La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 14

Panorama de Djoulfa

CHAPITRE XIV


Les jardins de l’évêché. - Le clergé grégorien. — L’andéroun de hadji Houssein.- Souvenirs de voyage d’une Persane à Moscou. — La tour à signaux. — Lettre du chalizaddè Zellè sultan.


2 septembre. — « Aïe ! aïe ! la ! la ! la ! Assez ! pardon ! père, je ne recommencerai plus. Aïe ! aïe ! » hurle notre ami Kadchic en recevant sur la plante des pieds quelques légers coups de gaule.

Le mauvais drôle s’est permis de goûter à un pichkiach que l’évêque arménien nous a envoyé par l’entremise d’un vicaire, chargé de nous rappeler également que Sa Grandeur nous attendait ce soir a dîner dans son jardin des bords du Zendèroud. Le cadeau épiscopal ne se composait que de six pêches, mais elles étaient assez grosses pour remplir à elles seules une grande corbeille d’osier. Les fruits les plus parfumés des jardins d’Europe ne sauraient rappeler, même de loin, la chair a la fois ferme et fondante, la peau fine et la saveur musquée des pêches d’Ispahan. J’excuse, en les admirant, la gourmandise de Kadchic ; sa grâce obtenue, le gamin se relève et se sauve en courant.

« La plante de tes pieds n’est-elle pas endolorie ?

— Pas le moins du monde ; elle est dure comme une semelle de cuir, mais je crie de toutes mes forces afin d’apitoyer bien vite le Père. »

Exacts au rendez-vous, nous franchissions, trois heures avant le coucher du soleil, l’enceinte de terre bâtie autour des jardins de l’évêché. Sa Grandeur ne tarde pas à arriver, montée sur un superbe cheval noir et suivie de ses vicaires, qui caracolent derrière elle. C’est évidemment ainsi que voyageaient autrefois en France les plus grands dignitaires de l’Église.

Non loin de la porte d’entrée s’étend une esplanade couverte d’un dôme de verdure. Sous cet épais ombrage s’abrite une citerne alimentée par les eaux du Zendèroud. La roue d’une grossière machine élévatoire tourne en gémissant sur son arbre de couche et vient déverser, à la tête des rigoles d’irrigation, l’eau contenue dans les godets de bois dont elle est entourée. Quatre bœufs superbes attelés à un manège mettent en mouvement cet appareil aussi bruyant que primitif. Les élèves de l’évêché, grâce à leur grande taille et à leur belle conformation, dues probablement à l’abondance et à la qualité de la nourriture qui leur est donnée, diffèrent des bêtes de labour, petites, maigres, mal faites, et dont la chair coriace est si mauvaise au goût que les plus pauvres gens seuls peuvent se décider a la consommer.

Le bouvier, en me vantant la vaillance et la douceur des animaux confiés à ses soins, et en me faisant admirer leur poil brillant, ne se doute point, le malheureux, des instincts carnassiers et des idées criminelles qui, je l’avoue à ma honte, se réveillent en moi. Depuis plus de six mois nous n’avons pas été régalés du moindre bifteck ! En revenant en France, j’en fais le serment, je ne mangerai de six mois ni pré-salé, ni côtelette nature. Pour donner un autre cours à des pensées d’autant plus malséantes qu’elles se présentent à mon esprit au moment où le mouton va essayer de tenter mon appétit en se déguisant sous huit ou dix formes différentes, je m’enfonce au plus épais du verger. Le sol, merveilleusement fécond, est couvert de trois étages de verdure ; des platanes et des peupliers dominent de leurs cimes élancées figuiers, pêchers, grenadiers et cognassiers, chargés eux-mêmes de fruits si doux qu’on les mange comme des pommes ; les branches de ces arbres s’affaissent sous le poids de la récolte et touchent presque la terre, couverte de légumes auxquels l’ombre est nécessaire.

Mahomet a dû rêver de Djoulfa en décrivant les jardins d’Éden.

