La Peinture en Belgique/Hugo van der Goes

G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 91-106).

XI

Hugo van der Goes


La grande figure de Hugo van der Goes domine une seconde génération d’artistes flamands. Jean van Eyck, Roger van der Weyden, le Maître de Flémalle, Thierry Bouts ont été les créateurs de notre art ; à travers des conceptions et des visions particulières, leurs œuvres vivent d’une beauté essentielle, en quelque sorte classique. La puissance et la variété du sublime « Jehan de Eyck », le lyrisme et l’émotion de maître Roger, la plasticité et l’esprit observateur du Maître de Flémalle, la tendresse, la piété et la douceur du peintre de Louvain, se pénètrent et s’harmonisent pour caractériser la peinture flamande aux heures miraculeuses de sa jeunesse. Ces vertus dégénèrent chez Petrus Chrislus, chez Albert Bouts, chez d’autres disciples aux noms oubliés, et l’incomparable moralité de l’école, — sensible dans la perfection matérielle des œuvres autant que dans leur expression religieuse, — se fût perdue par la faute des épigones impuissants, si l’énergie et l’exemple de Hugo van der Goes n’avaient restitué à notre art les éléments mêmes de sa grandeur : le sens merveilleux de la réalité, et l’amour profond des belles techniques.

Schilder van Brugghe, disent Van Mander et son copiste Sanderus en parlant de van der Goes. Ugo d’Anversa, répondent Guicciardini et Vasari. Van Vaernewyck le croit natif de Leyde et ajoute qu’il habita longtemps ter Goes, en Zélande, d’où son nom. Enfin Alphonse Wauters l’a fait naître à Gand en s’appuyant sur des comptes de… Louvain. Les renseignements de Vaernewyck ont fourni une piste nouvelle aux érudits et l’on suppose aujourd’hui, — mais toute certitude à cet égard fait défaut, — qu’il pourrrait bien être d’origine zélandaise.

Van Mander dit que son maître fut Jean van Eyck et Sanderus ajoute que le peintre du Chanoine van der Paele lui confia le secret de la peinture à l’huile. Mais Hugo ne commença ses études qu’après la mort de Jean van Eyck et il est tout à fait certain qu’il n’a point fréquenté l’atelier de l’illustre Campinois. On peut le tenir néanmoins pour un disciple des peintres de l’Agneau pascal. Vaernewyck nous apprend la profonde admiration de van der Goes pour le retable de Saint-Bavon, et nous avons rapporté l’histoire de ce peintre, qui, désespérant d’égaler jamais la souveraine maîtrise des auteurs de l’Agneau, devint mélancolique, puis fou[1]. Et ce peintre, très vraisemblablement, fut maître Hugues.

On le trouve inscrit dans la corporation des peintres de Gand à la date du 5 mai 1467[2] et l’année suivante ses confrères le désignent comme juré ou sousdoyen, fonctions qu’il assuma pendant un an. Il est mentionné le dernier sur la liste des jurés, ce qui permet de supposer que sa maîtrise était de fraîche date. L’année même où cette charge, peu absorbante sans doute, lui était confiée, il était appelé à Bruges, ainsi que la plupart des peintres néerlandais, à l’occasion du mariage de Charles le Téméraire avec Marguerite d’York. Nous avons déjà fait allusion aux solennités de cette union en parlant de Jacques Daret[3]. Tapisseries de choix ornant les fenêtres, peintures sur châssis décorant les rues, tréteaux et représentations de mystères, — rien ne manqua et la réception des souverains fut magnifique, on peut en croire Olivier de la Marche[4]. Hughe van der Gous ne fut employé qu’aux décors des " entremets », entendez des représentations ou pantomimes jouées pendant les intervalles des pantagruéliques festins de noces. Il y travailla pendant dix jours et demi, à raison de 14 sols par jour, — alors que Jacques Daret et Franz Stoc de Bruxelles en recevaient 27. Son salaire était néanmoins très honorable ; Daniel de Rycke, qui avait été trois fois doyen des peintres de Gand, touchait 20 sols ; des maîtres de grande réputation tels que Philippe Truffin et Liévin van Laethem recevaient chacun 18 sols ; les décorateurs obsLES PRIMITIFS FLAMANDS gi

curs 8 à lo sols (i). De nouvelles fêtes furent célébrées à Bruges, peu de temps après, à l'occasion de la réception solennelle de Marguerite d'York en qualité de comtesse de Flandre. Le rôle de maître Hugues, cette fois, fut plus important. Tandis que Daniel de Rycke n'était chargé que de peindre les ornements et les décors de deux portes de la ville, van der Gous exécutait les figures allégoriques et historiques placées dans les rues où passa le cortège de la comtesse. Il touchait de ce chef 14 livres, et Daniel de Rycke n'en recevait que cinq (2). Comme décorateur maître Hugues semble avoir fait un chemin rapide et la ville de Gand, elle aussi, fit souvent appel à son talent d'héraldiste, de peintre de blasons et d'allégories décoratives. En 1468-69, son nom paraît deux fois dans les comptes de la ville : i" « pour ce qu'il a peint un certain nombre d'écussons, aux armes de notre saint Père le Pape, pour la proclamation de l'indulgence dans la ville " ; 2" « pour les peintures qu'il a exécutées avec ses aides, servant à la joyeuse entrée de nos redoutés maîtres et seigneurs, figures sur loile placées le long des rues et ailleurs ». A la fin du xv' siècle, les traditions dans le métier des peintres étaient identiques à celles qu'avait connues et suivies Melchior Broederlam.

