La Petite-Poste dévalisée/Lettre 30

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 142-148).


Un jeune homme de Province à son ami.


Je quitte Paris, mon cher ami, je pars. Mes parens blâmeront cette démarche ; mais je la crois nécessaire. Que ferois-je davantage ici ? Les portes de la fortune sont fermées pour moi. J’ai vu d’anciens amis de mon pere : ils m’ont accueilli, invité à dîner, parlé de son infortune ; quelques-uns ont daigné le plaindre ; mais leur stérile pitié n’a pas été plus loin. Ils m’ont offert de faire quelques démarches pour obtenir un emploi. Peut-être est-ce peu de chaleur qui les a empêché de réussir. Un seul d’eux, plus sensible que les autres, s’est intéressé fortement en ma faveur. J’allois avoir une place : elle exigeoit de la probité, des mœurs ; mon ami répondoit de moi. Le cousin d’une demoiselle entretenue s’est présenté, & j’ai été éconduit.

Vous voyez, m’a dit mon ami, les mœurs de cette ville. L’impudent & vil parent d’une femme, à qui la débauche assure des protecteurs, l’emporte sur vous, pour qui la probité, la naissance, & sur-tout les malheurs devoient être des titres respectables. Quittez ce pays, mon cher ami : avec une ame droite, on n’y réussit plus. Votre pere a perdu Paris de vue depuis long-temps : sa vieille probité se revolteroit d’une bassesse ; & sans bassesse vous ne trouveriez pas même ici du pain. Je lui écrirai, pour qu’il vous épargne des reproches que je sçais que vous ne méritez pas. Vous m’avez dit qu’il vous objectera que tant de jeunes gens de votre ville ont réussi : ces succès sont dignes d’eux ; mais ils seroient infâmes pour vous. Partez, mon ami : je craindrois qu’à la longue, le défaut de fortune & d’occupation ne vous entraînât dans ce bourbier de jeunes gens perdus, que l’oisiveté, les jeux, la débauche & l’escroquerie se disputent, & dont la funeste carrière est toujours terminée par la Police qui les enferme, ou par la Justice qui les flêtrit.

Quel effrayant tableau ! mon cher ami. Non, je n’en ferai jamais un personnage. Je vais rejoindre mes parens. Qu’ils me reprochent, s’ils veulent, mon peu d’industrie ! je les forcerai d’estimer ma probité, mon respect pour eux. En continuant à leur montrer que j’ai des mœurs, ils perdront l’idée qu’ils peuvent avoir que ce sont mes mœurs qui m’ont écarté des voies de la fortune. Le peu de biens fonds qui reste à mon pere, sera cultivé par mes mains, & je consolerai sa vieillesse, en lui montrant que je peux être heureux sans être riche.

Adieu, mon cher ami. Si quelque chose excite mon regret en quittant Paris, c’est de ne pouvoir jouir du plaisir que j’avois de vous entendre tous les jours. Vous avez rectifié mes idées sur beaucoup d’objets ; mais vous avez confirmé celle où j’étois que l’amitié est le besoin des ames sensibles & vertueuses. Écrivez-moi quelquefois ; votre commerce me sera très-utile : je ne vous dis pas combien il me sera agréable ; la véritable amitié dédaigne la flatterie. Vale amice.