Librairie Plon (p. 115-120).


CONTRADICTION

Les contradictions auxquelles l’esprit se heurte, seules réalités, critérium du réel. Pas de contradiction dans l’imaginaire. La contradiction est l’épreuve de la nécessité.

La contradiction éprouvée jusqu’au fond de l’être, c’est le déchirement, c’est la croix.

Quand l’attention fixée sur quelque chose y a rendu manifeste la contradiction, il se produit comme un décollement. En persévérant dans cette voie, on parvient au détachement.

La corrélation représentable des contraires est une image de la corrélation transcendante des contradictoires.

Tout bien véritable comporte des conditions contradictoires, et par suite est impossible. Celui qui tient son attention vraiment fixée sur cette impossibilité et agit fera le bien.

De même toute vérité enferme une contradiction.

La contradiction est la pointe de la pyramide.

Le mot bien n’a pas le même sens comme terme de la corrélation bien-mal ou comme désignant l’être même de Dieu.

Existence des vertus contraires dans l’âme des saints. La métaphore de l’élévation correspond à cela. Si je marche au flanc d’une montagne, je peux voir d’abord un lac, puis, après quelques pas, une forêt. Il faut choisir : ou le lac ou la forêt. Si je veux voir à la fois le lac et la forêt, je dois monter plus haut.

Seulement la montagne n’existe pas. Elle est faite d’air. On ne peut pas monter : il faut être tiré.

Preuve ontologique expérimentale. Je n’ai pas en moi de principe d’ascension. Je ne puis grimper dans l’air jusqu’au ciel. C’est seulement en orientant ma pensée vers quelque chose de meilleur que moi, que ce quelque chose me tire vers le haut. Si je suis réellement tiré, ce quelque chose est réel. Aucune perfection imaginaire ne peut me tirer en haut, même d’un millimètre. Car une perfection imaginaire se trouve automatiquement au niveau de moi qui l’imagine, ni plus haut ni plus bas.

Cet effet de l’orientation de la pensée n’est en rien comparable à la suggestion. Si je me dis tous les matins : je suis courageuse, je n’ai pas peur, je peux devenir courageuse, mais d’un courage qui sera conforme à ce que, dans mon imperfection actuelle, je me représente sous ce nom et qui, par suite, n’ira pas au-delà de cette imperfection. Ce sera une modification sur le même plan, non un changement de plan.

La contradiction est le critérium. On ne peut pas se procurer par suggestion des choses incompatibles. La grâce seule le peut. Un être tendre qui devient courageux par suggestion s’endurcit, souvent même il s’ampute lui-même de sa tendresse par une sorte de plaisir sauvage. La grâce seule peut donner du courage en laissant la tendresse intacte ou de la tendresse en laissant le courage intact.

La grande douleur de l’homme, qui commence dès l’enfance et se poursuit jusqu’à la mort, c’est que regarder et manger sont deux opérations différentes. La béatitude éternelle est un état où regarder c’est manger.

Ce qu’on regarde ici-bas n’est pas réel, c’est un décor. Ce qu’on mange est détruit, n’est plus réel.

Le péché a produit en nous cette séparation.

Les vertus naturelles, si on prend le mot vertu au sens authentique, c’est-à-dire en excluant les imitations sociales de la vertu, ne sont possibles, en tant que comportements permanents, qu’à celui qui a en lui la grâce surnaturelle. Leur durée est surnaturelle.

Contraires et contradictoires. Ce que peut le rapport des contraires pour toucher l’être naturel, les contradictoires pensés ensemble le peuvent pour toucher Dieu.

Un homme inspiré de Dieu est un homme qui a des comportements, des pensées, des sentiments liés par un lien non représentable.

Idée pythagoricienne : le bien se définit toujours par l’union des contraires. Quand on préconise le contraire d’un mal, on reste au niveau de ce mal. Quand on l’a éprouvé, on retourne au premier. C’est ce que la Gîta nomme « l’égarement des contraires ». La dialectique marxiste est une vue très dégradée et tout à fait faussée de cela.

