La Pensée de Schopenhauer/Biographie de Schopenhauer

Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. xxix-xxxvi).
BIOGRAPHIE DE SCHOPENHAUER

Arthur Schopenhauer est né à Dantzig le 22 février 1788, de Henri-Floris Schopenhauer, riche négociant fort considéré, et de Johanna née Trosiener, tous deux de vieille famille bourgeoise. Dantzig était alors ville libre impériale ; et c’est son attachement à l’indépendance de cette petite patrie, annexée à la Prusse en 1793, qui détermina le père d’Arthur — esprit large, épris des philosophes français et des mœurs anglaises, caractère énergique et généreux, violent d’ailleurs, et sujet aux humeurs noires — à aller s’établir à Hambourg, non sans de graves dommages pour sa situation de fortune. Il destinait son fils à lui succéder dans la carrière commerciale, et prétendait lui donner une éducation qui lui fît, avant tout, « connaître le monde ». Dès l’âge de neuf ans le petit Allemand fut envoyé en pension au Havre, chez un armateur, correspondant et ami de son père, et il en revint, après deux ans, à ce point francisé qu’il en avait presque oublié sa langue maternelle.

Quand, vers sa seizième année, il sentit s’éveiller en lui le goût des études universitaires, son père, dont il contrariait ainsi les projets, imagina, pour vaincre sa résistance, de lui proposer cette alternative : ou de s’enfermer immédiatement dans un collège afin d’y entreprendre des études classiques ; ou d’accompagner ses parents dans un beau voyage de deux ans à travers l’Europe, à condition d’entrer à son retour dans un comptoir pour y poursuivre son apprentissage commercial. Le jeune homme ne résista pas à l’attrait de cette seconde proposition. Et c’est ainsi qu’il visita d’abord la Hollande, où il avait des ascendants du côté maternel, puis l’Angle- terre, où il passa neuf mois à apprendre l’anglais, et où il acquit aussi ce goût qu’il garda toujours pour l’esprit et les mœurs britanniques, non moins que son horreur toute particulière de la bigoterie anglicane. La famille Schopenhauer passa ensuite un hiver à Paris, puis visita Bordeaux, le midi de la France, Lyon, la Suisse, Vienne, pour regagner Hambourg par Dresde et Berlin.

C’est peu après son retour que Henri-Floris Schopenhauer, assombri par des soucis d’argent qui avaient déjà altéré sa santé, mourut subitement d’un accident où les biographes de son fils s’accordent à voir un suicide. Sa veuve, de vingt ans plus jeune que lui, ne tarda pas alors à quitter Hambourg, accompagnée de sa fille Adèle, née neuf ans après Arthur, pour aller se fixer à Weimar. Séduisante, intelligente et cultivée, non, semble-t-il, sans quelque sécheresse de « bel-esprit », Johanna Schopenhauer fut d’emblée fort bien accueillie du cercle choisi dont Gœthe formait le centre. Elle devait s’acquérir bientôt comme romancière une renommée passagère, qui contraste avec la gloire uniquement posthume de son génial fils. Celui-ci, entre temps, continuait sans plaisir à Hambourg son apprentissage de commerce. Il se croyait désormais trop âgé pour se préparer à quelque carrière libérale. Il s’y décida pourtant, sur les conseils de sa mère et d’un ami de celle-ci, le bibliothécaire Fernow. En 1807, âgé de dix-neuf ans, il entre au collège de Gotha, et rattrape le temps perdu au point d’acquérir rapidement une solide connaissance des langues et des littératures classiques. Renvoyé de cet établissement pour une satire un peu vive d’un de ses professeurs, il rejoint sa mère à Weimar, et y continue seul ses études. Dès ce moment éclate le conflit de nature, aggravé bientôt par les circonstances, qui devait séparer pour toujours le fils et la mère. Schopenhauer reprochait à celle-ci sa frivolité ; insociable lui-même, il détestait la vie mondaine qu’elle aimait. Elle, d’autre part, raisonnablement affectueuse au début envers un fils fort difficile à vivre et dont elle jugeait les défauts avec clairvoyance, semble néanmoins n’avoir pas compris les ressources profondes d’un esprit qui impliquait une conception de la vie toute différente de la sienne.

Dès 1809, Schopenhauer est étudiant à l’Université de Gœttingen. Inscrit d’abord comme étudiant en médecine, il passe peu après à la philosophie, non sans faire la plus large part dans son programme aux diverses sciences de la nature. A l’étude approfondie de Platon et de Kant il ajoutera bientôt celle des Indous, dont il devra la découverte à ses relations avec l’orientaliste Majer. En 1811, il quitte l’Université de Gœttingen pour celle de Berlin. Il y assiste, entre autres, au cours de Fichte, dont il commente avec ironie l’enseignement dans des notes personnelles. Empêché par la guerre de l’indépendance — à laquelle il ne voulut point lui-même participer — de prendre à Berlin son grade de docteur, il l’obtient en 1813 de l’Université d’Iéna, avec sa thèse Sur la quadruple racine du principe de raison suffisante.

