La Pesanteur et la Grâce/33
BEAUTÉ
La beauté, c’est l’harmonie du hasard et du bien.
Le beau est le nécessaire, qui, tout en demeurant conforme à sa loi propre et à elle seule, obéit au bien.
Objet de la science : le beau (c’est-à-dire, l’ordre, la proportion, l’harmonie) en tant que suprasensible et nécessaire.
Objet de l’art : le beau sensible et contingent, perçu à travers le filet du hasard et du mal.
Le beau dans la nature : union de l’impression sensible et du sentiment de la nécessité. Cela doit être ainsi (en premier lieu), et précisément cela est ainsi.
La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu’à l’âme.
Le beau enferme, entre autres unités des contraires, celle de l’instantané et de l’éternel.
Le beau est ce qu’on peut contempler. Une statue, un tableau qu’on peut regarder pendant des heures.
Le beau, c’est quelque chose à quoi on peut faire attention.
Musique grégorienne. Quand on chante les mêmes choses des heures chaque jour et tous les jours, ce qui est même un peu au-dessous de la suprême excellence devient insupportable et s’élimine.
Les Grecs regardaient leurs temples. Nous supportons les statues du Luxembourg parce que nous ne les regardons pas.
Un tableau tel qu’on puisse le mettre dans la cellule d’un condamné à l’isolement perpétuel, sans que ce soit une atrocité, au contraire.
Le théâtre immobile est le seul vraiment beau. Les tragédies de Shakespeare sont de second ordre, sauf Lear. Celles de Racine de troisième ordre, sauf Phèdre. Celles de Corneille de Nème ordre.
Une œuvre d’art a un auteur, et pourtant, quand elle est parfaite, elle a quelque chose d’essentiellement anonyme. Elle imite l’anonymat de l’art divin. Ainsi la beauté du monde prouve un Dieu à la fois personnel et impersonnel, et ni l’un ni l’autre.
Le beau est un attrait charnel qui tient à distance et implique une renonciation. Y compris la renonciation la plus intime, celle de l’imagination. On veut manger tous les autres objets de désir. Le beau est ce qu’on désire sans vouloir le manger. Nous désirons que cela soit.
Rester immobile et s’unir à ce qu’on désire et dont on n’approche pas.
On s’unit à Dieu ainsi : on ne peut pas s’en approcher.
La distance est l’âme du beau.
Le regard et l’attente, c’est l’attitude qui correspond au beau. Tant qu’on peut concevoir, vouloir, souhaiter, le beau n’apparaît pas. C’est pourquoi, dans toute beauté, il y a contradiction, amertume, absence irréductibles.
Poésie : douleur et joie impossibles. Touche poignante, nostalgie. Telle est la poésie provençale et anglaise. Une joie qui, à force d’être pure et sans mélange, fait mal. Une douleur qui, à force d’être pure et sans mélange, apaise.
Beauté : un fruit qu’on regarde sans tendre la main.
De même un malheur qu’on regarde sans reculer.
Double mouvement descendant : refaire par amour ce que fait la pesanteur. Le double mouvement descendant n’est-il pas la clef de tout art[1] ?
Le mouvement descendant, miroir de la grâce, est l’essence de toute musique. Le reste sert seulement à l’enchâsser.
La montée des notes est montée purement sensible. La descente est à la fois descente sensible et montée spirituelle. C’est là le paradis que tout être désire ; que la pente de la nature fasse monter vers le bien.
En tout ce qui suscite chez nous le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque.
Le beau est la preuve expérimentale que l’incarnation est possible.
Dès lors tout art de premier ordre est par essence religieux. (C’est ce qu’on ne sait plus aujourd’hui.) Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr.
Si le beau est présence réelle de Dieu dans la matière, si le contact avec le beau est au plein sens du mot un sacrement, comment y a-t-il tant d’esthètes pervers ? Néron. Cela ressemble-t-il à la faim des amateurs de messes noires pour les hosties consacrées ? Ou bien, plus probablement, ces gens ne s’attachent-ils pas au beau authentique, mais à une imitation mauvaise ? Car, comme il y a un art divin, il y a un art démoniaque. C’est celui-là sans doute qu’aimait Néron. Une grande partie de notre art est démoniaque.
Un amateur passionné de musique peut fort bien être un homme pervers — mais je le croirais difficilement de quelqu’un qui a soif de chant grégorien.
Il faut bien que nous ayons commis des crimes qui nous ont rendus maudits, puisque nous avons perdu toute la poésie de l’univers.
L’art n’a pas d’avenir immédiat parce que tout art est collectif et qu’il n’y a plus de vie collective (il n’y a que des collectivités mortes), et aussi à cause de cette rupture du pacte véritable entre le corps et l’âme. L’art grec a coïncidé avec les débuts de la géométrie et avec l’athlétisme, l’art du Moyen Âge avec l’artisanat, l’art de la Renaissance avec les débuts de la mécanique, etc… Depuis 1914, il y a une coupure complète. La comédie même est à peu près impossible : il n’y a place que pour la satire (quand a-t-il été plus facile de comprendre Juvénal) ? L’art ne pourra renaître que du sein de la grande anarchie — épique sans doute, parce que le malheur aura simplifié bien des choses… Il est donc bien inutile de ta part d’envier Vinci ou Bach. La grandeur, de nos jours, doit prendre d’autres voies. Elle ne peut d’ailleurs être que solitaire, obscure et sans écho… (or, pas d’art sans écho).
- ↑ Descendit ad inferos… De même, dans un autre ordre, le grand art rachète la pesanteur en l’épousant par amour. (Note de l’Éditeur).