Librairie Plon (p. 125-145).

X


M. de Chancenay, dans sa courte entrevue avec la chanoinesse, avait dû faire appel à toute son éducation d’homme du monde pour conserver un ton calme, pour contenir son exaspération devant la volonté froide, arrêtée, qui s’opposait à son désir. S’il n’avait pas discuté davantage, c’est qu’il sentait l’inutilité d’une insistance, devant le parti pris deviné. En quittant Prexeuil, il se disait : « Jamais elle ne cédera !… » Et à cette pensée, il éprouvait une sourde colère. Quoi ! parce que cette vieille fille s’était butée à une idée fixe, il lui faudrait renoncer à la charmante Élys, à la seule femme qui eût si vivement touché son cœur ?… Non, ce ne serait pas ! Il ne s’avouait aucunement vaincu, et Mme de Prexeuil se trompait fortement, si elle croyait que, restant sur cet échec, il allait maintenant quitter Gouxy. Lui aussi avait une volonté, qui ne pliait pas facilement devant l’obstacle. La vieille chanoinesse s’en apercevrait !

Dans la matinée du lendemain, M. de Chancenay se rendit au presbytère et eut avec le curé un long entretien. Au cours de l’après-midi, l’abbé Dambry monta jusqu’à Prexeuil. Après un court échange de paroles insignifiantes, il aborda le sujet qui était le but de sa visite, sans circonlocutions, car il connaissait assez le caractère de Mme Antoinette pour savoir qu’elles ne servaient à rien, avec elle.

— J’ai vu ce matin M. de Chancenay… Il m’a fait connaître sa démarche près de vous, et la réponse que vous lui avez faite.

La physionomie de la vieille dame se durcit aussitôt.

— Ah ! il vous a fait ses confidences ?… Sans doute se prépare-t-il à quitter Gouxy, maintenant que son coup est manqué ?

Le prêtre dit avec une nuance de sévérité dans la voix :

— Vous exagérez, permettez-moi de vous le dire, madame. Je suis persuadé que, très loyalement, ce jeune homme est attiré non seulement par la beauté, mais encore par les charmantes vertus de Mlle Élys…

La chanoinesse eut une sorte de léger ricanement.

— Mais je crois bien, je crois bien ! Une femme vertueuse, c’est tout ce qu’ils désirent, ces beaux messieurs ! Je connais cela, monsieur le curé ! Je suis payée pour le connaître, hélas !… Ce dont je m’étonne, c’est que vous vous fassiez l’ambassadeur d’un homme dont vous ne savez rien… que vous devez même suspecter fortement, étant donné son genre d’existence.

— Je ne viens pas en ambassadeur, madame. Simplement, je voulais vous présenter quelques observations… Est-il exact, comme vous l’avez laissé entendre à M. de Chancenay, que vous soyez décidée à détourner du mariage votre petite-nièce, quel que soit le candidat ?

Mme de Prexeuil dit fermement :

— C’est exact. Et j’ai sa promesse qu’elle ne se mariera jamais.

Le prêtre eut un vif mouvement de protestation.

— Cette promesse, vous n’aviez pas le droit de la demander à une enfant sans expérience, qui ne peut rien vous refuser, par reconnaissance !

— Je n’en ai pas le droit ?… Si, du moment où j’agis pour son bien ! Je ne veux pas qu’elle risque de souffrir ce que j’ai vu souffrir, autour de moi… ce que j’ai souffert moi-même !… Car je ne suis pas restée vieille fille par vocation, monsieur le curé. Moi aussi, j’ai été fiancée, j’ai aimé… trop aimé. Ce misérable, qui me faisait de si ardentes protestations, me trahissait dans le même temps. Je l’appris… et ce fut pour moi un coup si cruel que maintenant encore, à la seule évocation de ces moments, je sens mon cœur se serrer…

Elle s’interrompit, les lèvres tremblantes, le regard un peu brillant.

L’abbé Dambry la considérait avec émotion. Il avait bien deviné chez cette femme une grande déception sentimentale, qui avait eu un profond retentissement dans une telle nature, orgueilleuse et passionnée. Là se trouvait la genèse de cette violente hostilité contre le sexe masculin en général, et les jeunes gens à marier en particulier.

