La Petite-Poste dévalisée/Lettre 02

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 9-15).


À M.***, Controleur à la Barrière de ***.


Vous venez de m’attirer une scène bien bisarre, mon frere. M. de Cinq-mains m’a menacée d’abord de vous faire révoquer, & de me retirer la petite pension qu’il me donne. Il prétend être sûr, que malgré la défense qu’il nous a faite de nous dire ses parens, ce secret vous est échappé. Dans le premier instant de sa visite, il s’est agité, promené en furieux, & a lardé les reproches d’ingratitude, d’un bon nombre de ces mots qu’on ne peut se permettre qu’en mauvais lieu. Oh ! mon frere, que votre situation & la mienne m’ont paru cruelles ! j’ai pleuré, & beaucoup. Le croirez-vous ? Mes larmes lui ont fait porter plus d’attention sur votre sœur, qu’il n’en avoit encore eue… Eh bin, Eh bin, (a-t-il dit), là, là, calmez-vous, je n’aime pas qu’on pleure : ils disent tous que je suis dur, & les larmes d’un enfant m’en font répandre. Il disoit vrai, mon frere, j’en ai vu dans ses yeux. Mais qu’est-ce donc que cette sensibilité qui pénétre une ame de bronze ? car M. de Cinq-mains doit l’avoir telle. Tout peut donc être équivoque, jusqu’au signe de la vertu !

En essuyant du bout du doigt ses pleurs, qui à la vérité se sont bientôt taris, notre protecteur s’est approché de moi. — C’est singulier… les larmes la rendent intéressante… oui, très-intéressante. Puis me portant sa main velue sous le menton : Eh ! mais levez donc les yeux ; on regarde les gens apparemment ! Moi de me reculer, lui d’avancer encore, toujours la main tendue pour me faire lever la tête… Ah ! mon frere, cette main… (peut-être sans qu’il le voulût), cette main ce porte sur mon fichu qui la suit ; & cela par le mouvement que je fais moi-même en me reculant. — Oh quelle blancheur !… quelle peau !… Eh ! mais…, eh ! mais… c’est singulier… Écoute, donc, Manon… fi, que c’est sot de faire la petite farouche. Il me pousse sur une chaise, il se place à mon côté ; il me regarde, je pâlis ; il me touche, je frémis… — Je vous ai un peu fâchée, Manon, en arrivant. J’ai tort…, oh ! oui, j’ai tort, & très-grand tort. Allons, je reviendrai une autre fois ; vous me trouverez plus poli : adieu, Manon,… avez-vous besoin d’argent ? Je lui dis que je n’ai besoin de rien, il me ricane grossiérement au nez : il jette cent écus sur la table, je veux les lui faire reprendre ; il rit encore plus fort, en élevant, & en baissant ses larges épaules par sacades. — Besoin de rien, quelle folie ! dit-il en partant & en me disant : au revoir, la petite cousine.

Oui, mon frere, c’est le dernier mot qui m’a frappée & qui me glace d’épouvante. Cet effort qu’il a fait sur son orgueil, m’annonce toutes ses vues. Oh ! mon frere, nous voilà perdus. Je lui résisterai assurément, & il vous haïra ; il n’est pas assez honnête pour s’en défendre. Il ne m’a donc reconnue pour sa parente, que pour me deshonorer. Il ne me croit pas assez malheureuse, il veut me rendre infame… Non, non, cela ne sera jamais… Je vous connois, vous n’acheterez pas la fortune à ce prix. Oh ! s’il est possible de quitter votre poste pendant quelques heures, venez calmer le trouble où je suis ; venez permettre à votre sœur infortunée d’être la source de vos malheurs ; car elle ne voit que la fuite, & même la plus prompte. Je vous attends, je vous attends.