La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 24

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 273-288).


CHAPITRE XXIV.

La bonne aventure.


Le même soir la petite Dorrit reçut la visite de M. Plornish qui avait deux mots à lui dire en particulier, comme il le lui fit entendre adroitement au moyen d’une suite d’accès de toux si peu naturels, que, pour ne pas s’en apercevoir, il fallait que le Doyen, quand il s’agissait du travail de couture de sa fille, offrit une preuve vivante de l’axiome qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Grâce à cette connivence, Plornish obtint sans difficulté une audience sur le palier de l’étage paternel.

« Il est venu une dame chez nous aujourd’hui, mamzelle Dorrit, dit-il d’un ton de mauvaise humeur, avec une vieille mégère comme je n’en ai jamais vu ! Pristi, fallait voir comme elle vous travaille le casaquin !… »

Le doux Plornish fut quelque temps avant de pouvoir écarter le souvenir de la tante de M. Finching.

« C’est que, dit-il pour s’excuser, parole d’honneur, il n’est pas possible de rencontrer une vieille plus vinaigrée ! »

Enfin il fit un grand effort et réussit à repousser l’image qui l’obsédait :

« Mais, reprit-il, Dieu merci ! il ne s’agit pas d’elle. L’autre dame, c’est la fille de M. Casby, et si M. Casby n’est pas à son aise, ce n’est toujours pas la faute de Pancks, car celui-là ne se ménage pas, savez-vous ! Il va, il va joliment, je vous en réponds ! »

M. Plornish, selon sa coutume, n’était pas très clair, mais ce n’était pas l’énergie qui lui faisait défaut.

« Et elle est venue chez nous, continua-t-il, pour dire que si Mlle Dorrit voulait passer à cette adresse, chez M. Casby (c’est justement là que Pancks a son bureau, sur le derrière, où il va, ah mais, là, d’une façon incroyable), elle serait bien aise de lui donner de l’ouvrage. C’est, à ce qu’il paraît, une vieille et chère amie de M. Clennam, elle me l’a bien répété dix fois, et elle espère bien être utile à une amie de son ami (ce sont ses propres paroles). Comme elle venait savoir si mamzelle Dorrit pouvait venir demain matin, j’ai dit que je vous verrais, mamzelle, pour vous le demander, et que je passerais ce soir chez elle pour lui dire si vous pouviez venir demain, ou si vous étiez prise.

— Je puis y aller : merci, répondit la petite Dorrit, c’est très obligeant de votre part ; mais, d’ailleurs, vous êtes toujours plein d’obligeance. »

M. Plornish, désavouant modestement tout droit à cet éloge, rouvrit la porte pour laisser passer la petite Dorrit, et la suivit en voulant se donner si gauchement l’air de n’avoir pas quitté la chambre, que le Doyen, sans être bien soupçonneux, aurait aisément pu deviner de quoi il s’agissait. Cependant, M. William Dorrit, dans sa distraction complaisante, ne remarqua rien. Plornish, après une brève conversation où il sut mêler la déférence de l’ancien détenu à l’indépendance de l’humble ami qui jouissait de sa liberté présente, sans oublier toutefois qu’il n’était qu’un pauvre maçon, prit congé de la société, faisant le tour de la prison avant de la quitter, et assistant à une partie de boules, avec l’arrière-pensée d’un vieil habitué qui a ses raisons personnelles pour croire qu’il pourrait bien être destiné à y revenir un jour ou l’autre.

Le lendemain la petite Dorrit, confiant à Maggy la mission importante de surveiller le ménage paternel, se dirigea de fort bonne heure vers la tente du Patriarche. Elle prit le pont suspendu, malgré les deux sous qu’il fallait déposer au tourniquet, et marcha plus lentement durant cette partie du trajet. À huit heures moins cinq minutes, arrivée à la porte patriarcale, elle posait la main sur le marteau en se dressant sur la pointe du pied pour l’atteindre.

Elle remit la carte de M. Finching à la bonne qui vint lui ouvrir, et la bonne lui annonça que Miss Flora (Flora avait, à son retour sous le toit paternel, repris son nom de demoiselle) n’avait pas encore quitté sa chambre à coucher, mais qu’elle priait Mlle Dorrit de vouloir bien entrer dans le salon. Elle entra donc dans le salon, où elle trouva la table très confortablement servie pour deux, avec un plateau supplémentaire chargé d’un couvert pour le déjeuner d’une tierce personne. La bonne, après avoir disparu un instant, revint dire que miss Flora priait la petite Dorrit de s’asseoir auprès du feu, d’ôter son chapeau et de se mettre à son aise. Mais la petite Dorrit étant très timide et peu habituée à se mettre à son aise lorsqu’elle allait en journée, ne sut trop comment s’y prendre pour obéir à cette dernière recommandation. Elle resta donc assise près de la porte, son chapeau sur la tête, et elle y était encore lorsque Flora entra en grande hâte une demi-heure plus tard.

Flora fut si désolée de l’avoir fait attendre ! Et bonté divine ! pourquoi la petite Dorrit restait-elle là au froid, quand on s’attendait à la trouver lisant le journal au coin du feu ? Cette bonne était bien négligente ; elle avait donc oublié de lui dire de faire comme chez elle ? Comment ! elle était demeurée tout ce temps-là le chapeau sur la tête ! Permettez donc à Flora de l’ôter.

Et Flora, ôtant le chapeau de la jeune fille, de la meilleure grâce du monde, fut si frappée des traits qu’il cachait, qu’elle s’écria : « Quelle bonne petite figure vous avez, ma chère ! » et pressa cette figure entre ses mains comme la plus douce des femmes.

Ces mots et le geste qui les accompagnait ne furent que l’affaire d’un moment. La petite Dorrit avait eu à peine le temps de penser combien cette dame était bonne, que Flora s’élançait déjà vers la table, pour parler affaire et se plonger jusqu’au cou dans sa loquacité habituelle.

