Librairie Plon (p. 146-159).

XI


Le lendemain, Ogier quittait le Pré-Béni et reprenait la route de Sarjac.

On l’accueillit avec enthousiasme dans le château animé par la présence de nombreux hôtes. Maud Dornley lui fit d’aimables reproches, auxquels il n’accorda qu’une attention assez distraite. On observa qu’il paraissait préoccupé, même presque sombre, parfois. À d’autres moments, il montrait une gaieté forcée, ou bien une ironie mordante qui déconcertait les tentatives de flirt, même celles de Maud, si audacieuse que fût la jeune Anglaise à l’égard de son cousin.

— Vraiment, Ogier est un buisson d’épines, depuis le séjour qu’il a fait là-bas ! disait-elle à Mme de Chancenay. Que peut-il bien avoir ?

L’aïeule secouait la tête. Pas plus que Maud, elle ne le savait, son petit-fils ne lui faisant pas de confidences. Mais, comme son mari, elle pensait qu’il y avait là quelque aventure amoureuse, qui n’avait pas tourné au gré du jeune homme.

Maud essaya de questionner William Horne, qu’elle savait le plus intime ami d’Ogier, leur cousin à tous deux. Mais il prétendit ne s’être aperçu d’aucun changement dans l’humeur de celui-ci. Chancenay, disait-il, avait toujours été un peu fantasque. Il continuait, voilà tout — un jour aimable, prenant qui lui plaisait au piège d’un flirt ensorcelant, le lendemain presque indifférent, paraissant à peine se souvenir de celle qu’il avait remarquée la veille. Et Maud, pas plus que les autres, n’échappait à ces sautes d’humeur.

Mais la jeune fille secouait la tête.

— Non, il y a certainement autre chose — un ennui très sérieux, un souci pénible…

William levait les épaules.

— Eh ! que vous vous faites des imaginations, vous autres femmes, quand vous êtes toquées de quelqu’un !

En réalité, il savait, lui, à quoi s’en tenir. Ogier lui avait dit brièvement :

— La chanoinesse de Prexeuil refuse de me donner sa nièce… Et je n’ai aucun espoir à garder.

Sans qu’il eût besoin d’ajouter autre chose, William, qui le connaissait mieux que quiconque, avait deviné la souffrance cachée qui étreignait son coeur.

Il ne s’en étonna pas. Son affection presque fraternelle, sa finesse d’observation lui avaient dès longtemps fait deviner, chez son cousin, un fond très supérieur aux apparences. Il le jugeait fort capable d’un sentiment profond, durable, qui changerait sa vie. Aussi, d’après la description que M. de Chancenay lui avait faite d’Élys de Valromée, à son premier retour de Gouxy, avait-il éprouvé une vive satisfaction, à l’idée qu’Ogier trouverait là sans doute la compagne qui l’élèverait jusqu’à elle, moralement, et le mettrait sur la voie d’une existence utile… Maintenant, il déplorait de toute son âme l’échec sans retour qui semblait l’avoir profondément meurtri.

En se souvenant de la photographie que lui avait montrée son cousin, naguère, il pensait : « Je le comprends ! C’est une enfant délicieuse. Et qu’il y a de choses dans ce regard !… Oui, ce pauvre ami ne l’oubliera pas vite ! »

Un après-midi, en se promenant avec William dans le parc de Sarjac, Ogier lui dit :

— Sais-tu, Willy, j’ai envie de partir pour les Indes, le mois prochain ? Le maharajah de Cawor m’a invité à l’aller voir, plusieurs fois. La Libellule me mènera là-bas… avec toi, si le cœur t’en dit ?

— Tu veux bien de ma compagnie ?

— Oui, c’est la seule qui me soit agréable, dans l’état d’esprit où je suis.

— En ce cas, j’accepte, car je voudrais t’amener à oublier ce rêve déçu, mon ami.

— Oublier ?

Ogier eut un sourire amer, en ajoutant :

– Ce ne sera pas facile !

Puis, aussitôt, il parla d’autre chose. Et William comprit qu’il voulait que le silence couvrît le souvenir d’Élys.