Rentré à Weimar auprès de sa mère, il noue pour un temps des relations assez amicales avec Gœthe. Celui-ci le juge intéressant, original et spirituel, mais avec la réserve d’un homme qui pressent dans le jeune philosophe une supériorité fort différente de la sienne. À son instigation Schopenhauer entreprend à son tour des recherches sur la théorie optique des couleurs. Mais des divergences de vue sur cet objet ne tardent pas à se manifester entre eux, et la correspondance qu’ils échangèrent à propos du traité écrit par Schopenhauer Sur la vision et les couleurs nous les montre tous deux sous un jour bien typique : Schopenhauer insistant, avide de mettre les points sur les i, impitoyable dans sa certitude d’avoir raison, opposant son point de vue à celui de l’illustre vieillard avec une liberté qui ignore toute considération de personne ; Gœthe évasif, et se dérobant avec une obstination aussi singulière que polie à toute discussion, et même à toute appréciation de l’ouvrage dont le jeune homme lui avait confié le manuscrit. Notons, pour ceux qui interprètent toutes les actions et les opinions de Schopenhauer par l’amour-propre et la vanité, qu’il n’en conserva pas moins jusqu’à la fin de ses jours son admiration et son respect pour celui qui était à ses yeux, avec Kant, le plus grand des Allemands.

L’année 1814 marque la rupture définitive de Schopenhauer avec sa mère, celle-ci s’étant refusée à lui sacrifier un ami trop intime, Gerstenberg, qu’elle avait eu le tort d’installer à son foyer. Arthur se transporte alors à Dresde, où il passe quatre ans, occupé à la méditation de ce système qu’il sentait, disait-il, germer et grandir en lui comme un enfant dans le sein maternel. Dès 1818, la première rédaction du Monde comme volonté et représentation (1er volume actuel) est prête pour l’impression et offerte à l’éditeur Brockhaus, lequel l’accepte par égard à ses bonnes relations avec la romancière fort goûtée qui était la mère de ce jeune penseur inconnu. Après quoi celui-ci va se reposer en Italie. Il visite Venise, Bologne, Florence, puis séjourne à Rome, où il se fait fort mal voir de quelques intellectuels romantiques, ses compatriotes, pour ses boutades antireligieuses et anti-allemandes. Repassant à Venise, il y est retenu quelque temps par une liaison amoureuse, dont nous savons peu de chose, sinon qu’elle l’empêcha de faire la connaissance de Lord Byron, qu’il admirait fort et pour lequel il avait une lettre de Gœthe, mais en qui il semble avoir redouté un rival irrésistible.

Peu après, d’ailleurs, il était rappelé en Allemagne par une fâcheuse nouvelle : une maison de commerce de Dantzig dans laquelle Johanna et Adèle Schopenhauer avaient placé toute leur fortune, et lui-même une petite partie de la sienne, avait fait faillite. La prudence et la défiance l’’emportèrent chez Schopenhauer sur un premier mouvement généreux qui le poussait à partager à nouveau son bien avec sa mère et sa sœur. D’autre part il refusa catégoriquement de se joindre aux autres créanciers pour signer un concordat avec la maison faillie ; obstination qui se trouva être habile, car elle eut pour conséquence de le faire rentrer seul dans la totalité de son dû. Entre lui et Adèle Schopenhauer il y avait eu à ce propos une vive discussion par lettres, à la suite de laquelle Schopenhauer rompit — pour ne reprendre que quelques années après la correspondance — avec cette sœur qui paraît avoir aimé tendrement son frère et que ses lettres nous montrent intelligente et distinguée. Dans cette affaire, comme en d’autres circonstances moins graves, Schopenhauer semble avoir été dominé par le souci exclusif de sauvegarder à tout prix l’indépendance matérielle qu’il sentait indispensable à sa tâche et à la vie qu’il s’était tracée.

L’événement devait donner raison à ses calculs. En 1820 il obtient de l’Université de Berlin le titre de « privat-docent » et ouvre un Cours « sur une philosophie universelle ou théorie de l’essence du monde et de l’esprit humain ». Il n’eut aucun succès ; à peine s’il eut des auditeurs. Aussi abandonna-t-il après un semestre cette tentative qu’il ne renouvela jamais. Tels furent ses seuls rapports avec les institutions officielles et son seul essai de contact direct avec le public. Beaucoup attribuent uniquement à la jalousie et à l’amour-propre blessé la haine de Schopenhauer pour les pontifes de la métaphysique universitaire et les savoureuses invectives dont il accable ces professeurs qui vivent de la philosophie, mais non point pour elle. Il semble toutefois que la postérité, en négligeant quelque peu Fichte et Schelling, voire même Hegel, alors précisément qu’elle découvrait Schopenhauer, ait donné en partie raison à celui-ci, et qu’ainsi lui-même, réfractaire par nature au verbiage abstrait, autant que sincèrement hostile à tout compromis du penseur avec les puissances sociales, ait pu avoir des motifs qui n’étaient pas tous intéressés de s’en prendre à ces gloires philosophiques du moment.