Ces figures sur loile « placées le long des rues » étaient sans doute exécutées à la détrempe et van Mander nous apprend que van der Goes se servait volontiers de ce procédé. Il existe à la Librairie de la Christ-Church d'Oxford un fragment de peinture en détrempe que nous sommes tenté de considérer comme une page, déjà magistrale, des débuts du maître. Ce morceau saisissant ne montre plus que les têtes de la Vierge et de saint Jean sur fond d'or et serait le reste d'une grande peinture détruite par le feu dans un palais de Gênes (3). Hugo van der Goes, qui devait sur- tout se signaler dans la suite par une puissance d'individualisation toute moderne, s'y souvient des grands élans lyriques de Roger van der Weyden. Un autre fragment à la détrempe qui semble de la main du maître et que le musée de Berlin possède depuis peu, ainsi que toute une série de Descentes de Croix qui sont les répliques d'une œuvre perdue de van der Goes, viennent confirmer notre observation. Peut-être même le prototype de ces Descentes de croix était-il la peinture dont la Librairie de la

(1) Cf. HtiLiN, cat. p. XXXIX. La liait dca pcinirca ayant travailli à Brugci à l'occaaion dca noctt de Charlct k T tn i fc rairc (ul extraite dea complea de Faatri Mollet , triaoricr du duc, par Schayea qui la communiqua ' de Rtiffenberg, lequel la (il imprimer dana l'édition annotée par lui de VHUIairc dta ducs de Bourgogne, de de Baranle. Elle a depuia é\i reproduite par Mickicb dani »on Hisictre Jt la Peinture flamande et boUandaiie, I. II, p. 411. Cf. Atm. Wautiii, Hitguet mu J*r Sea, Bruaclk*. 1872, p. 7, note 2.

(1) Cf. Alph. WAUTiia, Hugues iian der Goei, p. 7.

a) HoLMiia E.-H. l/ne peinture de l'École de Tournai. Burlliiftoii Magaxliu. août iça?. 94 LES PRIMITIFS FLAMANDS

Cbrist-Church d'Oxford conserve un débris. Nous inclinons à le croire (i) à cause de la beauté des expressions et de la valeur pathétique des visages. Les répliques de celte Descente de croix perdue sont particulièrement nombreuses en Belgique (église Saint-Pierre à Louvain, église Sainte-Barbe à Gand, église des Pères Capucins à Bruxelles, collection Hulin à Gand, musée de Gand, musée de Tournai, puis encore à Liège, à Nivelles, à Furnes). La meilleure est celle du musée de Tournai (Fig. LXIII), sur fond d'or, assez colorée et assez ferme, et que le catalogue attribue à Roger van der Wcyden.

Hugo van der Goes fut doyen de sa gilde de la Noël 1473 à la Noël 1476 et il semble avoir produit un assez grand nombre d'œuvres pendant les années qu'il vécut à Gand. Van Mander et van Vaernew»yck signalent de lui à Saint-Jacques une Vierge et l'Enfant Jésus; au couvent des Carmes : une Légende de sainte Cathe^- rine ; au béguinage de Poortakker : un diptyque représentant une Sainte Famille et la Tribu de Juda, puis des vitraux dans plusieurs édifices. « J'ai souvent con- templé la Vierge de Saint-Jacques, dit van Mander. Il fallait surtout admirer la grâce pudique du visage de Marie, car cet ancien excellait à donner aux saints per- sonnages une pieuse dignité >'. Mais une oeuvre peinte par van der Goes, à Gand, surpassait toutes les autres en célébrité. On la voyait dans une maison particulière entourée d'eau près du Muyde Brugsken ; elle était peinte à l'huile sur le mur, au-dessus d'une cheminée, et retraçait l'histoire d'Abigaïl, femme de Nabal. Les vieux chroniqueurs ont recueilli la tradition suivant laquelle van der Goes avait représenté sous les traits d'Abigaïl une jeune fille à laquelle il était fiancé. Cette circonstance ne fut peut-être pas étrangère à la grande popularité de l'œuvre. Celte Histoire d'Abigaïl est perdue, mais il en existe quatre copies, une à Bruxelles (Musée des Arts décoratifs), une deuxième dans la collection Merzenich à Cologne, une troisième chez le docteur Hiilseman à Wiesbaden, et la quatrième, la meilleure, dans la galerie Novak à Prague. Essayons à l'aide de ces copies, du récit de la Bible et du témoignage des chroniqueurs, de nous repré- senter l'œuvre originale.

On sait qu'après la mort du grand prophète Samuel, David à la tête de ses partisans se retira dans le désert de Pharan et envoya dix jeunes hommes au riche Nabal qui possédait trois mille brebis et mille chèvres. Mais Nabal leur refusa tout présent : « Quoi ! s'écria-t-il, j'irai prendre mon pain et mon eau, et la chair des

(i) Destrée, Joseph. Vne ptinlure à la détrempe altribuée à Hugc van der Goes. L'JIrl pamand el hollandatt novembre iÇo?- Cf. aussi F«iEDLâ!<DEi«, Jabrbucb der Kôn. preus. Kunilsammlungen. Hugo van der Goei. Sine J^acbleie, XXV, 1904. U'autris répliques de la Descente de croli soni .lu Louvre «1 à Naples. LES PRIMITIFS FLAMANDS ÇS

bêtes que j'ai fait tuer pour ceux qui tondent mes brebis, et je les donnerai à des gens que je ne connais point ! » Et David ordonna à ses partisans de s'armer el tous se dirigèrent vers le Carmel où habitait Nabal " homme dur, méchant et très cruel ». Mais sa femme Abigaïl " très prudente et fort belle • vint au devant de la petite armée avec de nombreux vivres et réussit à apaiser David. Dix jours après, le Sei- gneur frappa Nabal, et il mourut. Et David, ayant appris la mort de Nabal, dit : « Béni soit le Seigneur, qui m'a vengé de la manière outrageante dont Nabal m'avait traité, qui a préservé son serviteur du mal qu'il était près de faire, et a fait retomber l'iniquité de Nabal sur sa tête. '> Cependant, David envoya vers Abigaïl, el lui fit parler pour la demander en mariage. Les gens de David vinrent la trouver sur le Carmel et lui dirent : « David nous a envoyés vers vous pour vous témoigner qu'il souhaite de vous épouser ». Abigaïl aussitôt se prosterna jusqu'à terre et dit : « Votre servante serait trop heureuse d'être employée à laver les pieds des serviteurs de mon seigneur. » Et se levant promptement, elle monta sur un âne ; el cinq filles qui la servaient allèrent avec elle. Elle suivit les gens de David,' et elle l'épousa (i).

