La Pensée de Schopenhauer/Introduction

Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. v-xxviii).
INTRODUCTION

LA PENSÉE DE SCHOPENHAUER

Malgré que certaines tendances de sa pensée semblent particulièrement inactuelles et même directement contraires à celles du monde moderne, il paraîtrait que Schopenhauer est aujourd’hui fort à la mode. Nous avouons n’avoir guère eu, pour notre part, l’occasion de recueillir des témoignages palpables de cette vogue. Bien plutôt nous serions frappé de voir à quel point le moins obscur et le moins rebutant des philosophes est peu ou mal connu des milieux cultivés. En tous cas, qu’il s’agisse de contribuer à satisfaire un goût de notre temps, ou au contraire d’attirer son attention sur une grande figure et une grande œuvre trop négligées, nous croyons que la tentative se justifie de présenter au public français, sous forme de morceaux choisis et traduits dans sa langue — en lui offrant par surcroît la faculté de se reporter au texte original — « la pensée de Schopenhauer ».

Cette pensée, qui parle un langage fort suggestif et, en son genre, fort clair, notre effort a visé à ce qu’elle s’expliquât autant que possible d’elle-même. En choisissant, parmi ceux qui se pouvaient sans trop d’inconvénient détacher du contexte, les passages caractéristiques où elle s’exprime, nous avons été conduit à essayer d’en donner une sorte de raccourci, qui est autre chose qu’un simple recueil de « morceaux intéressants ». Il va de soi que ce raccourci ne saurait prétendre fournir à qui que ce soit un équivalent du texte original complet, puisque précisément il y supprime, en l’abrégeant, un fil conducteur, et qu’il avait pour objet de réduire à certains points saillants ce que l’œuvre intégrale déploie en une ligne continue. En revanche, nous croyons avoir tenu compte des principales faces, des principaux aspects de cet organisme plastique dont son auteur disait qu’il n’était au fond que le développement d’une seule et même idée.

On n’attend pas d’un profane, qui doit uniquement à des circonstances heureuses, et nullement à l’étude spéciale des philosophes, d’avoir pris contact avec la pensée d’un grand homme, et qui ne s’adresse pas non plus — le principe même de ce recueil de fragments le dit assez — à des professionnels, qu’il refasse ici, après des spécialistes compétents, l’analyse et la critique du « système » de Schopenhauer. A d’autres le soin d’exposer et de discuter ses concepts et sa dialectique, de dire quelle est la place de ce système parmi les autres, en quoi il les répète ou au contraire les dépasse, quelles sont, avec son apport durable, ses lacunes ou ses contradictions. Pour nous, considérant en Schopenhauer non point tant le « philosophe » auteur d’un système qu’une personnalité originale de signification généralement humaine, ce que nous voudrions plutôt faire ici, c’est de marquer l’attitude caractéristique de cet esprit en face d’un Univers où nous sommes tous appelés à vivre et qui, en définitive, nous propose à tous les mêmes énigmes : et c’est de montrer en quoi Schopenhauer peut être un maître et un guide — un « éducateur », disait Nietzsche — pour tous ceux, quelle que soit leur spécialité, qui conservent aujourd’hui, avec le souci des problèmes vitaux, le goût désintéressé des idées.

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Néanmoins, avant de l’essayer, il nous paraît indispensable de préciser la signification de quelques-uns des termes par où Schopenhauer désigne les notions fondamentales de sa philosophie, termes qui reviennent à chaque instant sous sa plume et qu’il a tout particulièrement fait siens par le sens qu’il leur donne. Faute de quoi détachées d’un ensemble grâce auquel ces termes s’expliquent, certaines idées par ailleurs fort claires risqueraient de demeurer peu intelligibles au lecteur novice. Ceci, du même coup. nous permettra de donner satisfaction en quelque mesure à ceux qui s’attendraient à voir ici un exposé, qu’on peut trouver dans plusieurs bons manuels, des grandes lignes du « système ».

Et d’abord le terme de Wille. Contrairement aux autres traducteurs français, qui tous, sauf erreur, traduisent Wille par « volonté », nous avons cru préférable de le traduire par « Vouloir », en soulignant d’un V majuscule l’emploi inaccoutumé de ce mot comme substantif. On fait mieux entendre ainsi. d’abord que le sens donné par Schopenhauer au mot Wille lui est particulier, ensuite que ce sens dépasse infiniment tout ce qu’on entend communément en français par « volonté », à savoir la volonté humaine consciente. Embrassant, à côté du conscient, tout l’inconscient, le « Vouloir » schopenhauerien embrasse donc aussi, en même temps que le « volontaire », tout l’« involontaire ». C’est dire déjà qu’il est le principe essentiel de toute vie ; et c’est en ce sens que « Vouloir » et « Vouloir-vivre » sont synonymes chez Schopenhauer. Mais il y a plus ; le « Vouloir » est plus que l’essence de toute vie, ou même de tout mouvement. Il est l’essence de toute matière et de toute forme, de tout phénomène et de tout objet ; il est l’essence de tout ce qui est, depuis la consistance, la structure et le mouvement de la pierre qui tombe, jusqu’à l’acte conscient et réfléchi de l’homme qui « veut ». En tant que nous le connaissons, ou pouvons le connaître, c’est-à-dire pour notre esprit, l’Univers tout entier n’est rien d’autre que « représentation » ; mais en soi, c’est-à-dire en dehors des formes de notre entendement — temps, espace, causalité, etc… — ou, si l’on veut, au delà de nos possibilités de connaissance, ce même Univers n’est rien d’autre que « Vouloir ».

Et comment puis-je le savoir ? Ou de quel droit donné-je ce nom de Vouloir à l’essence de tout ce qui est ? C’est qu’il y a une chose, répond Schopenhauer, —la seule au monde — qui ne m’est pas connue seulement de façon indirecte, c’est-à-dire sous forme de représentation, mais bien directement et comme une donnée intérieure immédiate : c’est cette chose que, ressentie au-dedans de moi, j’appelle précisément mon Vouloir. Or, s’il est certain que j’entrevoie en elle ce qui fait le fond et l’essence de mon propre être, j’ai le droit, moi qui fais partie intégrante de la nature, de l’appliquer, en lui conservant le même nom, à l’interprétation de tout l’Univers et d’en faire le principe unique auquel se ramène le contenu intérieur et caché de tous les phénomènes et de tous les êtres.