Nous sortons du verger à la voix de l’évêque et montons sur la terrasse d’un pavillon placé à l’entrée de la grande allée. De ce point culminant le regard s’étend dans toutes les directions ; il suffit d’évoluer lentement sur soi-même pour voir se développer, comme dans un gigantesque panorama : au nord-est, la ville musulmane aux coupoles d’émail bleu ; à l’est, le fleuve s’écoulant sous les nombreuses arches des ponts Allah Verdy khan et Mamnoun ; plus bas, les toits coniques du couvent des derviches et le minaret de Chéristan élevé dans le plus vieux quartier de la ville, l’antique Djeï ; au sud, Djoulfa dont les terrasses entrecoupées de coupoles et de jardins se détachent sur un fond de montagnes violacées ; enfin, à l’ouest et au nord-ouest, la fertile plaine de Coladoun formant au loin une immense tache verte.

A la nuit les invités arrivent en troupes. Ce sont les plus dévots personnages de Djoulfa, les conseils et les appuis de l’évêque, tous gens savants, mais timides et réservés en présence de leur pasteur.

On prélude au repas en buvant du thé, boisson considérée comme un apéritif ; puis, a neuf heures du soir, chacun prend place à table. Les convives, gratifiés de fourchettes, de cuillères et de couteaux, regardent, avec une méfiance non dissimulée ces instruments de torture, et prennent, à leur aspect, une figure si déconcertée que je regrette de n’avoir pas le courage, m’affranchissant d’absurdes préjugés, de plonger mes doigts dans les plats, tant je rends malheureux les pauvres gens invités, ou plutôt condamnés à dîner en ma compagnie.

Le menu ressemble beaucoup à celui du festin servi à la noce arménienne ; les convives étant moins nombreux, les plats sont plus soignés et les mets plus variés. Le vin noir de Kichmich surtout est exquis. Il provient d’un vignoble planté à l’extrémité du jardin.

Les Arméniens entendent aussi bien la culture de la vigne que la fabrication du vin. Ils font monter les ceps le long de treillages formant des tonnelles plates, étendent les sarments sur des claies assez larges pour laisser passer la grappe au moment de sa formation, et lui permettent ainsi de se développer tout à l’aise à l’intérieur de la tonnelle. Le raisin, abrité des rayons du soleil par les feuilles demeurées au-dessus du clayonnage, et maintenu à une assez grande distance du sol pour n’être point brûlé par la chaleur rayonnante, atteint parfois jusqu’à quarante centimètres de longueur ; son grain est gros, couvert d’une peau fine, et clairsemé sur la grappe. Quand j’ai goûté à ce fruit exquis, j’ai cru me retrouver encore dans les huertas de Murcie ou de Malaga. Les Arméniens ne coupent le raisin que lorsqu’il est arrivé à complète maturité ; les vendanges faites, il est égrappé, foulé et mis à fermenter ; après la décuvaison on fait cuire le vin afin qu’il puisse traverser sans danger les fortes chaleurs de l’été, puis on le mélange à des matières destinées à le rendre plus excitant, la meilleure de toutes les boissons, au goût des Persans, étant celle qui amène le plus tôt le buveur à un état d’ivresse agréable.

Au dessert l’évêque prend la parole en arménien et prie l’un des convives de nous traduire ses paroles en langue persane. « Je suis heureux, dit-il, de réunir autour de moi les chefs des principales familles de Djoulfa et de les mettre à même de témoigner leur sympathie aux hôtes que le ciel m’a envoyés, aux enfants de cette fière nation qui depuis tant de siècles est la protectrice et l’ange tutélaire des chrétiens d’Orient. La France se souviendra des saintes traditions de son passé, ajoute-t-il, et toujours les opprimés tourneront vers elle leurs regards suppliants. »

le boeuf de l'évêché

Perdus en pleine Asie, comment ne serions-nous pas émus en entendant parler avec respect et confiance de la patrie lointaine ?

Ces quelques mots ont d’ailleurs une portée réelle ; quoique forcé de résider à Djoulfa, le prélat qui nous reçoit à sa table n’en occupe pas moins une très haute situation. Son titre de primat des Indes en fait le chef hiérarchique et le représentant de tous les chrétiens schismatiques établis en Hindoustan. Les revenus du siège épiscopal sont même dus en partie à la générosité des Arméniens installés à Bombay ou à Bénarès, car, à part le produit de ses jardins et de quelques terres disséminées autour de Djoulfa, l’évêché ne peut guère compter sur les secours des Iraniens, trop pauvres pour offrir à leur pasteur autre chose que les prémices de leurs récoltes.

