Librairie Plon (p. 111-114).


L’IMPOSSIBLE

La vie humaine est impossible. Mais le malheur seul le fait sentir.

Le bien impossible : « Le bien entraîne le mal, le mal le bien, et quand cela finira-t-il ? »

Le bien est impossible. — Mais l’homme a toujours l’imagination à sa disposition pour se cacher cette impossibilité du bien dans chaque cas particulier (il suffit, pour chaque événement qui ne nous broie pas nous-mêmes, de voiler une partie du mal et d’ajouter du bien fictif — et certains le peuvent, même s’ils sont broyés eux-mêmes) et, du même coup, pour se cacher « de combien diffère l’essence du nécessaire de celle du bien » et s’interdire de vraiment rencontrer Dieu qui n’est pas autre chose que le bien lui-même, lequel ne se trouve nulle part en ce monde.

Le désir est impossible ; il détruit son objet. Les amants ne peuvent pas être un ni Narcisse être deux. Don Juan, Narcisse. Parce que désirer quelque chose est impossible, il faut désirer le rien.

Notre vie est impossibilité, absurdité. Chaque chose que nous voulons est contradictoire avec les conditions ou les conséquences qui y sont attachées, chaque affirmation que nous posons implique l’affirmation contraire, tous nos sentiments sont mélangés à leurs contraires. C’est que nous sommes contradiction, étant des créatures, étant Dieu et infiniment autres que Dieu.

La contradiction seule fait la preuve que nous ne sommes pas tout. La contradiction est notre misère, et le sentiment de notre misère est le sentiment de la réalité. Car notre misère, nous ne la fabriquons pas. Elle est vraie. C’est pourquoi il faut la chérir. Tout le reste est imaginaire.

L’impossibilité est la porte vers le surnaturel. On ne peut qu’y frapper. C’est un autre qui ouvre.

Il faut toucher l’impossibilité pour sortir du rêve. Il n’y a pas d’impossibilité en rêve. Seulement l’impuissance.

« Notre Père, celui des cieux. » Il y a là une sorte d’humour. C’est votre Père, mais essayez un peu d’aller le chercher là-haut ! Nous sommes exactement aussi incapables de nous décoller qu’un ver de terre. Et comment, lui, viendrait-il à nous sans descendre ? Il n’y a aucune manière de se représenter un rapport entre Dieu et l’homme qui ne soit aussi inintelligible que l’Incarnation. L’Incarnation fait éclater cette inintelligibilité. Elle est la manière la plus concrète de penser cette descente impossible. Dès lors, pourquoi ne serait-elle pas la vérité ?

Les liens que nous ne pouvons pas nouer sont le témoignage du transcendant.

Nous sommes des êtres connaissant, voulant et aimant, et dès que nous portons l’attention sur les objets de la connaissance, de la volonté et de l’amour, nous reconnaissons avec évidence qu’il n’y en a pas qui ne soient impossibles. Le mensonge seul peut voiler cette évidence. La conscience de cette impossibilité nous force à désirer continuellement saisir l’insaisissable à travers tout ce que nous désirons, connaissons et voulons.

Quand quelque chose semble impossible à obtenir, quelque effort que l’on fasse, cela indique une limite infranchissable à ce niveau et la nécessité d’un changement de niveau, d’une rupture de plafond. S’épuiser en efforts à ce niveau dégrade. Il vaut mieux accepter la limite, la contempler et en savourer toute l’amertume.

L’erreur comme mobile, source d’énergie. Je crois voir un ami. Je cours à lui. Un peu plus près, je m’aperçois que celui vers lequel je cours est un autre, un inconnu. De même, nous confondons le relatif avec l’absolu, les choses créées avec Dieu.

Tous les mobiles particuliers sont des erreurs. L’énergie qui n’est fournie par aucun mobile est seule bonne : l’obéissance à Dieu, c’est-à-dire, pour autant que Dieu déborde tout ce que nous pouvons imaginer ou concevoir, l’obéissance à rien. Cela est impossible et nécessaire à la fois — autrement dit surnaturel.

Un bienfait. C’est une bonne action si, en l’accomplissant, on a conscience avec toute l’âme qu’un bienfait est chose absolument impossible.

Faire le bien. Quoi que je fasse, je sais d’une manière parfaitement claire que ce n’est pas le bien. Car celui qui n’est pas bon ne fait pas le bien. Et « Dieu seul est bon »…

Dans toute situation, quoi qu’on fasse, on fait mal, et un mal intolérable.

Il faut demander que tout le mal qu’on fait tombe seulement et directement sur soi. C’est la croix.

Est bonne l’action qu’on peut accomplir en maintenant l’attention et l’intention totalement orientées vers le bien pur et impossible, sans se voiler par aucun mensonge ni l’attrait ni l’impossibilité du bien pur.

Par là, la vertu est tout à fait analogue à l’inspiration artistique. Est beau, le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’inspiration inexprimable, en tant qu’inexprimable.