La Pensée de Schopenhauer/Fragments divers

Texte établi par Pierre Godet, Librairie Payot & Cie (p. 367-417).
VI. FRAGMENTS DIVERS
Sur le droit et sur l’Etat.

Nous avons vu ailleurs que la morale s’occupait uniquement du principe selon lequel on fait ce qui est juste ou injuste, et quelle limite exacte elle pouvait fixer, quelle norme elle pouvait prescrire à celui qui aurait résolu de s’abstenir de toute injustice. À l’inverse de la morale, la théorie qui est la règle de l’Etat ou de la législation n’a en vue que l’in- justice subie, et elle ne s’occuperait jamais de l’injustice commise, si celle-ci n’était pas toujours et nécessairement le corollaire de l’autre, à laquelle la loi a pour objectif de s’opposer. Bien plus, s’il était possible de concevoir une action injuste qui ne fût liée à aucun dommage injustement subi, l’Etat, logiquement, n’aurait pas à l’interdire. — D’autre part, la seule réalité qui existe pour la morale, la seule chose qu’elle considère, c’est la volonté, la disposition intérieure ; dès lors la résolution de commettre une injustice qu’une autorité extérieure nous empêche seule de mettre à exécution équivaut exactement pour la morale à une injustice réellement commise, et la morale condamne comme injuste à son tribunal celui qui est animé de pareilles intentions. L’Etat, au contraire, ne se préoccupe nullement de la volonté et de la disposition intérieure comme telles ; il n’envisage que l’acte (que celui-ci ait été exécuté ou seulement tenté), à cause de sa corrélation avec le dommage subi ; l’acte, l’événement, est pour lui la seule réalité ; il ne scrute la disposition intérieure, l’intention, que dans la mesure où elle éclaire la signification de l’acte. C’est pourquoi l’Etat n’interdit à personne de méditer intérieurement les crimes les plus atroces contre son prochain, pour peu qu’il soit sûr que la crainte de l’échafaud ou des supplices suffit à empêcher cette volonté de réaliser ses effets. Au reste l’Etat n’a nullement pour principe la prétention absurde de supprimer le penchant à l’injustice, de détruire les mauvaises dispositions intérieures. Il a uniquement pour but d’opposer, sous la forme d’une punition inévitable, à chaque motif susceptible de pousser l’homme à une action injuste, un autre motif suffisamment fort pour l’engager à s’en abstenir. En ce sens le Code pénal est un catalogue aussi complet que possible de contre-motifs, correspondant à l’ensemble des actions criminelles éventuellement exécutables ; le tout formulé in abstracto et destiné à être appliqué, cas échéant, in concreto.

On voit donc que si on a pu appeler spirituellement l’historien un « prophète retourné », le juriste est un moraliste retourné. La jurisprudence, qui est proprement la théorie des droits qu’il est permis de revendiquer, fait l’inverse de ce que fait la morale, laquelle enseigne entre autres les droits qu’il n’est pas permis de léser. La notion d’injustice et celle de sa négation, la justice, qui sont originairement morales, deviennent juridiques quand on en transporte le point de départ du côté actif au côté passif, autrement dit par une inversion. C’est ce fait, joint à la théorie du droit élaborée par Kant, lequel déduit très faussement l’institution de l’Etat de son impératif catégorique en faisant d’elle une obligation morale, qui a donné lieu de nos jours à une erreur singulière. Elle consiste à considérer l’Etat comme une institution destinée à faire progresser la moralité et qui, fondée elle-même sur une aspiration morale, viserait à supprimer l’égoïsme. Comme si la disposition intérieure, le Vouloir éternellement libre, qui est seul en question quand il s’agit de moralité ou d’immoralité, pouvait être transformé par une influence extérieure ! Plus fausse encore est la théorie qui veut que l’Etat soit la condition même de la liberté, prise au sens moral, et par conséquent de la moralité ; car la liberté ne gît-elle pas au delà des phénomènes, donc, à plus forte raison, au delà de toutes les institutions humaines ? L’Etat est si peu dirigé contre l’égoïsme en soi et comme tel, qu’il a au contraire son origine dans un égoïsme bien entendu, assez conscient de lui-même pour procéder méthodiquement et pour passer du point de vue des égoïsmes purement individuels à celui d’un égoïsme collectif qui les absorbe et les résume, et dont il n’est précisément rien d’autre que l’instrument. Son institution repose en effet sur cette idée très juste qu’il n’y a pas à compter sur la moralité pure, C’est-à-dire sur une justice des actions obéissant à des motifs moraux : outre que, si cette justice était possible, l’Etat deviendrait lui-même superflu.

Si l’Etat atteignait complètement son but, le résultat obtenu serait extérieurement le même que si la justice et la bonté parfaites régnaient universellement. Mais quant à l’origine du phénomène et à sa nature intérieure, ce serait l’inverse. Dans le second cas, en effet, il y aurait que personne ne voudrait commettre d’injustice ; dans le premier, au contraire, il y aurait que personne n’en voudrait subir et que tous les moyens propres à l’empêcher se trouveraient complètement appliqués. C’est ainsi qu’on peut décrire une même ligne en partant de deux points opposés. Une bête féroce muselée est aussi inoffensive qu’un ruminant.


Du succès et de la gloire.

Le plaisir que l’homme prend aux choses a toujours sa source dans une homogénéité de nature. Déjà son sens de la beauté le porte à reconnaître sans hésitation sa propre espèce, et dans celle-ci sa propre race, comme la plus belle. Il en va de même dans les relations sociales, où chacun montre une prédilection marquée pour le commerce de ses pareils : un imbécile préfère cent fois la société d’un autre imbécile à celle des plus grands esprits réunis. En vertu de cette règle, ce seront toujours ses propres œuvres qui plairont le mieux à un auteur, parce qu’elles ne sont justement que le reflet de son propre esprit, l’écho de ses propres pensées ; et après elles ce seront les ouvrages de ceux qui sont faits comme lui qui répondront le mieux à ses goûts. Est-il lui-même un esprit plat, superficiel, confus, uniquement nourri de mots ? Il applaudira le plus sincèrement du monde à la platitude, à la superficialité, à la confusion, au verbiage. En revanche il n’admettra les œuvres des grands esprits que sur la foi de certaines autorités dont le prestige lui en impose. Au fond, ces œuvres ne lui plaisent pas ; elles « ne lui disent rien » ; même elles répugnent à sa médiocrité. Mais il n’en voudra point convenir, fût-ce vis-à-vis de lui-même. Il faut déjà un cerveau au-dessus de la moyenne pour goûter réellement les créations du génie ; mais pour être des premiers à en discerner la valeur, alors qu’elles ne s’appuient encore d’aucune autorité, il faut un esprit vraiment supérieur. Tout compte fait, il n’est donc nullement surprenant qu’elles arrivent si tard au succès et à la gloire ; il faudrait plutôt s’étonner qu’elles y atteignent jamais. Aussi bien n’y parviennent-elles que grâce à un processus lent et compliqué, qui veut que les esprits inférieurs, en quelque sorte domptés et réduits à l’obéissance, reconnaissent peu à peu l’autorité de ceux, moins nombreux, qui se trouvent immédiatement au-dessus d’eux dans l’échelle intellectuelle, et ainsi de suite jusqu’aux degrés supérieurs ; si bien que le seul poids des suffrages arrive finalement à l’emporter sur leur nombre. Or c’est là précisément la condition de toute gloire authentique et méritée. Jusqu’à ce moment-là le plus grand génie, eût-il même déjà fait ses preuves, risque fort de demeurer dans la situation d’un roi qui se trouverait perdu dans la foule de ses propres sujets et qui, n’étant point connu d’eux personnellement et ne leur apparaissant point entouré de ses ministres, n’en recevrait aucun hommage. Car les fonctionnaires subalternes n’ont point qualité pour recevoir directement les ordres du souverain ; ils ne connaissent tous que la signature de leur supérieur immédiat. Celui-ci est lui-même dans ce cas, et ainsi de suite jusqu’au sommet de la hiérarchie, où se trouve le secrétaire de cabinet qui contresigne la signature du ministre, lequel contresigne lui-même celle du roi. C’est grâce à un système analogue d’échelons ou d’étapes successives que la gloire du génie peut se former et descendre jusqu’à la foule. On comprend dès lors que ce soit au début de sa marche que cette gloire subisse le plus facilement des arrêts ; car c’est aux degrés supérieurs de la hiérarchie intellectuelle que les autorités nécessaires à sa diffusion sont naturellement le moins nombreuses et qu’elles risquent le plus de faire complètement défaut. Au contraire, plus on descend vers les degrés inférieurs, plus il y a d’individus pour enregistrer les ordres venus d’en haut ; et dès lors aussi le progrès de la gloire ne s’arrête plus.