Les fonds provenant des Indes sont considérables, mais la manière dont ils sont recueillis est tout au moins singulière. L’évêque de Djoulfa dispose à son gré des cures de ces pays, et donne les mieux rétribuées aux prêtres capables de lui offrir en échange de leur nomination un cautionnement destiné à garantir la redevance qu’ils s’engagent à lui payer annuellement. Réunir à l’avance les fonds nécessaires à l’obtention d’une cure à gros bénéfices est la grande préoccupation des membres du clergé subalterne : il n’y a pas de trafic ou de commerce clandestin auxquels les prêtres ne se livrent en vue de satisfaire les exigences pécuniaires de leur chef hiérarchique. Les abus les plus criants résultent de ces détestables agissements, mais on ne saurait juger avec trop d’indulgence le pasteur quand on connaît le troupeau. Si les prélats ne prenaient la précaution d’exiger un cautionnement avant de nommer les curés, les membres du bas clergé, sortis généralement des classes les plus intimes de la société, privés d’une instruction assez solide pour suppléer à l’éducation première, dépourvus d’idées très nettes sur la valeur d’une parole donnée et ne voyant guère dans le sacerdoce qu’un état lucratif, s’empresseraient, une fois nommés, de manquer à leurs promesses.

Ces conventions sont entachées de simonie ; néanmoins les grégoriens ne paraissent pas les considérer comme illicites et les concluent du haut en bas de la hiérarchie ecclésiastique. Le patriarche d’Echmyazin, chef reconnu de l’Église schismatique, exige tout le premier, des évêques consacrés par lui, des cadeaux proportionnels à la dotation de leurs sièges épiscopaux, et ne saurait trouver mauvais que ceux-ci, à leur tour, aient recours à des procédés analogues envers les simples prêtres ; d’autant plus que les prélats, se trouvant dans l’impossibilité de se livrer aux entreprises commerciales qui enrichissent les fidèles, sont obligés de pressurer le bas clergé afin de réunir les fonds promis à Echmyazin, de subvenir aux frais du culte, et de pourvoir à leur entretien personnel, à celui des bâtiments de l’évêché, des écoles et des établissements de bienfaisance.

Le marchandage des offices religieux n’empêche pas d’ailleurs les prêtres de témoigner le plus profond respect à leur pasteur ; et ils songent même si peu à murmurer contre des demandes d’argent publiquement avouées, que le curé de la cathédrale de Djoulfa, désireux d’être promu à une cure des Indes, est venu prier le P. Pascal de lui servir de caution auprès de l’évêque. L’idée était au moins originale. Le Père a refusé d’intervenir dans une affaire où son immixtion aurait pu être considérée comme un empiétement indiscret dans les affaires des grégoriens. Il doit se montrer d’autant plus prudent que, jusqu’à ces dernières années, l’Église romaine et l’Église schismatique de Djoulfa ont été des rivales acharnées.

Peu d’années avant la venue à Djoulfa du P. Pascal et de l’évêque, la majorité grégorienne persécuta de la manière la plus cruelle la minorité romaine ; les prêtres catholiques, menacés dans leur existence, furent même obligés de se réfugier chez des musulmans. Le souvenir de ces excès n’était pas encore effacé à l’arrivée des deux nouveaux chefs, et leurs relations se ressentirent tout d’abord de l’état d’hostilité de leurs ouailles ; aujourd’hui elles sont devenues des plus amicales, grâce aux sentiments généreux du P. Pascal.

Il y a six ans, l’évêque, montrant, au dire des fidèles, trop de modération envers les catholiques, fut gravement attaqué : on lui reprocha avec amertume ses tendances à se rapprocher des romains au détriment des grégoriens.

