La Petite-Poste dévalisée/Lettre 22

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 75-93).


Au Valet-de-Chambre d’un Grand Seigneur.


Le goût décidé de Monseigneur pour tout ce qui tourne à l’avantage des gens de lettres, me fait espérer qu’il vous sera aisé de lui faire sentir le bien qui résulteroit pour moi de l’exécution du projet ci joint.

Examinez-le, je vous prie ; faites sur-tout attention aux additions, & vous verrez que c’est un objet de plus de douze mille livres de rente à partager entre nous. J’ai calculé le tout au plus bas. Si la bonté de mon projet ne sautoit pas aux yeux de Monseigneur, représentez-lui que votre fortune dépend de notre succès, & offrez-lui la dédicace de mon Prospectus. Enfin cette affaire devient la vôtre, & je compte assez sur votre bonne volonté pour vous envoyer mon plan.

J’ai l’honneur d’être avec respect, votre, &c.


CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE.

Avant-Propos.


Le goût de la Littérature est aujourd’hui généralement répandu ; mais il s’en faut de beaucoup que les talens se soient également multipliés. Un citoyen qui travailleroit, autant qu’il seroit en lui, à faire disparoître l’inégalité d’esprit & de talens que la nature a départie à différens hommes, seroit donc dans le cas de bien mériter du genre humain. Voilà précisément l’objet qu’on se propose dans le nouvel établissement projetté. Les gens que leurs occupations empêchent de se livrer au goût de la Littérature, ceux que la nature en éloigne ; tout le monde, jusqu’aux sots inclusivement, pourra se procurer, à peu de frais, telle réputation d’esprit qu’il voudra. Depuis le madrigal jusqu’au poëme épique, notre Bureau sera fourni de tout. Eh ! quelle satisfaction le Public n’éprouvera-t-il pas de voir se multiplier les nouvelles productions ? Quelle gloire Paris ne va-t-il pas acquérir dans la Province & chez l’Étranger ? Chaque personne qui aura acquis dans notre Bureau un certain nombre d’ouvrages, pourra, au bout de quelque temps, faire imprimer son recueil ; & les recueils ainsi multipliés & répandus dans l’Europe sçavante, lui feront justement appliquer à la ville de Paris, ces vers que Virgile fit autrefois pour Rome :

Verum inter alias tantùm caput extulit urbes
Quantùm lenta solent inter guberna cupressi.

Des Critiques qui prétendent qu’il n’y a rien de nouveau, seulement pour contredire Hardouin, qui prétendoit qu’il n’y avoit rien d’ancien, ne manqueront pas de nous objecter que feu l’Abbé Pellegrin de glorieuse mémoire, avoit imaginé avant nous ce sublime projet. Nous ne leur répondrons rien ; car avec ces messieurs on n’a jamais fini ; mais le Public impartial & éclairé nous vengera de cette accusation, puisqu’en effet la clarté de l’exposition du sujet, son utilité, ses avantages démontrés nous appartiennent entiérement. Eh ! qu’importe enfin en quel temps, & en quelle tête la premiere idée en ait été conçue ?

1o. Il sera établi dans une maison qui aura deux issues, un Bureau général de Correspondance littéraire. On entrera par une porte, & on sortira par l’autre ; de façon que ceux qui entreront, ne puissent rencontrer ceux qui sortiront. Cette précaution doit plaire aux jeunes beaux-esprits, qui n’aiment pas à se trouver ensemble dans un même endroit, & préviendra les querelles de ceux d’entr’eux qui étant brétailleurs, pourroient se battre pour le haut du pavé, ou pour s’être regardés de travers.

2o. Il sera construit des Loges ou Bureaux séparés par de bons murs bien épais, pour que les Commis, dans la chaleur de la composition, ne puissent s’entendre les uns les autres, & se dérober réciproquement leurs pensées nouvelles s’ils en trouvent.

3o. Pour éviter la consommation excessive de papier, qui le feroit nécessairement renchérir, les Bureaux des grands ouvrages seront fournis de tables d’ivoire & de crayons pour croquer les pensées baroques, incohérentes & ridicules, qui le présentent naturellement dans les grandes compositions ; & on ne mettra à la plume & sur du papier que celles qui seront trouvées ou neuves, ou retournées.

4o. Les murs de tous lesdits Bureaux seront peints à fresque ; & les peintures représenteront des objets propres à faire naître des idées analogues au genre de chaque Bureau. Par exemple :

Dans le Bureau du poëme épique seront peints le cahos, le tartare, les diables, des combats, des magiciens, des spectres, des oiseaux, des amours, des héros de théâtre, &c.

Dans celui de la Tragédie, des prisons, des poignards, des lampes, des poisons (en petite quantité), des tombeaux, des songes, des armures, des lettres sans adresse, & des sentences détachées.

Dans celui de la Comédie, des gens fondant en larmes, des reconnoissances, des beaux-esprits, des Philosophes, des statues, & sur-tout rien de gai, &c.