Ne regrettons pas trop qu’elle soit assujettie à de pareilles conditions. On peut même s’estimer heureux que l’immense majorité des hommes ne jugent point par eux-mêmes et qu’ils s’en rapportent au jugement d’autrui. Car quelles appréciations les œuvres d’un Platon ou d’un Kant, d’un Homère, d’un Shakespeare ou d’un Gœthe ne seraient-elles pas exposées à subir, si chacun les jugeait selon le plaisir et le profit qu’il en tire réellement ! En ce sens il est bon qu’il y ait une autorité qui oblige les hommes à parler du génie comme il convient et comme ils n’y seraient point portés le plus souvent par leurs sentiments naturels ; autrement il n’y aurait point de gloire possible pour le vrai mérite et pour les œuvres du genre le plus élevé. Il faut aussi se féliciter de ce que chacun ait tout de même assez de discernement pour reconnaître l’autorité de ses supérieurs immédiats dans le domaine de l’esprit et pour se conformer à leurs décisions. C’est ainsi que la grande masse se trouve finalement soumise à l’autorité d’une élite et que se forme cette hiérarchie des jugements sur quoi repose la gloire solide, qui pourra devenir peu à peu universelle. Tout au bas de l’échelle, pour ceux auxquels la valeur du génie est entièrement inaccessible, sa gloire n’est plus que dans le monument qu’on élève à sa mémoire et qui entretient dans les esprits, par un signe sensible, le sentiment obscur de sa grandeur.

Quand on embrasse du regard l’ensemble de l’histoire et qu’on considère ce que signifie réellement, à toutes les époques, la louange des contemporains, on s’aperçoit qu’elle n’est jamais qu’une fille publique, souillée par les mille amants indignes auxquels elle s’est livrée. Comment, dès lors, convoiter encore une pareille prostituée ? Comment s’enorgueillir de ses faveurs et ne pas repousser ses avances ? Au contraire la gloire auprès de la postérité est une beauté fière et prude ; elle ne se donne qu’au vainqueur, au héros, à l’homme rare qui en est digne.

On voit ainsi qu’une des premières conditions pour produire quelque chose de grand, quelque chose par quoi l’on survive à sa génération et à son siècle, c’est de ne point se soucier de ses contemporains, de ne tenir aucun compte de leurs idées et de leurs goûts, de leurs éloges ou de leur blâme. D’ailleurs c’est là une condition qui se réalise d’elle-même sitôt que les autres se trouvent réunies. Et il est bien heureux qu’il en soit ainsi ; car si l’auteur d’une œuvre forte et grande voulait prendre en considération l’opinion publique ou le jugement des hommes de sa partie, il serait entraîné à chaque pas hors de sa vraie voie. Quiconque prétend à l’immortalité doit donc se soustraire à l’influence de son époque, ce qui exige naturellement qu’il renonce aussi à toute influence sur son époque, et qu’il n’hésite pas à acheter la gloire des siècles au prix de la faveur des contemporains.


Sur l’honneur.

La notion de l’honneur est beaucoup moins aisée à analyser et exige plus de commentaires que celle du rang. Il conviendrait avant tout de la définir. Dirons-nous, par exemple, que l’honneur est notre conscience extérieure, comme la conscience est notre honneur intérieur ? Ce serait là une définition séduisante, peut-être, pour certains esprits, mais plus brillante que précise et solide. Il vaut mieux dire : objectivement, l’honneur est l’opinion que les autres ont de nous, et, subjectivement, la crainte que nous avons de cette opinion. À ce second point de vue, il exerce une action souvent très salutaire, qui est d’ailleurs loin d’avoir un caractère purement moral : il engendre ce qu’on appelle « l’homme d’honneur ».

L’honneur a en quelque sorte un caractère négatif, par opposition à la gloire, dont la signification est positive. Car il est l’opinion qu’on a, non point des qualités spéciales qui appartiennent en propre à tel individu, mais seulement des qualités qu’on lui suppose en vertu d’une règle qui exige de lui, comme de tout le monde, qu’il n’en soit point dépourvu. L’honneur signifie donc simplement que cet individu n’est pas une exception ; la gloire, par contre, signifie qu’il en est une. C’est pourquoi il faut acquérir la gloire, tandis qu’il suffit de ne pas perdre l’honneur. Par suite aussi, la privation de la gloire, qui est l’obscurité, est quelque chose de purement négatif ; au contraire la privation de l’honneur, qui est la honte, est une chose positive.


De l’activité et des ouvrages de l’esprit.

De même que l’habitude de beaucoup lire et de beaucoup apprendre nuit au travail de la pensée personnelle, un homme qui écrit et enseigne beaucoup finit par ne plus savoir et ne plus comprendre les choses clairement, c’est-à-dire à fond, parce qu’il n’en a plus le temps. Il en résulte dans son enseignement ou dans ses écrits des vides, qu’il est obligé de combler er substituant aux notions claires des mots et des phrases. C’est là ce qui rend la plupart des livres si ennuyeux ; ce n’est pas l’aridité des matières. Car s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’un bon cuisinier peut faire un plat mangeable d’une vieille semelle de soulier, un bon écrivain peut rendre attrayant le sujet le plus ingrat.

Amateurs, dilettantes ! Que des hommes cultivent un art ou une science pour l’amour de l’art ou de la science et pour leur plaisir, per il loro diletto, c’est ainsi qu’ils s’entendront appeler dédaigneusement par ceux qui s’y adonnent en vue du gain et pour qui l’argent qu’ils en peuvent tirer est la seule chose « délectable » ! Un pareil dédain repose sur cette conviction particulière aux âmes viles, qu’on ne saurait s’appliquer sérieusement à rien sans y être poussé par le besoin, par la faim, ou quelque autre convoitise semblable. Le public est également de cet avis, parce qu’il est animé du même esprit, de là le respect qu’il témoigne universellement aux « gens de métier » et sa défiance à l’égard des amateurs. En réalité, c’est pour ces amateurs que l’art ou la science sont un but ; pour les professionnels, considérés comme tels, ils ne sont qu’un moyen. Or ceux-là seuls mettent réellement tout leur sérieux à une chose qui s’intéressent à cette chose pour elle-même et s’en occupent con amore. Aussi est-ce à eux, non aux salariés, qu’on doit tout ce qui s’est fait de grand dans le monde.

