La Perle/Aperçu historique sur les femmes littéraires de la France

Louis Janet (p. i--).

COUP D’ŒIL HISTORIQUE
SUR
LES FEMMES LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.


Les femmes sont l’ornement de la littérature, comme elles le sont de la société, et leur aimable influence s’y fera toujours sentir comme dans ce qui touche plus intimement au bonheur de la vie : les femmes ont voulu de tout temps contribuer à nos plaisirs intellectuels, pour qu’il ne fût pas dit que nous puissions étre heureux sans elles ; l’ingénieuse allégorie qui plaçait les arts libéraux sous la tutelle des muses n’a pas été moins respectée en France que dans la Grèce de Périclès et la Rome d’Auguste : le Parnasse était plus solide que l’Olympe de la mythologie antique.

C’est que les femmes, ambitieuses de plaire plutôt que de s’illustrer, n’ont pas dédaigné d’ajouter une perfection à celles qui sont leur apanage plus exclusif, et depuis Sapho jusqu’à nos jours, elles nous ont prouvé sans cesse que le génie littéraire n’était pas un privilège de l’homme, qui s’en est arrogé tant d’autres qu’il lui faudra restituer un jour.

Les femmes ont réussi toutes les fois qu’elles ont tenté de nous montrer que leur esprit était aussi étendu et plus délicat que le nôtre ; malgré les arrêts antipathiques de Boileau, malgré les envieuses épigrammes de Lebrun, elles n’ont jamais mieux qu’aujourd’hui révélé ce qu’il y a de tendresse poétique dans leur cœur, de couleurs gracieuses dans leur imagination et de puissante originalité dans la nature de leurs œuvres : l’histoire nous offrait des femmes grands hommes ; nous avons eu des femmes grands écrivains.

Quand le beau ciel de notre Provence voyait naître une langue et une poésie entées sur le latin et le celtique, quand la chevalerie enfantait les troubadours comme la guerre de Troie avait créé les Homères, ce furent des femmes qui établirent ces Cours d’Amour renommées, où une émulation galante excitait les poètes à se produire pour la récompense d’une écharpe, d’un regard ou d’un baiser. Alors la comtesse de Die, la comtesse de Provence et Clara d’Auduze, si distinguées d’ailleurs par leur naissance et leur beauté, se distinguaient à l’envi par leurs sirventes et leurs chansons. Clémence Isaure, qui fonda les jeux floraux à Toulouse, pensa que ce n’était point assez de rompre des lances en l’honneur des dames, et qu’une lice ouverte au gai-savoir les célébrerait plus dignement que des combats à outrance : l’amour était le mobile et le but de la chevalerie armée ; la poésie devint l’occupation la plus chère de l’amour, et les femmes excellèrent à exprimer ce qu’elles inspiraient si bien.

Marie de France avait déjà, dans la langue nouvelle des trouvères du nord, ébauché les fables de Lafontaine, lorsque Christine de Pisan vint à la cour de Charles V rivaliser avec Froissard et Charles d’Orléans, au point de faire oublier son origine étrangère et de réunir, ainsi qu’Eustache Deschamps, son contemporain, tous les talens à toutes les gloires. Avant elle, Héloïse avait justifié les femmes du reproche de frivolité, en se familiarisant avec le vaste arsenal des sciences, et surtout avec les armes les plus acérées de la dialectique : il est vrai que le célèbre Abailard était son maître et son amant.

Par malheur, la vérité chronologique rejette à notre époque cette Clotilde de Surille qu’une maladroite supercherie avait placée dans le quinzième siècle, qui lui reproche de nombreux anachronismes de pensées et d’expressions, mais qui lui reconnaît un talent spirituel de l’école de Voltaire. Clotilde de Surville, quel que fût son nom, n’avait pas besoin de rouiller d’une orthographe barbare son style élégant, quoique verbeux. et d’aspirer à une réputation vieille de quatre cents ans.

Pendant ce seizième siècle si plein de noms et et d’éénemens, où la langue fut réformée par Clément Marot et Rabelais, comme la reli{jion par Luther et Cahin, les femmes les plus brillantes et les plus lettrées se trouvent parmi Télite de la cour de François Ier, qui figurait Apollon entouré des Neuf-Sœurs, suivant la comparaison usitée chez les poètes ses valets ae chambre. La poésie alors se fait rarement bourgeoise, excepté avec Louise Labé, la belle Cordière de Lyon, et plus tard avec Catherine Desroches ; la poésie était reine, dans ce temps où Marguerite, fille de l’empereur d’Allemagne, pour se consoler de ses infortimes matrimoniales, au milieu d’une effroyable tempête qui faillit engloutir son vaisseau, rima son épitaphe en distique français.