« Je suis vraiment bien désolée de me trouver en retard, surtout ce matin, car je comptais être prête à vous recevoir au moment où vous viendriez, pour vous dire qu’une personne, à laquelle Arthur Clennam porte un vif intérêt, ne pouvait manquer de m’intéresser également et que vous êtes mille fois la bienvenue et que je suis enchantée… mais on n’a pas songé à me réveiller ; je ronfle peut-être encore : si vous n’aimez pas le poulet froid ou le jambon chaud, et ce n’est pas impossible, il y a bien des gens qui n’aiment pas le jambon, sans compter les Juifs dont les scrupules de conscience méritent tout notre respect, quoique je regrette qu’ils n’aient pas les mêmes scrupules lorsqu’il s’agit de nous vendre du faux pour du vrai, pour nous voler notre argent, je serai très-désolée, dit Flora. »

La petite Dorrit la remercia et ajouta d’un air timide qu’elle déjeunait ordinairement avec du thé, du pain et du beurre.

« Du tout, du tout, ma chère enfant, je ne veux pas entendre parler de cela, reprit Flora, tournant le robinet de la bouilloire avec tant de précipitation que l’eau bouillante lui éclaboussa les yeux, lorsqu’elle se pencha pour regarder dans la théière. Vous venez ici pour être traitée en amie, vous savez, si vous voulez bien me permettre de prendre cette liberté, et je rougirais vraiment d’en agir autrement, et d’ailleurs Arthur Clennam m’a parlé de vous dans des termes…. Vous êtes fatiguée, ma chère ?

— Non, madame.

— Vous voilà toute pâle ; vous aurez fait une trop longue course avant d’avoir déjeuné, car sans doute vous demeurez très-loin et vous auriez dû venir en voiture, poursuivit Flora ; et, bon Dieu ! que pourrais-je vous donner pour vous faire du bien ?

— Mais je n’ai rien, madame. Je vous remercie mille et mille fois, je suis très-bien.

— Alors prenez votre thé tout de suite, je vous en prie, continua Flora, et cette aile de poulet et ce morceau de jambon. Ne faites pas attention à moi et ne m’attendez pas, car c’est toujours moi qui porte ce plateau à la tante de M. Finching qui déjeune dans son lit ; c’est une charmante vieille dame, très-intelligente ; le portrait de M. Finching est là derrière la porte, très-ressemblant, quoiqu’on lui ait fait le front trop large ; par exemple, pour ce qui est des colonnes et du pavé de marbre et des balustrades et des montagnes, je ne l’ai jamais vu avec cet entourage assez invraisemblable, car il était négociant en vins ; un excellent homme du reste, mais pas grand amateur de paysage. »

La petite Dorrit jeta un coup d’œil sur le portrait, ne comprenant que très-imparfaitement les allusions que Flora faisait à cette œuvre d’art.

« M. Finching m’était si dévoué qu’il n’était heureux que près de moi, reprit Flora, quoiqu’il me soit impossible de dire combien de temps cela aurait duré si le fil de ses jours n’avait pas été tranché sitôt : car nous faisions encore balai neuf, un digne homme, pas poétique du tout ; c’était la prose après le roman. »

La petite Dorrit jeta encore un coup d’œil sur le portrait. L’artiste avait donné à M. Finching une tête qui, au point de vue intellectuel, eût été assez lourde pour faire ployer les épaules de Shakespeare.

« Cependant le roman, poursuivit Flora arrangeant à la hâte les rôties de la tante de M. Finching, ainsi que je l’ai franchement avoué à M. Finching lorsqu’il a demandé ma main ; car vous serez étonnée d’apprendre qu’il me l’a demandée sept fois, la première dans un fiacre, la seconde dans un bateau, la troisième dans une église, la quatrième sur un âne à Tunbridge-Wells, et les autres fois à genoux… le roman avait cessé d’exister pour moi depuis le départ d’Arthur, nos parents nous avaient séparés : nous en étions pétrifiés et la cruelle réalité avait usurpé le trône de la jeune poésie. M. Finching me dit alors… cela lui fait honneur… qu’il le savait et qu’il préférait même que ce fût comme cela ; le sort en fut donc jeté… je donnai ma parole ; et voilà la vie, ma chère, et on a beau dire, nous ployons, mais nous ne rompons pas : faites un bon déjeuner, je vous en prie, tandis que je vais passer chez la tante de M. Finching. »

Elle disparut, laissant la petite Dorrit deviner comme elle le pourrait le sens de ce torrent de paroles ; mais elle ne tarda pas à revenir et commença à déjeuner elle-même, en parlant tout le temps.

« Vous voyez, ma chère, dit-elle, mesurant une cuillerée ou deux d’un liquide brun qui sentait l’eau-de-vie, et le versant dans son thé, je suis obligée de me soigner et de suivre l’ordonnance de mon médecin, quoique le goût soit loin de m’en plaire ; mais je suis si faible depuis que j’ai perdu la santé dans ma jeunesse, à force de pleurer dans l’autre chambre quand on m’a séparée d’Arthur… Y a-t-il longtemps que vous le connaissez ? »

Dès que la petite Dorrit eut compris qu’on lui adressait une question (et cela exigea quelque temps, car elle avait beaucoup de peine à suivre la rapide éloquence de sa nouvelle protectrice), elle répondit qu’elle connaissait M. Clennam depuis le jour où il était revenu à Londres.

« En effet, vous ne pouvez certainement pas l’avoir connu avant, à moins d’avoir été en Chine, ou de vous être trouvée en correspondance avec lui ; mais ni l’un ni l’autre n’est probable, reprit Flora, car les voyageurs reviennent tous avec un teint plus ou moins acajou, et le vôtre est très-blanc. Quant à une correspondance, à quel propos vous seriez-vous écrit, comme de juste, à moins que ce ne fût pour lui demander de vous envoyer du thé ? Ainsi donc, c’est bien chez sa mère que vous l’avez d’abord connu… femme très-sensée et très-ferme, mais extrêmement dure… elle était faite pour être la maman de l’homme au masque de fer.