La bibliothèque la plus riche, si les livres y sont rassemblés sans ordre, est moins utile qu’une bibliothèque composée d’un petit nombre d’ouvrages soigneusement classés. De même un savoir considérable qui n’a point passé au creuset d’une pensée personnelle a beaucoup moins de valeur qu’un bagage restreint de connaissances dont l’esprit a médité tous les aspects. C’est seulement en soumettant ce qu’on sait à des combinaisons multiples, en comparant l’une à l’autre toutes les vérités qu’on a acquises, qu’on s’approprie entièrement son propre savoir et qu’on en devient réellement maître. On ne peut penser complètement que ce qu’on sait, et c’est pourquoi il faut apprendre ; mais aussi on ne sait vraiment que ce qu’on a complètement pensé.

Lire et penser par soi-même, ce sont là deux activités qui ont sur l’esprit des effets incroyablement différents ; aussi, à s’appliquer exclusivement à l’une d’entre elles, accentuera-t-on toujours davantage la divergence originelle qui incline déjà les esprits à l’une plutôt qu’à l’autre. La lecture impose à l’intellect des idées qui sont aussi étrangères à sa tendance et à sa disposition du moment qu’un sceau l’est à la cire qu’il marque de son empreinte. Elle soumet l’esprit tout entier à une contrainte extérieure qui l’oblige à penser à telle ou telle chose, laquelle peut être sans rapport avec l’état où il se trouve et les besoins qu’il éprouve dans le même temps. Au contraire, penser par soi- même, c’est, pour l’esprit, suivre son impulsion propre, telle qu’elle est déterminée par l’entourage extérieur ou par la présence de quelque souvenir. La réalité sensible qui nous environne n’impose pas à l’intellect, comme la lecture, une idée particulière ; elle lui fournit matière et prétexte à concevoir toutes les idées qui correspondent à sa nature propre et à sa disposition actuelle. — On comprend ainsi que l’abus de la lecture ôte à l’esprit toute son élasticité, comme un poids l’enlève à un ressort en pesant continuellement sur lui. Mettre le nez dans un livre sitôt qu’on a un instant de loisir est le meilleur moyen de n’avoir pas d’idées personnelles. C’est cette habitude qui explique que l’érudition rende la plupart des hommes encore plus insipides et plus niais que la nature ne les a faits, et qu’elle leur fasse écrire des ouvrages dénués de tout intérêt et de toute portée. Ils demeurent, comme dit Pope :

For ever reading, never to be read.
(Lisant toujours, mais destinés à n’être jamais lus.)

Pope. Dunciad. III, 194.

Les savants sont ceux qui ont lu dans les livres. Les penseurs, les génies, les hommes qui sont les flambeaux de l’humanité et à qui elle doit tous ses progrès, sont ceux qui ont lu directement dans le livre du monde.


Des écrivains et du style.

On peut dire qu’il y a trois sortes d’auteurs. Il y a d’abord ceux qui écrivent sans penser et qui travaillent de mémoire, en composant leurs ouvrages avec des réminiscences ou même avec des emprunts directs faits aux livres des autres. C’est la classe la plus nombreuse. Il y a ensuite ceux qui pensent en écrivant et qui ne pensent qu’en vue d’écrire ; de ceux-là aussi le nombre est grand. Enfin il y a ceux qui pensent avant de se mettre à écrire, et qui n’écrivent que parce qu’ils ont d’abord pensé ; ceux-là sont rares.

Le style est la physionomie de l’esprit, qui nous renseigne plus infailliblement que celle du corps. Imiter le style d’autrui revient à porter un masque. Aussi beau que puisse être le masque, l’absence de vie nous le rend vite insipide et insupportable, au point que nous lui préférons le plus laid des visages vivants.

Pour se faire une première idée de la valeur d’un écrivain, il n’est pas indispensable de savoir sur quoi s’est exercée sa pensée, ni ce qu’il a pensé ; ceci exigerait qu’on lût d’abord tous ses ouvrages d’un bout à l’autre ; il suffit provisoirement de savoir comment il a pensé. Or ce comment, cette manière caractéristique, cette qualité essentielle et générale de son travail cérébral se reflète exactement dans son style. Le style d’un homme nous donne l’élément formel, nécessairement toujours identique, de ses pensées, quels qu’en soient d’ailleurs l’objet et le contenu. On a ainsi en quelque sorte la pâte dont toutes les figures qu’il modèle sont toujours pétries, aussi diverses qu’elles puissent être.

Il n’y a pas en allemand d’expression correspondante à l’expression française de « style empesé » ; on n’en trouve d’ailleurs que plus fréquemment dans la littérature allemande la chose qu’elle désigne. Alliée à la préciosité, cette façon d’écrire représente en littérature ce que la dignité et la distinction affectées représentent dans la vie de société ; elle est également insupportable. L’indigence intellectuelle s’en pare volontiers, de même que dans la vie la bêtise se revêt souvent de gravité et de formalisme.

L’écrivain précieux ressemble à l’homme qui fait toilette pour n’être point confondu avec les gens du peuple, ce qui ne risque jamais d’arriver au gentleman le plus mal vêtu. Comme on reconnaît le plébéien à un certain luxe, à un certain « tiré à quatre épingles » dans le vêtement, on reconnaît la vulgarité de l’esprit à la préciosité du style.

Il y a à chaque moment de l’histoire deux littératures, qui courent parallèlement l’une à l’autre et sans guère se mêler : une littérature réelle et une littérature purement apparente. C’est la première qui forme peu à peu la littérature durable. Cultivée par ceux qui vivent pour la science ou pour la poésie, elle procède silencieusement et dignement, mais avec une extrême lenteur ; elle donne à peine à l’Europe une douzaine d’œuvres par siècle, mais qui restent. L’autre, cultivée par ceux qui vivent de la science ou de la poésie, avance au galop et à grand bruit, parmi les clameurs de ceux qu’elle occupe. Elle déverse annuellement sur le marché plusieurs milliers d’ouvrages. Mais déjà au bout de peu d’années on se demande : où donc ont-ils passé ? Qu’en est-il aujourd’hui de ces réputations si rapidement acquises et hier encore si bruyantes ? C’est bien là ce qu’on peut appeler la littérature « courante », par opposition à la littérature permanente.


Remarques psychologiques.

On porte le poids de son propre corps sans le sentir, tandis qu’on sent le poids d’un corps étranger qu’on cherche à déplacer. De même on ne remarque pas ses propres fautes et ses propres vices, mais seulement ceux des autres. Il est vrai que notre prochain est aussi un miroir, où chacun de nous peut contempler les défauts, les mauvais penchants et les vilains traits de caractère dont il est lui-même affligé. Mais nous nous comportons le plus souvent en présence de ce miroir comme le chien qui aboie à sa propre image parce qu’il ne sait pas que c’est la sienne et qu’il croit voir un autre chien.