Au bout d’un instant de silence, la chanoinesse reprit, en s’efforçant visiblement de parler avec calme :

— Ce très séduisant Chancenay a déjà, malheureusement, fait impression sur le cerveau d’Élys… Sur le cerveau seul, j’en suis persuadée, car le cœur ne se prend pas aussi vite…

Elle s’interrompit encore, avec un léger frémissement. Peut-être se souvenait-elle que jadis, en une soirée, une jeune fille très belle s’était laissé prendre son cœur ardent, et qu’elle aurait souffert profondément, dès ce jour-là, si on lui avait dit : « Ne pense plus à lui… Oublie-le. »

Le prêtre répliqua pensivement :

— Je l’espère, du moins pour cette enfant. Elle est bien jeune pour connaître déjà une déception de ce genre.

— Oui… C’est un malheur que ce Chancenay soit venu ! Mais qu’il parte vite maintenant !… qu’il parte, et qu’on l’oublie !

Le curé secoua la tête.

— On ne l’oubliera pas facilement, je le crains !

Mme de Prexeuil dit froidement :

— Il le faudra cependant… Répétez à M. de Chancenay ce que je lui ai déclaré hier, monsieur le curé : qu’il ne garde aucun espoir, car jamais, fût-ce après ma mort, Élys ne deviendra sa femme.

— Mais, madame, ce refus systématique ne se peut admettre !… Notez bien que je ne voudrais aucunement vous conseiller une acceptation de ce mariage, pour le moment. M. de Chancenay lui-même l’a d’ailleurs reconnu devant moi avec une droiture qui m’a plu, je l’avoue — a mené la vie habituelle à trop de jeunes gens pourvus d’une grande fortune, et gâtés par la coupable faiblesse des parents. Néanmoins, j’ai senti chez celui-ci un accent de loyauté, en même temps que d’énergie… puis une sorte de dédain, à l’état latent, je crois, pour son existence actuelle de mondain, d’élégant oisif. Une femme comme Mlle de Valromée, croyante convaincue, âme sérieuse et très noble, pourrait peut-être beaucoup pour transformer cet homme, fort intelligent, remarquablement doué sous tous les rapports… Mais elle est trop jeune encore, pour une telle mission. Et lui est un inconnu, dont la nature devrait être étudiée, mise à l’épreuve. Voilà donc ce que je voulais vous dire, madame : pourquoi ne pas ajourner votre réponse jusqu’à un an, deux ans même, en prétextant l’âge de Mlle votre nièce, et pendant ce temps prendre des renseignements sérieux, puis exiger que ce jeune homme, s’il continue de prétendre à Mlle de Valromée, répare les erreurs de son passé en menant désormais une vie plus utile ? Vous auriez là une pierre de touche, et plus tard, vous ne pourriez pas vous reprocher d’avoir systématiquement nui à l’avenir, à la vocation de cette enfant.

Mme de Prexeuil l’interrompit sèchement :

— Assez, monsieur le curé ! Laissons un tel sujet, car vous n’arriverez pas à changer mes idées. Ce beau fils, quand même il se ferait ermite, n’aura jamais Élys. Car je les connais, leurs protestations de repentir, de réparation, de vie bien sage ! Mon neveu Jacques m’en a-t-il fait, ainsi qu’à sa pauvre femme !… Ah ! ces êtres !… tenez, c’est presque de la haine que j’ai pour eux !

Elle se redressait, le visage contracté, les yeux pleins d’une sombre rancune.

Le prêtre dit sévèrement :

— Ce ne sont pas là des paroles de chrétienne, madame ! Vous n’avez rien pardonné, je le vois.

La chanoinesse passa une main tremblante sur son front un peu moite. Puis elle dit sourdement :

— Je crains que non… Ah ! je m’y essaye, je vous assure ! Mais quand je pense… quand je pense… ô mon Dieu !

Elle joignit ses mains ridées, les serra convulsivement…

— Ma petite Aliette qui a tant souffert… et Thérèse, la femme de Jacques… « Ils » ont piétiné sur leurs illusions, sur leur jeune cœur plein d’amour et de confiance… ils en ont fait de pauvres créatures lasses de tout, qui sont venues mourir près de moi… Et vous voudriez que je laisse mon innocente Élys tenter cette terrible aventure ? Non, non ! M. de Chancenay — pas plus qu’aucun autre, d’ailleurs — n’aura le plaisir d’en faire le jouet de sa fantaisie. Que ceci soit bien entendu, n’est-ce pas, monsieur le curé ?

