La Peinture en Belgique/L’art cosmopolite du XIVe siècle

G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 3-6).


I

L’Art Cosmopolite du XIVe siècle[1].

Dans les œuvres septentrionales exécutées durant le dernier quart du XIVe siècle et les premières années du XVe, la critique a cru distinguer les caractères d’un art cosmopolite qui aurait trouvé à Paris son foyer et reçu des maîtres parisiens la doctrine, les recettes, les caractères d’une école. Que cet art international ait existé avec la vitalité et l’autonomie que l’on croit, c’est ce que nous avons quelque peine à admettre. Il reste bien acquis toutefois — et les démonstrations de Courajod en donnent la pleine certitude — que les maîtres flamands et wallons furent les représentants les plus remarquables de cet art « parisien ». Très naturellement Paris les attirait ; étrangers et souverains affluaient dans ce grand centre ; les grands vassaux y avaient des hôtels et nos maîtres y suivaient leurs seigneurs. On sait que la noblesse parisienne du XIVe siècle s’était embourgeoisée et qu’elle précipita l’éclosion d’un art plus positif, plus soumis aux réalités terrestres. Nos maîtres ont été les premiers et les plus grands interprètes de ces aspirations nouvelles et bien qu’on ne puisse pas dire que l’art flamand soit de toutes pièces réaliste, son destin, dès le début, devait l’entraîner aux interprétations objectives de la nature.

Nos bourgeois et nos marchands, dès le XIVe siècle, ont étalé leur faste traditionnel et nos archives énumèrent leurs tapisseries, leurs vases d’or et d’argent. Nos seigneurs, de leur côté, menaient grand train : épées, calices, châsses, coupes, missels, sceaux s’accumulent dans les inventaires de leurs biens. Il va sans dire que si des artistes « belges » émigrent à Paris, il en est qui brillent dans le pays même. On en rencontre à Tournai, Ypres, Bruges. Ce sont nos maîtres qui instituent les premières corporations artistiques. Quelques noms de peintres nous sont conservés. Jean de Woluwe est au service de Jeanne et Wenceslas de Brabant ; Jean de Hasselt travaille pour Louis de Mâle ; Melchior Broederlam pour Philippe le Hardi ; Jacques Cavael pour la ville d’Ypres. — Melchior Broederlam, dessinateur industriel, décorateur de bannières et peintre de retables, domine ces maîtres du terroir. Son atelier est même si réputé qu’un élève lui vient de loin. En 1399 il termine le célèbre « taveliau d’autel » que Philippe le Hardi lui avait commandé pour la Chartreuse de Champmol, nécropole des ducs de Bourgogne, et qui représente la Salutation angélique, la Visitation, la Présentation au temple, la Fuite en Égypte. Conservée au Musée de Dijon, l’œuvre est celle qui donne l’idée la plus complète et la plus poétique de l’école septentrionale à la fin du XIVe siècle ; c’est aussi le chef-d’œuvre de la peinture flamande avant les van Eyck, le signe heureux des grandeurs futures de notre art. Or, non seulement les éléments du paysage (coupoles, portiques, rochers, castels) sont empruntés à l’Italie, mais encore le dessin souple, les draperies fluides, les colorations tendres. Pour être cosmopolite, la peinture septentrionale de la fin du quatorzième siècle n’en est pas moins une expression — affaiblie — de l’art souverain et profond qu’est la peinture italienne du trecento. Dans le retable de Broederlam, seul le saint Joseph de la Fuite en Égypte respire une bonhomie populaire et démocratique où perce l’accent natal du maître.

Quelques miniaturistes flamands et wallons ont occupé une place éminente dans cet art cosmopolite, et c’est chez eux que l’on saisit le mieux les progrès des tendances réalistes qui aboutiront à l’art des van Eyck. Jean de Bruges, nommé peintre de Charles VI en 1373, se révèle portraitiste exact et nullement courtisan dans le profil pointu de son maître qu’il peignit sur le premier feuillet de la Bible royale (Musée Westreenen, à La Haye). André Beauneveu, artiste universel, sculpteur de tombes, imagier, peintre, miniaturiste, enlumineur de statues, natif, semble-t-il, de Valenciennes, et chanté par Froissart, est un éclectique qui, à travers une noblesse et une grâce parfois mièvres acquises au contact des maîtres parisiens, affirme une nature violente et populaire. Son Psautier de Paris montre des personnages aux têtes réelles, assis sur des sièges italiens, enveloppés de manteaux où s’accumulent les volutes chères aux sculpteurs maniéristes du temps. Et si vraiment, comme on est de plus en plus tenté de le croire, les deux grisailles initiales du Psautier de la Bibliothèque royale de Bruxelles (Très belles heures très richement enluminées du duc de Berry) sont de Jacquemard de Hesdin et non de Beauneveu, c’est tout de même l’idéal éclectique de ce dernier — multiplication des volutes dans le manteau de la Madone, recherche de la vérité dans le portrait du duc, siège italien — qui apparaît dans ces grisailles représentant l’une la Vierge et l’Enfant, l’autre le Duc de Berry et ses deux patrons (Fig. I).