— Mme Clennam a été très-bonne pour moi, remarqua la petite Dorrit.

— En vérité ? Je suis ravie de l’apprendre, car je tiens naturellement à avoir une meilleure opinion de la mère d’Arthur, bien que je ne puisse pas savoir ni deviner ce qu’elle pense de moi. Lorsque je me mets à bavarder comme une pie, elle est là à me regarder avec de grands yeux, comme la statue de la Destinée, assise dans une voiture à roulettes… Je suis fâchée de ce que je viens de dire… car enfin ce n’est pas sa faute si elle est paralytique.

— Où trouverai-je mon ouvrage, madame ? demanda la petite Dorrit, jetant autour d’elle un regard timide.

— Petite fée laborieuse que vous êtes, répondit Flora, ingurgitant une autre tasse de thé avec quelques cuillerées du stimulant prescrit par son médecin, cela ne presse pas le moins du monde, et il vaut mieux que nous commencions par ne rien nous cacher de ce qui regarde notre ami commun… (le mot d’ami est bien froid pour moi ; mais non, je ne voulais pas dire cela ; l’expression est très-convenable, au contraire…) au lieu de nous en tenir aux simples formalités d’usage et de rester impassibles (non pas vous, mais moi), comme ce petit garçon de Sparte, qui se laissait manger le cœur par un renard. Pardonnez-moi de rappeler ce souvenir classique, mais c’est que de tous les ennuyeux petits garçons qui viennent se fourrer partout, celui-là est bien le plus assommant. »

La petite Dorrit, devenue très-pâle, se rassit pour entendre la confidence de Mme Finching.

« Ne ferais-je pas aussi bien de travailler tout en écoutant ? demanda-t-elle ; ça ne m’empêcherait pas d’entendre, et j’aimerais mieux cela, si vous voulez bien le permettre. »

Il était si facile de voir qu’elle ne se sentait pas à l’aise sans son ouvrage, que Flora, après avoir répondu : « Bien ! ma chère, comme vous voudrez, » alla chercher un panier rempli de mouchoirs blancs. La petite Dorrit le posa à côté d’elle d’un air de contentement, tira son nécessaire de poche, enfila son aiguille et se mit à ourler.

« Quels doigts agiles ! dit Flora. Mais êtes-vous bien sûre de ne pas être malade ?

— Oh oui ! bien sûre. »

Flora posa les pieds sur le garde-cendres, dans une attitude commode pour faire une bonne et longue confidence. Elle partit au galop, hochant la tête, soupirant de la façon la plus démonstrative, haussant et abaissant ses sourcils, et regardant parfois, mais à de rares intervalles, le tranquille visage de la petite couturière penchée sur son ouvrage.

« Je dois commencer par vous dire, ma chère, mais il est très probable que vous le savez déjà, d’abord parce que j’y ai déjà fait de vagues allusions, et ensuite parce que je sens que cela est écrit sur mon front en lettres de feu ; qu’avant d’être présentée à M. Finching, j’étais la fiancée d’Arthur Clennam… Je le nomme monsieur Clennam en public, par respect pour les convenances ; mais ici nous pouvons l’appeler Arthur… Nous étions tout l’un pour l’autre ; c’était le printemps de nos deux existences, c’était la joie, le bonheur et une foule d’autres choses de ce genre… Lorsqu’on nous sépara, nous en fûmes pétrifiés, et c’est là-dessus qu’Arthur partit pour la Chine, tandis que moi je devenais la fiancée de marbre de feu M. F… »

Flora prononçait ce flot de paroles d’une voix de basse, et semblait y prendre un plaisir extrême.

« Je n’essayerai pas, continua-t-elle, de vous peindre les émotions de cette matinée où je sentis tout mon être se transformer en marbre et où la tante de M. Finching nous suivit dans un remise qui devait être en bien mauvais état, sans quoi il n’aurait pas versé en route, et l’on n’aurait pas été obligé de rapporter la tante sur un fauteuil, comme les effigies de Guy Fawkes le jour de l’anniversaire du cinq novembre ; qu’il vous suffise de savoir que la vaine cérémonie du déjeuner eut lieu dans la salle à manger d’en bas : que même papa, ayant mangé trop de saumon mariné, en fut malade pendant plusieurs semaines et que M. Finching et moi nous partîmes pour un voyage d’agrément à Calais où les garçons d’hôtel se battirent sur la jetée pour s’emparer de nous et finirent par nous séparer, mais non pour toujours : cette dernière catastrophe ne devait arriver que plus tard. »

La fiancée de marbre, fort satisfaite d’elle-même et s’arrêtant à peine pour respirer, continua son récit avec cette incohérence à laquelle la nature humaine est parfois sujette.

« Jetons un voile sur cette partie de mon existence qui a passé comme un rêve. M. F… se montra très-gai, il eut bon appétit, la cuisine française lui plut assez, il trouva leur bordeaux un peu faible, mais fort potable ; enfin tout se passa bien, et nous revînmes loger dans le voisinage immédiat du no 30, Little Gosling Street, près de l’Entrepôt, où nous nous installâmes. Nous n’avions pas encore la certitude que c’était la femme de chambre qui volait les plumes du lit d’à côté, quand voilà un accès de goutte remontée qui emporte M. F… dans un monde meilleur. »

Sa veuve lança une œillade au portrait, secoua la tête et s’essuya les yeux.