Le prêtre se leva lentement.

– Peut-être réfléchirez-vous, madame… Je vous le répète, — la personnalité du prétendant mise à part, — ce que je ne puis admettre, c’est le refus de parti pris, c’est la mainmise que vous exercez sur la vocation de cette enfant.

— Soit, j’en prends la responsabilité, comme je l’ai déjà dit à M. de Chancenay. Plus tard, quand de tristes échos de la vie arriveront à ses oreilles, Élys comprendra que j’avais raison.

L’abbé Dambry se retira, jugeant toute insistance inutile pour le moment. Au passage, il s’arrêta au Pré-Béni, pour faire part à M. de Chancenay du résultat de sa démarche.

En entendant que la chanoinesse avait fait promettre à sa petite-nièce de ne jamais se marier, Ogier sursauta d’indignation.

– Voilà qui est trop fort !… Mais je vais m’arranger pour revoir Mlle de Valromée, afin de bien la convaincre que sa tante n’avait pas le droit de lui arracher cette promesse.

— Non, ne troublez pas davantage le cœur de cette pauvre enfant, monsieur ! Partagée entre son inclination pour vous et son affectueuse reconnaissance pour sa grand’tante, elle serait trop malheureuse. Attendez un an ou deux… faites en sorte de la mériter, pendant ce temps ; alors, nous tenterons à nouveau de faire fléchir les préventions tenaces de Mme de Prexeuil.

— Et si la chanoinesse meurt, pendant cet intervalle ?… Mlle de Valromée, dès lors, se jugera plus que jamais liée par cette promesse. Non, non, je ne veux pas d’échéance lointaine reposant sur un espoir si fragile ! Pour cette jeune fille que j’aime, j’attendrais, oui… j’attendrais en lui gardant une entière fidélité. Mais il me faudrait avoir à espérer autre chose qu’un changement d’idées chez une vieille femme qui peut mourir d’un jour à l’autre, ancrée dans sa résolution jusqu’au dernier soupir !

Le prêtre hocha la tête.

— Au fond, monsieur, — je dois vous le dire franchement, — il me paraîtrait plus raisonnable que vous renonciez…

Ogier eut un vif éclair dans le regard et un geste de hautaine protestation.

— Renoncer ?… Vous ne me connaissez pas, monsieur le curé ! L’obstacle ne fait que m’exciter à la lutte, et Mlle de Valromée deviendra ma femme, en dépit de sa grand’tante !

Le curé dit vivement :

— Que voulez-vous faire ?… Que prétendez-vous ?…

Un rire bref, un peu ironique, s’échappa des lèvres d’Ogier.

— Je n’en sais rien encore… Mais ne vous effrayez pas, monsieur le curé, car j’ai pour elle le plus profond respect. Ce que je voudrais, c’est vaincre la tenace volonté de cette vieille tante… Mais comment ?

L’abbé Dambry se retira un peu inquiet, car l’ardente résolution qu’il avait lue dans le regard du jeune homme lui révélait de quel sentiment passionné Élys était l’objet.

De fait, la difficulté accroissait chez M. de Chancenay la force de cet amour qui maintenant dominait tout, chez lui. Quoi que lui eût dit le curé, il voulait revoir Élys, lui parler, obtenir d’elle qu’elle lui promît d’agir près de sa grand’tante, pour changer les idées de celle-ci.

Mais la difficulté, c’était de la rencontrer seule.

Pendant les jours suivants, M. de Chancenay la guetta, aux alentours de Prexeuil. Il l’aperçut plusieurs fois, toujours accompagnée de Mme Bathilde. À l’église, il la voyait aussi, et constatait qu’elle était un peu pâle, qu’elle avait aux lèvres un pli de tristesse… Le refus de sa tante en était-il la cause ? À cette pensée, Ogier éprouvait une émotion mêlée de colère. Cette obstinée chanoinesse, figée dans sa rancune, faisait souffrir deux êtres à la fois… Mais elle n’aurait pas le dernier mot, il se le jurait bien !