Les mauvais sentiments de la population de Djoulfa éclatèrent avec une telle violence, que le prélat, désolé, se résigna à abandonner son siège de Perse et à aller vivre aux Indes au milieu de fidèles respectueux et soumis. Il quitta son palais, franchit à peu près seul les murs de la cité, dure humiliation quand on a la coutume de vivre entouré de nombreux amis, et s’engageait en pleurant sur la route de Chiraz, quand il fut rejoint par le Père Pascal. Le moine, ému de pitié, avait sellé son cheval et était venu consoler le voyageur. Celui-ci fut profondément touché de cet acte de charité. Les deux prêtres cheminèrent ensemble une journée, et en se séparant, l’un pour s’éloigner de son ingrate ville épiscopale, l’autre pour revenir au milieu de ses quelques catholiques fidèles, ils se promirent de resserrer les liens de leur amitié si des circonstances favorables les réunissaient un jour à Djoulfa.

Le repentir des schismatiques ne se fit pas longtemps attendre. Les nombreuses charités de l’évêque manquèrent aux pauvres dès le premier hiver ; la population aisée, livrée sans défense aux fantaisies autoritaires du pouvoir civil, ne tarda pas à comprendre de son côté que non seulement elle avait commis une injustice, mais s’était privée d’un chef éminent, capable de grouper autour de lui la colonie et de la défendre contre les vexations des musulmans. Au bout d’une année les Djoulfaiens se décidèrent à envoyer à l’évêque des Indes des émissaires chargés de lui porter leurs excuses et de le prier de revenir reprendre sa place au milieu d’eux. Le prélat se montra généreux et promit de revenir en Perse si les sentiments de la population ne variaient pas au cours d’une nouvelle année. Ce délai passé, il quitta courageusement sa nouvelle résidence, où il vivait entouré de respect et jouissait"de tous les avantages de la civilisation, et revint dans la sauvage Djoulfa qui avait si durement méconnu ses bonnes intentions ; son retour fut un véritable triomphe. Depuis cette époque pas un nuage ne s’est élevé entre la colonie schismatique et son pasteur, bien que l’évêque soit devenu l’ami intime du P. Pascal. Les deux moines s’ingénient à ne point blesser les susceptibilités de leurs fidèles respectifs, et grâce à leur bonne entente une harmonie remarquable règne entre les sectateurs de religions naguère encore si acharnées l’une contre l’autre.


Sacristain Arménien


A onze heures le P. Pascal se lève, transmet nos remerciements à l’évêque et le prie de venir à son tour dîner au couvent, où il veut réunir en notre honneur les Européens et les catholiques les plus fervents de Djoulfa. L’invitation est acceptée avec bonté, et l’on donne l’ordre d’allumer les fanous destinés à éclairer la route.

Guidés par le sacristain, huit ou dix domestiques s’emparent de ces immenses lanternes et forment, en s’avançant sous les tonnelles de verdure et les branches des cognassiers chargés de fruits dorés, un cortège des plus pittoresques. Sur un signe de l’évêque, nous nous plaçons auprès de lui, comme étant les gens les plus respectables de la bande, tandis que les autres invités traînent leurs babouches au-devant de nous et soulèvent un nuage de poussière que nous sommes obligés de dévorer consciencieusement, afin de garder le rang auquel nous avons droit.

De retour au couvent, j’adresse au P. Pascal d’amers reproches au sujet de la prodigalité dont il veut se rendre coupable en essayant de lutter d’amabilité avec l’évêque, lui qui n’a pas à sa disposition les revenus des cures des Indes.

« Ne vous mettez point en peine, me répond-il. D’abord nous tuerons la gazelle : elle brise mes fleurs, broute mes treilles et ne se montre nullement touchée de mes soins ; elle a été jugée et condamnée à mort. Les fruits, les melons, les légumes, proviendront de l’ancien enclos des jésuites, attribué à mon couvent à défaut d’autre possesseur ; mes paroissiens m’enverront aussi quelques pichkiach de volailles ou de moutons ; enfin on ma écrit d’aller toucher une partie de la pension annuelle de deux mille cinq cents francs que le prince Zellè sultan m’alloue généreusement. Je suis, vous le voyez, dans une situation prospère et puis me permettre de vous fêter et de témoigner devant tous mes fidèles paroissiens du plaisir que j’ai à vous recevoir. Vous irez seuls demain à Ispahan ; en votre absence je ferai toutes mes invitations. »


5 septembre. — Marcel est resté au couvent afin de remettre au courrier de Téhéran le projet de restauration du barrage de Saveh, que le docteur Tholozan veut bien se charger de présenter au roi. L’accomplissement de la mission confiée à mon mari a été pour lui l’occasion de grandes fatigues ; non seulement il a été obligé de se détourner de sa route et de faire un voyage très pénible, mais il a dû calculer et exécuter lui-même dessins et devis.

