La Perle/Les derniers momens de Charles V

Louis Janet (p. 1-6).

Les derniers momens de Charles V.


Cestuy sage roy, démonstrant les signes de sa grant constance, nonobstant les tourmens de l’engagement (du progrès) de sa maladie, pour donner aulcune récréacion de réconfort à ses serviteurs, que il véoit (voyait) pour lui grandement adouléz (affligés), et dont il avoit grant pitié, en efforçant sa puissance[1], vouloit chascun jour estre levé et vestu, et mangier à table, et, quelque foible qu’il fust, leur disoit paroles de réconfort et bons admonestemens, sans quelconques clameur ou plainte ne signe de douleur, fors en appelant le nom de Dieu, de Nostre-Dame et des saincts ; et, deux jours ains (avant) son trespassement, tout eust-il (bien qu’il eût) passé moult greveuse (tres fatigante) nuict, luy levé et vestu, va regarder ses chamberlans et tous les aultres serviteurs et phisiciens (médecins), qui étoient tous esplorez, adont (puis) leur prist à dire, de très joyeux visage et en semblant de bonne convalescence : « Esjouissez-vous, mes bons loyaulx amis et serviteurs, car, en briefve heure ( dans peu de temps) seray hors de vos mains. » Lesquels, oyant ces paroles, ignorérent, pour la joyeuseté de la chière (du visage), en quel sens ot (il eut) dit la parole, de laquelle, tost après, l’effect leur en donna la clarté.

Le samedi devant son trespas, apparurent en luy les signes mortels, où les douleurs furent horribles, sans que aperçue fust en luy aulcune impacience ; mais, en continuant sa dévocion, fousjours étoit sa clameur à Dieu, et, à costé de luy, son confesseur luy admonestoit les paroles en tel article (telle situation) nécessaires, auxquelles, comme très vrai chrestien catholique, respondoit et faisoit signes de grant foi à nostre Signeur.

Quant vint le dimanche à matin et jour qu’il trespassa, fist appeler devant luy tous barons, prélas, son conseil et chancelier : après ces choses, requist (demanda) la couronne d’espines de nostre Signeur, laquelle luy fust apportée par l’évesque de Paris, et aussi par l’abbé de Saint-Denis, la coronne du sacre des roys, celle d’espines receupt à grant dévocion, larmes et révérance, et haultement la fist mectre devant sa face ; celle du sacre fist mectre soulz ses pieds ; adont commença telle oraison à la saincte coronne : «  coronne précieuse, dyadème de nostre salut, tant doulz et emmiellé le rassadyement {satisfaction) que tu donnes, par le mistère qui en toy fu compris à nostre rédempcion, si (aussi) vrayement me soit celluy propice duquel sang tu fus arrousée, comme mon esperit prent resjoyssement en la yisitacion de ta digne présence ! »

Après, tourna ses paroles à la coronne du sacre, et dist : « coronne de France, que tu es précieuse et précieusement très ville ! précieuse, considéré le mistère de justice lequel en toy tu contiens et portes rigoureusement ; mais ville, et plus ville de toutes choses, considéré le faiz, labour, angoisses, tourmens et peines de cueiu ?, de corps, de conscience, et périlz d’âme, que tu donnes à ceulx qui te portent sur leurs espaules, et qui bien adviseroit ces choses, plutost te laisseroit en la boë gésir (rester gisante) qu’il ne te relèveroit pour mettre sur son chief (sa tête). »

Là dit le Roy maintes notables parolles, plaines de si grant foi, dévocion et reconnoissance vers Dieu, que tous les oyans movoit à grant compassion et larmes.

Porté fu le Roy de sa couche en son lict ; et comme il prensist moult à foibloyer (commençait beaucoup à faiblir), son confesseur luy alla dire : « Sire, vous me commandastes que, sans attendre au derrain (dernier) besoing, je vous ramenteuse (rappel lasse) le derrain sacrement ; combien que (quoique) nécessité ne vous y chace mie {pousse point) et que maints, après celle unxion, soyent retournez à bonne convalescence, vous plaist-il, pour le réconfort de vostre âme, la recepvoir. »

Le Roy respondit que moult lui plaisoit : adont, luy fust apprestée, et volt (voulut) le Roy, que toutes manières (espèces) de gens à qui il plairoit entrassent dedans sa chambre, laquelle fu tost remplie de barons, prélas, chevaliers, clercs et gens de peuple, tous plourant à grans sanglots de la mort de leur bon prince ; sur tous y menoit deuil son loyal chambellan, le signeur de La Rivière, si grant que il sembloit comme homme tout rerais (privé) de son sens, et par (avec) telle contenance, ala le Roy baisier, si, comme il vint dehors, que à tous fist moult grant pitié.

Le Roy luy-mesme, selon sa foiblesse, s’aida à sinulier (s’oindre). La cérémonie finée, se fist tourner la face vers les gens et peuple qui là estoient, et dist : « Je sais bien que, ou (au) gouvernement du royaume, en plusieurs choses, ay offensé grans, moyens et petis, et aussi mes serviteurs auxquels je devois estre bénigne et non ingTat de leiu" loyal service, et pour ce, je aous pry, ayez merci de moi : je vous requiers pardon. » Et adont, il se fist hausser les bras, et leur (vers eux) joingnit les mains; si povez savoir, se (aussi pouvez-vous penser si) grant pitié et larmes y ot giclées de ses loyaulx amis et serviteurs.

Un peu après, et approchant le terme de la fin, en la manière des anciens pères patriarches du vieulx Testament, fist amener devant luy son filz aisné, le Dauphin, et le bénit, et aussi tous les présens (assistans), à la prière du signeur de La Rivière, disant ainsi : « Benedictio Dei, Patris et Filii et Spiritûs Sancti; descendat super vos et maneat semper. » Laquelle béneysson receuprent tous à gênons à grant dévocion et larmes. Puis leur dist le Roy : « Mes amis, allez-vous-en, et priez pour moy, et me laissiez, afin que mon travail soit fine en paix. » Lors, luy tourné sus l’autre costé, tost après, tirant à l’angoisse de la mort, oy toute l’histoire de la Passion et aultres près de la fin de l’Évangile sainct Jehan, et commença à labourer (souffrir) à la fin dernière, et, à peu de trais (râlemens) et sanglots, entre les bras du signeur de La Rivière, que moult chièrement il aimoit, rendit l’esperit à nostre Signeur.


Christine de Pisan.
  1. Faisant des efforts au-dessus de ses forces.