Comment ce Vouloir est par essence désir — désir d’être — et ce désir nécessairement souffrance ; comment ce Vouloir souffrant ne parvient à la rédemption qu’en se renonçant, pour avoir atteint chez un individu à l’intuition de sa propre essence et de sa propre unité dans toutes les créatures, et pour s’être aperçu se mutilant lui-même dans l’aveugle conflit des désirs et des égoïsmes individuels : c’est là ce que le texte de notre auteur saura mieux faire entendre. Il importe davantage ici de prévenir une erreur grossière, qui serait de considérer le Vouloir de Schopenhauer comme une explication de l’origine du monde, et ce que nous appelons, faute d’un meilleur mot, un principe essentiel, comme une cause. Toutes les causes sont dans le monde ; mais — pour cela même — il n’y a pas de cause du monde. C’est là un point capital de la pensée de Schopenhauer. Toutes les causes agissent dans le temps ; or le temps, qui est qu’une forme de notre esprit, est par essence sans commencement, et la chaîne des causes avec lui. Donc une cause du monde, une cause première, aussi bien au sens du dogmatisme matérialiste qu’au sens du dogmatisme chrétien — ces deux frères jumeaux qui se méconnaissent. — aussi bien comme première molécule que comme Jahveh créateur ; une cause première, arbitrairement insérée en un point du temps vu prétendant faire commencer le temps lui-même, est une contradiction dans les termes. Ainsi le Vouloir schopenhauerien n’est pas la cause de l’Univers. Il en est l’essence ou le contenu intérieur, la condition ou le substratum métaphysique. Il donne un nom à ce « noumène » ou cette « chose en soi » qui pour Kant demeurait un X. Si l’on veut, il est l’Univers même, ou, plus précisément, ce qui, prenant conscience de soi dans le cerveau d’un sujet connaissant et se manifestant ainsi dans le temps et l’espace, formes de nos représentations, s’appelle dès ce moment l’Univers.

Contre-partie de Wille, le mot de Vorstellung, qui s’applique à cet Univers en tant que nous le connaissons ou pouvons le connaître, et qui désigne ainsi toute espèce de connaissance, quelle qu’elle soit, n’offre pas de difficultés. Il se traduit presque littéralement et de façon pleinement satisfaisante par « représentation ». Il n’en va pas de même du mot Anschauung, qui désigne une certaine catégorie de représentations, celles que Schopenhauer appelle « primaires » et que l’homme a en commun avec l’animal. Partant de la donnée immédiate d’une affection de ses sens, l’être connaissant rapporte instantanément et directement cette affection à sa cause, et perçoit cette cause sous l’aspect d’un objet. C’est là la fonction de « l’intellect pur », qui est la perception du monde sensible ou réel. Pris dans ce sens initial et général, le mot Anschauung ne nous a pas semblé pouvoir se traduire mieux que par « perception », qui n’est pas d’ailleurs son équivalent littéral. Mais là où il s’agit plus particulièrement de l’homme, chez qui une connaissance secondaire — abstraite ou réfléchie — se superpose à cette connaissance primaire, il y avait lieu, dans beaucoup de cas, de traduire Anschauung par « intuition » ou « connaissance sensible », l’opposant ainsi à abstraction ou connaissance réfléchie. En tous cas, comme qu’on traduise le mot Anschauung, l’important est de bien conserver l’idée essentielle qu’il enferme, celle de vision directe. C’est là d’ailleurs qu’est aussi le vrai sens, le sens étymologique, du mot français « intuition », et non point dans je ne sais quelle idée de divination qu’on y mêle aujourd’hui.

Pour le mot Erscheinung, on le rend en général dans le langage philosophique français par son équivalent grec « phénomène », qui est également usité en allemand, entre autres par Schopenhauer. Tous deux signifient « apparition » ou « manifestation ». Le phénomène — ou les phénomènes, — c’est en effet l’apparition ou la manifestation du Vouloir dans le visible, dans le sensible, laquelle constitue le monde de la représentation, autrement dit notre monde réel. Là où le mot Erscheinung est employé seul, nous le traduisons par « phénomène ». Là où il est suivi d’un complément, nous le traduisons en général par « manifestation ». On dit la manifestation, et non pas le phénomène, de quelque chose.

Quant au mot Idee, que l’adjonction d’un accent aigu suffit à traduire, mais auquel nous laissons à dessein sa majuscule allemande, Schopenhauer lui donne une signification toute spéciale. L’empruntant à Platon, comme il emprunte en partie à ce dernier la théorie qu’il y rattache — théorie sans doute assez chimérique aux yeux de la philosophie actuelle, — il conserve rigoureusement à ce vocable son sens grec et étymologique de forme ou d’image (είδος, videre). Ce qu’on retrouve dans les « Idées » du philosophe allemand, ce sont donc les « Idées » de Platon, ces species rerum, modèles immuables, archétypes éternels des choses, inaccessibles au sens commun, mais seule véritable réalité, qui projettent sur le mur de la caverne, en ombres changeantes et fugaces, le monde illusoire du sensible et du devenir. Le Vouloir, nous dit Schopenhauer, ne se manifeste pas, ne « s’objective » pas directement en phénomènes et en choses particulières. Il s’affirme dans le monde connaissable par l’intermédiaire de certaines formes ou de certaines forces de caractère fixe, qui sont les formes et les forces éternelles de la nature. Sous-traites comme le Vouloir même, dans leur essence propre, à toute prise de la connaissance, mais pro- jetées néanmoins en phénomènes et en objets qui multiplient à l’infini leur image dans le temps et dans l’espace, ces formes ou ces forces, en un mot ces « Idées », flottent en quelque sorte à la limite des deux mondes du Vouloir et de la représentation. Elles sont, comme dit Schopenhauer, « l’objectivation immédiate du Vouloir ». Elles déterminent d’autre part ce qu’il appelle ses « degrés d’objectivation », en ce sens qu’elles s’étagent en une hiérarchie, qui va des forces élémentaires de la nature, où règnent l’uniforme et l’inconscient, jusqu’aux formes supérieures de la vie consciente et individualisée. L’unité métaphysique de chacune de ces « Idées », que nous voyons se refléter en des millions de phénomènes, s’atteste par la permanence et la rigoureuse nécessité des lois de la nature, qui veut qu’une même force, sitôt que les mêmes causes occasionnelles la déterminent à se manifester dans le temps et dans l’espace, s’y manifeste aujourd’hui comme il y a cent mille ans par des effets toujours identiques.