Huit jours s’écoulèrent, sans qu’il parvînt au résultat désiré. Mme de Prexeuil, le sachant encore dans le pays, devait se défier, empêcher la jeune fille de sortir seule.

Mme de Chancenay écrivait à son petit-fils : « Quand donc vas-tu nous revenir ? Tous te demandent, ici. Maud a perdu son entrain… » Et Maud elle-même disait, dans une lettre à son cousin : « Sarjac, sans vous, me paraît affreusement triste. »

Ogier levait les épaules, déchirait les feuillets, avec impatience. Une petite carte de Sari Doucza, qui se trouvait à Biarritz avec sa mère, eut le même sort. En dehors d’Élys de Valromée, tout lui était indifférent… Et, certes, Sarjac ne le reverrait pas avant qu’il eût atteint son but !

Un après-midi, huit jours après la démarche du curé de Gouxy, {{ de Chancenay}} vit entrer dans la bibliothèque, où il parcourait des journaux, la vieille femme de chambre, gênée, un peu hésitante.

Il demanda :

— Que voulez-vous, Rosalie ?

— Je prie monsieur le comte de m’excuser, si je le dérange… Mais j’aurais quelque chose à lui dire…

— Eh bien, dites, Rosalie.

— Voilà… Il y a le valet de chambre de monsieur le comte qui fait la cour à Mélite… Je m’aperçois qu’elle a la tête un peu tournée… Alors si Monsieur voulait bien dire un mot à Julien, pour empêcher…

Ogier eut un geste d’impatience, qui arrêta net la vieille femme.

— Je ne m’occupe pas de ces détails. C’est à vous de surveiller votre petite-nièce… et je crois qu’elle en a besoin. En dépit de ses paupières baissées, de ses mines recueillies, c’est une coquette — une coquette sournoise, voilà tout. Eh ! on sait fort bien couvrir les hommes d’anathèmes ! Il n’empêche que depuis le commencement du monde, il s’est trouvé des femmes pour leur présenter la pomme tentatrice. Voilà ce que feraient bien de méditer certaines personnes trop partiales, qui condamnent en bloc, et sans rémission, toute une partie du genre humain !

Comme Rosalie, interloquée par ces paroles, par le ton dur et presque violent de son maître, restait immobile en le considérant avec des yeux stupéfaits, M. de Chancenay ajouta brièvement :

— Arrangez-vous avec Julien, c’est votre affaire. Ou bien renvoyez Mélite chez elle et prenez une autre cuisinière, pendant mon séjour. Mais ne m’ennuyez pas de ces questions, je vous prie.

La femme de chambre sortie, Ogier se leva et prit son chapeau. Il voulait tenter une dernière chance pour voir Élys. Sa nature volontaire, énergique, ne reculait pas devant la hardiesse de cette décision.

Il monta vers Prexeuil, dans la claire lumière de cet après-midi ensoleillé. Les bois, dégagés de brume, montraient les prémices de leur splendeur automnale. Et quand Ogier entra dans l’avenue de hêtres qui précédait le château, ses pieds foulèrent des feuilles mortes qui déjà tombaient, petites annonciatrices du déclin de l’année.

Arrivé à la grille de Prexeuil, M. de Chancenay prit un sentier longeant, extérieurement, le vieux mur couvert de plantes parasites qui le rongeaient peu à peu. Ce mur, au bout d’une centaine de mètres, diminuait sensiblement de hauteur et montrait de plus nombreuses crevasses. L’une de celles-ci, à un endroit, s’était élargie de telle sorte qu’elle formait brèche, près de la vieille petite porte donnant sur le verger. Le regard, de là, plongeait dans les étroites allées qui s’alignaient entre des pommiers garnis de fruits, des cerisiers et des pruniers en partie dénudés par l’approche de l’automne, des quenouilles dont les feuillages jaunissants laissaient apercevoir des poires pendantes et lourdes.

Hier, en revenant de chercher dans le jardin du Pré-Béni un dernier panier de fruits, Rosalie avait dit à M. de Chancenay qui, au passage, en remarquait la beauté :

— Il y a la même espèce, mais plus grosse encore, dans le verger de Prexeuil. Mme Antoinette — c’est une petite idée à elle — veut qu’on les cueille toujours à la Sainte-Brigitte. Et c’est Mlle Élys qui s’en charge, parce qu’elle sait combien Mme la comtesse tient à ce que ces beaux fruits ne soient pas abîmés.