Or, cet éclectisme est précisément ce qui, à notre sens, caractérise certaines peintures marquantes de l’école parisienne de la fin du XIVe siècle, telles que le Parement de Narbonne (Musée du Louvre). On peut dire que Melchior Broederlam échappe à cette formule composite à force d’italianisme ; on en peut dire à peu près autant du beau peintre à qui l’on doit la Pietà du Louvre (Jean Malouel ?) où le visage douloureux du Christ rappelle les têtes du Sauveur conçues par Beauneveu, et dont le coloris et le style font invinciblement penser à Sienne et surtout à Simone di Martino, impression que fortifie l’obliquité des sourcils de la Vierge et des Anges. Cet éclectisme de la peinture septentrionale de la fin du XIVe siècle, où les mièvreries de la décadence gothique se combinent avec les premières recherches du réalisme, garde donc à sa base l’enseignement de l’Italie trecentiste.

Une influence italienne très sensible se perçoit encore dans les dix-huit compositions des Très belles heures de la Bibliothèque de Bruxelles qui suivent les compositions initiales de Jacquemard de Hesdin (Fig. II et III]). Mais déjà par le développement donné au paysage, par l’animation des fonds urbains ou champêtres, par la variété des types, on sent un maître impatient de proclamer son sentiment de la nature. Dès lors les miniaturistes rompent avec l’éclectisme et les archaïsmes du XIVe siècle ; ils substituent des paysages aux fonds d’or, groupent, animent, habillent leurs personnages avec plus de réalité, introduisent dans leurs compositions l’air, l’espace, la lumière et « crèvent la toile du fond » (P. Durrieu). L’œuvre qui annonce d’une façon décisive l’avènement des van Eyck, c’est la première partie — commencée sous Jean de Berry et arrêtée à sa mort le 15 juin 1416 — du manuscrit conservé à Chantilly et désigné sous le nom de : Très riches heures du duc de Berry. Elle aurait pour auteurs (suivant M.  L. Delisle) les pères Pol, Jannequin et Hermann de Limbourg, et aussi (suivant M.  de Mély) un peintre de la Cour de Bourgogne, Henry Bellechose successeur de Jean Malouel à Dijon, et un orfèvre au service de Jean de Berry, Hermann Rust. C’est Pol de Limbourg qui fut, semble-t-il, la personnalité la plus marquée du groupe. C’est à lui sans doute qu’il faut attribuer les trois pages incomparables : le Zodiaque, le Paradis terrestre et le Christ au jardin des Oliviers, qu’un écrivain français, qui ne craint pas de rendre hommage aux inspirateurs flamands de la peinture septentrionale, place au « rang des plus admirables chefs-d’œuvre de la peinture » (F. de Mély). Des réminiscences italiennes et des signes du style composite subsistent dans les Heures de Chantilly, si nouvelles pourtant par la variété des paysages et la réalité des figures, — Ève dans le Paradis nous prépare à la figure célèbre des van Eyck. Ces signes s’atténuent de plus en plus — sans disparaître complètement — dans les fameuses Heures de Turin détruites, par malheur, en grande partie dans un incendie. Les feuillets les plus importants ont donné lieu à de curieux rapprochements avec le polyptyque de Gand. On y voit des Vierges se dirigeant vers l’Agneau mystique exactement comme dans le retable des van Eyck. Dans l’enluminure la plus remarquable qui nous montre un seigneur (Guillaume IV de Bavière ?) entouré de sa suite et longeant le bord de la mer, la beauté du paysage, la minutieuse précision des personnages microscopiques du fond, la ressemblance du cheval de Guillaume IV avec celui du pseudo-Hubert van Eyck de l’Adoration, la reproduction du paysage dans la cuirasse d’un des cavaliers — sont autant de particularités qui apparentent l’auteur de cette enluminure aux maîtres de l’Agneau pascal. Sommes-nous en présence de l’œuvre d’un génial précurseur ? Est-ce l’œuvre de l’un des frères van Eyck, ou d’un de leurs collaborateurs ? Point de réponse possible, et la preuve nous échappe qui ferait des Heures de Turin le chaînon rattachant la peinture du XIVe siècle à l’art nouveau, à l’art des van Eyck.

  1. Nous ne donnerons pas de bibliographie pour ce premier fascicule et nous renvoyons le lecteur à celle publiée dans notre Renaissance septentrionale (même éditeur), livre traitant du XIVe siècle Flamand et den von Eyck et dont la bibliographie comprend 112 numéros. Les principaux travaux parus depuis sont : K. Voll. Die altniederländische Malarat, Leipzig, 1906 ; Henri Hyrans. Les van Eyck, Laurens, Paris, 1907 ; André Coenen. Quelques points obscurs de la vie des frères von Eyck, Liège, 1907 ; L. de Fourcaud. Article sur les van Eyck dans l’Histoire de l’Art. t. III. Armand Colin, Paris, 1907 ; W. H. Jarbes Weals. Hubart and John van Eyck, their life and work, John Lane, Londres, 1907.