Ma présence étant inutile à Djoulfa, je me suis rendue chez Mme Youssouf et l’ai priée de tenir la promesse qu’elle m’avait faite de me présenter à sa belle amie, la femme de hadji Houssein.

J’aurais été très fière de servir de cavalier à mon aimable guide ; mais, comme il est interdit à une femme de pénétrer dans Ispahan sans avoir couvert son visage du voile épais porté par toutes les Persanes, et qu’il serait extrêmement dangereux pour Mme Youssouf de cheminer en costume musulman à côté d’un Farangui, je me suis bornée à assister au départ de la charmante khanoum. Elle est montée à califourchon sur un superbe cheval noir, présent vraiment royal du chahzaddé ; puis, suivie de deux servantes, elle a enlevé sa monture au galop de chasse, sans se préoccuper du labyrinthe tortueux des rues étroites de Djoulfa, et s’est bientôt perdue dans un nuage de poussière. Je ne puis m’empêcher de remarquer, à son sujet, combien le costume persan, si disgracieux au premier abord, sied bien à une jolie femme, et combien le large pantalon porté hors des maisons doit être pratique pour monter à cheval et marcher dans la poussière ou dans la boue.

Une demi-heure après le départ de Mme Youssouf, j’ai quitté Djoulfa à mon tour, accompagnée des plus fidèles serviteurs du couvent.

hadji Houssein m’attendait dans le talar de son biroun et avait éloigné par discrétion ses clients habituels ; deux ou trois personnes à peine se trouvaient dans la cour de sa maison quand il m’a conduite à l’andéroun sans me demander compte de ma ressemblance avec Marcel.

Sa femme mérite la réputation de beauté dont elle jouit unanimement à Ispahan. On voit à sa toilette sommaire qu’elle a vécu à la cour. Est-ce à la chaleur ou à la coquetterie qu’il faut attribuer la suppression d’une chemisette de gaze destinée à voiler légèrement le buste des femmes persanes ? je ne saurais le décider ; mais j’envierais la bonne fortune d’un peintre ou d’un sculpteur qui serait assez heureux pour faire poser devant lui un pareil modèle. A mon point de vue particulier, j’ai été surtout frappée de la vivacité d’esprit de Ziba khanoum, de la gaieté de son caractère, des expressions choisies dont elle se sert en causant, et de l’aisance de ses gestes, empreints d’une certaine noblesse. Elle se plait à nous parler du temps heureux où elle vivait auprès du roi. Les voyages du chah en Europe lui ont laissé une impression d’autant plus vive qu’elle accompagna les deux favorites que Nasr ed-din emmena avec lui jusqu’en Russie, mais qu’il fut obligé de renvoyer à son départ de Moscou.

« Le chah eut un vif chagrin, me dit-elle, quand il monta sur le navire qui devait le transporter à Bakou. Tout l’andéroun l’avait accompagné jusqu’au port d’embarquement ; au moment où l’on donna l’ordre de lever l’ancre, les abandonnées poussèrent de tels gémissements et se livrèrent à un tel désespoir, que le souverain, ému de leurs démonstrations de douleur, eut un instant la pensée de renoncer à son voyage et donna l’ordre de le ramener à terre. Il n’aurait jamais quitté ses États si le docteur Tholozan et plusieurs personnes de sa suite ne lui avaient représenté combien l’Europe et la Perse même seraient défavorablement impressionnées en apprenant que le roi des rois s’était laissé attendrir par les pleurs de quelques femmes et avait contremandé un voyage déjà commencé et annoncé solennellement à toutes les puissances.