M. de Chancenay, cinq mois plus tard, rentrait à Paris après un long séjour aux Indes, qui ne lui avait pas apporté l’oubli désiré.

L’image d’Élys ne s’effaçait pas de sa pensée. Il semblait que l’éloignement, et l’obstacle invincible, augmentassent encore la force de cet amour qui avait pris Ogier tout entier. Rien n’avait pu l’en distraire, si ce n’est à la surface, et William, plus d’une fois, avait pensé : « Je crois que ce voyage sera tout à fait inutile, quant au but qu’il cherchait. »

Ogier se retrouvait à Paris en pleine saison mondaine. Il reprit aussitôt ses habitudes, avec une sorte d’indifférence. Il lui semblait que son âme était vide, et que, jamais plus, rien ne serait capable de la faire vibrer.

Chez sa tante de Challanges, il eut la surprise de retrouver, traitée en intime, Sari Doucza — une Sari un peu changée, qui abandonnait les allures provocantes, les toilettes trop osées, qui parlait avec componction des cérémonies religieuses à la Madeleine ou à Saint-Augustin et s’occupait avec zèle des œuvres patronnées par Mme de Challanges.

Elle montra un discret contentement, à la vue d’Ogier. Celui-ci, correct et froid, s’informa de sa mère. Puis il ne s’occupa plus d’elle, ce jour-là.

Quand Mme de Challanges, un peu après, se trouva seule avec son neveu, elle déclara :

— Cette petite Doucza est vraiment charmante !… Et adroite, intelligente !… La mère est aussi une agréable personne… Elles m’avaient dit qu’elles te connaissaient, mon cher. C’est beaucoup à cause de cela que j’ai accueilli la jeune fille dans mes œuvres, et je ne le regrette pas du tout, d’ailleurs.

— Ah ! mais, pardon, pardon, ma tante ! Ne confondons pas, s’il vous plaît ! Je ne me porte aucunement garant de l’honorabilité des dames Doucza. Et même, je vous avertis franchement que leur existence — particulièrement celle de la mère — est un peu équivoque.

Mme de Challanges parut consternée.

— Quel ennui !… Moi qui l’ai introduite dans notre cercle ! Pourtant, elle semblait très bien, cette jeune personne, très comme il faut…

Ogier dit avec ironie :

— Cela prouve que vous n’êtes pas observatrice, ma tante.

Comme Mme de Challanges se décernait au contraire cette qualité, elle se montra froissée de la réflexion.

Avec un air pincé, elle répliqua :

— Je connais des jeunes filles de notre monde qui pourraient avantageusement copier leur tenue sur la sienne.

— Cela prouve, en premier lieu, que ces jeunes filles-là ne sont pas des modèles… Je vous apprendrai ensuite, ma tante, que la tenue de Sari Doucza était un peu différente, l’année dernière, quand je l’ai connue.

— Tu l’as connue ?… comment ?

Ogier se mit à rire.

— Mais comme un flirt assez intéressant ! Elle est jolie, elle a son petit cachet d’étrangère… et puis je ne lui suis pas trop indifférent…

— Oui, oui, je comprends !… Quel dommage que tu n’aies pas été là plus tôt ! De cette façon, tu m’aurais avertie en temps utile. Mais maintenant, pour l’écarter, ce sera difficile…

M. de Chancenay, qui semblait s’amuser du vif ennui de sa tante, dit avec un sourire nuancé de raillerie :

— Voilà un des résultats de la facilité avec laquelle, aujourd’hui, on noue des relations avec n’importe qui. Pourvu que la personne ait de l’élégance, un peu de bagout mondain, et qu’elle se recommande — en vrai ou en faux — de quelques brillantes connaissances, on l’admet dans son intimité, ou presque… on laisse même sa fille s’en enticher — car Paule, je l’ai remarqué, semble la traiter en amie.

Mme de Challanges dit avec impatience :

— Oui, oui, elle plaisait beaucoup à ma fille… Mais c’est excessivement ennuyeux, cette affaire-là !… excessivement ennuyeux !