Ogier avait dit machinalement :

— Ah ! oui, je me souviens d’avoir remarqué ce poirier, en passant un jour dans le sentier près de Prexeuil. On le voit très bien, par la brèche du mur.

Puis, un peu plus tard, il avait songé : « Mais la Sainte-Brigitte, c’est demain !… Si Élys vient seule dans le verger, je pourrai peut-être la voir, lui parler… »

Voilà pourquoi il était là, cet après-midi, près de la brèche. D’un coup d’œil, il s’était assuré que le poirier avait encore ses fruits… Il ne restait donc qu’à prendre patience, puisque, pour complaire à une petite manie de sa grand’tante, Mlle de Valromée devait faire sa cueillette aujourd’hui, date fatidique.

Mais Ogier pensait, avec une inquiète impatience : « Pourvu qu’elle soit seule ! »

Près d’une demi-heure passa… Puis, au bout d’une allée, se dessina une silhouette de femme, vêtue de gris, un ruban bleu de roi tranchant sur le corsage à plis, sans garnitures.

C’était Élys. Elle avançait d’un pas léger, en balançant un grand panier. Le soleil faisait chatoyer ses cheveux aux doux reflets satinés, projetait une clarté chaude sur le teint délicat, sur les yeux songeurs et tristes.

Derrière elle s’avançait une servante, portant une échelle et un second panier. Puis, fermant la marche, un chat venait, à pas lents, soigneux, en faisant onduler son corps souple.

Près du poirier, les deux femmes s’arrêtèrent, et la servante, ayant dressé l’échelle, y monta pour cueillir les fruits haut placés. Un panier s’en trouva rempli, en peu de temps. Élys, qui tenait l’échelle et surveillait l’opération, dit alors :

— Retournez maintenant, Marie-Louise ; je me charge du reste, qui se trouve à ma hauteur.

La servante s’éloigna, emportant le panier plein. Élys, avec des gestes soigneux, continua la cueillette. Comme elle levait la main pour atteindre une poire, un bruit de pas la fit se détourner… Elle étouffa un cri, en voyant venir à elle M. de Chancenay.

Il dit en se découvrant :

— Oui, mademoiselle, c’est moi, qui tenais absolument à vous parler. Je n’ai pu en choisir le moyen, et celui-ci est fort incorrect, je le reconnais. Mais je veux avoir avec vous une explication… Il m’est impossible de rester sur le refus que m’oppose Mme votre tante…

Élys, tremblante et les joues empourprées, recula de quelques pas.

— Monsieur, je ne puis vous écouter… Déjà, l’autre jour, j’ai eu tort…

— Vous avez eu tort ? C’est Mme de Prexeuil qui vous a persuadé de cela ? Il était pourtant bien naturel — surtout connaissant les dispositions de votre grand’tante — que je vous demande en premier lieu votre avis… Et il est très naturel encore, aujourd’hui, que je sache si vous vous inclinez aveuglément devant la décision arbitraire dont vous êtes l’objet.

Élys dit d’une voix étouffée :

— Je vous en prie, monsieur, n’insistez pas davantage !… Ne me parlez plus de cela !

Ogier, d’un mouvement vif, saisit la main de la jeune fille, avant qu’elle eût pu s’en défendre… Et, penché vers elle, ses yeux ardents et anxieux dans les siens, il demanda impérieusement :

— Est-il vrai que vous lui ayez promis de ne jamais vous marier ?

— Oui, c’est vrai.

— Mais c’est odieux ! Elle n’avait pas le droit d’exiger cela !… et vous ne deviez pas l’accepter ! À votre âge !… Et vous m’aimez, Élys !… vous m’aimez, je le sais !

Elle détourna son visage frémissant, couvert d’une brûlante rougeur, ses beaux yeux pleins de trouble, que cherchait le regard passionné d’Ogier. Sa voix tremblante murmura :

— Laissez-moi !… partez !