La douleur profonde que nous cause la mort d’un être aimé vient du sentiment qu’il y a dans chaque individu quelque chose d’inexprimable, qui n’appartient qu’à lui seul et qui dès lors est irrévocablement perdu. Omne individuum ineffabile. Cela est vrai de l’individu animal comme de l’individu humain. S’il vous arrive par hasard de blesser mortellement un animal que vous aimiez, vous éprouverez ce sentiment dans toute sa force en recevant de lui ce dernier regard qui vous déchire le cœur.

Il nous arrive facilement de trahir, en parlant trop, une chose dont la révélation pourrait éventuellement nous être dangereuse ; mais nous n’oublions jamais de taire ce qui pourrait nous rendre ridicule, parce qu’ici l’effet suit immédiatement sa cause.

La souffrance que nous cause un vœu irréalisé est peu de chose comparée à celle du repentir. Devant l’une s’ouvre toujours un avenir indéfini ; l’autre se heurte à un passé irrévocablement clos.

L’argent, c’est le bonheur humain in abstracto. C’est pourquoi celui qui est devenu incapable de savourer ce bonheur in concreto met tout son cœur à l’argent.

Si nous voulons surprendre nos véritables sentiments à l’égard de quelqu’un, nous n’avons qu’à observer l’impression que nous produit à première vue une lettre de lui que la poste nous apporte.

Nous disons inconsciemment une chose très juste quand nous employons le mot personne, qui sert dans toutes les langues européennes à désigner l’individu humain ; car persona signifie proprement « masque d’acteur », et de fait nul ne se montre comme il est ; chacun porte un masque et joue un rôle.

Les gens doués de grandes et brillantes qualités ne craignent guère d’avouer leurs défauts ou de les laisser voir. Ils les considèrent comme quelque chose qu’ils rachètent suffisamment par ailleurs, ou même ils estiment qu’ils honorent leurs faiblesses plus que celles-ci ne les déshonorent. Cela est particulièrement vrai de celles qui sont inséparables de leurs belles qualités, qui en sont en quelque sorte la condition sine qua non, dans le sens où George Sand a dit que chacun a les défauts de ses vertus.

En revanche, il y a des personnes de bon caractère et fort intelligentes qui n’avoueront jamais leurs quelques petites infirmités, mais qui prennent au contraire grand soin de les dissimuler et qui se montrent extrêmement sensibles à la moindre allusion qu’on y fait. C’est que précisément tout leur mérite consiste à être exemptes de faiblesses, et qu’ainsi le moindre défaut qu’on leur découvre y porte directement atteinte.

Les gens supérieurement doués s’entendent en général mieux avec les esprits tout à fait bornés qu’avec les esprits moyens, pour la même raison qui veut que le despote et la plèbe, les grands-parents et les petits-enfants soient des alliés naturels.

Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse, le juriste le voit dans toute sa méchanceté, le théologien le voit dans toute sa sottise.


Sur les femmes.

Plus une chose est noble et accomplie, plus aussi elle se développe lentement et tardivement. Ce n’est guère avant vingt-huit ans que l’homme arrive à la maturité de sa raison et de ses facultés intellectuelles, tandis que la femme y atteint déjà avec sa dix-huitième année. Mais aussi la raison, proportionnée chez elle à ce développement précoce, lui est-elle étroitement mesurée. Les femmes demeurent leur vie durant des enfants. Elles ne voient jamais que la réalité proche et immédiate ; incapables de s’affranchir du moment présent, toujours portées à prendre ce qui paraît pour ce qui est, elles attribuent à des niaiseries plus de valeur qu’aux choses de première importance. La raison est la faculté qui permet à l’être humain de ne pas vivre, comme l’animal, uniquement dans le moment présent, mais d’embrasser encore du regard le passé et l’avenir cet d’en tenir compte dans sa conduite ; d’où sa prévoyance, les soins de prudence que celle-ci lui suggère, mais aussi les soucis dont souvent elle l’accable. Par suite de sa raison plus débile la femme a moins de part que l’homme tant à ces avantages qu’à ces inconvénients. C’est un être intellectuellement myope ; son intelligence, toute intuitive, voit très nettement ce qui est à proximité ; mais les objets éloignés ne tombent pas dans le champ de sa vision. Tout ce qui est absent, tout ce qui est passé ou futur agit sur les femmes beaucoup moins fortement que sur nous.

Il ne faut nullement craindre de prendre conseil des femmes dans les circonstances difficiles, comme le faisaient les anciens Germains. Car leur façon de concevoir les choses diffère complètement de la nôtre, surtout par la faculté qu’elles ont de trouver le chemin qui mène le plus directement au but, et en général de saisir, là où nous mêmes sommes portés à voir trop loin, les données immédiates qui nous échappent précisément parce qu’elles tombent sous le sens, et auxquelles il est besoin qu’on nous ramène, pour que nous acquérions la vue simple et directe d’une situation. De plus les femmes sont sans contredit beaucoup plus positives que nous, en ce sens qu’elles ne voient pas dans les choses plus que celles-ci ne contiennent réellement ; tandis qu’il nous arrive souvent, pour peu que nos passions soient excitées, de grossir les faits ou d’y ajouter des éléments imaginaires.

Les mêmes dispositions originelles expliquent aussi que les femmes soient plus que les hommes accessibles à la pitié, et qu’elles fassent preuve de plus d’intérêt et de charité pour les malheureux, tandis qu’elles sont en revanche très inférieures aux hommes sous le rapport de la justice, de la probité et de la délicatesse de conscience. C’est que, par suite de leur faible raison, tout ce qui est actuel, sensible, immédiatement réel exerce sur elles un empire contre lequel ne sauraient guère prévaloir les idées abstraites ou les principes établis, ni en général aucune considération du passé on de l’avenir, de tout ce qui est éloigné ou absent.

On comprend ainsi que l’injustice soit le vice fondamental de la nature féminine. S’il est dû avant tout à ce manque de raison et de réflexion que nous avons relevé, il s’aggrave encore du fait que la nature, en créant la femme plus faible que l’homme, lui a assigné comme unique recours, à défaut de la force, la ruse ; d’où sa fourberie instinctive et son invincible penchant au mensonge. Comme elle a donné au lion ses griffes et ses dents, à l’éléphant et au sanglier leurs défenses, au taureau ses cornes, à la sèche l’encre qui lui sert à troubler l’eau autour d’elle, la nature a donné en partage à la femme, pour se protéger et pour se défendre, la faculté de feindre. Elle lui a dispensé sous cette forme toute la puissance que l’homme tire de sa vigueur physique et de sa raison. L’art de dissimuler est donc inné chez la femme ; la plus sotte en est douée presque au même degré que la plus intelligente. Il lui est aussi naturel d’en faire usage en toute occasion qu’aux divers animaux d’employer leurs armes respectives à se défendre contre leurs ennemis ; ce faisant, elle a en quelque sorte le sentiment d’user d’un droit. Aussi peut-on se demander s’il a jamais existé une femme absolument véridique et sincère. Pour cette raison même les femmes pénètrent la dissimulation d’autrui si aisément, qu’il n’est pas prudent de recourir contre elles à cette arme. — L’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc… sont d’autres conséquences du vice fondamental de la nature féminine. Les femmes se rendent coupables de parjure bien plus souvent que les hommes. Il y aurait même lieu de se demander s’il convient de les admettre à prêter serment.

