s’oublier elle-même, et donna à chacun son verre ; lorsque tout le monde fut servi, M. Rugg se leva et étendit silencieusement son bras armé d’un verre au-dessus de la table, invitant ainsi les autres à faire comme lui et à se livrer simultanément à un trinquement conspiratoire. La cérémonie fut imposante jusqu’à un certain point : elle l’eût même été jusqu’au bout, si Mlle Rugg, en portant son verre à ses lèvres et en jetant les yeux sur John, n’avait pas été prise d’un fou rire, rien que de penser au désintéressement comique de ce jeune niais ; sur quoi elle ne put s’empêcher d’éclabousser le voisinage, en soufflant comme un cachalot dans son verre de grog ; elle en fut elle-même toute confuse et se retira sur le coup.

Tel fut le mémorable dîner donné par Pancks dans son domicile de Pentonville ; telle était son existence active et mystérieuse. Les seuls moments de distraction où il parût oublier ses soucis et se récréer en allant quelque part ou en disant quelque chose sans avoir un but précis, étaient ceux où il semblait s’intéresser à l’étranger boiteux qui était venu s’installer dans la cour du Cœur-Saignant.

L’étranger, nommé Jean-Baptiste Cavaletto, on l’appelait Baptiste dans la cour, était un petit homme si gazouillant, si facile à vivre, si heureux, que l’attrait qu’il avait pour Pancks provenait sans doute de la force du contraste. Solitaire, faible, ne connaissant que fort peu des mots les plus nécessaires de la seule langue dans laquelle il pût s’entretenir avec les gens qui l’entouraient, il se laissait aller au courant de sa fortune avec une gaieté inconnue jusqu’alors dans ces parages. Il avait à peine de quoi boire et manger, il n’avait de vêtements que ceux qu’il portait ou ceux que renfermait le plus petit paquet qu’on ait jamais vu, et cependant on le voyait toujours heureux comme un coq en pâte, lorsqu’il se promenait dans la cour en boitant, appuyé sur sa canne et excitant une sympathie générale par le rire franc et ouvert qui étalait ses dents blanches.

C’était un rude métier pour un étranger, qu’il fût bien portant ou estropié, que de chercher à gagner les bonnes grâces des Cœurs-Saignants. D’abord ils ont une vague conviction que tout étranger cache un couteau quelque part sur lui ; ensuite ils regardent comme un excellent axiome national et constitutionnel celui qui déclare que tout étranger pauvre et estropié doit retourner au plus vite dans son pays. Ils ne songent jamais à demander combien de leurs propres compatriotes leur seraient renvoyés de tous les points du monde, si ce principe était généralement accepté ; ils le regardent comme un principe purement britannique, ne s’appliquant d’ailleurs à aucun autre pays du monde. En troisième lieu, ils ont une vague notion que c’est une sorte de punition que de ne pas être Anglais ; et que s’il arrive une foule de malheurs à l’étranger, c’est parce qu’on y fait certaines choses qui ne se font pas en Angleterre et qu’on n’y fait pas certaines choses qui se font en Angleterre. Il est vrai que les Mollusques et les Des Échasses entretiennent soigneusement cette croyance, proclamant sur tous les tons, officiels ou autres, qu’aucun pays qui refuse de se soumettre à ces deux grandes familles ne saurait espérer la protection divine ; ce qui ne les empêche pas, lorsqu’ils ont fait accroire cela, d’accuser en particulier ce peuple incomparable d’être le plus rempli de préjugés qu’il y ait sous la calotte des cieux.

Telle est donc la position politique des Cœurs-Saignants ; mais ils ont d’autres raisons pour ne pas vouloir d’étrangers dans la cour. Ils prétendent que les étrangers sont toujours très-pauvres ; et bien qu’ils soient eux-mêmes aussi pauvres qu’on puisse le désirer, cela ne diminue en rien la force de l’objection. Ils prétendent que les étrangers sont des lâches qui se laissent sabrer et tuer à coups de baïonnette ; et, bien qu’ils soient assurés que leurs propres crânes ne seraient pas ménagés s’ils témoignaient de la mauvaise humeur contre la police, comme cela se fait au moyen d’un instrument contondant, cela ne compte pas, naturellement. Ils prétendent que les étrangers sont tous immoraux ; et, bien que chez eux ils aient de temps en temps des assises, et par-ci par-là des divorces, cela ne fait rien du tout à l’affaire. Ils prétendent que les étrangers ne savent pas ce que c’est que l’indépendance ; oubliant qu’eux-mêmes ils se laissent conduire aux hustings, comme un troupeau de bétail par lord Décimus Tenace Mollusque, bannière en tête, au son d’un orchestre qui joue l’air national de Rule Britannia. Pour ne pas fatiguer le lecteur, je passe sous silence une foule d’autres dogmes de leur credo politique.