En voilà assez pour prévenir toute équivoque, c’est-à-dire pour montrer que « l’Idée », au sens de Schopenhauer, n’a rien à Voir avec ce qu’on entend communément en français par « idée », à savoir une notion abstraite formée par la raison. Pour ce produit de la connaissance réfléchie, Schopenhauer l’appelle Begriff, que nous traduisons toujours — et d’ailleurs assez littéralement — par « concept », afin d’éviter tout malentendu. Les Idées de Schopenhauer sont en un sens l’opposé des concepts. Elles sont des types, types en quelque sorte antérieurs aux choses particulières en lesquelles ils s’incarnent. Les concepts, au contraire, sont les rubriques générales que notre raison extrait ou « abstrait » après coup de ces choses particulières, et sous lesquelles elle les range. Rappelons que les Idées ne sont pas en elles-mêmes accessibles à la connaissance normale, tant sensible qu’abstraite, laquelle ne perçoit jamais dans les choses que des relations. Seul le génie de l’artiste, en s’affranchissant de la connaissance des pures relations — ce qui est le propre de cette connaissance anormale, parce que désintéressée, qu’est la connaissance esthétique — perçoit dans le multiple et l’accidentel l’Idée même des choses. C’est cette Idée que son œuvre nous dévoile dans un exemple individuel qui la symbolise.

Voyons enfin ce qu’il faut entendre par ce Satz vom (zureichenden) Grunde, ce « principe de raison suffisante », ou simplement « principe de raison », dont le nom, créé par Leibnitz, revient si souvent dans l’œuvre de Schopenhauer et auquel celui-ci a consacré dans son premier ouvrage, sa thèse de doctorat, une étude spéciale. A cet ouvrage notre choix de fragments n’a fait aucun emprunt, vu son caractère trop purement scolaire et dialectique. Mais comme Schopenhauer en déclarait lui-même la connaissance indispensable à l’intelligence de son système, il nous faut donner quelques indications aussi brèves que possible sur cet objet aride, qui exige l’emploi de termes trop techniques.

Le « principe de raison » exprime le rapport régulier et nécessaire qui relie entre eux tous les objets, c’est-à-dire toutes nos représentations, quelles qu’elles soient, et en vertu duquel notre monde forme un tout cohérent. Nul objet ne saurait être pour nous objet de connaissance, qui serait un objet existant « en soi » ou « pour soi ». Autrement dit : rien de ce qui est n’est sans raison d’être. Telle est la formule générale la plus simple à laquelle se ramène ce principe fondamental. Mais il revêt, au dire de Schopenhauer, quatre aspects différents — procède d’une « quadruple racine » — selon les quatre catégories d’objets ou de représentations qu’il gouverne et relie. — Dans la première catégorie, celles de nos représentations sensibles, par où nous percevons le monde réel, il apparaît sous la forme de la loi de causalité : tout changement, c’est-à-dire tout effet, suppose un autre changement antérieur, c’est-à-dire une cause, laquelle cause est elle-même un effet, et ainsi de suite à l’infini. C’est le principe de raison du devenir. C’est celui de la nécessité ou du mécanisme, que reconnaissent dans la nature toutes les sciences expérimentales. — Dans la seconde catégorie, celle des concepts ou représentations abstraites, le principe de raison signifie qu’un jugement (ou combinaison de concepts), pour formuler une connaissance, doit posséder en dehors de lui une « raison suffisante », qui seule permet de l’appeler vrai. C’est le principe de raison de la connaissance, qui définit le domaine de la logique, en tant que science, de la pensée même. Il est le fondement de ce que nous appelons vérité ; vérité matérielle, logique, transcendantale ou métalogique, selon qu’elle repose sur les objets ou sur les formes mêmes de la perception ou de la pensée. — La troisième catégorie enferme la portion purement subjective et formelle de nos représentations sensibles, c’est-à-dire les formes, connues de nous a priori, de la « perception pure », à savoir l’espace et le temps pris en eux-mêmes. Ici — où Schopenhauer l’appelle principe de raison suffisante de l’être — le principe de raison signifie que toutes les parties, soit de l’espace, soit du temps, se conditionnent les unes les autres selon un rapport fixe et nécessaire, qui pour le premier s’appelle position, pour le second succession, et qui est l’objet des sciences a priori, géométrie et arithmétique. — Enfin, il y a une dernière donnée, qui forme à elle seule, selon Schopenhauer, la quatrième catégorie de nos représentations. C’est ce qu’il appelle le « sujet du Vouloir », « objet immédiat » du sujet connaissant, lequel nous est donné intérieurement et directement, et pour cela même dans le temps seul, sans l’aide de l’espace. Par rapport à cet objet spécial, notre Vouloir, le principe de raison — qui s’appelle ici principe de raison suffisante de l’action — apparaît sous la forme de la « loi des motifs ». Sans doute, vus du dehors, les motifs sont des causes comme les autres, et dès lors nos actes, qu’ils déterminent, rentrent dans les représentations de la première catégorie, les phénomènes du monde sensible. Mais l’action de ces motifs, en même temps que perçue du dehors, l’est aussi de l’intérieur et de façon absolument immédiate. Par là elle nous livre la nature intime de tout rapport de cause à effet. C’est la causalité vue du dedans.