Les hommes jeunes, forts et beaux sont ceux que la nature destine à perpétuer l’espèce humaine ; elle obvie par là à la dégénérescence de la race. C’est là sa ferme volonté, laquelle s’exprime dans les passions des femmes. Malheur à celui dont les droits et les intérêts viennent à contrecarrer cette loi qui l’emporte en ancienneté et en puissance sur toutes les autres ! Quoi qu’il puisse dire ou faire, il les verra fouler aux pieds impitoyablement à la première occasion décisive. Car la morale secrète des femmes, morale inavouée, inconsciente même, mais innée, portrait se formuler ainsi : « Nous sommes autorisées à tromper ceux qui, sous prétexte qu’ils subviennent plus ou moins chichement à nos besoins d’individus, croient avoir acquis par là des droits sur l’espèce. Par la génération prochaine, qui sortira de nous, la constitution de cette espèce et par conséquent sa prospérité même sont entre nos mains ; ce bien, qui est remis à nos soins, nous voulons l’administrer en toute conscience. » Mais les femmes ne sont nullement conscientes in abstracto de ce principe supérieur qui les détermine ; elles ne le connaissent que concrètement, c’est-à-dire que leur conduite même est leur seule façon de le formuler, quand l’occasion s’en présente. Dans ce cas leur conscience les tourmente beaucoup moins que nous ne le supposons ; car, tout au fond de leur cœur, elles ont le sentiment qu’en transgressant leur devoir envers un individu elles ont d’autant mieux rempli leur devoir envers l’espèce, qui a des droits infiniment supérieurs.

Les hommes n’ont naturellement les uns pour les autres que de l’indifférence ; les femmes sont déjà par nature ennemies. C’est sans doute que l’odium figulinum, la rivalité professionnelle, qui se restreint pour les hommes à la corporation dont chacun fait partie, s’étend pour les femmes au sexe tout entier ; car elles n’ont toutes qu’une seule et même vocation. Rien qu’à se rencontrer dans la rue elles se regardent déjà comme les Guelfes et les Gibelins. De même, entre deux femmes qui font connaissance, il y a visiblement beaucoup plus de contrainte et de dissimulation qu’il n’y en a en pareil cas entre deux hommes ; aussi les compliments qu’elles échangent apparaissent-ils beaucoup plus ridicules. On remarque aussi qu’un homme qui parle à un individu de condition très au-dessous de la sienne conserve toujours dans son attitude quelques égards et quelque humanité ; par contre il est insupportable de voir de quelle façon altière et méprisante une femme de haut rang s’adresse à une femme de condition inférieure (quand celle-ci n’est pas à son service). La raison en est probablement que toutes les différences de rang sont beaucoup plus précaires de femme à femme que d’homme à homme ; c’est-à-dire qu’elles peuvent être beaucoup plus facilement modifiées ou supprimées. Car, tandis que chez les hommes une foule de considérations entrent en ligne de compte pour déterminer le rang, une seule décide parmi les femmes : c’est de savoir à quel homme elles ont plu. Elles cherchent dès lors à accentuer d’autant plus entre elles les différences de caste, que leur unique fonction les met naturellement davantage sur un pied d’égalité.

Il a fallu que l’intellect de l’homme fût bien troublé par l’instinct sexuel pour qu’il ait appelé « beau » ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux hanches larges et aux jambes courtes, dont la beau- té, en fait, repose tout entière sur ce seul instinct. Il conviendrait bien mieux de l’appeler, plutôt que le « beau sexe », le sexe inesthétique. Les femmes n’ont aucun sentiment véritable ni de la musique, ni de la poésie, ni des arts plastiques ; quand elles y prétendent, c’est pure affectation et pure singerie, inspirées par le désir de plaire. En d’autres termes, elles sont incapables de prendre à quoi que ce soit un intérêt purement objectif. Et voici pourquoi : alors que l’homme tend à exercer directement, par l’intelligence ou par la force, sa domination sur toutes choses, la femme ne peut jamais viser à dominer que par l’intermédiaire de l’homme, qui seul est soumis à son influence immédiate. Il est donc dans la nature de la femme de considérer toutes choses comme un moyen de gagner l’homme, et l’intérêt qu’elle prend à tout ce qui n’est pas l’homme n’est jamais que simulé, n’est jamais qu’un détour, une simple manœuvre de sa coquetterie.

Comment d’ailleurs attendre autre chose des femmes, si l’on songe qu’il n’est jamais sorti des cerveaux féminins les plus remarquables aucune création artistique véritablement grande et originale, ni en général aucune œuvre de valeur durable ? La chose est particulièrement frappante dans la peinture. Elles peuvent en effet s’en assimiler aussi bien que nous le côté technique et, en fait, elles s’adonnent à cet art avec ardeur ; et cependant elles ne sauraient revendiquer pour leur sexe une seule grande œuvre picturale, précisément parce qu’elles ne possèdent à aucun degré cette objectivité de l’esprit qui est particulièrement indispensable en peinture. Elles demeurent toujours et partout enfoncées dans le subjectif.

Il n’y a pas à disputer sur la polygamie. Il faut la prendre comme un fait universel, et dont la réglementation est seule en question. Où y a-t-il de véritables monogames ? Tous nous vivons, au moins pour un temps et le plus souvent toujours, dans la polygamie. Si donc un homme à besoin de plusieurs femmes, quoi de plus juste que de lui laisser la liberté ou même de lui imposer l’obligation de les entretenir ? La femme se trouverait ainsi ramenée à sa situation véritable et naturelle d’être subordonné. Nous serions débarrassés de la dame, ce monstre enfanté par la civilisation européenne et la sottise germano-chrétienne, avec ses prétentions ridicules au respect et à la vénération, et il n’y aurait plus que des femmes. Mais aussi il n’y aurait plus de femmes malheureuses, alors qu’aujourd’hui l’Europe en est pleine. Les Mormons ont raison.

Ce qui montre bien que les femmes sont destinées par nature à l’obéissance, c’est qu’aussitôt que l’une d’elles se trouve placée dans une complète indépendance, elle ne tarde pas à sortir de cette situation contraire à sa nature en s’attachant à un homme quelconque, pour qu’il la dirige et la domine, parce qu’elle a besoin d’un maître. Si elle est jeune, c’est un amant ; si elle est vieille, c’est un confesseur.


Des inconvénients de la supériorité intellectuelle.

Il faut être un novice bien naïf pour s’imaginer qu’on se fait aimer en société en s’y montrant intelligent et spirituel. Au contraire, on excite presque toujours par là chez les autres une rancune et un dépit d’autant plus amers que ceux qui les éprouvent n’ont pas le droit de s’en prendre à la cause de ces sentiments et qu’ils préfèrent même ne point se l’avouer. Plus précisément, il se passe ceci : quelqu’un constate-t-il chez son interlocuteur une grande supériorité intellectuelle, il en conclut tacitement, et sans en avoir toujours clairement conscience, que l’autre remarque dans la même mesure son infériorité et sa sottise, et il en conçoit une rage sourde et un violent ressentiment. Qu’est-ce, en effet, que déployer de l’intelligence et de l’esprit, sinon une façon indirecte de représenter aux autres leur stupidité et leur nullité ? Au surplus les natures vulgaires s’irritent et s’insurgent au seul spectacle de leur contraire, et le mobile secret de cette révolte, c’est l’envie.


De la solitude.