Dans celui de l’Opéra, rien du tout, de peur d’oublier quelque chose ; cependant, pour favoriser les ouvriers en ce genre, il leur sera permis d’aller de loge en loge pendant trois jours, & d’emprunter ce qui leur conviendra, soit dans les Bureaux du Poëme épique, de la Tragédie & de la Comédie, pour le sujet, soit dans ceux de la Chanson, du Madrigal & de l’Idylle, pour les agrémens, & ainsi du reste.

Les attentions prouveront au Public le desir que nous avons de le satisfaire, en facilitant, autant qu’il est en nous, le travail de nos Bureaux, & en lui assurant une prompte expédition.

5o. Le prix des grands ouvrages se payera en forme de souscription ; & pour donner toute sureté aux Souscripteurs, on leur délivrera, en souscrivant, une obligation en bonne forme, de leur livrer, au temps prescrit, l’ouvrage convenu.

Pour un Poëme épique on payera 100 liv. en le commandant, & 50 liv. en recevant chaque chant. La durée de l’ouvrage n’excédera jamais un an.

Pour une Tragédie 50 liv. en souscrivant ; 20 liv. pour le premier acte, 18 liv. pour le second, 30 liv. pour le troisiéme, 15 liv. pour le quatriéme, & 60 liv. pour le cinquiéme, lorsqu’il n’y aura ni spectacle, ni coup de théâtre ; quand il y en aura, il coûtera 96 liv. ; de sorte que la meilleure Tragédie n’excédera jamais 179 liv. Elles seront livrées dans trois mois.

Une bonne Comédie coûtera 50 liv. de plus qu’une Tragédie, à cause de la rareté & du peu de débit. Elles seront livrées en six mois.

Cependant ne nous écartant jamais de notre but, celui de contenter le Public, nous ferons un rabais desd. 50 liv. pour les Comédies bourgeoises, attendu que le débit en sera plus considérable, & le travail plus aisé.

Le prix des Opéra ne peut se fixer au juste ; mais de quelque genre qu’ils puissent être, ils seront livrés en quinze jours.

Les autres ouvrages en vers se livreront en trois jours, vingt-quatre heures, ou dans quatre heures, relativement à leur étendue ; & l’on payera :

sçavoir,
l. s.
Pour une Héroïde, 6
  Une Ode, 30
Une Satire, 15
Un Discours Moral & Philosophique, 4
Une Épître, 2 8
Une Chanson, 1 4
Une Épigramme, 12
Des Couplets, la pièce, 8
ditto scandaleux, 3
Une Épithalame, 24
une Énigme, 8
Un Logogryphe, 6
Un Bouquet, 3
Les Ouvrages de Prose seront livrés tout de suite, & coûteront :
sçavoir,
l. s.
Compliment d’Académie de Province, 50
Discours sur un événement public, 10
Critiques de toute espéce, la piéce 5
Projets, ... sans prix fixe
Lettres de félicitation 1
de bonne année 8
d’amour, 1 4
d’emprunt, 3
aux Protecteurs 2
aux Grands, 6
de crédit, 4
Billets de toute espéce, 5

Les tarifs ci-dessus ont été rédigés par un homme éclairé ; & l’on s’appercevra aux prix, que nous avons eu soin de les proportionner aux besoins & aux genres : de sorte que ceux qui sont plus aisés à composer & à débiter, coûtent moins que les autres.

Si notre établissement peut obtenir, comme nous nous en flattons, un privilège exclusif, nous pouvons, dans ce cas, au rebours de tous les autres établissemens, baisser notre tarif, parce qu’alors les chamberlans ne pouvant plus passer que par notre Bureau, de crainte d’être saisis, nous aurons les ouvrages à meilleur compte, & nous les livrerons de même. Nous avertissons même le Public que nous avons déja reçu les soumissions de plusieurs jeunes gens, de nous fournir certains ouvrages à un prix raisonnable.

Le même ouvrage ne sera jamais vendu deux fois ; & pour qu’on ne puisse pas nous accuser de cette prévarication, nous mettrons en tête de chacun la date de sa livraison. Ainsi, si quelqu’un, par hasard, se trouvoit lèsé, on pourra, sur le champ, réparer le tort que cela auroit pu lui faire. L’utilité de cet établissement sera trop sentie du Public, pour qu’il soit nécessaire de lui en montrer tous les avantages ; & nous nous flattons qu’il applaudira à nos efforts pour le rendre digne de lui.

Sage Public, toi dont les jugemens
Firent pâlir l’Auteur d’Iphigénie[1],
C’est à toi seul qu’on consacre & dédie
Nos travaux, nos loisirs, nos vers & nos talens.

FIN.

Comme vous partez pour la campagne, je n’ai pas le temps de vous faire le dépouillement de ce que mon projet nous produira. Je remettrai cela à votre retour ; mais n’oubliez pas de parler à Monseigneur en route. La campagne fait naître des idées différentes de celles de la ville ; peut-être la mienne lui plaira-t-elle, & notre fortune est faite. J’ai l’honneur, pour la seconde fois, d’être avec respect, &c.

  1. En Aulide.