Mauvaise union des contraires. L’impérialisme ouvrier développé par le marxisme. Proverbes latins sur l’insolence des esclaves nouvellement affranchis. L’insolence et la servilité s’aggravent mutuellement. Les anarchistes sincères, entrevoyant à travers un brouillard le principe de l’union des contraires, ont cru qu’en donnant le pouvoir aux opprimés on détruit le mal. Rêve impossible.

Qu’y a-t-il donc de spécifique dans la mauvaise et dans la bonne union des contraires ?

La mauvaise union des contraires (mauvaise parce que mensongère) est celle qui se fait sur le plan où sont les contraires. Ainsi l’octroi de la domination aux opprimés : on ne sort pas du couple oppression-domination.

La bonne union des contraires se fait sur le plan au-dessus. Ainsi, l’opposition entre la domination et l’oppression se dénoue au niveau de la loi, qui est l’équilibre.

De même la douleur (et c’est là sa fonction propre) sépare les contraires unis pour les unir à nouveau sur le plan au-dessus de celui de leur union première. Pulsation douleur-joie. Mais la joie l’emporte toujours mathématiquement.

La douleur est violence, la joie est douceur, mais la joie est la plus forte.

L’union des contradictoires est écartèlement : elle est impossible sans une extrême souffrance.

La corrélation des contradictoires est détachement. Un attachement à une chose particulière ne peut être détruit que par un attachement incompatible. C’est pourquoi : « Aimez vos ennemis… Celui qui ne hait pas son père et sa mère… »

Ou on s’est soumis les contraires, ou on est soumis aux contraires.

Existence simultanée des incompatibles dans le comportement de l’âme ; balance qui penche des deux côtés à la fois : c’est la sainteté, la réalisation du microcosme, l’imitation de l’ordre du monde.

Existence simultanée des vertus contraires dans l’âme comme pinces pour atteindre Dieu.

Trouver et formuler certaines lois de la condition humaine dont beaucoup de remarques profondes mettent en lumière des cas particuliers.

Ainsi : ce qui est tout à fait supérieur reproduit ce qui est tout à fait inférieur, mais transposé.

Parenté du mal avec la force, avec l’être, et du bien avec la faiblesse, le néant.

Et en même temps le mal est privation. Élucider la manière qu’ont les contradictoires d’être vrais.

Méthode d’investigation : dès qu’on a pensé quelque chose, chercher en quel sens le contraire est vrai[1].

Le mal est l’ombre du bien. Tout bien réel, pourvu de solidité et d’épaisseur, projette du mal. Seul le bien imaginaire n’en projette pas.

Tout bien étant attaché à un mal, si on désire le bien et si on ne veut pas répandre autour de soi le mal correspondant, on est obligé, puisqu’on ne peut pas éviter ce mal, de le concentrer sur soi.

Ainsi le désir du bien tout à fait pur implique l’acceptation pour soi au dernier degré du malheur.

Si on désire seulement le bien, on est en opposition avec la loi qui lie le bien réel au mal comme l’objet éclairé à l’ombre, en étant en opposition avec la loi universelle du monde, il est inévitable qu’on tombe dans le malheur.

Le mystère de la croix du Christ réside dans une contradiction, car c’est à la fois une offrande consentie et un châtiment qu’il a subi bien malgré lui. Si on n’y voyait que l’offrande, on pourrait en vouloir autant pour soi. Mais on ne peut pas vouloir un châtiment subi malgré soi.

  1. Cet aphorisme nous livre la clef des contradictions apparentes qui parsèment l’œuvre de Simone Weil : amour de la tradition et détachement à l’égard du passé, Dieu conçu à la fois comme réalité suprême et comme néant, etc. Ces contradictoires sont vrais sur des plans différents de l’existence et leur opposition se dénoue au niveau de l’amour surnaturel. La raison perçoit les deux bouts de la chaîne, mais le centre qui les unit n’est accessible qu’à l’intuition non représentable (Note de l’Éditeur).