Chacun fuit, supporte ou recherche la solitude exactement dans la mesure où il vaut quelque chose par lui-même. C’est quand il est seul qu’un être nul éprouve toute la misère de sa nullité, qu’un grand esprit a tout le sentiment de sa grandeur, bref, que tout être humain acquiert la pleine conscience de ce qu’il est. D’autre part, plus un individu se trouver placé haut dans la hiérarchie établie par la nature, plus aussi il est, de ce fait même, nécessairement isolé. Dès lors c’est un bienfait pour lui que de pouvoir rencontrer dans la solitude physique le genre d’existence qui correspond à son isolement spirituel ; au lieu que le contact fréquent avec des êtres d’une autre espèce que la sienne lui est une gêne et exerce même sur lui une action funeste, en ce sens qu’elle lui dérobe une part de son moi sans rien lui offrir en échange. Enfin, tandis que la nature a créé les hommes extrêmement inégaux au point de vue moral et intellectuel, la société, elle, ne tient aucun compte de ces différences ; elle met tous les hommes sur le même pied, ou, plus exactement, elle substitue à cette inégalité naturelle les distinctions artificielles de la condition et du rang, avec leurs degrés de préséance, lesquels vont souvent en sens inverse de la hiérarchie créée par la nature. Ceux dont la nature a fait des êtres inférieurs se trouvent en général fort bien de cette distribution de l’ordre social ; mais le petit nombre de ceux auxquels elle a conféré un rang élevé ont tout à y perdre. On s’explique ainsi qu’ils fuient volontiers la société et que, dès lors, ce soit la vulgarité qui prédomine dans toute compagnie un peu nombreuse.

D’une façon générale, on ne peut jamais être en accord absolument parfait qu’avec soi-même. On ne peut pas l’être avec son ami, on ne peut pas l’être avec la femme aimée ; toujours les différences de nature et d’humeur qui séparent les individus provoquent entre eux quelque dissonance. Aussi la véritable, la profonde paix du cœur, la parfaite sérénité de l’âme, ce bien qui est, avec la santé, le plus précieux de la vie, ne se peut-elle trouver que dans la solitude ; et si l’on veut qu’elle constitue un état permanent, il faut l’aller chercher dans la plus complète retraite. Si vous prenez ce parti et que vous vous trouviez être en même temps une personnalité grande et riche, il vous sera permis de goûter le maximum de bonheur que puisse offrir cette pauvre terre. Il faut oser le dire : si étroitement unis que puissent être les humains par les liens de l’amitié, de l’amour, du mariage, personne, tout compte fait, n’est jamais absolument loyal que vis-à-vis de soi-même, ou tout au plus vis-à-vis de son enfant. — Moins les conditions, tant objectives que subjectives, auxquelles est soumise notre existence, nous obligeront à entrer en contact avec les autres hommes, mieux cela vaudra pour nous. La solitude permet d’envisager, sinon de ressentir, d’emblée et d’un seul coup tous les inconvénients qu’elle entraîne, tandis que la société est insidieuse : sous l’apparence d’un passe-temps agréable, sous l’attrait fallacieux que présentent le commerce des hommes et les divertissements du monde se dissimulent de graves dangers et des maux souvent irréparables.

Ce qui rend les hommes si sociables, c’est leur incapacité de supporter la solitude, c’est-à-dire de se supporter eux-mêmes. C’est leur vide intérieur, le dégoût de leur propre personne, qui les pousse à rechercher la compagnie de leur prochain, comme il les pousse aussi à s’en aller voyager en pays étrangers. Leur esprit n’a pas le ressort voulu pour se mettre de lui-même en mouvement ; c’est pourquoi beaucoup cherchent dans le vin un exhaussement artificiel de leurs facultés et deviennent ainsi des ivrognes. Il leur faut sans cesse puiser en dehors d’eux-mêmes quelque excitation, et c’est dans le commerce de leurs semblables qu’ils trouvent le plus fort stimulant. Autrement leur esprit s’affaisse sous son propre poids et tombe dans une pesante léthargie. On dirait en quelque sorte que chacun d’eux ne représente qu’une fraction du type humain et qu’il a besoin du complément de beaucoup d’autres individus pour réaliser une conscience humaine totale. Au contraire celui qui est un homme complet, celui qui a droit par excellence au titre d’homme, celui-là représente une unité et non pas une fraction, et c’est pourquoi il se suffit à lui-même. En ce sens on pourrait comparer la plupart des réunions humaines à ces fanfares russes composées uniquement de cors, dont chacun ne donne qu’une seule note et qui n’arrivent à produire de la musique que grâce à une concordance absolument exacte de leurs entrées respectives. En effet, l’esprit de la plupart des hommes est monotone comme un de ces cors à une seule note. Rien qu’à voir leur mine, ne dirait-on pas que leur cerveau n’abrite continuellement qu’une seule et même pensée et qu’il est incapable d’en jamais engendrer aucune autre ? On s’explique ainsi qu’ils soient non seulement si ennuyeux, mais encore si sociables, et qu’ils vivent de préférence en troupeaux : the gregariousness of mankind. C’est cette monotonie de leur être individuel qui leur devient intolérable. Omnis stultitia laborat fastidio sui. Comme ces joueurs de cors, ils ne sont quelque chose que réunis. Au contraire l’homme dont l’esprit est vivant et riche est pareil à un virtuose qui exécute à lui seul son concert. On peut aussi le comparer à un piano ; car, de même que le piano est à lui seul un petit orchestre, l’homme supérieur est à lui seul un petit univers. Ce que les autres ne réalisent qu’en collaborant, il le réalise dans l’unité d’une seule conscience.


Sur l’observation de la physionomie.

Nous admettons sans hésiter que l’extérieur reflète l’intérieur et que le visage exprime et révèle l’être humain tout entier. La preuve que nous y croyons comme à une vérité a priori, c’est que chacun se montre toujours extrêmement curieux de voir un homme qui s’est distingué soit par quelque grande action, en bien ou en mal, soit par quelque œuvre de valeur exceptionnelle, ou, s’il n’est pas possible de le voir, d’apprendre tout au moins des autres quelle mine il a.

Tout visage humain est un hiéroglyphe. Mais nous sommes en mesure de le déchiffrer, car c’est une écriture dont nous portons en nous l’alphabet tout fait. En général, même, le visage d’un homme nous apprend plus de choses que sa bouche, et des choses plus intéressantes ; car tout ce que cet homme pourra jamais dire s’y trouve inscrit et résumé comme en un monogramme de sa mentalité et de ses aspirations. Au surplus la bouche ne formule que les pensées d’un individu humain ; le visage, lui, formule une pensée de la nature. Si donc tout homme ne mérite pas qu’on lui parle, tout homme mérite qu’on le regarde attentivement.