Ces très sommaires indications sur le principe de raison suffiront peut-être. On voit ce qu’il nous importe d’en retenir : ce principe, qui ramène à une même formule tous les rapports nécessaires selon lesquels et grâce auxquels il existe un monde connaissable, que signifie-t-il, sinon que ce monde connaissable — notre monde — est par définition le monde de la nécessité et de la relativité ? Normalement, nous ne saurions rien percevoir ni concevoir sans cette nécessité ni en dehors de cette relativité. L’intuition géniale, mais fugitive, du penseur ou de l’artiste, qui entrevoit dans une chose son essence typique et non plus les rapports de cette chose avec sa propre personne ; mieux encore, l’expérience intérieure du mystique ou du saint, expérience incommunicable, sinon par l’acte ou sous forme de symbole : tels seraient les seuls et rares états par où l’homme, déchirant, comme disent les Indous, « le voile de la Maya », semble dépasser ce monde du relatif, pénétrer au delà du « principe de raison ».

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Qu’avons-nous le droit, hommes du XXe siècle, d’appeler encore métaphysique ? Au risque, par ignorance, de nous trop avancer, nous dirons que Schopenhauer est un de ceux qui nous paraissent le mieux marquer, avec les limites de ce que ce terme désigne, son sens encore vivant et actuel. Depuis que Kant a définitivement démontré que notre intellect est incapable de spéculer sur ce qui par définition le dépasse, le « transcende », il ne saurait plus être question d’une métaphysique qui recherche l’origine, les fins et la raison de l’Univers. « Ma métaphysique, dit Schopenhauer, ne se demande en aucune façon d’où vient le monde, ni pourquoi ou en vue de quoi il est, mais uniquement ce qu’il est. » Faire de la métaphysique, ce ne sera donc plus spéculer sur des « essences » ou des « substances », poser, par exemple, un Absolu primordial, Pour en faire dériver le monde Par émanation ou évolution ; ce ne sera plus combiner des concepts abstraits, qui risquent toujours de se réduire à des mots, Pour construire ainsi, arbitrairement, avec les seuls matériaux de la connaissance, ce qui est en dehors des conditions mêmes de toute connaissance. Faire de la métaphysique, ce sera chercher la signification de ce qui est. Ce qui est, c’est-à-dire tout ce que nous voyons, sentons ou éprouvons, tout ce qui nous est donné, extérieurement ou intérieurement, en un mot la réalité, ou l’expérience : telle est la seule matière de la métaphysique. Interpréter cette réalité expérimentée : tel est son seul but et son seul rôle. Ce faisant, elle pénètre tout de même quelque peu — sans quoi elle ne pourrait garder son nom — au delà des phénomènes, au delà du physique, μετα το φυσιϰον. Comment et en quel sens ? C’est ce que nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer à propos du Vouloir et ce que Schopenhauer nous fera mieux entendre lui- même dans quelques-uns des textes cités. « Déchiffrer » le monde, comme il dit, en prenant pour clef de ce déchiffrement les données, seules directes, seules immédiates, que nous trouvons au-dedans de nous-mêmes et qui nous permettent de toucher de plus près la nature intime de toutes choses, pour ramener ainsi l’Univers à son caractère essentiel : voilà ce que peut faire la métaphysique, telle que l’entend Schopenhauer.

C’est dire qu’elle ne nous promet pas l’Absolu. Schopenhauer, sans doute, croyait, à « la vérité », particulièrement à la vérité de sa philosophie. Mais il réserve ses plus cinglantes apostrophes — et l’on sait qu’il en tenait un grand arsenal — aux « charlatans de l’Absolu » Toute prétention à l’Absolu revient, comme il dit, à faire, ouvertement ou subrepticement, du phénomène la « chose en soi ». Il n’est pas inutile de le rappeler, au moment où une philosophie à la mode nous convie à une « préhension de l’objet par le dedans » ou à un bain « dans l’écoulement de la pure durée », qui a sans doute son prix et son charme, mais dont on s’étonne de voir faire l’évangile d’un nouvel « Absolu ».

Signification et limites de la métaphysique : tel serait le premier enseignement qui se dégage pour nous de la pensée de Schopenhauer. Le second pourrait se formuler ainsi : primauté de l’intuition sur la raison dans l’ordre de la connaissance, et, plus généralement, primauté de l’instinct sur la connaissance dans l’ordre de la vie. Voilà qui est, sans contredit, très actuel. Mais ici il faut s’entendre. En raison même de leur actualité et de leur vogue, certaines idées — et celle-ci en est une — engendrent l’excès et la confusion. Or celui-là même qui fut un initiateur en cette matière, et qui s’est exprimé il y a soixante-dix ans sur cet objet avec beaucoup plus de clarté qu’on ne le fait aujourd’hui, peut nous apprendre ici à bien distinguer et à faire leur juste part à des éléments qu’on oppose. Que la faculté de connaître soit un élément secondaire, un simple produit dérivé du Vouloir, c’est- à-dire de l’instinct vital, un instrument que cet instinct, à un certain moment, est contraint de se forger à lui-même pour atteindre à ses fins ; que, d’autre part, dans l’ordre même de la connaissance, l’intuition, c’est-à-dire la perception directe du réel, soit la seule source féconde de toute notion, la con- naissance abstraite ou « réfléchie » n’étant, comme son nom l’indique, qu’un « reflet », un « réflexe » de la première, lequel permet à celle-ci de se concevoir elle-même ; tout cela, qu’enseigne Schopenhauer, nous apparaît aujourd’hui très conforme à la réalité des choses. Mais cette interprétation même n’affirme-t-elle pas, précisément quand elle lui marque ses limites, l’importance de ce que beaucoup cherchent aujourd’hui à déprécier : l’importance de la connaissance vis-à-vis de l’instinct, et celle de la raison vis-à-vis de l’intuition ? Dire que la connaissance est le produit de l’instinct et son instrument, n’est-ce point dire déjà qu’elle est la condition de toutes ses manifestations supérieures ? Et la raison, apanage de l’homme, inféconde en elle-même et nourrie de réalité par la seule intuition, mais seule capable aussi d’embrasser dans le concept le passé et l’avenir en même temps que le présent, et d’apercevoir ainsi les choses sous l’angle du général — et « il n’y a de savoir que du général », — la raison n’est-elle pas justement l’unique moyen qui soit offert à l’intuition de se réaliser elle-même en tant que connaissance, pour se fixer, se communiquer, se « signifier » ? Voilà qui semble l’évidence. Aussi ne verrons-nous point Schopenhauer se livrer à ce jeu bizarre de certains modernes : dépenser des trésors de subtile raison pour confondre cette même raison qui seule leur permet de formuler leurs griefs.