La copie du Musée des Arts décoratifs de Bruxelles, que nous reproduisons (Fig. LXIV), laisse deviner le charme déployé par van der Goes dans cette belle histoire. Par la grâce des figures féminines, la noblesse et la piété des person- nages masculins, par l'ampleur du paysage et le pittoresque des costumes, le récit biblique s'est transformé en un conte de chevalerie où flottent la rêverie et l'idéal du moyen âge. Les diverses scènes de l'histoire sont représentées dans la même compo- sition. Au fond à gauche, les serviteurs de Nabal tondent les brebis de leur maître, et à voir la copie on peut encore facilement imaginer à quel point la rusticité savou- reuse des Flandres animait ce coin boisé du Carmel. Vêtu d'une longue simarre et coiffé d'un chaperon, Nabal reçoit les envoyés de David et ceux-ci, à droite du fond, s'agenouillent devant leur seigneur pour lui faire récit de leur ambassade. Alors David dit à ses gens : «Que chacun prenne son épée». Tous prirent leurs èpées, lit-on dans les Uois et David prit aussi la sienne. Mais les quatre cents guerriers de la Bible ne sont plus que cinq ou six dans l'œuvre de van der Goes, et ce sont « gentils coureurs de lances », porteurs de pennons et d'oriflammes, figures de vieilles chroniques el de chansons de geste, héros vêtus avec cette splendeur qui émerveillait les historiens bourguignons racontant les tournois et joules de Flandre et de Brabant. David est à leur lêle, monté sur un cheval noir et suivi de son page. Et l'on songe à Lohengrin et à Parsifal.

(i) Cf. La Sainte Bible Induite pir Lcmaiilrc d< Sacy pour l'AncUn Tutanwnl. I. II. ttt Hiti Livre I. ch. XXV,

p. 60 el «uivanlee. Parie, Curmer. 96 LES PRIMITIFS FLAMANDS

El devant lui, la belle Abigaïl, vêtue comme une princesse du xv' siècle, manches pendantes, truffauds cornus, s'agenouille et prie le beau chevalier qui la contemple de recevoir les pains, la farine, les raisins secs, les deux cents cabas de figues qu'elle a fait transporter à dos d'âne à l'insu de son riche et déplaisant mari. Et qu'il est amusant le valet encapuchonné qui, au premier plan, garde les montures d'Abigaïl, et qu'elle devait être jolie la gente dame agenouillée devant son mystique sau- veur! En pendant à cette scène, à droite du premier plan, David épouse Abigaïl. Il est vêtu et couronné comme un roi — ce qui est une licence, car le vainqueur de Goliath ne fut couronné que plus tard, à la mort de Saùl. Mais la légende n'en est que plus belle, et ces nobles épousailles d'un roi très bon et très grave — comme on en rencontre dans les drames de Maeterlinck — étaient sans nul doute l'épisode le plus impressionnant de la merveilleuse histoire.

Il importe d'avoir présentes à l'esprit quelques-unes des admirables figures peintes plus tard par van der Goes pour son retable des Portinari si l'on veut mesurer toute la beauté de l'œuvre originale. Le copiste à qui l'on doit la réplique de Bruxelles semble avoir exécuté un carton de tapisserie, avec des simplifications dans les feuillages des ors de-ci de-là, et une certaine stylisation du décor qui s'écartent notablement de la manière de van der Goes. Ce qui nous intéresse, en somme, dans cette copie c'est la netteté avec laquelle elle nous permet d'apprécier la grande âme poétique du maître qui en conçut la ravissante donnée.

La copie de Prague, qui a les caractères techniques d'une oeuvre de Pierre Breughel le Jeune (i), semble très fidèle et donne une idée plus exacte des qualités de l'œuvre originale. Le décor de forêts, de collines, de burgs lointains y semble inspiré de Thierry Bouts, et ces réminiscences du peintre de Louvain marquent encore la période des débuts de van der Goes. Les formes néanmoins étaient traitées avec une grande puissance dans VAbigaïl de Gand et nous avons à cet égard les témoignages de deux artistes qui s'y connaissaient : van Mander et son maître Lucas de Heere. Ce dernier composa à la louange de cette œuvre de jeunesse et d'amour, un poème enthousiaste qu'il place dans la bouche d'une des femmes entourant Abigaïl. « Nous sommes représentées ici comme si nous vivions, par Hughes van der Goes, peintre éminent, pour l'amour qu'il portait à une de nos dignes compagnes dont le doux visage montre ce que l'amour a inspiré. De même l'image de Phryné révélait l'amour que lui vouait Praxitèle, car l'amie du peintre nous surpasse toutes en beauté, comme étant la première à ses yeux. Tous pourtant, hommes et femmes, sont faits avec grand art... Les couleurs bien appli-

(5) D'après Ka«i. Voll. Altniedtrlândische MaUrei. LES PRIMITIFS FLAMANDS 97

quées, inallérables, belles et pures, doivent être admirées. En somme tout l'ouvrage est parfait; il ne nous manque rien sauf la parole, défaut bien rare pourtant en notre sexe. (t). » Le parallèle avec l'antiquité laisse intacte la malice flamande du trait final. La figure centrale de David, fière et chevaleresque, reproduisait, dit-on, Hugo van der Goes en personne et les copies font penser que le maître y préludait à la série des beaux héros mystiques qui sont la gloire de Memlinc.

De telles œuvres assurent l'éclat d'un nom, et de bonne heure sans doute les créations de van der Goes se multiplièrent. A Anvers, l'église des Pauvres-Claires possédait un Crucifiement avec volets; l'église de Vosselaere montrait plusieurs tableaux du grand maître. La trace de ces peintures est hélas! perdue, comme celle du portrait du Vénérable Bède mentionné dans la collection de Rubens. Le petit retable pliant du Musée de la Cour de Vienne, représentant, d'un côté, Adam et Eve sous l'arbre de la Science et, de l'autre, une Pietà, semble remonter aux premières années de la maîtrise de van der Goes, au moment où son génie prenait un essor définitif (2), Adam et Eve, dans le paysage paradisiaque, avec le tentateur à leur côté, sont dessinés par la plus délicate et la plus experte des mains, et le maître mérite largement l'éloge que lui décerne Jean Lemaire de Belges dans sa Couronne mar- garilique : « Hugues de Gand, qui tant eut les tretz netz ». La Piétà pèche par quelque excès de pathos, mais les personnages sont superposés avec un art infiniment savant. Ce diptyque est de petite dimension; on attribue d'ailleurs au maître un cer- tain nombre de tableaux de petit format (3), et nous en possédons un, suffisam- ment caractéristique, au Musée de Bruxelles (4). Il représente ta Sainte Famille : Sainte Anne en robe rouge tenant l'Enfant Jésus, la Vierge habillée de bleu à ses côtés et un moine franciscain en attitude orante (Fig. LXV). L'œuvrette, très simple et très noble, est d'une exécution extrêmement soignée, jusque dans le détail exquis des fleurettes, — et le type de Marie, individualisé par un front élevé, répond aux phy- sionomies de Vierges adoptées par le maître.