Louise de Savoie, mère du roi, écrivait tour à tour des contes naïvement licencieux et le journal de sa vie à la manière de l’Estoile et de Dangeau ; sa fille, Marguerite de Valois, la femme la plus remarquable de son siècle, écrivait aussi des contes que ceux de Boccace, de Bandel et de Bonaventure Desperriers ne surpassent point en variété d’invention, en finesse de narration. Cette princesse, amie et protectrice des littérateurs et des lettres, qu’elle faisait aimer à son royal frère, était plus instruite en théologie qu’un docteur de Sorbonne, et aussi versée dans l’étude des langues qu’un professeur du Collège de France. Elle est la seule personne de son sexe qui ait composé des mystères et des farces, lorsque ces pièces de notre théâtre naissant étaient prostituées aux clercs de la Bazoche et aux bateleurs des Enfans-sans-souci : l’Heptameron n’avait que faire des poésies chrétiennes, pour immortaliser la Marguerite des Marguerites.

La poésie était tellement inséparable d’une belle éducation chez une femme, que Diane de Poitiers, la maîtresse héréditaire des rois, eut recours à son pouvoir pour captiver davantage Henri II, et ce fard lui enleva quelques rides. Puis, encore une Marguerite, une reine de Navarre, une petite-fille de François Ier, qui manie la prose avec autant de grâces et de vigueur que Brantôme, sire de Bourdeilles, lequel n’eut garde d’omettre ses aventures dans les Dames galantes : la première femme de Henri IV trace en se jouant les plus agréables mémoires, sans le secours d’un secrétaire.

Les amours perpétuelles de Henri IV donnèrent occasion à de simples et éloquentes correspondances où Corisandre d’Andouins, Gabrielle d’Estrées, la marquise de Verneuil, ont tour à tour entretenu la tendresse du plus amoureux et du plus inconstant des princes : pourtant la mode n’était pas encore tournée à l’épistolaire, et si la Ligne, en quarante ans de troubles religieux et politiques, n’a produit que des mémoires écrits par les témoins et les acteurs de ce sanglant drame, la Fronde, cette guerre ci^ ile soulevée et soutenue par des femmes, eut aussi des femmes pour historiens ; car les femmes participent toujours aux révolutions de palais : les mémoires de mademoiselle de Montpensier et de madame de Motteille sont parés de ce galant négligé de cour, qui n’exclut ni l’étiquette, ni le luxe, ni le bon goût ; ou dirait que ces dames font poser tous leurs contemporains dans leur oratoire, qui était le boudoir du temps.

Mais le duc de Richelieu qui signait avec la même plume les pensions de Pierre Corneille et l’arrêt de mort de Cinq-Mars, avait trop impérieusement accoutumé son époque aux merveilles de l’esprit, pour que les femmes ne se mêlassent pas à ce mouvement littéraire qui s’annonçait par le Cid ; cependant les femmes n’eurent point accès à l’Académie française ; il est vrai que les études austères de la morale et de la philosophie, que mademoiselle de Gournay, la fille adoptive de Montaigne, avait apprises de son illustre maître, furent sacrifiées aux longs récits du roman tendre que l’Artamène et la Clélie répandirent par toute l’Europe ; mademoiselle de Scudéry, dont l’immense réputation est enfouie dans trente volumes, où personne ne va plus chercher les aventures de la cour de France sous des noms Mèdes et Romains, serait aujourd’hui plus appréciée, si ses ouvrages avaient été moins admirés de son vivant : on aimait alors les grands romans et les petits vers.

Ici s’ouvre le siècle de Louis XIV, où les femmes occupent tant de place dans les lettres classiques ainsi que dans la vie privée du monarque : Les Précieuses ridicules et les Femmes savantes de Molière resteront comme des modèles de bonne comédie et d’injuste partialité ; ce sont des représailles contre l’Hôtel de Rambouillet, qui opposait une coterie de femmes aux coteries d’auteurs qui se réunissaient dans les cabarets ; sans doute madame Deshoulières, après avoir pris fait et cause pour Pradon contre Racine, confirma par sa tragédie de Genseric l’opinion qui refuse aux femmes le talent dramatique, opinion que mademoiselle Bernard et madame Dubocage n’ont pas détruite depuis ; mais dans la poésie facile et bergère, madame Deshoulières a surpassé les Idylles de Segrais et les rimes redoublées de Chapelle.

Tous les genres sont desservis avec succès par des femmes : madame de Villedieu égale Benserade pour les madrigaux ; madame d’Aulnoy ose faire des contes de fées après Perrault ; Ninon de Lenclos éparpille ses lettres et ses amours : madame de La Fayette lutte d’esprit avec Hamilton, le charmant historiographe du chevalier de Grammont ; madame Guyon, illuminée par les feux de l’amour divin, semble écrire sous l’inspiration de Fénelon ; madame Dacier traduit et commente Homère ; les femmes font des livres partout et sur tout : mademoiselle de La Vallière, dans son cloître des Carmélites, recueille les pieuses rêveries de Sœur de la miséricorde.