« Je vénère la mémoire de M. Finching comme celle d’un homme estimable et d’un mari qui était pour moi aux petits soins ; il suffisait que je prononçasse devant lui le mot asperge et on en voyait arriver une botte ; si je faisais la moindre allusion à quelque boisson délicate et réconfortante, il en apparaissait aussitôt un ou plusieurs litres… ce n’était pas le bonheur, mais c’était le bien-être… Je retournai sous le toit paternel et je vécus retirée, sinon heureuse, pendant quelques années jusqu’au jour où papa, qui n’en fait jamais d’autres, vint, avec son air bénévole, me dire qu’Arthur Clennam m’attendait en bas… Je descendis et je le vis… Ne me demandez pas ce que j’éprouvai en le revoyant… sachez seulement que je le retrouvai garçon et toujours le même ! »

Le sombre mystère dont Flora s’enveloppa à ce moment de son récit aurait pu arrêter d’autres doigts que les doigts agiles qui cousaient auprès d’elle. Mais ceux de la jeune couturière ne s’arrêtèrent pas et sa petite tête, toujours à son affaire, resta penchée sur son ouvrage.

« Ne me demandez pas, poursuivit Flora, si je l’aime encore ou si je suis encore aimée ou comment tout cela doit finir et à quelle époque ; des regards scrutateurs nous observent, lui et moi ; il se peut que nous soyons destinés à languir chacun de notre côté et à ne jamais être unis… Pas un mot, pas un signe, pas un coup d’œil ne doit nous trahir ; il nous faut demeurer aussi muets que la tombe ; ne vous étonnez donc pas si vous me voyez traiter Arthur avec une froideur apparente, et si Arthur, de son côté, imite mon exemple. Des raisons fatales nous obligent à dissimuler ; il suffit que nous nous comprenions. Silence ! »

Flora dit tout cela avec autant de véhémence étourdie que si elle en eut été réellement convaincue. Et vraiment elle y croyait tout à fait dès qu’elle s’était monté la tête pour prendre son rôle de sirène.

« Silence ! répéta Flora. Maintenant vous savez tout, il n’y a plus de secret entre nous, silence ! Je veux donc, pour l’amour d’Arthur, être toujours une amie pour vous, ma chère enfant, et vous pouvez compter sur moi. »

Les doigts agiles mirent leur ouvrage de côté et la petite couturière se leva pour baiser la main de Flora.

« Vous avez bien froid, dit celle-ci avec ce fond de bonté qui lui était naturel et qui lui allait beaucoup mieux que le reste ; ne travaillez plus d’aujourd’hui… je suis sûre que vous êtes indisposée… vous n’êtes pas d’une forte santé.

— Ce n’est rien, je suis seulement un peu émue de toute votre bonté, et de la bonté qu’a eue M. Clennam de me recommander à une dame qu’il aime depuis si longtemps.

— Quand à cela, ma chère, répondit Flora toujours disposée à redevenir sincère, pour peu qu’elle se donnât le temps de réfléchir, laissons son amour de côté pour le quart d’heure ; car, après tout, je n’en jurerais pas ; mais peu importe, reposez-vous un peu sur le canapé !

— J’ai toujours été assez forte pour faire ce que j’ai entrepris de faire et je vais être bientôt remise, répliqua la petite Dorrit avec un faible sourire. C’est la reconnaissance qui m’accable, voilà tout. Si je m’asseyais à la croisée un instant, cela se passerait. »

Flora ouvrit une croisée, fit asseoir la jeune fille dans un fauteuil tout auprès, puis se retira discrètement vers la cheminée. Il faisait du vent, et la brise, qui vint rafraîchir le visage de la petite Dorrit, ne tarda pas à lui rendre son animation. Au bout de quelques minutes, elle retourna à son panier de mouchoirs de poche et ses doigts redevinrent aussi habiles que jamais.

Tout en continuant tranquillement son ouvrage, elle demanda à Flora si M. Clennam lui avait dit où elle demeurait ? Lorsque Flora lui eut répondu que non, la petite Dorrit dit qu’elle comprenait la délicatesse qui avait empêché Arthur d’en parler, mais qu’elle était convaincue qu’il l’approuverait d’avoir confié son secret à Flora et que, par conséquent, c’est ce qu’elle allait faire si mademoiselle voulait bien le permettre. Ayant reçu une réponse encourageante, elle fit un abrégé de sa biographie où elle parla fort peu d’elle-même, mais où elle ne tarit pas en éloges sur son père. Flora écouta ce récit avec une tendresse toute naturelle, en harmonie avec la candeur de la jeune fille qu’elle entendait et sans aucune incohérence cette fois.

À l’heure du dîner, Flora passa le bras de sa protégée dans le sien, la conduisit en bas et la présenta au Patriarche et à M. Pancks, qui attendaient déjà dans la salle à manger, tout prêts à commencer. (Pour le moment, la tante de M. Finching se trouvait indisposée et prenait ses repas dans sa chambre.) Ces deux personnages reçurent la petite Dorrit chacun à leur manière : le Patriarche parut lui rendre un immense service en lui disant qu’il était heureux de la voir… heureux de la voir ; M. Pancks la salua de son reniflement le plus amical.

En tout état de choses la petite Dorrit ne pouvait manquer d’être très-timide au milieu d’étrangers (surtout lorsque Flora l’obligeait à prendre un verre de vin et à manger ce qu’il y avait de meilleur) ; mais son embarras fut considérablement augmenté par les façons d’agir de M. Pancks. La conduite de ce gentleman lui donna d’abord à penser que c’était un peintre de portraits, tant il la regardait attentivement, tout en consultant fréquemment le carnet posé à côté de lui. Comme elle remarqua cependant qu’il n’y dessinait rien et qu’il parlait exclusivement d’affaires, elle commença à soupçonner qu’il représentait quelque créancier de son père dont la dette se trouvait inscrite dans son portefeuille. Envisagés à ce point de vue, les reniflements de M. Pancks trahissaient sa colère et son impatience, et ses ronflements plus bruyants étaient une sommation de payement.

Mais ici encore M. Pancks lui-même se chargea de la détromper par sa conduite anormale et extraordinaire. Il y avait une demi-heure qu’elle s’était levée de table et qu’elle travaillait toute seule. Flora était allée se reposer un instant dans la chambre voisine, d’où se dégagea immédiatement certaine odeur alcoolique qui se répandit par toute la maison : le Patriarche, sa bouche philanthropique toute grande ouverte, la tête couverte d’un foulard jaune, dormait d’un profond sommeil dans la salle à manger : ce fut ce moment de calme que Pancks choisit pour se présenter doucement devant la petite Dorrit qu’il salua poliment.