A ce point s’en rattache un autre, sur lequel Schopenhauer projette également de la lumière : celui des rapports de la philosophie et de l’art. On tend aujourd’hui à rapprocher ces deux modes d’expression de l’esprit humain. La philosophie n’est point science, encore moins ratiocination logique ; elle est art. Voilà qui est entendu. Schopenhauer, surtout vers la fin de sa carrière, l’avait déjà vu et déjà dit fort clairement. Comme l’artiste au sens strict, l’artiste-philosophe crée ; comme lui, il « configure » le monde, ce monde dont sa personnalité est le miroir. Mais avec quoi peut-il, en tant que philosophe, configurer ? Sera-ce avec des métaphores poétiques ou des éjaculations mystiques, qu’on nous présenterait volontiers comme d’autant plus chargées d’intuition, de réalité, de vérité, qu’elles seraient moins rationnelles, moins « raisonnables » ? Nullement. Pour configurer, le sculpteur a le marbre ou le bronze, le peintre les lignes et les couleurs, le musicien les sons, le poète les images verbales ; de même, pour configurer, le philosophe a ses matériaux propres, qu’il ne saurait remplacer par d’autres sans cesser d’être philosophe ; et ce sont les concepts abstraits. « La philosophie, dit Schopenhauer, est une image réfléchie du monde — elle « répète » ce monde, le « redit » — en concepts abstraits ». Ainsi donc, fondé sur la seule intuition, alimenté par elle de réalité — Schopenhauer lui- même en est un vivant exemple, — le philosophe n’en a pas moins la raison pour seul moyen d’expression. En elle, s’il n’y a point sa source, paraît du moins son génie propre de configuration, créateur d’ordre et d’harmonie, son « art ».

Qu’il soit art plastique, poésie, musique où conception philosophique, on sait que pour Schopenhauer l’art procède d’un état désintéressé de l’esprit. Le beau — et aussi, dans un sens supérieur, le vrai, — c’est cela que je perçois dans les choses quand mon Vouloir se tait, c’est-à-dire quand je deviens capable de considérer ces choses non plus dans les rapports qu’elles ont avec mes besoins et mes désirs, mais en elles-mêmes. A cette idée Nietzsche a pu opposer avec succès cette autre idée, diamétralement contraire, que résume la formule de Stendhal : « la beauté est une promesse de bonheur ». Ce désaccord d’esprits éminents montre assez que l’esthétique de Schopenhauer n’offre rien moins que les caractères de la certitude. Il est même certain qu’elle est en partie caduque, surtout par son recours à la théorie des Idées, et qu’elle fait trop souvent, à la vieille mode, une « métaphysique du beau » là où on tenterait aujourd’hui avec plus de fruit une psychologie de l’artiste. Il est sûr aussi que le « génie » dépeint par Schopenhauer nous apparaît comme une chose quelque peu passive et anonyme, abstraite et incolore, à laquelle nous avons peine à rattacher telle individualité de chair et de sang, dont le propre est d’être franchement accusée, active et créatrice. Individualité, disons-nous ; car au fond toute cette question du « désintéressement » esthétique — et non point celle-là seulement, mais celle encore du renoncement ascétique, de la « négation du Vouloir-vivre » — gravite autour de la question de la personnalité. Or, précisément, ce point capital est aussi le point obscur de la pensée de Schopenhauer. Il semble qu’il s’en doutât lui-même. La logique de son système l’inclinait à faire de l’individualité un pur phénomène, c’est-à-dire une chose entièrement dépendante du temps et de l’espace, qui représentent selon lui le « principe d’individuation ». Mais en face de certains faits — principalement moraux — il lui arrive par- fois d’être acculé à cette interrogation : « jusqu’où plongent les racines de la personnalité ? » Et, chose assez rare chez lui, il laisse la question sans réponse. Nous comprenons cette hésitation de sa loyauté. Le spectacle de l’histoire humaine nous oblige en effet à nous demander si ce « désintéressement » qui seul rend l’artiste capable de créer, ou ce « renoncement » du saint qui dévoue spontanément sa vie, loin d’abolir ou de diminuer l’individualité, ne sont pas précisément ses manifestations les plus hautes, les plus rares et, en somme, les plus intenses. Quand je m’oublie pour un temps dans la contemplation purement objective d’où sortira l’œuvre d’art, qu’est-ce qui, en moi, « oublie » ainsi, tout en engendrant cette œuvre ? Ou quand, pour jamais, je « renonce à moi-même », connaissant ainsi la rédemption, qu’est-ce qui, en moi, renonce ainsi et se rachète ? N’est-ce point nécessairement toujours « moi » ? Serait-ce alors… quelqu’un d’autre ? Mais peut-être est-ce là le point où, selon Schopenhauer lui-même, toute philosophie cesse et où la mystique commence.