Là commence, au signal de Saint-Évremont et de Bussy-Rabutin, ce delDordement épistolaire qui entraîne madame de Sévigné, madame de Grignan, madame de Maintenon, madame des Ursins et tant d’autres, jusqu’à mademoiselle de Lespinasse, jusqu’au roman par lettres de mesdames de Riccoboni et de Souza. Madame de Sévigné, sous cette forme banale et familière qu’elle relève avec coquetterie, raconte toute l’histoire courtisanesque du règne de Louis XIV, et fait de la langue comme d’un chiffon qu’une femme arrange artistement pour sa toilette ; dans ses lettres la langue est plus naïve, et plus hardie, et plus souple, et plus riche, et plus harmonieuse que dans tous les livres sortis du sanctuaire académique.

La régence vient ensuite, et les femmes littéraires n’ont rien perdu de leur autorité sous le ministère corrupteur de Dubois, sous le voluptueux sérail de Philippe d’Orléans : la duchesse du Maine préside en vers et en prose à ses divertissemens de Sceaux ; madame de Staal prête son style vif et mordant aux haines de l’altière duchesse qui conspirait avec ses poètes et ses musiciens ; mademoiselle Aïssé se naturalise française dans la relation intéressante de ce qui lui est arrivé en France ; madame de Tencin invente des romans après en avoir fait en action de plus historiques, et de non moins délicieux ; madame de Tencin fut la mère de d’Alembert, le grand-prêtre des philosophes.

Louis XV, élève de l’abbé Fleury, ne fut pas plus tôt en âge de tenir le sceptre, qu’il le remit aux mains des ministres Cotillons : madame de Pompadour et madame Dubarry, l’une par sympathie et l’autre par mode, renouvelèrent, les beaux jours d’Aspasie en l’entourant d’une atmosphère de poésie et de science. Voltaire avait pour ainsi dire anobli le génie des femmes en attachant à son char de triomphe la docte madame du Châtelet, qui s’adonnait avec amour aux mathématiques. Dans ce temps-là, madame Dunoyer publiait des gazettes en Hollande ; mademoiselle de Lussan distillait notre histoire en romans assez peu historiques ; madame du Deffant correspondait avec Horace Walpole ; madame de Caylus peignait en buste et eu miniature la cour de Louis XIV ; madame Dubocage essayait de réaliser le problème d’une épopée en vers français ; madame Geoffrin, qui parlait peu et n’écrivait pas, composait les soupers les plus littéraires et les mieux choisis, sous le double rapport des mets et des convives ; madame Geoffrin reflétait toutes les célébrités de l’Encyclopédie.

Le dix-huitième siècle ne se lassait pas d’enfanter auteurs et livres nouveaux ; les femmes prenaient rang avec Diderot, d’Holbach, Helvétius ; madame de Beauharnais avait été formée poète par l’astre de Dorât ; madame de Graffigny avait aussi habillé en Péruvienne une Nouvelle Héloïse ; madame de Riccoboni était capable d’achever la Marianne de Marivaux ; madame Chénier, grecque comme mademoiselle Aïssé, improvisait pour ses amis des morceaux remplis de grâces et d’érudition, dignes de cet André Chénier qui nous tient lieu à la fois d’Homère et de Théocrite.

La république et la Terreur réservèrent toute l’énergie féminine pour les dévouemens des Sombreuil et des Charlotte Corday. Cependant, au bruit sourd de la guillotine, madame Roland rassemblait ses souvenirs en prison ; Émilie semait de roses la mythologie de Demoustier ; madame Bourdic—Viot trouvait quelques rimes faciles ; madame Constance Pipelet se faisait connaître, avant de doter de sa couronne poétique un prince de Salm ; madame Perrier chantait le Rien.

Sous Bonaparte, qui haïssait les femmes de lettres, plus d’un légitime succès de femme répondit à ses incorrigibles préventions : madame Babois et madame Dufresnoy marchèrent sur les traces de Berlin et Parny ; elles mirent dans l’élégie du sentiment, à défaut de poésie : madame de Genlis, entre une désespérante quantité de volumes, fit remarquer sa jolie et courte nouvelle de mademoiselle de Clermont ; madame Cottin, qui a de l’âme, de l’imagination et de la verve, aurait pu faire un chef-d’œuvre, et n’a laissé que de bons romans : madame de Staël, qui fut un homme de génie sublime, sera toujours une exception unique et prodigieuse dans son sexe comme Bonaparte parmi les soldats de fortune ; l’Exilée de Coppet résume toute son époque littéraire, de même que le Captif de Sainte-Hélène, son époque militaire et politique.

Aujourd’hui que les femmes sont entravées par moins de préjugés et tendent vers une espèce d’affranchissement moral, la littérature compte sur elles pour sa régénération, et dans toutes ses parties un nom de femme peut être avantageusement opposé à un nom d’homme : mesdames de Souza, Sophie Gay, Émile de Girardin, Montolieu, Élise Voyard et Mélanie Waldor, se partagent l’empire du roman ; mesdames Célestine Yien, Élisa Mercœur, Désormery, Janvier, Céré-Barbé font des vers qui sont lus ; madame Desbordes Valmore succède à madame Dufresnoy, et au-dessus de toutes, dans la haute sphère des Delavigne, Lamartine et Hugo, madame Tastu est poète comme madame de Staël fut prosatrice.

P. L. Jacob, bibliophile.