C'est vers l'année 1476 — ainsi que l'indique l'âge du donateur, de la dona- trice et de leurs enfants — que van der Goes exécuta le Retable des Portinari auquel le Musée des Offices a réservé de nos jours une place d'honneur et qui est la seule œuvre que la critique puisse attribuer au maître avec une entière certitude. Commandé

(1) Voir le texte flamand dans Alpii, Wautbhs, op. cil. p. ti.

(2) Œuvre signalée dans l'inventaire de Marguerite d'Autriche. La composition est reproduite dai*s une des miniatM BrtBiaire Grimani.

(3) A l'Institut Stxdel. aux musées de Vienne. Saint-Pétersbourg, Florence. Berlin. Casse), Venise (Mué* CorrerV

(4) Restitué au maitre par le docteur Scheibler. Cf. Cal. Wauters, n° S44. De l'école de van d«r Go** po«r Bod*. 98

LES PRIMITIFS FLAMANDS

à van dcr Gocs par l'agent des Médicis à Bruges, Tomaso Porlinari, le retable fut envoyé à Florence et placé dans la chapelle de Sainte-Marie-Nouvelle, où nous l'avons encore vu en 1897, l'année même où le gouvernement italien en fit l'acqui- sition, au prix de 900,000 lires, pour le placer aux Offices. Dans la première édition de ses Vite, Vasari signale van der Goes et son chef-d'œuvre : Vgo d'Anversa che fe la lavola di Santa Maria di Fiorenza (i). La peinture florentine de la fin du xv' siècle témoigne de la prodigieuse impression du retable en Italie. N'était-ce point, d'ailleurs, le goût florentin qui avait suscité cette admirable création des Flandres et ne devons- nous pas une très vive reconnaissance au Mécène qui la provoqua ? Le grand sou- venir de Tomaso Portinari s'impose à l'esprit du promeneur averti qui visite à Bruges le bel hôtel de Pierre Bladelin (transformé aujourd'hui en couvent), où le célèbre donateur habitait en i479> 2* 's belle église Saint-Jacques qu'il modifia et combla de ses dons artistiques (2). Une Descente de croix de van der Goes, qui décora le maître-autel de Saint-Jacques jusqu'en 1789, et que Diirer mentionne dans son journal à la date du 8 avril iSzi, était peut-être bien aussi un témoignage de la sûre munificence de Portinari (3). Faut-il s'étonner de l'extrême importance sociale de ce dernier? Lors du mariage de Charles le Téméraire, Messire Tomaso chevaucha en tête de la nation des Florentins, dans le cortège qui conduisit le duc et la duchesse à l'église Notre-Dame. Il portait le costume de conseiller du duc et parmi les étran- gers nul n'égalait son opulence. « Les serviteurs et facteurs des Médicis, dit Comines, ont eu tant de crédit, soubs couleur de ce nom de Médicis, que ce serait merveilles à croire, à ce que j'en ay vu en Flandres et en Angleterre... J'en ay vu un, nommé et appelé Thomas Portunary, eslre plcige entre le dix roy Edouard et le duc Charles de Bourgongne, pour cinquante mille escus, et une autre fois, en un lieu, pour quatre-vingt mille (4) ". Thomas Portinari était le descendant direct de Folco Porti- nari, père de la divine Béatrice et fondateur de Santa-Maria-Nuova, à Florence, en 1285. Folco légua à sa famille le patronage de cette fondation, et c'est pour enrichir d'un trésor inestimable la petite chapelle de Sainte-Marie-Nouvelle que Thomas com- manda à Hugo van der Goes un triptyque considérable. On aime à penser qu'au

(1) Édition de iSSu.

(ï) Cf. WsALE, Suide de Bruges, pp. ii3 et ii3.

(3) Van Mander signale l'œuvre en question comme étant un Crucifiement et représentant le Christ entre les deux larrons. On ne saurait donc l'identifier avec la Descente de croix dont la toile d'Oxford est un fragment. Le tableau de Saint'.Jacques fut épargné en i566 par les iconoclastes. Quand le prêtre calviniste prêcha dans l'église Saint.'Jacques, on mit une couche de couleur noire sur le tableau et on y inscrivit les dix commandements. L'église ayant été rendue au culte catholique, te panneau fut nettoyé et on retrouva fort heureusement l'œuvre du maître. Selon Sanderus et Descamps, le tableau — qui a disparu — représentait une Descente de croix.

(4) Ph. dk CortiNKs, Mémoires, liv. VII, ch. V, éd. Huchon. 1S41, p. 198. jour des noces de Charles le Téméraire, le peuple brugeois considérait avec quelque respect ce Florentin qui aimait si passionnément la Flandre et ses artistes…