Ce n’était pas la première fois qu’Ogier voyait sa tante, bonne personne assez irréfléchie, empêtrée dans un embarras de ce genre. Que l’on vînt à elle avec de belles paroles, des affectations de zèle, quelques recommandations dont, toujours pressée, toujours affairée, elle n’avait jamais le temps de vérifier l’authenticité, cela suffisait pour être bien accueillie, puis introduite dans les comités d’œuvres sociales dont elle faisait partie — ce qui est une ambition courante chez les femmes voulant se donner l’apparence d’une honorabilité qu’elles ont perdue. Mme Doucza excellait à ce genre de manœuvres, et Sari n’y avait pas mal réussi non plus, en arrivant à devenir persona grata près de Mme de Challanges.

Ogier sourit de nouveau, en considérant la physionomie soucieuse de sa tante, et dit avec un air légèrement moqueur :

— Oui, comment allez-vous faire pour vous en débarrasser, ma pauvre tante ? Je vous préviens qu’elle est habile, tenace, et qu’elle ne se laissera pas même décourager par la froideur, par les insinuations plus ou moins agréables que vous pourriez lui faire.

— C’est intéressant !… Mais tu ferais mieux de me donner un conseil, méchant garçon, au lieu de te moquer de moi !

— Un conseil ?… Eh ! ma tante, que voulez vous y faire ! Vous n’avez qu’à attendre un changement dans les idées de Mlle Doucza — ce qui ne sera peut-être pas très long, car je ne la vois pas jouant indéfiniment les converties.

Le soir de ce même jour, à son cercle, M. de Chancenay vit venir vers lui le gros baron de Pardeuil.

— Aurons-nous le plaisir de vous avoir, demain, mon cher Chancenay, à la réunion littéraire que donne ma mère ?

— Je tâcherai du moins d’y passer un moment… Toujours alerte, toujours occupée, Mme de Pardeuil ?

— Euh ! euh ! elle se fatigue un peu, maintenant. Mais elle est admirablement secondée par Mme Doucza… Quelle femme intelligente et agréable, mon cher ami !… Et d’une complaisance !… Ma mère en est férue. Quant à moi…

Il prit un air fat, en caressant lentement son menton rasé.

— … J’avoue qu’elle me plaît énormément… Et le sentiment est réciproque.

Ogier dit avec l’air pince-sans-rire qu’il prenait parfois :

— Deux amoureux, alors ?… Compliments !… Et la voilà tout à fait intime avec Mme de Pardeuil ?

— Tout à fait ! Ma mère apprécie énormément son tact, son inépuisable obligeance… Puis elle aime beaucoup Sari, qui est si câline, si amusante… Hé ! cette pauvre Sari, qui flirtait si gentiment avec vous, l’année dernière ? Depuis lors, elle n’est plus la même ; elle prend des mines sérieuses et parle religion, sociologie, etc.

Le baron eut un rire qui souleva ses larges épaules, en ajoutant :

— C’est très drôle !

Ogier demanda :

— Vous n’y croyez pas ?

— Non !… Sa mère assure pourtant qu’elle est sincère… Et elle, Berthe, est une femme si franche !… Pas de détours, la simplicité même…

M. de Chancenay pensa : « Toi, mon bonhomme, tu te laisses berner par cette habile personne, qui te fait prendre du rouge pour du bleu. Franche, Mme Doucza ? Pas plus elle que Sari, cette petite chatte pétrie de fourberie. »

En revenant un peu plus tard à l’hôtel de Chancenay, où il occupait un appartement indépendant, Ogier, se remémorant son entretien avec M. de Pardeuil, songea tout à coup : « Tiens, si je m’amusais à enlever le masque dont s’est affublée cette petite Doucza ? Je rendrais en même temps service à ma tante, fort embarrassée d’elle, après l’avoir accueillie à bras ouverts. »

Puis, avec un sourire nuancé d’amertume railleuse, il murmura :

— Cela me distraira peut-être.

Le baron de Pardeuil, veuf depuis quelques années, vivait chez sa mère, qui élevait son unique enfant. Mme de Pardeuil, par sa famille, avait de nombreuses relations dans le monde politique. Elle aussi, comme Mme de Challanges, et avec une activité au moins égale, s’occupait d’œuvres diverses, mais d’étiquette très « laïque », généralement patronnées par des personnalités au pouvoir ou en perpétuelle instance d’y accéder. Comme, d’autre part, la famille de son défunt mari appartenait à la noblesse conservatrice, son salon était une sorte de terrain neutre, où cette habile femme arrivait à maintenir la concorde.