« Vous trouvez le temps un peu long, mademoiselle Dorrit ? demanda-t-il à voix basse.

— Mais non, monsieur, je vous remercie.

— Vous êtes bien occupée, à ce que je vois, continua-t-il, en se glissant dans la chambre et en avançant d’un pouce à la fois. Qu’est-ce que vous avez donc là, mademoiselle Dorrit ?

— Des mouchoirs.

— Comment, ce sont des mouchoirs ! Je ne m’en serais jamais douté, dit Pancks sans les regarder le moins du monde, et fixant au contraire les yeux sur le visage de la petite Dorrit, Vous vous demandez peut-être qui je suis. Voulez-vous le savoir ? Je suis un diseur de bonne aventure. »

La petite Dorrit commença à croire qu’il était fou.

« J’appartiens corps et âme à mon propriétaire, continua Pancks ; celui dont vous avez vu servir en bas le dîner. Mais je fais quelquefois d’autres petites affaires pour mon propre compte… en secret, tout à fait en secret, mademoiselle Dorrit. »

La petite Dorrit le regarda d’un air soupçonneux où perçait un peu de frayeur.

« Je ne serais pas fâché de voir la paume de votre main, ajouta Pancks. Je voudrais y jeter un coup d’œil. Cependant, que je ne vous dérange pas ! »

Il la dérangeait d’autant plus qu’elle n’avait nullement besoin de lui ; néanmoins elle posa son ouvrage sur ses genoux et tendit sa main gauche sans retirer son dé.

« De longues années de travail, hein ? dit Pancks doucement, touchant la main avec son index un peu rude. Mais pourquoi sommes-nous faits, si ce n’est pour travailler ? Pour rien. Tiens, tiens ! (regardant les lignes de la main) qu’est-ce que c’est que ces barres-là ! C’est une prison ! Et qui est-ce que je vois là en robe de chambre grise et en calotte de velours noir ? C’est un père ! Et qui est cet autre avec une clarinette sous le bras ? C’est un oncle ! Et qui donc est celle-là en souliers de satin blanc ! C’est une sœur ! Et qui vois-je là flânant de côté et d’autre d’un air indolent ? C’est un frère ! Et qui aperçois-je là se mettant en quatre pour tout ce monde ? Eh mais, c’est vous-même, mademoiselle Dorrit. »

Les yeux étonnés que la jeune fille venait de lever rencontrèrent ceux de son interlocuteur. Elle trouva que Pancks, malgré son regard perçant, avait l’air moins sombre et plus doux qu’il ne lui avait semblé à table. Mais elle n’eut pas le temps de confirmer ou de rectifier cette impression nouvelle, car il s’était déjà remis à étudier la main dont il faisait l’examen.

« Eh, ma foi, murmura Pancks, indiquant avec son gros doigt une ligne prophétique, je veux être pendu si ce n’est pas moi qui suis là dans le coin ! Qu’est-ce que je viens faire là ? Qu’y a-t-il donc derrière moi ? »

Il promena lentement son doigt jusqu’au poignet, puis autour du poignet et fit semblant de chercher sur le revers de la main ce qu’il pouvait y avoir derrière lui.

« Est-ce quelque chose de mauvais ? demanda la petite Dorrit en souriant.

— Du tout, du tout ! fit Pancks. Qu’est-ce que vous pensez que ça peut valoir ?

— C’est moi qui devrais vous le demander. Je ne suis pas une diseuse de bonne aventure.

— C’est juste. Qu’est-ce que cela vaut ? Qui vivra verra, mademoiselle Dorrit. »

Lâchant la main petit à petit, il passa tous ses doigts à travers les fourchons de sa chevelure qui se redressèrent et prirent leur aspect le plus menaçant, puis il répéta lentement :

« Rappelez-vous ce que je vous dis, mademoiselle Dorrit : Qui vivra verra. »

Elle ne put s’empêcher de montrer combien elle était étonnée de le voir si bien informé de ce qui la concernait.

« Ah ! justement ! s’écria Pancks, désignant la jeune fille avec le doigt. Pas de cela, mademoiselle Dorrit… jamais ! »

Plus surprise qu’auparavant et un peu plus étonnée, elle le regarda comme pour lui demander l’explication de ses dernières paroles.

« Pas de ça, répéta Pancks, prenant du plus grand sérieux des airs d’étonnement, passablement grotesques, malgré lui. Ne faites jamais comme ça en me voyant, n’importe où, n’importe comment. Ni vu ni connu : ne me parlez pas. N’ayez pas l’air de me connaître. Est-ce convenu, mademoiselle Dorrit ?

— Je sais à peine que répondre, répliqua la petite Dorrit, surprise au dernier point. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je suis un diseur de bonne aventure, Pancks le bohémien. Je ne vous ai pas encore appris, mademoiselle Dorrit, ce que je vois derrière moi sur cette petite main. Je vous ai dit : Qui vivra verra. Est-ce convenu mademoiselle Dorrit ?

— Convenu que je… ne…

— Que vous n’aurez pas l’air de me connaître en dehors de cette maison, à moins que je ne commence : et que vous ne remarquerez pas mes allées et venues. C’est bien facile. Vous ne perdrez pas grand’chose à ne pas faire attention à moi, car je ne suis pas beau, je ne sais pas me rendre agréable en société, je ne suis que le factotum de mon propriétaire. Vous vous contenterez de penser en vous-même : « Ah ! voilà Pancks le bohémien, qui va dire la bonne aventure… il me dira la fin de la mienne un jour… » Qui vivra verra. Est-ce convenu, mademoiselle Dorrit ?

— Oui, balbutia la petite Dorrit, qu’il avait fort troublée. Je le veux bien, tant que vous ne ferez pas de mal.