Comme dans l’Adoration de l'Agneau, la Descente de croix de l’Escurial et la Cène de Louvain, l'art primitif des Flandres, dans le retable des Portinari, se hausse de nouveau aux sommets les plus sublimes de la ferveur et de la vie, et rien ne peut traduire la solennelle émotion de l'ensemble. Au centre, c'est l’Adoration des Bergers, (Fig. LXVI) avec l'enfant divin entouré d'anges richement vêtus et posés en croix, avec Marie priant à genoux et saint Joseph se tenant pieusement à l'écart. Et les bergers accourent, pleins d'une joie sans bornes, et mêlent leur rusticité pittoresque à la gravité de la scène sacrée. « Ce n'est plus le somptueux art de Cour d'un Jean van Eyck qui travaillait à Bruges pour le prince le plus riche de l'Europe[5] ; » l'humanité quotidienne a définitivement pénétré dans la peinture ; ce sont des voisins de van der Goes, des artisans, des laboureurs qui ont servi de modèles. On se croirait en présence d'une série de portraits que le maître fait valoir avec toutes les particularités propres à l'original. Le décor, les plantes, les accessoires montrent une même force d'individualisation qui tente de rivaliser avec la vie et qui y réussit par le mystère persuasif de la sincérité… Il y a plus. L'éclairage de cette partie centrale permet de considérer van der Goes comme le premier peintre qui ait eu la notion du clair-obscur tel que l’entendent encore les maîtres actuels[6] . Des anges flottent à gauche, au-dessus de la crèche ; leurs vêtements baignent en partie dans des clartés irréelles, — et c'est le premier exemple que nous trouvions d'un effet de ce genre. Il faut voir probablement dans ce pittoresque détail de mise en scène une réminiscence des mystères que l'on représentait pendant la nuit de Noël avec un éclairage artificiel, — des flambeaux sans doute. L'étude de ces lumières ne pouvait manquer de révéler plus intimement à van der Goes à quel point l'atmosphère constitue un élément d'expression et de réalité.

Les volets représentent à gauche Tomaso Portinari avec ses fils et deux saints : Thomas et Antoine ; à droite la femme de Portinari avec une fillette et deux saintes : Marguerite et Madeleine. Les figures nobles et méditatives des saints personnages, les portraits si réels des donateurs et de leurs enfants, les paysages, d'une profondeur émouvante, mettent ces volets au niveau du sujet principal. Dans la partie où se dressent les hautes figures de sainte Marguerite et de sainte Madeleine, on trouvera cette élégance et ce charme qui, dans l’Abigaïl de Gand, faisaient sans doute l'attrait du groupe féminin chanté par Lucas de Heere[7]. Comment qualifier le paysage de ce lOO LES PRIMITIFS FLAMANDS

« 

volel avec ses hauts arbres sans feuilles se dessinant nerveusement sur un ciel mouve- menté, ses collines où s'élève un château poétique se mirant dans un étang paisible, ses seigneurs, ses bûcherons, ses cavaliers disposés dans la perspective avec une science plus précise encore que celle de Thierry Bouts et un pittoresque qui contient toutes les inventions du maître d'Oultremonl? Pour nous qui connaissons ces sites douce- ment vallonnés du Brabant et du sud de la Flandre, qui voyons encore de nos jours, aux approches de la Noël, les mêmes arbres droits et nus, nous sommes à leur vue transportés en pleine terre natale et l'émoi qui nous emplit est indéfinissable et sacré... Dans l'autre volet saint Thomas et l'extraordinaire saint Antoine ont la solennité grandiose des apôtres de Diirer (i). Thomas Portinari, agenouillé dans sa longue houppelande et suivi de ses deux adorables bambini, est tel qu'on le souhaite : simple, noble, fervent et très proche parent des donateurs flamands qui figurent sur nos tableaux primitifs. On imagine Thomas Portinari, priant de la sorte à l'église Saint- Jacques et se confondant presque avec les riches brugeois de sa paroisse.

L'Annonciation, représentée au revers des volets, est mal conservée (2). De plus nous y voyons reparaître avec excès ce pathos que nous signalions dans la Pietà de Vienne. Elle indique comme un brusque écart d'imagination, et l'on ne peut com- prendre cet ange qui semble dicter un ordre alors qu'il devrait annoncer humblement la plus grave et la plus merveilleuse des nouvelles...

Que se passa-t-il alors? Les uns — les romantiques — supposent que van der Goes perdit cette fiancée qu'il avait représentée avec tant de bonheur près du Muyde Brugsken; les autres qu'il se désespérait de ne pouvoir réaliser dans son art celle perfection qu'il admirait tant chez les van Eyck. Peut-être tout simplement sentait- il les premières atteintes d'un mal qu'il voulait dissimuler au monde? En tous cas dans le courant de l'année 1476, à l'expiration de son doyenné de la Gilde des Peintres et alors qu'il travaillait sans doute encore au Retable des Portinari, le maître prit la résolution de se retirer au couvent de Rouge-Cloître, près de Bruxelles, où son frère utérin, Nicolas, était oblat. Hugo van der Goes habitait depuis cinq ou six ans le célèbre prieuré brabançon — qui n'est plus hélas ! aujourd'hui qu'une guinguette de la banlieue bruxelloise, — lorsqu'il perdit définitivement la raison. Voici en quels termes ce triste événement est raconté par Gaspar Ofhuys de Tournai dans une chronique heureusement mise au jour par Alphonse Wauters et

(1) n. A.-J. Wautkks dans sa Ptinture flamande a Iris justement remarqué que les grandes figures de van der Goes annonçaient Diirer.

(1) Une PrédelU représentant une .Jdarallon des Bergers et offrant quel.|j;i rémini;cences du relibl; de» Portinari est conservée au Musée de Berlin. On l'attribue à van der Goes. Cf. Wurabach, p. 591. LES PitiniTIFS FLAMANDS lOI

inliliilée Originale cenobii "Rubeevallis in Zonia prope Briixellam in Braban- cia (O-

« En l'an du Seigneur 1482 mourut le frère convers Hugues, qui avait fait ici profession. II était si célèbre dans l'art de la peinture qu'en deçà des monts (ou des Alpes) comme on disait, on ne trouvait en ce temps-là personne qui fût son égal. J^ous avons été novices ensemble, lui et moi qui écris ces choses. Lorsqu'il prit l'habit et pendant son noviciat, parce qu'il avait été bon plutôt que puissant parmi les séculiers, le père prieur Thomas (2) lui permit mainte consolation mondaine, de nature à le ramener aux pompes du siècle plutôt qu'à le conduire à l'humilité et à la pénitence. Cela plaisait très peu à quelques-uns : — « On ne doit pas, disaient-ils, exalter les novices, mais les humilier. » — El comme Hugues excellait à peindre le portrait, des grands et d'autres, même le très illustre archiduc Maximilien, se plaisaient à le visiter, car ils désiraient ardemment voir ses peintures. Pour recevoir les étran- gers qui lui venaient dans ce but, le père prieur Thomas autorisa Hugues à monter à la chambre des hôtes et à y banqueter avec eux — « pater Thomas prier eum permitiebat hospiium cameram ascendere et ibidem cum illis convivari. '