Tous, nous partons implicitement de ce principe qu’on est toujours ce dont on a l’air. Et c’est là un principe juste ; la difficulté gît seulement dans son application. Il y faut des capacités qui sont en partie innées et qui, pour le reste, doivent s’acquérir par l’expérience. D’ailleurs, dans ce domaine, on n’a jamais fini d’apprendre, et l’observateur le plus exercé est toujours exposé à commettre des erreurs. Pourtant le visage ne ment pas — quoi qu’en dise Figaro — et quand il paraît mentir, c’est nous qui y lisons ce qui n’y est pas écrit. Savoir le déchiffrer est donc un grand art, un art difficile et dont les principes ne peuvent jamais s’apprendre par voie abstraite. La première condition qu’il requiert, c’est qu’on puisse considérer son homme d’un regard purement objectif, et cela déjà n’est pas si facile. La plus légère dose d’aversion ou de sympathie, de crainte ou d’espérance, ou encore l’idée de l’impression que nous produisons nous-mêmes sur la personne observée, bref, le moindre élément subjectif qui intervient dans notre examen suffit à brouiller et à fausser l’aspect de l’hiéroglyphe. De même qu’on ne perçoit vraiment le son d’une langue que si on ne la comprend pas, parce qu’autrement le signe est aussitôt effacé de la conscience par la chose qu’il signifie, de même, pour voir réellement la physionomie d’une personne, il faut qu’elle nous soit encore étrangère, c’est-à-dire que nous ne soyons pas familiarisés avec son visage pour avoir rencontré cette personne ou, à plus forte raison, pour lui avoir parlé déjà à mainte reprise. Strictement parlant, on n’a donc l’impression purement objective d’un visage, et par suite la possibilité de le déchiffrer, qu’au premier coup d’œil. Les odeurs ne nous affectent qu’au moment où elles nous arrivent ; nous ne percevons réellement la saveur d’un vin qu’au premier verre ; pareillement, nous ne ressentons pleinement l’impression d’un visage que la première fois que nous le voyons.

Celui qui est doué de sens physionomique doit ainsi être très attentif aux témoignages particulièrement sûrs et véridiques qu’il recueillera avant d’avoir fait plus ample connaissance avec la personne observée. Car le visage d’un homme est l’aveu franc et direct de ce qu’il est ; s’il nous trompe, ce n’est pas sa faute, mais la nôtre. Au contraire les paroles d’un homme ne nous disent que ce qu’il pense, ou plus souvent ce qu’on lui a appris à penser, quand ce n’est pas seulement ce qu’il prétend penser. De plus, en causant avec lui ou en l’écoutant parler aux autres, nous faisons facilement abstraction de ce qui constitue proprement sa physionomie, c’est-à-dire que nous négligeons le substratum permanent, la donnée pure et simple que cette physionomie représente, pour diriger toute notre attention sur la mimique expressive de sa conversation, où il sait en général s’arranger à paraître sous son jour favorable.

Pour saisir intégralement et profondément la véritable physionomie d’un être humain, il faut encore l’observer de préférence quand il est seul et livré à lui-même. La compagnie et la conversation jettent déjà sur lui un reflet étranger à son individualité et qui le plus souvent le modifie à son avantage ; car le mouvement d’action et de réaction qu’elles provoquent chez lui l’élève en général au-dessus de son niveau normal. C’est seulement quand il est réduit à sa propre société, libre de s’abandonner au cours plus ou moins trouble de ses pensées et de ses sensations personnelles, qu’il est réellement et absolument lui-même. À ce moment le regard d’un physionomiste pénétrant a des chances de saisir d’un seul coup l’ensemble de son être ; car son visage, pris en lui-même et à lui seul, donne alors la note fondamentale de toutes ses pensées et de toutes ses aspirations. On y peut lire l’« arrêt irrévocable » qui veut que cet homme soit ce qu’il est et ce qu’il n’a pleinement conscience d’être que lorsqu’il est seul.


Hasard, fatalité et providence dans la vie de l’individu.

La croyance à une providence particulière, ou plus généralement à une direction surnaturelle des événements de la vie individuelle, a été de tous temps une des croyances favorites de l’homme. Même des penseurs qui répugnaient à toute superstition s’y sont montrés parfois inébranlablement attachés, et cela en dehors de tout système dogmatique déterminé.

Il est sans doute extraordinairement osé de prétendre attribuer au hasard pur et simple, au hasard évident et tangible, une intention. Et pourtant je doute qu’il existe personne que cette idée n’ait pas abordé au moins une fois au cours de se vie. Si c’est chez les Mahométans qu’elle a pris sa forme la plus arrêtée, on ne l’en rencontre pas moins chez tous les peuples et alliée à toutes les doctrines religieuses. Selon la manière dont on la comprend, ce peut être une idée parfaitement absurde ou au contraire extrêmement profonde. Au demeurant, quels que soient les faits, même les plus frappants, qu’on peut alléguer en sa faveur, il reste évidemment toujours possible d’objecter que ce serait précisément le plus grand des miracles si le hasard ne travaillait pas de temps en temps pour nous aussi bien ou même mieux que notre propre perspicacité.

C’est une vérité a priori, et par là-même irréfutable, que tout ce qui arrive, sans aucune exception, arrive avec une rigoureuse nécessité. J’appellerai ici cette vérité le fatalisme démontrable. Mais il y a un fatalisme d’espèce supérieure, qui consiste à reconnaître, ou plus exactement à supposer que cette nécessité de tout événement n’est pas une nécessité aveugle, c’est-à-dire que le cours de notre vie ne suit pas seulement une direction nécessaire, mais qu’il se conforme encore à un dessein préconçu. C’est là un fatalisme qui, contrairement à l’autre, le fatalisme simple, est indémontrable. Néanmoins je serais tenté de croire que chacun de nous se trouve amené tôt ou tard à le concevoir et à faire sienne, soit pour un temps, soit définitivement — c’est selon le tempérament et le tour d’esprit — la conviction qu’il implique. Nous pouvons l’appeler, pour le distinguer du fatalisme ordinaire et démontrable, le fatalisme transcendant. Il n’est pas comme l’autre le fait d’une connaissance proprement théorique, ni ne ressort de l’enquête intellectuelle qu’exige une pareille connaissance et dont peu d’esprits sont capables : il se dégage peu à peu des expériences personnelles de notre vie.

Cette conformité du cours de notre existence à un certain dessein pourrait sans doute s’expliquer en partie par l’immuabilité et l’inflexible logique du caractère inné, qui ramène toujours l’individu humain dans la même ornière. Chaque individu reconnaît en effet d’une façon si immédiate et si sûre ce qui est approprié à sa nature, qu’en général la conscience et la réflexion n’interviennent pas dans cette opération de son esprit, mais qu’il agit d’emblée en conséquence d’une façon pour ainsi dire instinctive. Cette sorte de connaissance, qui nous fait passer à l’acte sans être distinctement réalisée par la conscience, est comparable en ce sens aux « mouvements réflexes » de Marshal Hall. C’est grâce à elle que l’individu, pour peu qu’il ne subisse aucune contrainte, ni de l’extérieur, ni des concepts erronés et des préjugés qu’il a pu se forger lui-même, poursuit et atteint sans s’en rendre compte ce qui correspond à sa nature particulière ; tout comme la tortue, que le soleil fait éclore dans le sable et qui sort de l’œuf à un endroit d’où elle ne peut apercevoir la mer, s’en va néanmoins tout droit du côté de l’eau. Il y a donc en nous un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun de nous se trouve mis sur la voie qui est la seule qu’il lui faille suivre, mais dont aussi il n’aperçoit la direction régulière et logique qu’après qu’il l’a déjà parcourue.