— Bon ! » M. Pancks dirigea un coup d’œil vers le mur de la chambre voisine, et se pencha vers l’oreille de la jeune fille pour lui dire : « C’est une excellente femme, et qui ne manque pas de qualités, mais irréfléchie et bavarde. »

Sur ce, Pancks se frotta les mains, comme si le résultat de cet entretien lui eût causé une vive satisfaction, se dirigea vers la porte en soufflant comme une locomotive, et s’éloigna en adressant à la couturière des signes de tête pleins d’urbanité.

Si la petite Dorrit avait été extrêmement intriguée de voir la conduite de son nouvel ami et de se trouver engagée dans un pareil traité, les circonstances qui suivirent ne furent guère de nature à diminuer sa perplexité. Non-seulement M. Pancks, lorsqu’elle venait chez M. Casby, ne manquait pas de lui adresser des regards et des reniflements significatifs (c’était peu de chose que cela après ce qu’il avait déjà fait), mais il commença à planer, pour ainsi dire, sur sa vie quotidienne. Elle le rencontrait constamment dans la rue. Lorsqu’elle se rendait chez Mme Clennam il trouvait toujours un prétexte pour y aller aussi : il ne la perdait point de vue. Une semaine s’était à peine écoulée, qu’à son grand étonnement elle l’aperçut un soir dans la loge, causant avec le guichetier de service, et déjà sur un certain pied d’intimité. Sa surprise fut plus grande encore le jour suivant de le trouver tout aussi à l’aise à l’intérieur de la prison, d’apprendre qu’il avait fait partie des visiteurs qui s’étaient présentés le dimanche précédent à la réception du Doyen, de le voir se promenant bras dessus bras dessous avec un détenu, de savoir par une des mille voix de la renommée que Pancks s’était distingué un soir au club qui se réunissait au café de la Prison, en adressant un speech aux membres de cette association, en chantant un refrain bachique et en régalant la compagnie d’une vingtaine de litres de bière… accompagnés d’un boisseau de crevettes ; ceci était un peu exagéré. L’effet que produisirent sur Plornish quelques-uns de ces phénomènes dont il était devenu témoin oculaire, lors de ses fidèles visites, ne fit guère moins impression sur la petite Dorrit que ces phénomènes eux-mêmes. Plornish était devenu muet et immobile de surprise. Il ne savait qu’ouvrir de grands yeux, et tout au plus murmurer à voix basse que personne, dans la cour du Cœur-Saignant, ne voudrait croire que ce fût là Pancks ; mais il n’en disait pas davantage, et ne faisait pas un autre geste même à l’adresse de la petite Dorrit. M. Pancks mit le comble à la surprise que causait sa mystérieuse conduite en faisant la connaissance de Tip, au moyen de quelque ruse inconnue, et en arrivant un dimanche matin, dans la cour de la prison, au bras de ce jeune homme. Jamais il ne paraissait faire attention à la petite Dorrit, si ce n’est que deux ou trois fois en passant près d’elle, sans qu’il se trouvât là personne pour l’entendre, il lui avait murmuré avec un regard amical et un ronflement encourageant : « Pancks le bohémien, disant la bonne aventure ! »

La petite Dorrit travaillait et se donnait du mal comme d’habitude, s’étonnant de ce qu’elle voyait, mais gardant sa surprise pour elle seule, comme dès ses plus jeunes années elle avait gardé pour elle seule des sentiments plus douloureux. Un changement s’était opéré et continuait à s’opérer dans son âme patiente. Chaque jour elle devenait plus réservée. Sortir de la prison et y rentrer sans être remarquée de personne, se voir oubliée partout ailleurs, c’était ce qu’elle désirait le plus au monde.

Elle était heureuse toutes les fois qu’elle pouvait, sans négliger ses devoirs, se retirer dans sa propre chambre, qui formait un étrange contraste avec la mignonne jeunesse et le caractère de celle qui l’habitait. Il y avait des après-midi où elle n’allait pas en journée, où deux ou trois visiteurs venaient faire une partie de cartes avec le Doyen, qui pouvait alors se passer d’elle ; sa présence eût même été plutôt une gêne pour les joueurs. Alors elle traversait rapidement la cour, grimpait au haut de cet escalier interminable qui conduisait à sa chambre, et s’asseyait à la croisée. Ces pointes de fer qui couronnaient le mur d’enceinte subissaient bien des transformations imaginaires ; le grillage solide prenait souvent des formes plus légères : bien des rayons dorés venaient en cacher la rouille, tandis que la petite Dorrit rêvait à sa fenêtre. Il y avait bien aussi de nouveaux zigzags qui venaient en troubler le dessin dans ses rêves, et souvent elle ne l’entrevoyait qu’à travers ses larmes ; mais, plus riante ou plus triste, c’était la seule chose qu’elle aimait à voir dans sa solitude ; elle ne regardait le monde qu’à travers ces grilles inexorables.

Sa chambre était une mansarde, une véritable mansarde de prison. Elle ne pouvait pas être mieux tenue, mais elle était fort laide par elle-même, et n’avait guère d’autres mérites que la propreté et le bon air ; car tout ornement que la petite Dorrit était à même d’acheter allait embellir la chambre du Doyen. Néanmoins ce fut à ce pauvre logis qu’elle s’attacha de plus en plus, et elle n’avait pas de plus grand plaisir que d’y rêver seule.

Elle s’y plaisait tant qu’un certain après-midi, durant les mystères de Pancks le bohémien, en entendant, de la fenêtre où elle était assise, le pas familier de Maggy sur l’escalier, elle fut fort troublée par la crainte qu’on ne l’envoyât chercher d’en bas. À mesure que le pas de Maggy montait et se rapprochait, la petite Dorrit trembla et pâlit, et c’est à peine si elle put parler lorsque Maggy parut enfin.

« S’il vous plaît, petite mère, dit Maggy toute haletante, il faut descendre lui dire bonjour. Il est en bas.

— Qui ça, Maggy ?