•' Quelques années après sa profession, au bout de cinq à six ans, notre frère convers, si j'ai bonne mémoire, se rendit à Cologne, en compagnie de son frère utérin Nicolas, qui était entré comme oblat à Rouge-Cloitre et y avait fait profession, du frère Pierre, chanoine régulier du Trône et qui demeurait alors au couvent de Jéricho, à Bruxelles, et de quelques autres personnes. Comme je l'appris alors du frère Nicolas, pendant que Hugues revenait de ce voyage, il fut frappé d'une maladie mentale. Il ne cessait de se dire damné et voué à la damnation éternelle, et aurait voulu se nuire corporellement et cruellement, s'il n'en avait été empêché, de force, grâce à l'assistance des personnes présentes. Cette infirmité étonnante jeta une grande tristesse sur la fin du voyage. On parvint, toutefois, à atteindre Bruxelles, où le prieur fut immédiatement appelé. Celui-ci soupçonna Hugues d'être frappé de l'affection qui avait tourmenté le roi Saiil, et se rappelant comment il s'apaisait lorsque David jouait de la cithare il permit de faire de la musique en présence du frère Hugues, et d'y joindre d'autres récréations de nature à dominer le trouble mental du peintre.

« Malgré tout ce que l'on put faire, le frère Hugues ne se porta pas mieux,

(1) Cf. Ai.piiOMSK WAUTr.Ks. Hugues can dtr Gces, p. ix. Alph. Wauicrs devait li communication d< ctttc int^r chronique au chevalier Camberlyn d'Ainougic*. Le chroniqueur Ofhuya mourut le i" novembre iStl.

(1) ' Ce prieur a'appelait de Vouem et <tait originaire de la Campine : il fut le quinaiime prieur du couvent M cca (onctions de 1475 à 1485. Ofhuyi loue aa bonté, niaia lui reproche d'avoir pcrniik des infractions à la rê^le cf l'adminialration dea biens de I.1 communauté. ' Note d'Ai>ii. Wautsiis. H. »»iii der Gcn, p. 1 }. tOZ LES PRIMITIFS FLAMANDS

mais persista à se proclamer un enfant de perdition. Ce fui dans cet état de souffrance qu'il entra au couvent. L'aide et l'assistance que les frères choraux lui procurèrent, l'esprit de charité et de compassion dont ils lui donnèrent des preuves nuit et jour en s'efforçant de tout prévoir, ne s'effaceront jamais de la mémoire. Et cependant plus d'un et les grands exprimaient une tout autre opinion. On était rarement d'accord sur l'origine de la maladie de notre frère convers. D'après les uns, c'était une espèce de frénésie. A en croire les autres, il était possédé du démon. Il se révélait, chez lui, des symptômes de l'une et de l'autre de ces affections ; toutefois, comme on me l'a fréquemment répété, il ne voulut nuire à personne qu'à lui-même pendant tout le cours de sa maladie. Ce n'est pas là ce que l'on dit des frénétiques ni des possédés ; mais, à mon avis, Dieu seul sait ce qui en était, « credo Deus solus novil. »

« Nous pouvons envisager de deux manières la maladie de notre convers. Disons d'abord que ce fut sans doute une frénésie naturelle et d'une espèce particulière. Il y a, en effet, plusieurs variétés de cette maladie, qui sont provoquées, les unes par des aliments portant à la mélancolie, les autres par l'absorption de vins capiteux, qui brûlent et incinèrent les humeurs ; d'autres encore par l'ardeur des passions telles que l'inquiétude, la tristesse, la trop grande application au travail et la crainte; les der- nières enfin par l'action d'une humeur corrompue, agissant sur le corps d'un homme déjà disposé à une infirmité de ce genre. Pour ce qui est des passions de l'âme, je sais, de source certaine, que notre frère convers y était fortement livré. Il était préoc- cupé à l'excès de la question de savoir comment il terminerait les oeuvres qu'il avait à peindre et qu'il aurait à peine pu finir, comme on le disait, en neuf années. Il étudiait très souvent dans un livre flamand. Pour ce qui est du vin, il buvait avec ses hôtes, et l'on peut croire que cela aggrava son état. Ces circonstances purent amener les causes qui, avec le temps, produisirent la grave infirmité dont Hugues fut atteint.

" D'autre part, on peut dire que cette maladie arriva par la très juste pro- vidence de Dieu, qui, comme on le dit, est patient, mais agit avec douceur à notre égard, voulant que nul ne succombe, mais que tous puissent revenir à résipiscence. Le frère convers dont il est ici question avait acquis une grande réputation dans notre ordre; grâce à son talent, il était devenu plus célèbre que s'il était resté dans le monde. Et comme il était un homme de la même nature que les autres, par suite des honneurs qui lui étaient rendus, des visites, des hommages qu'il recevait, son orgueil se sera exalté, et Dieu, qui ne voulait pas le laisser succomber, lui aura envoyé cette infirmité dégradante qui l'humilia réellement d'une manière extrême. Lui-même, aussitôt qu'il se porta mieux, le comprit; s'abaissant à l'excès, il abandonna de son gré notre réfectoire et prit modestement ses repas avec les frères lais. LES PRIMITIFS FLAMANDS lo3

" J'ai eu soin de donner Ions ces détails, Dieu ayant permis ce qui précède, comme je le pense, non seulement pour la punition du péché, ou la correction et l'amendement du pécheur, mais aussi pour notre édification. Cette infirmité survint à la suite d'un accident naturel. Apprenons par là à refréner nos passions, à ne plue leur permettre de nous dominer; sinon nous pouvons être frappés d'une manière irré- médiable. Ce frère, en qualité d'excellent peintre, comme on le qualifiait alors, éUil livré, par un excès d'imagination, aux rêveries et aux préoccupations; il a été par là atteint dans une veine près du cerveau. Il y a, en effet, à ce que l'on dit, dans le voisinage de ce dernier, une veine petite et délicate dominée par la puissance créa- trice et de rêverie. Quand, chez nous, l'imagination est trop active, que les rêves sont fréquents, cette veine est tourmentée, et si elle est tellement troublée et blessée qu'elle vient à se rompre, la frénésie et la démence se produisent. Afin de ne pas tomber dans un danger aussi fatal et sans remède, nous devons donc arrêter nos rêves, nos imaginations, nos soupçons et les autres pensées vaines et inutiles, qui peuvent troubler notre cerveau. Nous sommes des hommes, et ce qui est arrivé à ce con- vers par suite de ses rêveries et de ses hallucinations ne peut-il pas non plus nous survenir? « — Et le narrateur, après une longue digression théologique, ajoute : « Il fut enterré dans notre cimetière, en plein air. »