L’étranger boiteux dut lutter de son mieux contre ces obstacles. Heureusement il n’était pas seul contre tous, car Arthur Clennam l’avait recommandé aux Plornish (il habitait au haut de la maison du maçon), mais néanmoins les choses étaient loin d’être en sa faveur. Cependant les Cœurs-Saignants avaient bon cœur, et quand ils virent le petit boiteux traverser gaiement la cour avec un visage qui respirait la bonne humeur, ne faire de mal à personne, ne jamais montrer aucun des couteaux dont ses poches devaient être pleines, ne pas commettre une foule d’immoralités révoltantes, ne manger guère que de la bouillie et jouer le soir avec les enfants de Mme Plornish, on commença à croire que, bien qu’il ne pût jamais se flatter de devenir le compatriote des Cœurs-Saignants, c’était seulement un malheur pour lui dont il serait injuste de le punir. On voulut bien descendre jusqu’à lui, en l’appelant monsieur Baptiste, tout en le traitant comme un enfant, et en riant aux éclats de l’animation de ses gestes et de son anglais enfantin, d’autant plus que Baptiste ne se formalisait pas et riait avec eux. On lui parlait en criant, comme s’il eût été aussi sourd qu’une cruche. Afin de lui enseigner la langue dans toute sa pureté, on composait à son intention des phrases telles que les sauvages en adressaient au capitaine Cook, ou telles que Vendredi en adressait à Robinson Crusoé. Mme Plornish surtout excellait dans cet art difficile, et elle s’y fit une telle réputation par le génie dont elle fit preuve en inventant cette phrase : « Moi espérer jambe à vous bientôt guérir, » qu’on prétendait qu’il ne s’en fallait de rien qu’elle parlât italien. Mme Plornish elle-même y fut prise, et commença à se figurer qu’elle avait en effet des dispositions naturelles pour apprendre cette langue. À mesure que Baptiste se popularisait davantage, une infinité d’ustensiles de ménage furent mis en réquisition, afin de fournir à l’étranger un riche vocabulaire. Dès qu’il paraissait dans la cour, on voyait des dames se précipiter hors de leurs maisons en criant :

« M. Baptiste théière !

— M. Baptiste pelle !

— M. Baptiste tamis !

— M. Baptiste… cafetière ! »

Les professeurs en jupon exhibaient au même instant les objets énoncés, pour donner à leur élève une idée des difficultés écrasantes que présente l’étude de la langue anglo-saxonne.

Le petit Italien en était là de son éducation ; et il habitait la cour depuis trois semaines environ, lorsqu’il fit une impression favorable sur M. Pancks. Le remorqueur étant monté à la mansarde, accompagné de Mme Plornish en qualité d’interprète, avait trouvé son locataire sculptant un morceau de bois à l’aide de quelques outils fort simples et gai comme un pinson, bien qu’il n’eût d’autres meubles qu’un matelas étendu par terre, une table et une chaise.

« Allons, mon vieux, dit M. Pancks ; payons notre loyer ! »

Baptiste avait l’argent tout prêt, enveloppé dans un chiffon de papier, et il le tendit en riant au remorqueur ; puis, avec un geste rapide de sa main droite, montra autant de doigts qu’il y avait de francs et coupa l’air horizontalement pour indiquer cinquante centimes en sus.

« Oh ! dit M. Pancks en contemplant l’Italien d’un air étonné : ah ! c’est comme ça ! Voilà une fameuse pratique. La somme y est. Ma foi ! je ne m’attendais pas à la recevoir. »

Mme Plornish eut alors l’obligeance de s’avancer pour remplir son rôle d’interprète :

« Lui satisfait ! Lui content recevoir argent, expliqua-t-elle à M. Baptiste. »

Le petit Napolitain sourit et fit un signe de tête : son visage rayonnant sembla captiver agréablement l’attention de M. Pancks.