Pour Nietzsche, négateur de toute mystique, si prodigieusement apte, en revanche, à retrouver sous la diversité de ses modes et de ses noms l’identité d’un même instinct — « trop humain » —, il dirait sans doute ici : ce fameux « désintéressement » schopenhauerien n’est rien d’autre qu’un Vouloir, c’est-à-dire un égoïsme, à ce point raffiné, spiritualisé, « sublimé », qu’il en paraît son propre contraire, un « moi » qui ne semble s’oublier ou se nier que parcequ’il se veut lui-même en toutes choses. Il se peut. Il se peut aussi, dès lors, que la beauté et la vérité soient simplement la valeur que nous attribuons aux choses, une valeur que nous créons en marquant ces choses à notre sceau, l’interprétation intellectuelle de nos volontés, de nos passions, de nos désirs. Et pourtant, quiconque s’est livré à quelque sincère enquête de l’esprit, quiconque surtout a connu, même sous sa forme la plus humble, ce qu’on peut appeler l’expérience esthétique, sait que l’idée schopenhauerienne du « désintéressement » enferme une vérité, qu’elle se fonde sur un fait de conscience certain et distinct — ce fait lui-même fût-il ici mal interprété et mal nommé. Admettons en effet qu’il faille voir avec Nietzsche une simple différence de mode ou de degré 1à où Schopenhauer voyait une opposition d’essence : il reste que la recherche du beau ou du vrai, quels que soient ses mobiles profonds, présente des caractères et engendre des effets qui la distinguent de celle de l’agréable et de l’avantageux.

C’est là ce qu’il nous faut retenir de l’esthétique de Schopenhauer, et c’est en quoi on pourrait l’opposer avec fruit à l’envahissement du « pragmatisme » — de son vrai nom l’utilitarisme —, ce typique symptôme d’une américanisation de notre pensée qui suit de près celle de nos mœurs. Contre les barbares de l’utile et du confortable, que l’art, la philosophie, la religion intéressent pour ce qu’on peut leur « faire rendre », — s’agit-il même d’un rendement « moral » — on éprouve en effet le besoin de dresser aujourd’hui des héros de la « connaissance pure ». La vie et l’œuvre d’un Léonard de Vinci ou d’un Descartes ne témoignent-elles pas que cette « connaissance pure » est la mère de toute invention et de toute découverte, y compris celles dont profitera plus tard la pratique ? Cessons de confondre — eussent-elles même dans le tréfonds de notre être une racine commune — la passion de savoir ce qui est avec la passion de savoir ce qui sert. L’une trouve et crée ; l’autre exploite.

Cette même vertu des esprits pénétrants et probes qui permettait à Schopenhauer de distinguer au bon endroit entre intuition et raison, se retrouve dans sa façon, non point de résoudre, mais de poser et d’analyser — après Kant, qu’il déclare expressément son maître en cette matière comme en d’autres — le problème de la nécessité et de la liberté. Déterminisme absolu dans le monde des phénomènes, y compris ces phénomènes que sont les actes humains ; mystère d’une liberté strictement confinée dans le royaume intérieur, et s’attestant par ce sentiment indestructible qui nous oblige à considérer, malgré tout, nos actes comme nôtres : voilà ce qu’enseigne Schopenhauer. De même que l’eau, parce qu’elle est eau, doit bouillir à cent degrés et geler à zéro, de même que le pommier, parce que pommier, ne saurait produire que des pommes ; ainsi, de ce que je suis résulte de toute nécessité ce que je fais. Mais, en même temps. je ne m’en sens pas moins responsable de ce que je fais, parce que déjà — et c’est là le mystère — je me sens responsable de ce que je suis. Laissons à Schopenhauer le soin de développer lui-même cette idée : qu’il faut chercher dans l’être la liberté qui n’est pas dans l’acte, ce qui est faire du problème de la liberté celui de ’existence même. Insistons plutôt ici sur cette nécessité que la plupart des grands esprits, et Schopenhauer avec eux, s’accordent à reconnaître dans tout ce qui est nature.

Nous savons que cette nécessité est la condition même de la science, dont c’est le droit imprescriptible d’interpréter selon le mécanisme déterministe tous les faits où elle peut discerner ce mécanisme. En ce sens il n’y a pas lieu d’assigner des bornes à la science, puisque ces bornes sont par définition celles du connaissable et que la science les rencontre d’elle-même ; et ceux-là seuls prétendent restreindre le champ de la science, ou dénoncent sa « faillite », qui la confondent avec tous ceux qui se réclament d’elle, ou feignent d’ignorer qu’elle se déclare elle-même à jamais relative. Au reste, nul mieux que Schopenhauer, quand il montre que toute explication physique aboutit nécessairement à un point où elle cesse d’être une explication, à savoir le point où elle touche à l’essence même d’une chose ou d’une force, n’a dénoncé l’aveuglement de l’absolutisme matérialiste, qui s’imagine pouvoir détrôner la métaphysique pour installer la « physique » à sa place. Nul mieux que ce déterministe, fidèle à l’esprit de la science, n’a ridiculisé ce fétiche religieux de nos primaires : la science omnisciente.

11 plaidait là une cause qui semble actuellement gagnée. En revanche, ce qu’on ne voit pas assez aujourd’hui, et qui est également inclus dans sa pensée, c’est que la conception déterministe de la nature, fondement de toute science, lente conquête de trois siècles de probité intellectuelle, est en même temps la plus solide garantie de notre liberté même. Non seulement parce qu’elle nous oblige à chercher cette liberté uniquement là où elle est, mais parce qu’en nous astreignant tous à une même méthode dans la recherche du vrai, elle oppose une rigoureuse loi commune à toute tentative de nous imposer d’en-haut « la vérité ». N’y a-t-il pas là une meilleure sauvegarde que dans une « contingence des lois de la nature », qui, sous prétexte de liberté, réinstaure l’arbitraire au dehors comme au dedans, pour rouvrir tôt ou tard la porte à des cléricalismes, à des obscurantismes, qui semblent déjà se préparer, dissimulés sous les plus séduisantes étiquettes ? Et quant à ceux que continueraient de préoccuper les conséquences morales et religieuses de l’idée déterministe, faut-il, après d’autres, leur rappeler qu’elle implique de toute nécessité, dès l’instant qu’il y a religion, une religion de la foi et de la grâce — du seul vrai « miracle » —, une religion ayant son pivot dans l’être et non point dans l’acte, et s’opposant ainsi à toute religion des œuvres et du mérite ?