Honnête Ofhuys ! Vous aviez raison de redouter pour le commun des convers les imaginations et les rêveries, mais vous ne vous doutiez point que les souffrances de van der Goes, sa crainte de ne pouvoir achever ses œuvres, son exaltation orgueilleuse et ses accès d'humilité, tout cela était le propre d'un être d'élection, d'une nature géniale luttant contre quelque mal secret et contre l'impossibilité cruelle d'égaler toujours et sans faiblir les plus grands d'entre les peintres des Flandres. Quelle aven- ture étrangement moderne que celle de van der Goes et comme il y apparaît claire- ment que désormais la première période de notre peinture primitive est close : celle de la sérénité classique.

L'Originale cenobii 'Rubeevallis in Zonia nous apprend que l'activité artistique du maître ne fut point arrêtée par son entrée au couvent. En effet la ville de Louvain fit appel à la science de van der Goes ainsi que nous l'avons vu dans notre biogra- phie de Thierry Bouts (i), pour estimer la valeur des deux panneaux de la Justice d'Oihon et du Jugement dernier, les dernières œuvres du portraiteur de la cité. El nous avons dit que les comptes de la ville qualifient van der Goes de « l'un des peintres les plus notables que l'on pîit trouver », et que les magistrats honorèrent

(i) Voir Chapilr. IX. p. «3. 104

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d'une façon spéciale l'illustre expert en lui envoyant un pot de vin du Rhin. Ce sont sans doute ces circonstances qui ont fait croire à certains critiques que le Martyre de saint Jiippolyte (voir pp. 84 et 85, fig. LV) conservé à la cathédrale de Saint-Sauveur à Bruges est une oeuvre laissée inachevée par Thierry Bouts et terminée par le moine-artiste de Rouge-Cloître. Van der Goes aurait peint les deux portraits si fermes et si élégants du donateur Hippolyle de Berthoz et de sa femme Elisabeth de Keverwick.

Le Musée de Bruges possède une oeuvre assez considérable attribuée presque unanimement aujourd'hui à van der Goes : La Mort de la Vierge (fig. LXVIl). C'est un tableau d'un coloris bleu froid et qu'il n'est plus guère possible d'apprécier au point de vue technique, les glacis ayant disparu à la suite d'une restauration désas- treuse. L'expression tourmentée des personnages frappe avant tout; les figures, les mains des apôtres rangés autour du lit de la Vierge, s'agitent sans mesure ; la morte est dépourvue de sérénité. On ne saurait considérer cette oeuvre avec tranquillité, et on en a conclu que van der Goes l'avait exécutée au moment où définitivement la folie le maîtrisait... La composition de toutes manières a de l'ampleur et garde dans la fébrilité des gestes et des visages, je ne sais quelle grandeur de mise en page et d'émotion mystique (t).

Nous avons vu dans la chronique de Rougc-Cloître que " Hugues excellait à peindre le portrait ». On lui en attribue aux Musées de Venise, des Offices, au château d'Holgrood (volets de retable, avec les portraits en pied du roi et de la reine d'Ecosse), dans les collections Goldschmidt à Paris, dans la collection Cardon à Bruxelles (fig. LXVIII, jeune femme coiffée d'un hennin et peinte avec une très grande sobriété). Le beau portrait de Philippe de Croy, seigneur de Sempy, au musée d'Anvers (Fig. LXIX) porte un monogramme qui se compose, croit-on, des lettres H. P. (Hugo pinxit?)- L'œuvre est généralement donnée à Hugo van der Goes. On la tenait autrefois pour le portrait de Thomas Porlinari, peint par Memlinc (2). Le personnage représenté a grande allure en son pourpoint de velours pourpre relevé d'une mince chaîne d'or. La physionomie, — Jean Lemaire en aurait admiré les tretz

(1) M. Fricdlànder prétend que la I^ort de /j "Vierge est particulièrement bien conservée, que les tons bleus ne sont pas falsifiés(?) 11 ajoute que par la profondeur de l'émoMon, la variété des geste:^, la maîtrise du dessin, l'intelligence de la structure du corps, la beauté de l'effet dramatique, cette oeuvre est au premier rang des productions de l'art néerlandais. Il y a, pensons- nous, quelque exagération dans ces éloges. L'œuvre a été mal restaurée en iS6S par un certain Callewaert. Une autre MorI de Marie attribuée à van der Goes est dans la collection Rudolf à Prague. Cf. J. Weale. Burlington Magazine t, I. 326.

(2) C'est M. A.-J. Wauters qui a restitué ce portrait à van der Goes. Avec le concours de M. Barbeau, archiviste- paléographe de la ntaison de Croy au Rœulx, M. Poi de Mont a établi que le personnage représenté était Philippe de Croy, M. de Mont ne se rallie pas a l'opinion de M. A.-J. Wauters quant à l'attribution du portrait à Hugo van der Goes. Cf. "Les Ci>e/s-(i'teuure anciens à l'Exposition de la Toison ti'or. Van Oest, Bruxelles, 1908, pp. 17. 18, 19. LES PRIMITIFS FLAMANDS t05

nelz — est d'une grande vérité individuelle avec sa lèvre inférieure menaçante, ses yeux verts légèrement bleuâtres, son nez allongé, son aristocratique maigreur. Philippe de Croy ressemble, comme nous l'avons déjà dit, au Chevalier à la Flèche du Musée de Bruxelles (Cf. p. 5i) attribué à Roger van der Weyden ; comme l'archer bruxel- lois il a vu ses carnations jaunir terriblement sous l'application de successives couches de vernis. L'élégance et la force nerveuse de ce portrait ne sauraient d'ailleurs faire oublier la beauté des donateurs peints sur le Retable des Portinari, où le maître riva- lisa avec Jean van Eyck et s'affirma comme un précurseur du portrait moderne.

