Librairie Plon (p. 166-169).


METAXU

Toutes les choses créées refusent d’être pour moi des fins. Telle est l’extrême miséricorde de Dieu à mon égard. Et cela même est le mal. Le mal est la forme que prend en ce monde la miséricorde de Dieu.

Ce monde est la porte fermée. C’est une barrière. Et, en même temps, c’est le passage.

Deux prisonniers, dans des cachots voisins, qui communiquent par des coups frappés contre le mur. Le mur est ce qui les sépare, mais aussi ce qui leur permet de communiquer. Ainsi nous et Dieu. Toute séparation est un lien.

En mettant tout notre désir de bien dans une chose, nous faisons de cette chose une condition de notre existence. Mais nous n’en faisons pas pour autant un bien. Nous voulons toujours autre chose qu’exister.

Les choses créées ont pour essence d’être des intermédiaires. Elles sont des intermédiaires les unes vers les autres, et cela n’a pas de fin. Elles sont des intermédiaires vers Dieu. Les éprouver comme telles.

Les ponts des Grecs. — Nous en avons hérité. Mais nous n’en connaissons plus l’usage. Nous avons cru que c’était fait pour y bâtir des maisons. Nous y avons élevé des gratte-ciel où sans cesse nous ajoutons des étages. Nous ne savons plus que ce sont des ponts, des choses faites pour qu’on y passe, et que par là on va à Dieu.

Seul celui qui aime Dieu d’un amour surnaturel peut regarder les moyens seulement comme des moyens.

La puissance (et l’argent, ce passe-partout de la puissance) est le moyen pur. Par là même, c’est la fin suprême pour tous ceux qui n’ont pas compris.

Ce monde, domaine de la nécessité, ne nous offre absolument rien sinon des moyens. Notre vouloir est sans cesse renvoyé d’un moyen à un autre comme une bille de billard.

Tous les désirs sont contradictoires comme celui de la nourriture. Je voudrais que celui que j’aime m’aime. Mais s’il m’est totalement dévoué, il n’existe plus, et je cesse de l’aimer. Et tant qu’il ne m’est pas totalement dévoué, il ne m’aime pas assez. Faim et rassasiement.

Le désir est mauvais et mensonger, mais pourtant sans le désir on ne rechercherait pas le véritable absolu, le véritable illimité. Il faut être passé par là. Malheur des êtres à qui la fatigue ôte cette énergie supplémentaire qui est la source du désir.

Malheur aussi de ceux que le désir aveugle.

Il faut accrocher son désir à l’axe des pôles.

Qu’est-ce qu’il est sacrilège de détruire ? Non pas ce qui est bas, car cela n’a pas d’importance. Non pas ce qui est haut, car, le voudrait-on, on ne peut pas y toucher. Les metaxu. Les metaxu sont la région du bien et du mal.

Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c’est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible.

Les vrais biens terrestres sont des metaxu. On ne peut respecter ceux d’autrui que dans la mesure où l’on regarde ceux qu’on possède seulement comme des metaxu, ce qui implique qu’on est déjà en route vers le point où l’on peut s’en passer. Pour respecter par exemple les patries étrangères, il faut faire de sa propre patrie, non pas une idole, mais un échelon vers Dieu.

Toutes les facultés jouant librement et sans se mélanger à partir d’un principe un. C’est le microcosme, l’imitation du monde. Le Christ selon saint Thomas. Le Juste de la République. Quand Platon parle de la spécialisation, il parle de la spécialisation des facultés dans l’homme et non pas de la spécialisation des hommes ; de même pour la hiérarchie. — Le temporel n’ayant de sens que par et pour le spirituel, mais n’étant pas mélangé au spirituel. Y menant par nostalgie, par dépassement. C’est le temporel comme pont, comme metaxu. C’est la vocation grecque et provençale.

Civilisation des Grecs. Aucune adoration de la force. Le temporel n’était qu’un pont. Dans les états d’âme, on ne cherchait pas l’intensité, mais la pureté.