Si l’on a bien compris le point de vue de ce fatalisme transcendant dont j’ai parlé, et qu’on considère sous cet angle l’existence d’un individu, on a parfois un étrange spectacle. C’est celui du contraste entre le hasard évident et purement physique d’un événement et sa nécessité métaphysique et morale, nécessité qui demeure d’ailleurs toujours indémontrable et dont il reste toujours possible de dire qu’elle est purement imaginaire. On en trouve un exemple à la fois universellement connu et bien propre à illustrer notre idée, parce qu’il est particulièrement frappant et typique, dans La course à la forge de Schiller : Fridolin s’est arrêté par hasard en chemin pour servir la messe, retardé ainsi dans sa course par une circonstance purement fortuite ; mais cette circonstance se trouve être en même temps pour lui de la plus haute importance et répondre à une nécessité personnelle impérieuse. Chacun de nous, en se reportant à sa propre existence, ne pourrait-il pas y retrouver des faits, peut-être moins importants et moins nettement caractérisés, mais de signification analogue ? Beaucoup seront ainsi conduits à admettre qu’une puissance cachée et inexplicable dirige toutes les inflexions du cours de notre vie, et cela dans un sens qui est sans doute souvent contraire à notre volonté du moment, mais qui n’en est pas moins conforme, du point de vue objectif, à l’ensemble de cette vie, et, du point de vue subjectif, aux fins secrètes qu’elle poursuit, c’est-à-dire, en somme, à notre bien véritable ; si bien que nous sommes fréquemment obligés de reconnaître après coup qu’il était fou de vouloir suivre la direction opposée. Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

Nous serions ainsi irrésistiblement amenés à admettre, comme un postulat métaphysique et moral, une identité primordiale et foncière de la contingence et de la nécessité. Je considère d’ailleurs qu’il est impossible de se faire une idée claire de cette unité cachée où l’une et l’autre auraient leur racine. Tout ce qu’on en peut dire, c’est quelle devrait réunir en elle, à la fois ce que les Anciens appelaient le Destin, είμαρμενη, πεπρωμενη, fatum, ce que ces mêmes Anciens entendaient par le génie tutélaire attaché à chaque individu, et enfin ce que les chrétiens adorent sous le nom de Providence, προνοια. Entre ces trois sortes de puissances il y a cette différence que la première est conçue comme aveugle et les deux autres comme clairvoyantes. Mais cette distinction anthropomorphique perd toute signification du point de vue de l’essence métaphysique et intérieure des choses. Or c’est là seulement qu’il nous faut aller chercher à sa racine cette unité inexplicable du tortuit et du nécessaire, où il paraîtrait que réside la secrète et mystérieuse direction de toutes les choses humaines.

C’est grâce à l’analogie de certains faits de la réalité avec nos rêves qu’il nous est permis d’entrevoir, toujours, il est vrai, dans un lointain nébuleux, comment il se pourrait que la puissance cachée qui gouverne selon les fins qu’elle nous assigne les événements de notre vie n’eût pas sa source ailleurs que dans les profondeurs inexplorées de notre propre être. Les événements qui se passent dans nos rêves et y déterminent nos actes s’y produisent en effet, comme dans la réalité, d’une façon purement fortuite, en tant que faits extérieurs indépendants de nous et souvent directement contraires à nos désirs. Et pourtant il n’y en a pas moins entre eux un lien secret, ils n’en présentent pas moins une certaine conformité à un même dessein, qui veut qu’eux aussi se trouvent réglés et ajustés — et cela de telle sorte qu’ils se rapportent uniquement à nous-mêmes — par une puissance secrète à laquelle obéissent tous les hasards de nos songes. Or ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’en fin de compte cette puissance ne saurait être autre chose que notre propre Vouloir, mais opérant ici dans une sphère où n’atteint pas la conscience particulière à l’état de rêve. Et c’est là ce qui explique que les événements de nos rêves aient si souvent une issue tout à fait opposée à nos vœux, qu’ils puissent nous remplir de stupéfaction ou de tristesse, parfois même de terreur et de mortelle angoisse, sans que le destin, dont nous sommes pourtant seuls ici à tenir secrètement les fils, fasse quoi que ce soit pour nous secourir. Ainsi il nous arrivera de questionner avidement quelqu’un et d’en recevoir une réponse qui nous plonge dans l’étonnement, ou encore d’être nous-mêmes interrogés, comme on l’est par exemple dans un examen, et d’être incapables de répondre, alors qu’à notre grande honte un autre interlocuteur interviendra qui saura parfaitement donner cette réponse juste que nous ne pouvions pas trouver. Et pourtant, dans un cas comme dans l’autre, la réponse n’a pas pu venir de personne d’autre que de nous-mêmes.

Dès lors, ne se pourrait-il pas qu’il se produisit dans notre vie réelle, je veux dire dans cette adaptation des événements à un plan calculé que chacun de nous a peut-être pu constater au cours de sa propre existence, quelque chose d’analogue à ce qui se passe dans nos rêves ? Il nous arrive souvent de former avec ardeur certains projets dont nous serons plus tard obligés de reconnaître qu’ils allaient à l’encontre de notre bien véritable. En attendant, nous travaillons avec zèle à les réaliser ; mais, ce faisant, nous nous heurtons à une conjuration des forces de la destinée, qui met tout en œuvre pour déjouer nos plans et qui finit ainsi par nous rejeter, contre notre gré, dans la voie qui est réellement la nôtre. Quand ils éprouvent une pareille résistance, qui a toutes les apparences d’une opposition consciente et voulue, beaucoup de gens ont coutume de dire : « je vois que cela ne devait pas être » ; d’autres parlent de mauvais présage ; d’autres encore du doigt de Dieu ; tous s’accordent à penser que là où le destin se montre si opiniâtre à contrecarrer nos projets nous faisons mieux de les abandonner. Si, en effet, ces projets ne répondent pas à ce qui est à notre insu notre véritable destinée, ils sont en tous cas irréalisables, et en nous obstinant à en poursuivre l’accomplissement nous ne ferions que nous attirer de la part du sort des coups toujours plus durs, jusqu’à ce que nous rentrions dans la bonne voie ; ou bien, à supposer que nous réussissions tout de même à forcer la résistance des choses, ce ne pourrait être que pour notre malheur.

Si nous nous reportons maintenant à l’idée essentielle qui se dégage de l’ensemble de ma philosophie, à savoir que ce qui produit et perpétue le phénomène de l’Univers, c’est ce Vouloir qui vit et agit également dans chacun de nous ; et si nous rappelons d’autre part cette ressemblance qu’on s’accorde généralement à reconnaître entre le rêve et la vie réelle, il nous sera permis de résumer le sens général des observations qui précèdent dans l’hypothèse que voici : de même que chacun de nous est le régisseur caché de ses propres rêves, il se pourrait que cette fatalité, elle aussi, qui régit notre existence réelle, procédât finalement, en un sens quelconque, de ce Vouloir qui est notre Vouloir, mais qui prendrait ici la figure de la Destinée, parce qu’il exercerait son action des profondeurs d’une région située bien au delà de la conscience individuelle, siège de nos représentations, dont le rôle se réduit à fournir ses motifs à notre Vouloir personnel empiriquement connaissable, On s’expliquerait ainsi que ce dernier entrât souvent en lutte violente avec cet autre Vouloir, également nôtre, qui nous apparaît comme le Destin, qui est notre génie tutélaire ou, — comme dit Paracelse, — notre « esprit dont la demeure est en dehors de nous, sur le siège élevé des étoiles », et qui, parce que son regard embrasse un domaine infiniment plus étendu que le champ de notre conscience individuelle, dispose pour elle et lui impose avec une rigueur inexorable, sous l’apparence d’une contrainte extérieure, ce qu’il ne saurait lui confier le soin de rechercher et de déterminer elle-même, mais à quoi il ne veut pas non plus que nous manquions.