Un véritable culte a, depuis quelque temps, entouré l'œuvre de van der Goes, du moins ce qui reste de cet œuvre. De nombreuses attributions, souvent très dis- cutables, ont été le fruit de cet amour. Ce n'est point notre rôle d'analyser et de commenter les numéros douteux du catalogue de maître Hugues. Nous noterons, tou- tefois, que van der Goes se livra à l'art de la miniature. Mais nous n'avons aucune certitude à cet endroit et l'on ne peut rien déduire du fait que Catherine van der Goes, sœur ou parente du grand maître, épousa Alexandre Bening, célèbre miniatu- riste brugeois (i). Nous mentionnerons ici, — ne pouvant la ranger sous une autre rubrique, — une œuvre qu'Alphonse Wauters donnait sans hésitation, et pour les plus étranges raisons, au peintre du Rouge-Cloître (Fig. LXX). C'est une Adoration des bergers du Musée de Bruxelles (2) exécutée vers 1490. L'auteur appartient à l'école gantoise et ses bergers sont frères de ceux du retable de Portinari. Mais la part la plus captivante de cette œuvre énigmatique est au revers des volets (Fig. LXXI) : d'un côté sainte Barbe vue de face, de l'autre, sainte Catherine, de profil, toutes deux délicieuses d'élégance, de charme, de féminité. En une formule très large et très souple, l'art de Jean van Eyck et celui du Maître de Flémalle se trouvent harmonisés dans ces figures qui, pour n'être que les créations d'un disciple, font rêver aux com- pagnes de l'adorable Abiga'i'l gantoise... On peut rapprocher de ce triptyque un tableau du Musée de Bruxelles qui met curieusement en page sur le même panneau la

(1) Van dtr Goci aurait nolainmcnt collaboré à l'illualration du Livr« d'hcurca de Philippe de Clèvci, acigncar de R««a»- siein, conicrvc dan» la bibliothèque d'Arenberjj. C(. Ed. Laloirc, Le Lier» d'btura dt Pb. dt Clètn. Imprimerie Vtrfcck*, Brwitlk*. Cf. aussi Sander Pierroii .Tri mo,U!tne. 7 août i<)o5 et Hittoirt de U Foril de Soignes. Bulen», Brunellea. i^ai, p. 46a.

(1) N" 543 du catalogue A.-J. Wauler». Ce tableau aurait cti peint • Imola, prèi de Ravenne, et donné par un pape a une corporation irunaalique. C(. Alph. Waulera, M. van dtr Gâte. CuntrairemenI à ce que croit M. E. Jacjbaen <6tutî* dm Seaax-Jiris, 1906), cette ucuvre n'a rien de commun avec le retable du Muaée Poldi Pezaoli. 106 LES PRIMITIFS FLAMANDS

T^ativité cl la Circoncision (Fig. LXXII). Certaines traces d'archaïsme — les inscrip- tions notamment, — feraient croire que cette œuvre est du milieu du xv' siècle et la disposition des architectures rapproche l'auteur de Roger van der Weyden. Mais les types dans la scène de la Circoncision correspondent à une époque plus récente, et nous voyons reparaître, parmi les simples assistants cette fois, le vieillard à la barbiche pointue, à la légère couronne de cheveux blancs, au profil tout en courbes qui, dans le triptyque de VJJdoralion, tient le rôle de grand prêtre.

L'influence du peintre de Rouge-Cloître est manifeste aussi dans un grand nombre de tableaux d'Albert Bouts et surtout, comme nous le disions au chapitre précédent, dans une Adoration des bergers du Musée d'Anvers. En Italie, le Retable des Portinari fit une profonde impression sur Ghirlandajo et sur Lorenzo di Credi. En France, le Maître des Moulins subit l'ascendant de van der Goes au point que sou- vent l'œuvre du maître flamand a été enrichi des créations du maître français. Le chroniqueur Ofhuys nous transmettait une opinion sans doute indiscutée en écrivant qu'on ne trouvait en ce temps-là personne qui, dans l'art de la peinture, fiit l'égal du frère convers Hugues et l'épitaphe du maître traduit une même admiration illi- mitée :

Pictor Hugo van der. Goes humatus hic quiescit

Bolet ars, cum similem sibi modo nescit.

Attribuer uniquement à van der Goes la gloire d'avoir été une sorte de restau- rateur de l'art, serait diminuer son génie. Certes, il a merveilleusement compris la leçon de ses grands prédécesseurs. Par son dessin précis, sa fidélité à la nature, son éloquente interprétation des formes, il réussit à arrêter pour un temps le relâchement des disciplines techniques ; eût-il eu ce seul mérite qu'il le faudrait tenir pour un grand artiste et l'admirer comme un grand exemple. Mais il fut mieux qu'un peintre savant ; il eut le don de vie au plus haut point; l'humanité a parlé un langage plus réel dans son œuvre que chez les créateurs de notre art; sa technique même innove au point de créer les plus précieux artifices de la peinture moderne, et certains de ses person- nages — le saint Joseph du Retable de Florence, timide et solennel et si populaire- ment divin, — annoncent dans la beauté plastique un idéal de noblesse et de sincérité auquel aspirera sans cesse l'instinct des plus grands maîtres. Et c'est pourquoi le bon van Mander pouvait confier le nom du pauvre dément de Rouge-Cloître " à l'épouse d'Hercule, à Hébé », — c'est-à-dire à l'Immortalité.

  1. Cf. Chapitre IV. Le Retable de l’Agneau, p. 19.
  2. F. Van der Haegen. Mémoire sur les documents faux relatifs aux anciens peintres, sculpteurs et graveurs flamands. Présenté à la classe des Beaux-Arts de l’Académie de Belgique le 6 janvier 1898. p. 56.
  3. Chapitre VIII, p. 63.
  4. Olivier de la Marche. Mémoires. Gand, 1866.
  5. Cf. K. Voll, Altniederländische Malerei, p. 310.
  6. Cf. notre travail Le Clair-obscur dans la peinture des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Extraits des Mélanges Kurth, Liège, 1908.
  7. Ce panneau est le seul qui soit bien conservé. La partie centrale et le volet de droite sont fort repeints.