Ogier, très aristocrate, n’appréciait guère ce mélange. Ne pouvant toujours refuser les invitations dont le bombardait Mme de Pardeuil, il s’arrangeait pour faire chez elle de simples apparitions, qui lui permettaient de ne pas coudoyer longuement des gens dont les manières ou les opinions lui déplaisaient.

Ainsi en fut-il cet après-midi-là, quand, vers cinq heures, il entra dans les salons du bel appartement qu’occupait la baronne, avenue du Trocadéro.

La partie littéraire finissait. Une sauterie se préparait pour la jeunesse, assez nombreuse… Sari Doucza quittait sa place, au bras du fils d’un ministre, quand elle croisa M. de Chancenay. Ses yeux brillèrent, tandis qu’elle répondait en souriant au salut du jeune homme.

Son cavalier, fort empressé pourtant, la trouva singulièrement distraite. À peine répondait-elle du bout des lèvres à ses compliments, fort bien tournés cependant, il s’en vantait !… Mais il finit par s’apercevoir — non sans dépit — que l’attention de cette charmante personne se concentrait sur M. de Chancenay, en conversation animée avec la sœur cadette de M. de Pardeuil, jeune femme très élégante et très lancée dont le divorce avait fait quelque bruit, l’année précédente.

Comme Sari venait de s’asseoir, en congédiant avec un gracieux remerciement le fils à papa devenu un peu rogue, elle vit Ogier qui s’approchait. D’un geste empressé, la main finement gantée se tendit vers lui.

— Enfin, vous voilà revenu de cet interminable voyage !… Deviendriez-vous globe-trotter, par hasard ?

— Qui sait ! Tout arrive !… J’en ai la preuve en votre personne.

– À quel propos ?…

— Mais vous êtes en pleine phase de conversion, paraît-il ! Ma tante de Challanges m’a fait votre éloge… et l’autre jour, je vous ai entendue, chez elle, parler de bonnes œuvres, de sermons entendus…

Il prenait une chaise et s’asseyait près de Sari. Comme celle-ci baissait modestement les yeux, elle ne vit pas l’éclair sarcastique traversant le regard de son interlocuteur.

— Oui… On se laisse entraîner, dans le monde… et puis arrive un moment où l’on réfléchit…

— Ce moment est donc venu pour vous, Sari ?… Vous m’étonnez !

Elle releva la tête et vit cette fois l’incrédulité railleuse dans ces prunelles aux reflets orangés, dont, plus d’une fois, elle avait rêvé, pendant ces cinq mois.

Avec un coquet mouvement de sa jolie tête aux cheveux roux, elle murmura d’un ton de reproche :

— Vous avez l’air de penser que… que…

— Que vous jouez une petite comédie… qui ne prend pas du tout avec moi, soyez-en sûre.

— Oh ! par exemple !… Et pourquoi donc ne croyez-vous pas que j’aie réellement changé d’idées, monsieur le sceptique ?

Un sourire d’ironie entr’ouvrit les lèvres d’Ogier.

— Parce que je vous connais trop bien, Sari… Tenez, voici l’orchestre qui recommence. Puisque vos résolutions de sagesse ne vont pas jusqu’à la suppression des plaisirs mondains, je vous invite pour cette danse… À moins que vous n’ayez décidé, par pénitence, de ne plus m’accepter comme cavalier ?

Elle murmura, en levant sur lui un tendre regard :

— Quel terrible moqueur vous faites !

Une fois de plus, elle se sentait percée à jour. Il n’était décidément pas de ceux que l’on peut prendre au filet, ce beau Chancenay dont elle était plus que jamais éprise, en le revoyant après cette longue absence. « Tant pis ! » songea-t-elle en se laissant emporter par lui au rythme de la danse. « Si je lui plais comme cela, c’est, au fond, bien plus agréable, car elle m’ennuyait joliment, avec ses œuvres, Mme de Challanges ! »