« Comment va sa jambe ? demanda-t-il à Mme Plornish.

— Oh ! beaucoup mieux, monsieur, répondit cette dame. Nous espérons que d’ici à huit jours il n’aura plus besoin de sa canne pour marcher. »

Mme Plornish ne voulut pas laisser échapper une si belle occasion de faire montre de son talent polyglotte : aussi s’empressa-t-elle, avec un orgueil bien excusable, d’expliquer à M. Baptiste les paroles de Pancks en ajoutant :

« Lui espérer jambe à vous bientôt guérir.

— Et avec ça il a l’air si gai, remarqua M. Pancks admirant le petit Italien comme il eût fait d’un automate. Comment gagne-t-il sa vie ?

— Il paraît qu’il a un grand talent pour découper les fleurs que vous lui voyez faire. (Baptiste, examinant le visage de ses visiteurs tandis qu’ils causaient, montra son ouvrage. Mme Plornish interpréta dans son idiome italien, au profit du boiteux, la pensée de M. Pancks :) Lui content. Lui trouver beau.

— Est-ce que ça lui rapporte de quoi vivre ? demanda Pancks.

— Il se contente de fort peu de chose, et d’ailleurs on croit que plus tard il se tirera très-bien d’affaire. M. Clennam lui a fait commander ces fleurs-là, et, en outre, il l’emploie par-ci par-là dans la fabrique ; il invente même de la besogne pour lui, quand il sait que le petit homme en a besoin.

— Et à quoi passe-t-il son temps, quand il ne travaille pas ? demanda M. Pancks.

— Pas à grand’chose pour le quart-d’heure, monsieur ; sans doute parce qu’il a encore un peu de peine à marcher ; mais il va dans la cour et il cause sans trop comprendre ce qu’on lui dit et sans trop se faire comprendre : il joue avec les enfants ; il s’assoit au soleil, il s’assoit n’importe où, comme s’il trouvait partout un fauteuil… et il chante et il rit… ah ! mais il faut l’entendre !

— Il rit ! répéta M. Pancks. Je le crois sans peine. On dirait que chacune de ses dents est toujours en train de rire.

— Mais c’est quand il grimpe au haut des marches de l’autre côté de la cour, dit Mme Plornish, qu’il est drôle à voir, regardant tout autour de lui. Les uns croient qu’il regarde du côté où se trouve son pays, d’autres se figurent qu’il s’attend à voir arriver quelqu’un qu’il ne tient pas à voir, et les autres ne savent que penser. »

M. Baptiste parut deviner vaguement ce que disait Mme Plornish ; ou peut-être avait-il saisi, avec sa rapidité habituelle, le geste presque imperceptible par lequel elle imitait un homme qui regarde à la dérobée. Dans tous les cas, il ferma les yeux et hocha la tête de l’air d’une personne qui a ses raisons pour agir comme il le fait, et il dit en italien que cela ne regardait que lui. Altro !

« Qu’est-ce que cela veut dire, altro ? demanda M. Pancks.

— Hem…. C’est une sorte d’expression qui signifie tout ce qu’on veut, monsieur, répondit Mme Plornish.

— Vraiment ? répliqua Pancks. Dans ce cas, Altro, mon vieux, bonjour. Altro ! »

M. Baptiste avec sa vivacité méridionale répéta le mot plusieurs fois de suite ; M. Pancks avec son flegme britannique le lui renvoya une seule fois. À dater de ce jour Pancks le bohémien s’habitua, en retournant chez lui, fatigué du travail de la journée, à passer par la cour du Cœur-Saignant, à monter tranquillement l’escalier, à entr’ouvrir la porte de M. Baptiste, et, le trouvant chez lui, à lui dire : « Holà, mon vieux, Altro ! » Ce à quoi M. Baptiste répondait avec une foule de signes de tête et de sourires, « Altro, signore, altro, altro, altro ! » Puis à la suite de cette conversation fort laconique, M. Pancks descendait, et continuait son chemin, d’un air satisfait, comme un homme qui vient de se délasser et de se rafraîchir.