— Mais, M. Clennam apparemment. Il est dans la chambre de votre père, et il m’a dit : « Maggy, voulez-vous être assez bonne pour monter là-haut dire que ce n’est que moi ? »

— Je ne me porte pas très-bien, Maggy, je ferai mieux de rester ici. Je vais me reposer un peu. Vois ! Je me repose parce que j’ai mal à la tête. Porte-lui mes remercîments et dis-lui comment tu m’as trouvée, qu’autrement je serais descendue.

— Oui, mais ce n’est pas trop poli non plus, petite mère, dit Maggy ouvrant de grands yeux, de détourner la tête comme ça ! »

Maggy était très-sensible aux affronts personnels et très-ingénieuse à en imaginer.

« Voilà-t-il pas maintenant que vous vous cachez la figure avec les mains par-dessus le marché ! poursuivit-elle. Si vous ne pouvez pas souffrir qu’une pauvre petite comme moi vous regarde, vous feriez mieux de le dire tout de suite, au lieu de vous enfermer comme ça derrière vos doigts pour navrer l’âme et fondre le cœur d’une pauvre enfant de dix ans !

— C’est parce que j’ai mal à la tête, Maggy,

— Eh bien, si vous pleurez pour vous faire du bien à la tête, petite mère, laissez-moi pleurer aussi. Il n’est pas juste que vous pleuriez à vous toute seule, répondit Maggy d’un ton de reproche ; on partage ses larmes comme autre chose quand on est pas gourmande. »

Et, sans attendre la permission demandée, Maggy se mit à en prendre sa part en pleurant comme un veau.

Elle eut beaucoup de peine à se décider à descendre pour présenter les excuses de la petite Dorrit ; mais la promesse d’une histoire (elle avait toujours aimé les contes à la folie), si elle s’appliquait à exécuter sa commission soigneusement et ne remontait qu’au bout d’une heure, jointe à l’idée qu’elle allait retrouver sa bonne humeur au bas de l’escalier, où elle l’avait oubliée, finit par l’emporter. Elle partit donc, répétant son message tout le long du chemin afin de se le rappeler, et revint à l’heure indiquée.

« Il est joliment fâché, je vous en réponds, dit-elle alors, et il voulait envoyer chercher un médecin. Et il doit revenir demain, et je crois qu’il ne dormira pas bien ce soir à cause de votre mal de tête, petite mère. Eh mais ! Est-ce que vous n’avez pas pleuré ?

— Un peu, Maggy.

— Oh ! Un peu !

— Mais c’est fini maintenant, fini pour tout de bon. Maggy, mon mal de tête est presque passé et je me sens rafraîchie et beaucoup mieux. Je suis très-contente de n’être pas descendue. »

La grosse enfant, les yeux écarquillés, l’embrassa tendrement ; puis lui ayant lissé les cheveux et bassiné le front et les yeux avec de l’eau fraîche (dans ces occasions ses mains maladroites devenaient presque habiles), elle la serra de nouveau dans ses bras, parut enchantée de lui voir meilleure mine et l’installa dans sa chaise auprès de la croisée. Enfin, avec des efforts apoplectiques parfaitement inutiles, elle amena tout contre la chaise la malle qui lui servait de siège lorsqu’il s’agissait d’écouter un conte, s’assit dessus, prit ses deux genoux dans ses bras et dit d’un ton qui annonçait un appétit vorace pour les histoires et avec des yeux plus arrondis que jamais :

« Allons, petite mère, donnez-m’en une bonne.

— Sur quel sujet, Maggy ?

— Oh ! mettez-y une princesse, répliqua Maggy, une vraie princesse, vous savez, riche, belle et bonne… enfin une princesse comme on n’en a jamais vu ! »

La petite Dorrit réfléchit un instant ; puis, le visage animé par un sourire un peu triste et rougi par un reflet du soleil couchant, elle commença ainsi :

« Il y avait une fois un roi, qui possédait tout ce qu’il pouvait désirer et même beaucoup plus. Il avait de l’or et de l’argent, des diamants et des rubis, des richesses de toute espèce. Il avait des palais et des…

— Des hôpitaux, intercala Maggy, berçant toujours ses genoux. Donnez-lui des hôpitaux, petite mère, parce qu’on y est si bien. Des hôpitaux avec du poulet à foison.

— Oui, il en avait aussi, Maggy ; il avait de tout en abondance.

— Des pommes de terre frites en abondance, par exemple ? demanda Maggy.

— Abondance de tout.

— Bravo ! s’écria Maggy avec un ricanement de satisfaction. Quel fameux roi !

— Le roi avait une jeune fille qui était la plus belle et la plus sage princesse qu’on ait jamais vue. Lorsqu’elle était enfant, elle comprenait ses leçons d’avance ; ses maîtres n’avaient pas la peine de lui rien apprendre ; et quand elle fut grande, elle devint la merveille du monde. Or, près du palais où demeurait cette princesse, il y avait une cabane habitée par une pauvre petite femme pas plus haute que ça, qui vivait toute seule…

— Une vieille femme, interrompit Maggy, en faisant claquer sa langue en signe de satisfaction.

— Non, pas une vieille femme ; au contraire, elle était toute jeune.

— Et elle n’avait pas peur de demeurer toute seule ? Ça m’étonne. Continuez, s’il vous plaît, petite mère.

— La princesse passait presque tous les jours devant la cabane, et chaque fois qu’elle y passait dans sa belle voiture, elle voyait la pauvre petite femme mignonne qui filait à la porte, et la princesse regardait la petite femme mignonne, et la petite femme mignonne regardait la princesse. Or, un jour elle dit à son cocher de s’arrêter à quelques pas de la cabane. Elle descendit, et s’avança pour jeter un coup d’œil dans la cabane, et la petite femme s’y trouvait en train de filer comme toujours ; la princesse la regarda et elle regarda la princesse.

— Comme pour dire : « Voyons donc un peu qui fera baisser les yeux à l’autre ! » dit Maggy. Continuez, s’il vous plaît, petite mère.