Renonçant donc au professorat, Schopenhauer entreprend en 1822 un nouveau voyage en Italie. Il séjourne à Florence, où il semble s’être montré relativement sociable et avoir mené une vie assez agréable, fréquentant la société florentine et principalement des Anglais. Puis, après avoir subi à Munich, durant l’hiver de 1824, une crise de santé assez grave, il regagne Berlin. Aucun événement saillant n’y vient interrompre, de 1825 à 1830, sa vie de travail et de méditation. Mais en 1831, fuyant le choléra, il se rend à Francfort, qui lui paraît réunir les conditions les plus favorables à sa santé et à son genre de vie. Il ne devait plus quitter cette ville — sauf en 1835, pour une excursion de quatre jours dans la vallée du Rhin — pendant trente ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. Désormais son existence et ses habitudes de rentier vieux garçon sont définitivement fixées. Son isolement se fait plus grand. Auteur de trois ouvrages, dont l’un considérable, il est totalement inconnu, sauf peut-être de quelques spécialistes qui ont intérêt à faire le silence sur ses travaux. Il avait alors quarante-trois ans.

Longtemps Arthur Schopenhauer ne fut pour ses contemporains que le promeneur solitaire qu’on voyait chaque jour, vers cinq heures, gagner la banlieue, petit homme sanguin au regard de feu, aux cheveux dressés en deux houppes, vêtu avec soin d’un costume immuablement arrêté à la mode des années trente, toujours accompagné d’un fidèle Pudel, s’arrêtant parfois pour soliloquer. Le commerce qu’il entretenait par les livres avec les grands esprits de tous les temps lui faisait oublier la solitude d’un logis où ne pénétraient que de rares visiteurs. Le soir, il arrivait parfois qu’on le vît au concert, écoutant immobile et les yeux sévèrement clos une symphonie de Beethoven, qu’il estimait d’ailleurs inférieur à Rossini. La lecture quotidienne du Times, habitude héritée de son père, était le seul lien qui le rattachât à la vie publique de son temps. Il faisait de l’hydrothérapie à l’anglaise, et son appétit donnait du souci au Wirt de l’hôtel où il mangea pendant plus de vingt ans en compagnie de commensaux quelconques, que sa conversation laissait perplexes.

La première édition de son grand ouvrage, tirée à 300 exemplaires et demeurée invendue, avait failli être mise au pilon. La deuxième, parue en 1844, enrichie du second volume, ne réussit pas mieux au début. Pourtant elle suscita à son auteur quelques admirateurs et disciples isolés — les premiers furent l’avocat Becker, le magistrat Dorgut, le docteur en philosophie Frauenstaedt — qui entrèrent en correspondance avec lui et dont quelques-uns devinrent peu à peu ses familiers. Ils s’employèrent de leur mieux à le faire connaître, et dès 1851 la publication des Parerga, moins systématiques, de forme plus libre et plus accessible, vint y aider, attirant l’attention sur l’en- semble de l’œuvre. C’était enfin le commencement du succès. Peu après un important article de la Westminsier Review, paru en 1853 et intitulé Iconoclasm in German philosophy, un autre de Saint-René Taillandier dans la Revue des Deux-Mondes (août 1856) révélaient le nom de Schopenhauer aux Anglais et aux Français. C’est aussi le moment où se répand sa réputation d’original et de causeur incisif, qui attire à la table de l’Hôtel d’Angleterre les étrangers curieux de le voir et de l’entendre. Des peintres et des sculpteurs sollicitent tour à tour l’honneur de faire son portrait. Cette aube de la gloire éclaira d’un sourire la vieillesse du philosophe. Justifiant l’inébranlable confiance qu’il avait gardée durant trente ans d’obscurité dans le jugement de l’avenir et dans la valeur impérissable de son œuvre, elle adoucissait l’amertume qu’il n’avait pu, malgré tout, s’empêcher de ressentir et de manifester. Son « Vouloir-vivre », qu’il ne se dissimulait point à lui-même, en éprouva comme un regain de jeunesse. Ilse croyait taillé pour vivre cent ans. Il n’en fut pas moins emporté, sans grandes souffrances, par une pneumonie, le 21 septembre 1860, à soixante-douze ans. Par son testament, où il assurait l’avenir de sa servante sans oublier celui de son chien, laissant à ses disciples ses manuscrits et sa bibliothèque, il instituait pour légataire universelle l’Association berlinoise des anciens défenseurs de l’ordre qui avaient réprimé l’émeute en 1848. Son tombeau. qu’on voit au cimetière de Francfort, est fait sur sa recommandation expresse d’une simple dalle portant ces seuls mots, sans une date, « sans une syllabe de plus » : arthur schopenhauer.