La Petite-Poste dévalisée/Lettre 54

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 221-226).


À M. le Marquis de ***.


Il faut, mon cher Marquis, que vous voyiez ici des gens bien dangereux. Comment ?… Ils ont pu faire passer dans votre tête, l’affreuse idée ! qu’il n’y a de patrie que pour les sots. Vous m’avez fait frémir. Vous Gentilhomme ? vous François ? vous osez prononcer cette horrible maxime ? Ô mon cher ! allez interroger les mânes de vos glorieux ancêtres : demandez-leur si ce fanatisme patriotique dont ils étoient remplis, ne fut pas le principe de toutes les grandes actions qui les distinguerent ; si leur véritable gloire, si leur plus grand bonheur ne furent pas d’envisager toujours l’honneur des Lys, qu’ils défendoient, & qu’ils arrosoient de leur sang ; qu’ils vous disent s’ils ne firent qu’échanger ce sang contre les dignités & les métaux ; si les récompenses enfin furent la source & l’aliment de leur valeur, s’ils n’auroient pas préféré leur propre ruine à celle de la patrie. Marquis, oserez-vous ne voir que des imbécilles dans ces héros ?

Je vous ai vu, je vous ai suivi à la Cour de nos Maîtres. De quel respect vous étiez pénétré ? de quel amour pour eux ne sentiez-vous pas l’atteinte ? Vous m’en avez fait plus d’une fois l’aveu. Eh bien ! Marquis, cet amour est celui de la patrie. Quelque mérite personnel que nos Princes puissent avoir, le seul hommage dont ce mérite les rend dignes, ne suffit pas pour porter nos cœurs jusqu’à l’ivresse de l’amour : il faut encore que nous appercevions en eux la patrie entière ; il faut que nous voyions dans leurs mains & sa gloire & sa félicité. Oui, Marquis, vous êtes François malgré vous : vous croyez ne servir votre pays que pour votre intérêt propre, & vous sçavez encore l’aimer. Ce sentiment est dans votre cœur, daignez y descendre & l’y reconnoître : il va centupler vos forces, vos talens & votre courage : il va vous élever jusqu’aux héros de qui vous descendez ; il va vous inspirer une estime de vous-même, bien plus douce & bien au-dessus de l’orgueil & de la vanité que donnent aujourd’hui les rangs, la faveur & toutes les glorioles qu’un faste vain idolâtre.

Oui, Marquis, il est une patrie, il en sera toujours une pour des François. Laissons passer ces instans de corruption qu’enfantent l’avide intérêt & l’abus des raisonnemens. L’honneur, le pur & véritable honneur ne tardera pas sans doute à reprendre ses droits. Le fortuit ou coupable avantage des richesses ne sera plus alors l’unique objet de nos desirs insensés, & nous n’envierons plus que ceux de nos freres qui s’immortaliseront par un sincère & brûlant amour de la chose publique.

Je suis, &c.