— Comment avez-vous trouvé la Russie ? dis-je à la belle khanoum.


Photo de Madame Youssouf


— Je ne connais pas ce pays. À partir du moment où le bateau s’éloigna du rivage, nous demeurâmes, mes compagnes et moi, enfermées au fond de cabines sans air ; plus tard on nous fit entrer dans des voitures de chemin de fer dont les stores étaient soigneusement baissés. Enfin, à notre arrivée à Moscou, on nous assigna des chambres closes, d’où les eunuques de Sa Majesté ne nous laissèrent jamais sortir. Le chah très occupé des splendides réceptions données en son honneur, ne pouvait, comme à Téhéran, passer ses soirées auprès de ses femmes. Elles étaient très attristées de leur solitude et de leur réclusion, quand le roi, frappé des difficultés qu’on avait déjà du vaincre pour nous amener jusqu’à Moscou sous notre costume persan, et comprenant combien il serait malaisé désormais de faire voyager des femmes en les préservant de toute souillure, se décida à nous renvoyer sur la terre bénie de Dran. Malgré les regrets qu’éprouvèrent les khanoums au moment de le quitter, elles obéirent à ses ordres avec plaisir, car depuis deux mois elles n’avaient guère vu ni la lumière du soleil ni un coin du ciel bleu. Nasr ed-din chah était d’ailleurs ravi de son voyage : il recevait partout l’accueil le plus respectueux ; des fêtes superbes lui étaient offertes, et dans les grandes villes on rassemblait en son honneur des troupes magnifiquement habillées.

« La première fois qu’il assista à une de ces grandes manœuvres militaires, il ne put, à la vue des beaux uniformes des soldats russes, réprimer son émotion et sa jalousie. De retour au palais il se montra fort courroucé contre le spaçalar (généralissime des armées persanes).

« Que fais-tu, lui dit-il, de tout l’argent que je consacre à l’habillement de mes troupes ? Le tsar aurait-il des serviteurs intègres, et moi des esclaves dignes de mourir sous le bâton ? »

« En entendant de la pièce voisine la voix vibrante de Sa Majesté, nous nous prîmes à trembler pour la vie du spacalar ; mais ce grand ministre, dont personne ne soupçonnait alors les détournements, répondit avec une telle présence d’esprit, que la fureur de son maître disparut comme les gelées d’hiver aux premiers rayons du soleil.

« Votre Majesté ne sait-elle donc pas qu’en l’honneur du passage du successeur de Djemchid et de Kosroès, le tsar a fait habiller à neuf son armée tout entière ? »

« Quelle impression Sa Majesté a-t-elle rapportée des différents pays d’Europe ? ai-je repris.

— Nasr ed-din chah aime beaucoup le Faranguistan (nom persan de l’Europe). Il a vu à ses pieds les plus grands rois et les plus puissantes princesses du monde chrétien ; il a admiré des danseuses étonnamment agiles et des femmes belles et élégantes : mais rien ne lui a paru comparable à son pays natal.

« A son retour d’Europe il vint, après avoir débarqué, se reposer le soir dans un Kalar bâti sur les rivages désolés de la mer Caspienne, et, saisi d’une émotion subite, il s’écria, en prenant à témoin ses compagnons de voyage :

« Regardez ce paysage, cette eau, ce soleil : en est-il un parmi vous qui ait vu un pays plus beau que la Perse ? »

« Le chah parle cependant avec plaisir de son passage dans les grandes villes du Faranguistan ; afin de conserver un souvenir durable de ses voyages, il a fait exécuter une grande boule d’or sur laquelle on a tracé, en rubis, émeraudes et saphirs enlevés aux couronnes de ses ancêtres ou de ses prédécesseurs, les mers, les montagnes, les vallées et les villes des pays qu’il a parcourus. Les plus beaux diamants du trésor signalent l’emplacement des capitales.

— Avez-vous vu ce globe Terrestre. Khanoum ?

— Certainement ; il a été déposé quelques jours chez AnizeH Dooulet, qui a vertement reproché au roi d’avoir fait 1111 aussi mauvais usage de bijoux d’aussi grande valeur.