Ce serait ici l’occasion de parler de la pensée de Schopenhauer dans ses rapports avec le christianisme. Quiconque est capable de voir au delà des mots reconnaîtra d’emblée dans la doctrine de cet « athée » — un des rares philosophes qui n’ait pas craint de se déclarer tel ouvertement et franchement — des éléments identiques à ceux qui sont à la base du christianisme. Nietzsche n’a pas eu de peine à y retrouver sous sa forme la plus quintessenciée, celle d’une pensée rationnelle libérée du dogme, ce qu’il tenait pour le virus de notre décadence. On observera que Schopenhauer est le seul philosophe — nous ne parlons pas ici de la psychologie scientifique moderne — qui nous fournisse une interprétation de ce que les chrétiens appellent conversion. Lui-même, d’ailleurs, nous déclare que sa doctrine n’est que le corollaire philosophique, le commentaire rationnel des vérités profondes que le christianisme dissimule sous un appareil mythologique. Il n’est pas question d’examiner ici dans quelle mesure il dit vrai, encore moins de prétendre que sa conception du christianisme est la seule possible. On nous répondrait trop facilement, entre autres, qu’elle ignore presque entièrement la figure réelle et historique du Christ, ce qui tient sans doute en partie à son excessif dédain de toute histoire. Mais on est bien obligé de remarquer que cette conception saisit, comme aucune philosophie et même aucune théologie ne le fait, le problème chrétien à sa racine, à savoir dans le fait même de l’existence. Ici, il ne s’agit pas de temps et de lieu, d’histoire ou d’évolution, de personnes ou d’événements, de dogmes, de croyances, de moralité, de perfectionnement, de bien ou de mal social. Il s’agit de l’homme même et de l’homme seul, ramené à l’éternité de sa nature originelle et foncière, et qu’on place en face d’un impitoyable tout ou rien, d’une unique et tragique alternative : ou ce monde, ou cela… qui « n’est pas de ce monde ». Or, comment ne pas voir que cette alternative coïncide singulièrement avec celle incluse en d’autres paroles, à savoir les paroles les plus typiques et les moins ambiguës de celui-là même dont tous les chrétiens se réclament ? En tous cas, il n’est pas sans intérêt de confronter avec le christianisme des chrétiens, qui paraît aujourd’hui, dans ses manifestations visibles, essentiellement préoccupé de se conformer aux « exigences de la vie moderne », le christianisme intransigeant et combien inactuel, inopportun, peu « pratique » ! du philosophe « incrédule ».

On dira sans doute que le christianisme est une religion toute de vie, d’action et d’affirmation joyeuse, et qu’ainsi il n’a rien à voir, malgré certaines apparences, avec les idées d’un penseur radicalement pessimiste et nihiliste. Nous ne saurions discuter ici cette question. Notons seulement, sur le pessimisme, que Schopenhauer répondrait lui-même, et peut-être avec lui l’histoire, qu’il est le critère et la condition inséparable de toute philosophie et de toute religion profonde ; qu’il est en particulier l’âme même du christianisme, dans la mesure où celui-ci n’est pas infecté de judaïsme. Quant au nihilisme de Schopenhauer — « vouloir » sans but ou renoncer sans espoir, — observons ceci : un philosophe pour qui, de par sa pensée même, toute question d’origine, de fins, de raison d’être de l’Univers, est dénuée de sens ; pour qui tout « au-delà », quel qu’il soit, est par définition hors du temps et de l’espace, c’est-à-dire hors de ces formes mêmes de la connaissance qui seules lui permettent de philosopher ; ce philosophe, en tant que philosophe, a le droit et le devoir de dire néant sitôt qu’il touche à cette limite. Mais — et ici je cite les propres paroles de Schopenhauer — « c’est précisément à cette limite que commence l’action positive du mystique ».

L’expérience mystique, incontrôlable en elle-même à qui ne l’a point faite, atteste sa réalité, nonobstant la bigarrure des croyances, par la singulière concordance des vies qu’elle a suscitées. Elle s’affirme d’autre part, indirectement, dans les vivants symboles qu’elle engendre. Et ainsi Schopenhauer, laissant la porte ouverte à la religion, nous marque du même coup ce qui fait probablement son caractère le plus essentiel : la religion n’est point science, elle n’est point histoire, elle n’est point morale : elle est mythe. Mythe, ce qui veut dire, non point conte de fées, mais représentation, dans un langage emprunté aux formes du monde sensible, d’une expérience ou d’une intuition qui ne serait point autrement exprimable ni communicable. Tout ce qui dans la religion est notion, parole ou rite, est donc nécessairement symbole ; symbole incluant en lui l’ineffable comme en un vase sacré. Fixé, figé, généralisé, ce symbole, où tour à tour viennent puiser les cœurs, devient le dogme, la religion régnante, que la grande masse, alors même qu’elle s’en détache, est fatalement portée à tenir pour une explication — littérale et absolue — de l’Univers. C’est en ce sens que Schopenhauer appelle la religion la « métaphysique du peuple ». Définition sans doute insuffisante, parce qu’elle nous oblige à nous demander si des hommes comme Pascal rentrent ou ne rentrent pas dans le « peuple ». En revanche nous comprenons fort bien pourquoi Schopenhauer est un adversaire déclaré du rationalisme religieux : rationaliser la religion est une contradiction dans les termes. Il ne reproche nullement aux rationalistes de se refuser à admettre ce qu’ils tiennent pour des absurdités ; c’est là, au contraire, leur seul mérite, celui de la loyauté. Il leur reproche de tuer la religion en supprimant le mythe, ce mythe qui peut être absurde en tant que formule, mais qui n’en est pas moins le seul véhicule, l’unique réceptacle possible d’une vérité plus haute que la commune raison.