— Oui, avec vous !… Venez, Élys, je vous emmènerai en Italie, dans une jolie ville que je connais, et nous nous marierons là…

Elle se recula d’un mouvement si imprévu, qu’Ogier n’eut pas le temps de retenir la petite main froide et frissonnante qu’il serrait entre les siennes.

Et dans ces yeux violets dont il admirait la pure lumière, il vit une stupéfaction candide, une protestation indignée.

— Monsieur, je ne comprends pas que… que vous me croyiez capable de…

— Oui… Je vous demande pardon… C’est impossible, je le sais bien. Mais du moins, promettez-moi de tenir comme non avenu ce serment obtenu par une pression sur votre volonté, promettez-moi d’agir, respectueusement, soit, mais fermement, près de Mme de Prexeuil, pour faire changer sa décision ?

Elle recula encore, en secouant la tête. Sous ses yeux pleins de tristesse et d’angoisse, le cerne se faisait plus profond.

— Non… Je dois trop à ma tante pour ne pas lui faire le sacrifice qu’elle me demande. Et puis…

— Quoi donc ?

Elle rougit davantage, hésita, et dit avec un frémissant embarras :

— Je ne crois pas être la femme qu’il vous faut.

— Ou plutôt « on » vous a laissé entendre que je n’étais pas le mari qu’il vous fallait ?… Vous ne répondez pas ?… C’est donc que je devine juste. Et on a profité de cette occasion pour vous arracher la promesse qui rassurait Mme de Prexeuil quant à l’avenir.

— Ma tante ne l’a pas exigée ; elle m’en a seulement exprimé le désir, et c’est librement que je l’ai faite.

Ogier dit avec une colère à peine contenue :

— Alors, vous acceptez la perspective du sort qu’on vous prépare ainsi ?

Elle eut un geste d’indifférence, et murmura :

— Que m’importe !

— Comment, que vous importe ?… Vous ne disiez pas cela, dans le salon de Pré-Béni ? Vous paraissiez fort disposée au mariage, et vraiment heureuse…

Elle détourna les yeux… Mais Ogier, s’avançant avec vivacité, lui saisit de nouveau la main et dit impérativement :

— Regardez-moi !… Si vous avez fait cette promesse avec tant de facilité, Élys, est-ce parce qu’on vous a persuadé qu’un mariage avec moi était impossible ?… Que j’étais, à jamais, indigne de vous ?

Elle enleva sa main, et le regarda en face, avec fermeté, bien qu’elle frissonnât jusqu’aux moelles.

— Oui, on me l’a dit… Et il faut m’oublier maintenant, monsieur, il faut partir…

— Vous oublier ! Ah ! non, non ! Et je ferai appel du jugement qui me condamne.

Élys joignit les mains.

— Non, je vous en prie ! Pourquoi me faire souffrir ainsi ? Jamais, jamais je ne reviendrai sur ma promesse… et ne l’eussé-je pas faite que je ne pourrais quand même causer à ma tante ce chagrin d’accepter un mariage qu’elle n’approuverait pas.

— Mais moi ?… moi ?… vous ne pensez donc pas à ce que je souffre, à ce que je souffrirai ? Car je vous aime, Élys !… j’avais mis en vous tous mes espoirs de bonheur !

Il parlait avec une ardeur passionnée, presque suppliante, et dans ses yeux se montrait l’émotion violente qui agitait son âme si longtemps indifférente.

Élys balbutia :

— Il faut oublier… Moi aussi…

Et, se détournant, elle s’enfuit, dans l’allée baignée de lumière.

Ogier ne la rappela pas, n’essaya pas de la suivre. Il comprenait trop bien que cette enfant loyale, à l’âme énergique et pure, ne faillirait jamais à son devoir de reconnaissance pour celle qui lui avait servi de mère.

Pendant un moment, il resta là, regardant l’étroite allée où le chat s’attardait au soleil, en considérant l’étranger. Une sorte de déchirement se faisait en lui. D’un geste lent, il passa la main sur son front, et murmura :

— Elle a raison… il faut oublier…

Puis il revint à la brèche, sortit du verger ensoleillé, parfumé des senteurs d’automne, et descendit vers le Pré-Béni, sans se retourner une fois pour jeter un regard sur Prexeuil, où la chanoinesse Élys de Valromée avait accepté de vivre à jamais solitaire, en y enfermant sa jeunesse et sa beauté.