— Il est regrettable en effet que Sa Majesté ait détruit des joyaux historiques.

— C’était bien là le dernier souci d’Anizeh Dooulet ! Elle aurait mieux aimé que le roi les lui eût donnés !

— Vous a-t-elle parlé de l’origine de ces trésors ?

— La plupart, prétend-elle, ont été rapportés des Indes après les conquêtes de Nadir chah. A la mort de ce prince ils furent remis à Mohammed-Aga, le fondateur de la dynastie kadjar. Seul chah Rokheh, le souverain dépossédé, refusa de livrer les richesses qu’il réservait à ses enfants à défaut de la couronne. Bien que privé de la vue, il cacha ses pierres précieuses, dérouta les espions du nouveau roi et affirma sous les serments les plus solennels qu’il n’avait en sa possession aucun joyau de valeur.

« Chercher à soustraire des trésors au terrible Mohammed-Aga, c’était s’exposer aux plus grands dangers. L’infortuné chah Bokheh supporta d’abord avec un courage surprenant chez un homme âgé les plus douloureuses tortures ; vaincu par la souffrance, il se décida à indiquer la position de quelques brillants dissimulés soit dans des puits, soit dans les fondations des murs du palais, mais l’obstiné vieillard ne fit connaître la cachette du rubis extraordinaire placé autrefois sur la couronne du dernier prince de la race de Timour (Aurengzeb), qu’au moment où il sentit couler sur sa tête, entourée d’un bourrelet de plâtre, du plomb en fusion versé goutte à goutte.

« Mohammed-Aga témoigna la joie la plus vive en retrouvant le précieux rubis et sans tarder donna l’ordre de mettre fin au supplice du vieillard, mais il était trop tard : chah Rokhch, victime de son avarice, mourut au bout de peu de jours.

Tour a Signaux a Ispahan

« L’inestimable joyau qui lui coûta la vie est placé sur la sphère terrestre de Nasr ed-din chah, non loin d’un diamant magnifique pris sur Achraf, le dernier roi afghan de la Perse, et envoyé avec la tête de ce prince à chah Tamasp par un chef de tribu du Béloutchistan. Le rubis de chah Rokhch rappelle au roi que le Démavend est la plus haute montagne du monde, et le brillant d’Achraf que Téhéran l’emporte en beauté sur toutes les capitales. »

Essayer de réformer l’instruction géographique d’une femme persane serait plus difficile que d’expliquer la géométrie à un khater (mulet)

« Pourquoi, belle comme vous l’êtes, avez-vous quitté la cour de Téhéran ?

— Nasr ed-din chah, désireux de témoigner à hadji Houssein une estime méritée par de nombreux et signalés services, m’a donnée à lui en mariage. Je ne saurais me plaindre de mon sort, car l’aga est bon, m’aime tendrement et n’a pas d’autre épouse légitime que moi ; mais je ne puis m’empêcher parfois de regretter avec amertume de ne plus prendre part aux grands voyages entrepris par l’andéroun pour suivre pendant l’été les déplacements du camp royal, et de ne plus assister aux fêtes du Norouz ou aux belles représentations religieuses données au palais pendant le mois de Moharrem en souvenir des martyrs de notre foi. »

Sur ces paroles, Ziba khanoum se lève et m’invite à visiter sa maison. La cour, plantée de beaux arbres, est rafraîchie par de nombreux jets d’eau qui envoient une poussière humide jusque dans le talar ; des rosiers couverts de fleurs, des jasmins blancs et jaunes embaument l’air et mêlent leurs parfums pénétrants à celui des essences répandues sur le tapis. L’habitation est couverte d’une terrasse entourée de murs construits en briques ; les joints verticaux sont assez larges pour permettre de regarder au dehors sans risquer d’être aperçu des voisins indiscrets. À travers les jours réguliers ménagés dans la maçonnerie de cette singulière cage apparaît une belle tour à signaux élevée sous la domination mogole. Elle est revêtue d’une mosaïque de briques et de larges inscriptions. Un escalier tournant, encore en parfait état de conservation, permet, paraît-il, d’accéder jusqu’au sommet de l’édifice, élevé de cinquante-deux mètres au-dessus du sol ; mais une porte placée devant le premier palier empêche les curieux d’atteindre la plate-forme et de regarder de ce point culminant dans les cours intérieures des maisons où les femmes vont et viennent dévoilées.