On remarquera que nous avons fait relativement fort peu d’emprunts, dans notre choix de textes de Schopenhauer, à ses considérations et à ses maximes pratiques sur l’homme et la société. Nous savons bien tout ce que cette partie de son œuvre enferme de pénétrante observation psychologique, d’esprit. de séduction littéraire. Mais, outre que ce Schopenhauer-là est déjà de beaucoup le plus connu, nous avions une autre raison encore de ne pas lui faire ici la place prépondérante que lui font d’autres traducteurs ou commentateurs. Certes, nous ne reprochons point à cette « sagesse de la vie » qu’il nous propose, comme seule propre à nous assurer un minimum de bonheur dans un monde mauvais, de contraster singulièrement avec sa morale proprement dite, avec cette éthique de la pitié qui est le prolongement naturel et le couronnement de sa métaphysique. Sur cette apparente contradiction Schopenhauer répond lui-même : que l’éthique ne saurait proposer à l’homme aucun devoir (et il explique pourquoi) ; que la sienne, en particulier, consiste uniquement à dégager du seul mobile humain désintéressé, celui de la compassion — laquelle précisément ne se commande pas, — la donnée de fait sur quoi repose toute valeur morale ; qu’au surplus le philosophe, s’il s’agit de l’exemple de sa propre vie, n’est pas plus tenu d’être un saint que le saint d’être un philosophe. Voilà qui légitimerait l’opportunisme du sage aux prises — quelle que soit sa métaphysique — avec les nécessités de la vie réelle et celles de sa propre nature. Si nous avons cru néanmoins devoir restreindre dans nos citations de Schopenhauer la part de la sagesse pratique, c’est simplement que cette sagesse, fondée essentiellement sur la prudence et le soupçon, visant avant tout à une certaine sorte de bien-être, celui de la sécurité, n’offre pas à nos yeux cet élément de signification généralement humaine que nous cherchions dans la pensée de notre auteur. Elle fait entrevoir l’homme privé, et c’est en quoi elle est amusante ; mais elle est l’élément en quelque sorte accidentel, transitoire et purement subjectif de sa personnalité. Au mieux, elle représente l’hygiène professionnelle, le régime spécial du philosophe protégeant d’instinct contre les atteintes d’un monde aveugle et brutal la gestation de l’enfant de son esprit ; mais, comme telle encore, elle ne nous concerne pas. En outre, si nous ne demandons pas aux maximes de vie d’un homme de cette sorte d’être humanitaires et « bienfaisantes », nous leur demandons d’enfermer un héroïsme ; et celles-ci n’ont rien d’héroïque.

Aussi bien le véritable et le grand Schopenhauer, celui chez lequel il y a du héros, n’est-il point le célibataire indéniablement égoïste, l’homme irascible et maladivement défiant, qu’on s’imagine assez bien rédigeant quelque nouvel et terrible aphorisme sur la sottise ou la perversité des hommes et les dangers de leur contact au sortir d’une altercation avec un éditeur, un aubergiste ou un cocher. Le vrai et le grand Schopenhauer, c’est le pénétrant, intègre et ferme esprit qui a su regarder en face le problème de l’être ; celui que Nietzsche, continuant de révérer la personnalité après qu’il avait « surpassé » en elle le « philosophe », louait d’avoir, en tant qu’esprit, osé demeurer libre et seul, et qu’il comparait déjà dans L’origine de la tragédie à ce Chevalier de la Mort d’Albert Dürer, qu’on voit s’avancer sans peur et sans espoir au-devant du destin.

Même de ce Schopenhauer-là, d’ailleurs, nous n’attendrons pas qu’il nous dispense « la vérité ». Sans faire comme certains, aujourd’hui, qui ont beau jeu de dédaigner en lui un « romantique », un « mystique », voire même un « théocrate », nous n’en discernerons pas moins ses limites et ses lacunes congénitales, ses partis pris obstinés, ses généralisations trop ambitieuses, ses chimères. En revanche, n’oublions pas que ces défauts, inhérents en quelque mesure à toute vraie personnalité, représentent ici l’envers d’un don merveilleux de configurateur plastique, qui développe, relie, ordonne en un tout organique, et pour cela même assujetti aux conditions de l’individuel, certaines intuitions par ailleurs très authentiques, profondes et durables de la réalité. Mais surtout il faut admirer chez Schopenhauer — et c’est principalement en quoi il est un « éducateur » — cette intransigeante autonomie intellectuelle, non moins que cette courageuse probité, cette entière véracité d’un esprit qui jamais ne se paie de mots ni ne jongle avec les concepts, qui jamais ne nous donne le change sur le véritable but de sa recherche, et pour qui la clarté logique n’est que l’expression du respect de ce qui est. Ne fût-ce que par là, par la direction, par l’attitude mentale, Schopenhauer, disciple des Indous, de Platon et de Kant, incarnation lui-même du véritable génie indo-européen, demeure aujourd’hui avec d’autres esprits parents, au milieu d’éléments plus troubles, en face de spéculations plus tendancieuses, une sorte de solide et précieux point de repère.

Faut-il ajouter, en ce temps où la renaissance des nationalismes s’affirme sur plus d’un point comme une réaction de légitime défense, que cet Allemand. la barrière de la langue une fois franchie, ne nous oppose aucun obstacle où se puissent achopper les partis-pris nationaux ou raciaux les plus ombrageux ? Il ne s’agit point ici des traits cruels qu’il décoche lui-même à ses compatriotes, et dont nous n’avons relevé aucun dans cet ouvrage. Nous voulons dire simplement que Schopenhauer est encore de ceux pour qui les appétits et les « impérialismes » particuliers des nations n’interviennent point dans le royaume de l’esprit. Il est encore de la lignée de Kant, de Gœthe et de Beethoven, de la grande époque, aujourd’hui bien finie, des Allemands humains, qui trouvèrent dans cette « humanité » le secret de leur influence, et parmi lesquels tout Européen pouvait choisir, sans avoir à redouter quelque empiètement de la force, des maîtres et des guides.

Pierre Godet.

Neuchâtel, décembre 1913.