— Cette princesse était une si merveilleuse princesse, qu’elle devinait tous les secrets, et elle dit à la petite femme mignonne : « Pourquoi renfermez-vous ainsi l’image que vous savez ? » Alors l’autre vit tout de suite que la princesse avait découvert pourquoi elle vivait toute seule, filant du matin au soir ; et elle se jeta aux genoux de la princesse et la supplia de ne pas la trahir. Alors la princesse lui répondit : Non, je ne vous trahirai pas ; « mais laissez-moi voir ce que vous cachez à tout le monde. » Alors la petite femme mignonne tira les volets, ferma la porte de sa cabane, et, tremblant des pieds à la tête (car elle avait grand’peur que quelque passant ne découvrît aussi son secret), elle ouvrit un endroit très-secret et montra à la princesse une ombre

— Tiens, tiens ! fit Maggy.

— C’était l’ombre de quelqu’un qui avait passé par là longtemps auparavant, de quelqu’un qui s’en était allé bien loin, bien loin, pour ne plus jamais revenir. Elle était très-agréable à voir ; et quand la petite femme mignonne la montra à la princesse, elle en était aussi fière que si c’était un riche, riche trésor. Lorsque la princesse l’eut regardée un instant, elle dit à la petite femme mignonne : « Et vous veillez comme ça du matin jusqu’au soir sur votre belle ombre ? » Et la petite femme mignonne baissa les yeux et répondit tout bas : « Oui, oui. » Alors la princesse dit : « Rappelez-moi un peu pourquoi vous y tenez tant. » Et alors l’autre lui répliqua : « Parce que jamais personne d’aussi bon ni d’aussi doux n’a passé par là depuis que j’habite cette cabane où je suis née ; voilà comme cela a commencé. » Elle ajouta qu’elle ne faisait tort à personne en gardant l’ombre ; que le quelqu’un à qui elle appartenait était allé rejoindre la dame qui l’attendait…

Quelqu’un ! C’était un homme, alors ? interrompit Maggy.

La petite Dorrit répondit timidement qu’elle le supposait, et continua son histoire.

« … Était allé rejoindre la dame qui l’attendait, et que cette image n’avait été dérobée à personne. La princesse dit alors : « Ah ! très-bien ; mais quand vous viendrez à mourir, ma petite femme mignonne, on découvrira que c’est vous qui la gardiez ! » La petite femme mignonne répondit : « Pas du tout. Quand mon temps sera venu, l’image glissera doucement avec moi au fond de ma tombe, et on n’en saura jamais rien.

— Pauvre petite femme mignonne !… dit Maggy. Continuez, s’il vous plaît.

— La princesse fut très-surprise d’entendre cela, ainsi que tu peux le supposer, Maggy…

— Il y avait bien de quoi, remarqua Maggy.

— Elle résolut donc de guetter la petite femme mignonne, pour savoir comment tout cela finirait. Tous les jours elle passait dans son beau carrosse devant la porte de la cabane, et elle voyait toujours la petite femme mignonne filant toute seule à la porte, et la princesse regardait la petite femme mignonne, et celle-ci regardait la princesse. Enfin, un beau matin, le rouet ne tournait plus, et la petite femme avait disparu. Lorsque la princesse demanda pourquoi le rouet s’était arrêté et ce qu’était devenue celle qui le faisait tourner, on lui dit que le rouet s’était arrêté parce qu’il n’y avait plus personne pour le faire tourner, attendu que la petite femme mignonne venait de mourir.

— On aurait dû la porter à l’hôpital, interrompit Maggy : elle serait revenue de là.

— La princesse, après avoir pleuré un peu, si peu que ce n’est guère la peine d’en parler, s’essuya les yeux, descendit de voiture à l’endroit où elle était descendue la première fois, et alla vers la cabane pour voir un peu dans l’intérieur. Il n’y avait plus personne pour la regarder ni personne à regarder ; elle entra donc tout de suite pour chercher l’image que la petite femme mignonne gardait comme un trésor précieux. Mais elle eut beau chercher partout, elle n’en découvrit aucune trace ; et alors elle vit bien que la petite femme mignonne lui avait dit la vérité, et que l’image, pour ne plus faire de peine à personne, s’était glissée tout doucement au fond de la tombe où elle dormait à côté de la petite femme mignonne. Et c’est la fin de mon histoire, Maggy. »

Le soleil couchant incommodait tellement la petite Dorrit lorsqu’elle fut arrivée à la fin de son histoire, qu’elle se voila le visage avec la main.

« Était-elle devenue bien vieille ? demanda Maggy.

— La petite femme mignonne ?

— Oui.

— Je ne sais pas, mais cela n’aurait rien changé à l’histoire quand elle ne serait morte qu’à cent ans.

— Vraiment ! s’écria Maggy. Au fait, c’est très-probable. »

Et Maggy écarquilla les yeux et se mit à ruminer. Elle resta si longtemps les yeux tout grands ouverts que la petite Dorrit, afin de lui faire quitter son siège improvisé, se leva et regarda par la croisée. Comme elle jetait un coup d’œil dans la cour, elle vit Pancks qui entrait et lançait en passant un regard oblique du côté de la mansarde.

« Qui est celui-là, petite mère ? demanda Maggy, qui l’avait rejointe à la croisée et s’appuyait sur son épaule. Je le vois entrer et sortir bien souvent.

— On prétend que c’est un diseur de bonne aventure, répliqua la petite Dorrit. Mais je doute qu’il soit même capable de raconter l’histoire présente ou passée de bien des gens.

— Il n’aurait pas pu raconter celle de la princesse ? » demanda Maggy.

La petite Dorrit, abaissant un regard attristé sur la sombre vallée de la prison, secoua la tête.

« Ni celle de la petite femme mignonne ?

— Non, Maggy, répondit la petite Dorrit, dont le soleil couchant rougissait plus que jamais le visage. Mais éloignons-nous de la fenêtre. »