Avant de rentrer à Djoulfa, Mme Youssouf m’engage à visiter l’entrepôt des tapis situé dans le biroun.

Ces farehs (tapis), spécialement fabriqués à Farahan en vue de l’exportation, sont couverts de dessins jaunes, bleus et rouges aux tons heurtés et criards. En examinant les nouveaux produits de l’industrie persane, on ne peut que regretter les anciens tapis tissés chez les nomades avec des laines dont les teintes harmonieuses ne se fanent jamais. Aujourd’hui les Persans, après avoir reconnu les inconvénients des couleurs à base d’aniline employées dans les fabriques de Farahan, ont à peu près renoncé à acheter les tapis de cette région, et envoient leurs commandes dans le Fars, où la civilisation n’a pas encore fait abandonner les teintures naturelles, si belles et si durables.

À mon retour au couvent je trouve Marcel, le P. Pascal et Mirza Taghuy khan réunis au parloir. Le docteur vient nous communiquer la réponse de Zellè sultan à notre lettre ; elle est arrivée sous l’escorte de deux courriers, l’un chargé de la porter, l’autre de s’assurer qu’elle sera exactement remise à nos excellences. Le prince nous assure de ses bons sentiments et témoigne aux « gentilshommes français », dont le renom est parvenu jusqu’à lui depuis leur entrée en Perse, le plaisir qu’il aurait à les recevoir à Boroudjerd, où il campera quelques jours encore. La missive, fort gracieusement tournée, invite le sous-gouverneur d’Ispahan à nous traiter avec les plus grands égards, et à s’entendre avec le mouchteïd et l’imam djouma afin que nous puissions visiter sans péril tous les édifices affectés d’une manière plus ou moins directe au culte musulman.

Le prince ordonne encore d’expédier aux hakems des provinces du Sud les instructions les plus sévères et de leur enjoindre de faire tous leurs efforts pour faciliter notre voyage, soit que nous désirions suivre, en quittant Chiraz, la voie directe de Bouchyr, ou celle de Firouzabad. Zellè sultan pousse même la prévoyance jusqu’à prévenir les gouverneurs qu’ils auront à lui rendre compte de leur conduite s’il nous arrive malheur. Quant aux simples mortels assez audacieux pour nous offenser, ils devront, sur la seule vue du fîrman, recevoir double ration de coups de bâton. Si j’en juge par ces précautions, le sud de la Perse doit être difficile et dangereux à parcourir.

Une expédition de la dépêche de Zellè sultan est déjà parvenue au sous-gouverneur, à l’imam djouma et au mouchteïd. Ce dernier a paru blessé des termes du firman, mais il n’a pas osé soulever d’objection. Néanmoins, comme le clergé ispahanien se pique de suivre à la lettre les prescriptions religieuses et que la loi musulmane interdit aux chrétiens l’entrée des mosquées, il est nécessaire que les casuistes mettent à contribution toute leur science et découvrent un texte de nature à tirer les prêtres d’embarras. Le livre révélé et ses commentaires sont d’une interprétation trop facile pour que, sur l’ordre du prince, d’adroites recherches restent infructueuses. En attendant la décision des théologiens, Mirza Taghuy khan nous offre de nous conduire à Coladoun, un des sites les plus charmants des environs dTspahan.

Un chemin très plat menant au village, le docteur veut faire sortir en notre honneur les voitures de son maître, et nous donner le plaisir de voyager en carrosse au cœur de la Perse. Ces équipages, solides comme des prolonges d’artillerie, sont habitués à des exercices variés, mais on ne saurait cependant les faire passer dans quelques rues étroites ou trop ruinées de la ville, ni leur faire escalader avec la seule aide des chevaux l’entrée des ponts jetés sur le Zendèroud. Il est donc convenu que nous nous rendrons à cheval jusqu’à Coladoun et qu’au retour les voitures ramèneront les excursionnistes sur les bords du fleuve.


Une rue d'Ispahan